L’Intelligence des fleurs/L’Inquiétude de notre morale

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Eugène Fasquelle (p. 137-182).

L’INQUIÉTUDE DE NOTRE MORALE

I

Nous sommes à un moment de l’évolution humaine qui ne doit guère avoir de précédents dans l’histoire. Une grande partie de l’humanité, et justement cette partie qui répond à celle qui créa jusqu’ici les événements que nous connaissons avec quelque certitude, quitte peu à peu la religion dans laquelle elle vécut durant près de vingt siècles.

Qu’une religion s’éteigne, le fait n’est pas nouveau. Il doit s’être accompli plus d’une fois dans la nuit des temps ; et les annalistes de la fin de l’empire romain nous font assister à la mort du paganisme. Mais, jusqu’à présent, les hommes passaient d’un temple qui croulait, dans un temple qu’on édifiait, ils sortaient d’une religion pour entrer dans une autre ; au lieu que nous abandonnons la nôtre pour n’aller nulle part. Voilà le phénomène nouveau, aux conséquences inconnues, dans lequel nous vivons.

II

Il est inutile de rappeler que les religions ont toujours eu, par leurs promesses d’outre-tombe et par leur morale, une influence énorme sur le bonheur des hommes, bien qu’on en ait vu, et de très importantes, comme le paganisme, qui n’apportaient ni ces promesses, ni une morale proprement dite. Nous ne parlerons pas des promesses de la nôtre, puisqu’elles périssent d’abord avec la foi ; au lieu que nous vivons encore dans les monuments élevés par la morale née de cette foi qui se retire. Mais nous sentons que, malgré les soutiens de l’habitude, ces monuments s’entr’ouvrent sur nos têtes, et que déjà en maints endroits, nous nous trouvons sans abri sous un ciel imprévu qui ne donne plus d’ordres. Aussi, assistons-nous à l’élaboration plus ou moins inconsciente et fébrile d’une morale hâtive parce qu’on la sent indispensable, faite de débris recueillis dans le passé, de conclusions empruntées au bon sens ordinaire, de quelques lois entrevues par la science, et enfin de certaines intuitions extrêmes de l’intelligence désorientée, qui revient, par un détour dans un mystère nouveau, à d’anciennes vertus que le bon sens ne suffit pas à étayer. Peut-être est-il curieux de tenter de saisir les principaux réflexes de cette élaboration. L’heure semble sonner où beaucoup se demandent si en continuant de pratiquer une morale haute et noble dans un milieu qui obéit à d’autres lois, ils ne se désarment point trop naïvement et ne jouent pas le rôle ingrat de dupes. Ils veulent savoir si les motifs qui les attachent encore à de vieilles vertus ne sont pas purement sentimentaux, traditionnels et chimériques ; et ils cherchent assez vainement en eux-mêmes les appuis que la raison peut encore leur prêter.

III

Mettant à part le havre artificiel où se réfugient ceux qui demeurent fidèles aux certitudes religieuses, les hauts courants de l’humanité civilisée oscillent en apparence entre deux doctrines contraires. D’ailleurs, ces deux doctrines, parallèles mais inverses, ont de tout temps, traversé, comme des fleuves ennemis, les champs de la morale humaine. Mais jamais leur lit ne fut aussi nettement, aussi rigidement creusé. Ce qui n’était autrefois que de l’altruisme et de l’égoïsme instinctifs, diffus, aux flots souvent mêlés, est devenu récemment l’altruisme et l’égoïsme absolus et systématiques. À leurs sources, non pas renouvelées mais remuées, se trouvent deux hommes de génie : Tolstoï et Nietsche. Mais, comme je l’ai dit, ce n’est qu’en apparence que ces deux doctrines se partagent le monde de l’éthique. Ce n’est nullement à l’un ou l’autre de ces points trop extrêmes que se joue le véritable drame de la conscience moderne. Ils ne marquent guère, perdus dans l’espace, que deux buts chimériques, auxquels personne ne songe à arriver. L’une de ces doctrines reflue violemment vers un passé qui n’exista jamais tel qu’elle se le représente ; l’autre bouillonne cruellement vers un avenir que rien ne fait prévoir. Entre ces deux rêves, les enveloppant d’ailleurs et les débordant de toutes parts, passe la réalité dont ils n’ont point tenu compte. C’est dans cette réalité dont chacun de nous porte en soi l’image, que nous devons étudier la formation de la morale qui soutient aujourd’hui notre vie. Ai-je besoin d’ajouter qu’en employant le mot « morale » je n’entends point parler des pratiques de l’existence quotidienne qui ressortissent aux usages et à la mode, mais des grandes lois qui déterminent l’homme intérieur ?

IV

C’est dans notre raison, consciente ou non, que se forme notre morale. On pourrait, à ce point de vue, y marquer trois régions. Tout au bas, la partie la plus lourde, la plus épaisse et la plus générale, que nous appellerons le « sens commun ». Un peu plus haut, s’élevant déjà aux idées d’utilité et de jouissance immatérielles, ce qu’on pourrait nommer le « bon sens », et enfin, au sommet, admettant, mais contrôlant aussi sévèrement que possible les revendications de l’imagination, des sentiments et de tout ce qui relie notre vie consciente à l’inconsciente et aux forces inconnues du dedans et du dehors, la partie indéterminée de cette même raison totale à laquelle nous donnerons le nom de « raison mystique ».

V

Il n’est pas besoin d’exposer longuement la morale du « sens commun », du bon gros sens commun qui se trouve en chacun de nous, dans les meilleurs comme dans les pires ; et qui s’édifie spontanément sur les ruines de l’idée religieuse. C’est la morale du quant à soi, de l’égoïsme pratique et cubique, de tous les instincts et de toutes les jouissances matérielles. Qui part du « sens commun », considère qu’il n’a qu’une certitude : sa propre vie. Dans cette vie, allant au fond des choses, il n’est que deux maux réels : la maladie et la pauvreté ; et deux biens véritables et irréductibles : la santé et la richesse. Toutes les autres réalités, heureuses ou malheureuses, en découlent. Le reste, joies et peines qui naissent des sentiments, des passions, est imaginaire, puisqu’il dépend de l’idée que nous nous en faisons. Notre droit à jouir n’est limité que par le droit pareil de ceux qui vivent en même temps que nous ; et nous avons à respecter certaines lois établies dans l’intérêt même de notre paisible jouissance. À la réserve de ces lois, nous n’admettons aucune contrainte ; et notre conscience, loin d’entraver les mouvements de notre égoïsme, doit, au contraire, approuver leurs triomphes, attendu que ces triomphes son ce qu’il y a de plus conforme aux devoirs instinctifs et logiques de la vie.

Voilà la première assise, le premier état, de toute morale naturelle.

C’est un état que beaucoup d’hommes, après la mort complète des idées religieuses, ne dépasseront plus.

VI

Le « bon sens », lui, un peu moins matériel, un peu moins animal regarde les choses d’un peu plus haut et voit par conséquent un peu plus loin. Il remarque bientôt que l’avare « sens commun » mène dans sa coquille une vie obscure, étroite et misérable. Il observe que l’homme, non plus que l’abeille, ne saurait demeurer solitaire ; et que la vie qu’il partage avec ses semblables, pour s’épanouir librement et complètement, ne se peut réduire à une lutte sans justice et sans pitié, ni à un simple échange de services âprement compensés. Dans ses rapports avec autrui, il part encore de l’égoïsme ; mais cet égoïsme n’est plus purement matériel. Il considère encore l’utilité, mais l’admet déjà spirituelle ou sentimentale. Il connaît des joies et des peines, des affections et des antipathies dont les objets peuvent se trouver dans l’imagination. Ainsi entendu, et capable de s’élever à une certaine hauteur au-dessus des conclusions de la logique matérielle, — sans perdre de vue son intérêt, — il paraît à l’abri de toutes les objections. Il se flatte d’occuper solidement tous les sommets de la raison. Il fait même quelques concessions à ce qui n’est pas sensiblement du domaine de celle-ci, je veux dire aux passions, aux sentiments et à tout l’inexpliqué qui les entoure. Il faut bien qu’il les fasse, sinon, les caves obscures où il s’enfermerait ne seraient guère plus habitables que celles où s’abêtit le morne « sens commun ». Mais ces concessions mêmes appellent l’attention sur l’illégitimité de ses prétentions à s’occuper de morale dès que celle-ci dépasse les pratiques ordinaires de la vie quotidienne.

VII

En effet, que peut-il y avoir de commun entre le bon sens et l’idée stoïcienne du devoir, par exemple ? Ils habitent deux régions différentes et presque sans communications. Le bon sens, quand il prétend promulguer seul les lois qui forment l’homme intérieur, devrait rencontrer les mêmes défenses et les mêmes obstacles que ceux où il se heurte dans l’une des rares régions qu’il n’a pas encore réduites à l’esclavage : l’esthétique. Il y est très heureusement consulté sur tout ce qui concerne le point de départ et certaines grandes lignes, et très impérieusement prié de se taire dès qu’il s’agit de l’achèvement et de la beauté suprême et mystérieuse de l’œuvre. Mais au lieu qu’en esthétique il se résigne assez facilement au silence, en morale il veut tout régenter. Il importerait donc de le remettre une fois pour toutes à sa place légitime dans l’ensemble des facultés qui constituent notre personne humaine.

VIII

Un des traits de notre temps, c’est la confiance de plus en plus grande et presque exclusive que nous accordons à ces parties de notre intelligence que nous venons d’appeler le sens commun et le bon sens. Il n’en fut pas toujours ainsi. Autrefois l’homme n’asseyait sur le bon sens qu’une portion assez restreinte et la plus vulgaire de sa vie. Le reste avait ses fondements en d’autres régions de notre esprit, notamment dans l’imagination. Les religions, par exemple, et avec elles le plus clair de la morale dont elles sont les sources principales, s’élevèrent toujours à une grande distance de la minuscule enceinte du bon sens. C’était excessif ; il s’agit de savoir si l’excès actuel et contraire n’est pas aussi aveugle. L’énorme développement qu’ont pris dans la pratique de notre vie certaines lois mécaniques et scientifiques, nous fait accorder au bon sens une prépondérance à quoi il reste à prouver qu’il ait droit. La logique apparemment irréductible, mais peut-être illusoire, de quelques phénomènes que nous croyons connaître, nous fait oublier l’illogisme possible de millions d’autres phénomènes que nous ne connaissons pas encore. Les lois de notre bon sens sont le fruit d’une expérience insignifiante quand on la compare à ce que nous ignorons. « Il n’y a pas d’effet sans cause », dit notre bon sens, pour prendre l’exemple le plus banal. Oui, dans le petit cercle de notre vie matérielle, cela est incontestable et suffisant. Mais dès que nous sortons de ce cercle infime, cela ne répond plus à rien, attendu que les notions de cause et d’effet sont l’une et l’autre inconnaissables dans un monde où tout est inconnu. Or, notre vie, dès qu’elle s’élève un peu, sort à chaque instant du petit cercle matériel et expérimental et par conséquent du domaine du bon sens. Même dans le monde visible qui lui sert de modèle en notre esprit, nous n’observons point qu’il règne sans partage, Autour de nous, dans ses phénomènes les plus constants et les plus familiers, la nature n’agit pas toujours selon notre bon sens. Quoi de plus insensé que ses gaspillages d’existences ? Quoi de plus déraisonnable que ces milliards de germes aveuglement prodigués pour arriver à la naissance hasardeuse d’un seul être ? Quoi de plus illogique que l’innombrable et inutile complication de ses moyens (par exemple dans la vie de certains parasites et la fécondation des fleurs par les insectes), pour arriver aux buts les plus simples ? Quoi de plus fou que ces milliers de mondes qui périssent dans l’espace sans accomplir une œuvre ? Tout cela dépasse notre bon sens et lui montre qu’il n’est pas toujours d’accord avec la vie générale, et qu’il se trouve à peu près isolé dans l’univers. Il faut qu’il raisonne contre lui-même et reconnaisse que nous n’avons pas à lui donner, dans notre vie qui n’est pas isolée, la place prépondérante où il aspire. Ce n’est pas à dire que nous l’abandonnerons là où il nous est utile ; mais il est bon de savoir qu’il ne peut suffire à tout, n’étant presque rien. De même qu’il existe hors de nous un monde qui le dépasse, il en existe un autre en nous qui le déborde. Il est à sa place et fait une humble et saine besogne dans son petit village ; mais qu’il ne prétende pas à devenir le maître des grandes villes et le souverain des mers et des montagnes. Or, les grandes villes, les mers et les montagnes occupent en nous infiniment plus d’espace que le petit village de notre existence pratique. Il est l’accord nécessaire sur un certain nombre de vérités inférieures, parfois douteuses mais indispensables et rien de plus. Il est une chaîne plutôt qu’un soutien. Souvenons-nous que presque tous nos progrès se sont faits en dépit des sarcasmes et des malédictions avec lesquels il accueillit les hypothèses déraisonnables mais fécondes de l’imagination. Parmi les flots mouvants et éternels d’un univers sans bornes, ne nous attachons donc point à notre bon sens comme à l’unique roc de salut. Liés à ce roc immobile à travers tous les âges et toutes les civilisations, nous ne ferions rien de ce que nous devrions faire ; nous ne deviendrions rien de ce que nous pouvons peut-être devenir.

IX

Jusqu’ici, cette question d’une morale limitée par le bon sens n’avait pas grande importance. Elle n’arrêtait pas le développement de certaines aspirations, de certaines forces qu’on a toujours considérées comme les plus belles et les plus nobles qui se trouvent dans l’homme. Les religions achevaient l’œuvre interrompue. Aujourd’hui, sentant le danger de ses bornes, la morale du bon sens qui voudrait devenir la morale générale, cherche à s’étendre autant que possible du côté de la justice et de la générosité, à trouver, dans un intérêt supérieur, des raisons d’être désintéressée, afin de combler une partie de l’abîme qui la sépare de ces forces et de ces aspirations indestructibles. Mais il y a des points qu’elle ne saurait outrepasser sans se nier, sans se détruire dans sa source même. À partir de ces points où commencent précisément les grandes vertus inutiles, quel guide nous reste-t-il ?

X

Nous verrons tout à l’heure s’il est possible de répondre à cette question. Mais en admettant même que par delà les plaines de la morale du bon sens, il n’y ait plus, qu’il ne doive plus jamais y avoir de guide ce ne serait pas une raison pour nous inquiéter de l’avenir moral de l’humanité. L’homme est un être si essentiellement, si nécessairement moral que, lorsqu’il nie toute morale, cette négation même est déjà le noyau d’une morale nouvelle. La morale est, peut-on dire, sa folie spécifique. À la rigueur, l’humanité n’a pas besoin de guide. Elle marche un peu moins vite, mais presque aussi sûrement par les nuits que personne n’éclaire. Elle porte en elle sa lumière dont les orages tordent mais ravivent la flamme. Elle est, pour ainsi dire, indépendante des idées qui croient la conduire. Il est, au demeurant, curieux et facile de constater que ces idées périodiques ont toujours eu assez peu d’influence sur la somme de bien et de mal qui se fait dans le monde. Ce qui a seul une influence véritable, c’est le flot spirituel qui nous porte, qui a des flux et des reflux, mais qui semble gagner lentement, conquérir on ne sait quelle chose dans l’espace. Ce qui importe plus que l’idée, c’est le temps qui s’écoule autour d’elle : c’est le développement d’une civilisation, qui n’est que l’élévation de l’intelligence générale à un moment donné de l’histoire. Si demain, une religion nous était révélée, prouvant scientifiquement et avec une certitude absolue, que chaque acte de bonté, de sacrifice, d’héroïsme, de noblesse intérieure, nous apporte immédiatement après notre mort une récompense indubitable et inimaginable, je doute que le mélange de bien et de mal, de vertus et de vices au milieu de quoi nous vivons, subisse un changement que l’on puisse apprécier. Faut-il nous rappeler un exemple probant ? Au moyen âge, il y eut des moments où la foi était absolue et s’imposait avec une certitude qui répond exactement à nos certitudes scientifiques. Les récompenses promises au bien, comme les châtiments menaçant le mal, étaient, dans la pensée des hommes de ce temps, pour ainsi dire aussi tangibles que le seraient ceux de la révélation dont je parlais plus haut. Pourtant, nous ne voyons pas que le niveau du bien se soit élevé. Quelques saints se sacrifiaient pour leurs frères, portaient certaines vertus, choisies parmi les plus discutables, jusqu’à l’héroïsme ; mais la masse des hommes continuait à se tromper, à mentir, à forniquer, à voler, à s’envier, à s’entre-tuer. La moyenne des vices n’était pas inférieure à celle d’à présent. Au contraire, la vie était incomparablement plus dure, plus cruelle et plus injuste, parce que le niveau de l’intelligence générale était plus bas.

XI

Essayons maintenant de jeter quelques lueurs sur le troisième état de notre morale. Ce troisième état, ou, si l’on veut, cette troisième morale embrasse tout ce qui s’étend depuis les vertus du bon sens, nécessaires à notre bonheur matériel et spirituel, jusqu’à l’infini de l’héroïsme, du sacrifice, de la bonté, de l’amour, de la probité et de la dignité intérieure. Il est certain que la morale du bon sens, bien que de quelques côtés, du côté de l’altruisme, par exemple, elle puisse s’avancer assez loin, manquera toujours un peu de noblesse, de désintéressement, et surtout de je ne sais quelles facultés capables de la mettre directement en rapport avec le mystère incontestable de la vie.

S’il est probable, comme nous l’avons insinué, que notre bon sens ne répond qu’à une portion minime des phénomènes, des vérités et des lois de la nature, s’il nous isole assez tristement dans ce monde, nous avons en nous d’autres facultés merveilleusement adaptées aux parties inconnues de l’univers, et qui semblent nous avoir été données tout exprès pour nous préparer, sinon à les comprendre, du moins à les admettre et à en subir les grands pressentiments : c’est l’imagination et le sommet mystique de notre raison. Nous avons beau faire et beau dire, nous n’avons jamais été, nous ne sommes pas encore une sorte d’animal purement logique. Il y a en nous, au-dessus de la partie raisonnante de notre entendement, toute une région qui répond à autre chose, qui se prépare aux surprises de l’avenir, qui attend les événements de l’inconnu. Cette partie de notre esprit que j’appellerai imagination ou raison mystique, dans les temps où nous ne savions pour ainsi dire rien des lois de la nature, nous a précédés, a devancé nos connaissances imparfaites ; et nous a fait vivre moralement, socialement et sentimentalement à un niveau bien supérieur à celui de ces connaissances. À présent que nous avons fait faire à ces dernières quelques pas dans la nuit, et qu’en ces cent années qui viennent de s’écouler nous avons débrouillé plus de chaos qu’en mille siècles antérieurs, à présent que notre vie matérielle semble sur le point de se fixer et de s’assurer, est-ce une raison pour que cette faculté cesse de nous précéder ou pour la faire rétrograder vers le bon sens ? N’y aurait-il pas, au contraire, de très sérieux motifs de la pousser plus avant, afin de rétablir les distances normales et l’avance proportionnelle ? Est-il juste que nous perdions confiance en elle ? Peut-on dire qu’elle ait empêché un progrès humain ? Peut-être nous a-t-elle plus d’une fois trompés ; mais ses erreurs fécondes, en nous forçant à faire du chemin, nous ont révélé plus de vérités, dans le détour, que n’en eût jamais soupçonné le piétinement sur place du bon sens trop timide. Les plus belles découvertes, en biologie, en chimie, en médecine, en physique, sont presque toutes parties d’une hypothèse fournie par l’imagination ou la raison mystique, hypothèse que confirmèrent les expériences du bon sens, mais que celui-ci, adonné à d’étroites méthodes, n’eût jamais entrevue.

XII

Dans les sciences exactes, où il semble qu’elles devraient être d’abord détrônées, l’imagination et la raison mystique, c’est-à-dire cette partie de notre raison qui s’étale au-dessus du bon sens, ne conclut pas et fait une part énorme et légitime aux hésitations et aux possibilités de l’inconnu, notre imagination, dis-je, et notre raison mystique ont encore une place d’honneur. En esthétique, elles règnent à peu près sans partage. Pourquoi faudrait-il leur imposer silence dans la morale, qui occupe une région intermédiaire entre les sciences exactes et l’esthétique ? Il n’y a pas à se le dissimuler, si elles cessent de venir en aide au bon sens, si elles renoncent à prolonger son œuvre, tout le sommet de notre morale s’affaisse brusquement. À partir d’une certaine ligne que dépassent les héros, les grands sages et même la plupart des simples gens de bien, tout le haut de notre morale est le fruit de notre imagination et appartient à la raison mystique. L’homme idéal, tel que le forme le bon sens le plus éclairé et le plus étendu, ne répond pas encore, ne répond même pas du tout à l’homme idéal de notre imagination. Celui-ci est infiniment plus haut, plus généreux, plus noble, plus désintéressé, plus capable d’amour, d’abnégation, de dévouement et de sacrifices nécessaires. Il s’agit de savoir lequel a tort ou raison, lequel a le droit de survivre. Ou plutôt, il s’agit de savoir si quelque fait nouveau nous permet de nous faire cette demande et de mettre en question les hautes traditions de la morale humaine.

XIII

Ce fait nouveau, où le trouverons-nous ? Parmi toutes les révélations que la science vient de nous faire, en est-il une seule qui nous autorise à retrancher quelque chose de l’idéal que nous proposait Marc-Aurèle, par exemple ? Le moindre signe, le moindre indice, le moindre pressentiment éveille-t-il le soupçon que les idées mères qui jusqu’ici ont conduit le juste, doivent changer de direction ; et que la route des bonnes volontés humaines soit une fausse route ? Quelle découverte nous annonce qu’il est temps de détruire en notre conscience tout ce qui dépasse la stricte justice, c’est-à-dire ces vertus innomées qui, par delà celles qui sont nécessaires à la vie sociale, paraissent des faiblesses et font cependant du simple honnête homme le véritable et profond homme de bien ?

Ces vertus-là, nous dira-t-on, et une foule d’autres qui ont toujours formé le parfum des grandes âmes, ces vertus-là seraient sans doute à leur place dans un monde où la lutte pour la vie ne serait plus aussi nécessaire qu’elle ne l’est actuellement sur une planète où ne s’est pas encore achevée l’évolution des espèces. En attendant, la plupart d’entre elles désarment ceux qui les pratiquent en face de ceux qui ne les pratiquent point. Elles entravent le développement de ceux qui devraient être les meilleurs, au profit des moins bons. Elles opposent un idéal excellent, mais humain et particulier, à l’idéal général de la vie ; et cet idéal plus restreint est forcément vaincu d’avance.

L’objection est spécieuse : d’abord, cette soi-disant découverte de la lutte pour la vie, où l’on cherche la source d’une morale nouvelle, n’est au fond qu’une découverte de mots. Il ne suffit pas de donner un nom inaccoutumé à une loi immémoriale pour légitimer une déviation radicale de l’idéal humain. La lutte pour la vie existe depuis qu’existe notre planète ; et pas une de ses conséquences ne s’est modifiée, pas une de ses énigmes ne s’est éclaircie, le jour que l’on crut en prendre conscience en l’ornant d’une appellation qu’un caprice du vocabulaire changera peut-être avant un demi-siècle. Ensuite, il convient de reconnaître que si ces vertus nous désarment parfois devant ceux qui n’en ont pas la notion, elles ne nous désarment qu’en de bien misérables combats. Certes, l’homme trop scrupuleux sera trompé par celui qui ne l’est pas ; l’homme trop aimant, trop indulgent, trop dévoué souffrira par celui qui l’est moins ; mais est-ce cela qui peut s’appeler une victoire du second sur le premier ? En quoi cette défaite atteint-elle la vie profonde du meilleur ? Il y perdra quelque avantage matériel ; mais il perdrait bien plus à laisser en friche toute la région qui s’étend par delà la morale du bon sens. Qui enrichit sa sensibilité enrichit son intelligence ; et ce sont là les forces proprement humaines qui finissent toujours par avoir le dernier mot.

XIV

Du reste, si quelques pensées générales parviennent à émerger du chaos de demi-découvertes, de demi-vérités qui hallucinent l’esprit de l’homme moderne, l’une de ces pensées n’affirme-t-elle pas que la nature a mis en chaque espèce d’êtres vivants tous les instincts nécessaires à l’accomplissement de ses destinées ? Et de tout temps, n’a-t-elle pas mis en nous un idéal moral qui, chez le sauvage le plus primitif, comme chez le civilisé le plus raffiné, garde, sur les conclusions du bon sens, une avance proportionnelle sensiblement égale ? Le sauvage, de même que le civilisé dans une sphère plus élevée, n’est-il pas d’ordinaire infiniment plus généreux, plus loyal, plus fidèle à sa parole que ne le conseillent l’intérêt et l’expérience de sa misérable vie ? N’est-ce pas grâce à cet idéal instinctif que nous vivons dans un milieu où, malgré la prépondérance pratique du mal, qu’excusent les dures nécessités de l’existence, l’idée du bien et du juste règne de plus en plus souverainement, où la conscience publique qui est la forme sensible et générale de cette idée, devient de plus en plus puissante et sûre d’elle-même ? N’est-ce pas grâce au même idéal que la morale d’une foule (au théâtre, par exemple) est infiniment supérieure à la morale des unités qui la composent ?

XV

Il conviendrait de s’entendre une fois pour toutes sur les droits de nos instincts. Nous n’admettons plus que l’on conteste ceux de n’importe quels instincts inférieurs. Nous savons les légitimer et les ennoblir en les rattachant à quelque grande loi de la nature ; pourquoi certains instincts plus élevés, aussi incontestables que ceux qui rampent tout au bas de nos sens, n’auraient-ils pas les mêmes prérogatives ? Doivent-ils être niés, suspectés ou traités de chimères parce qu’ils ne se rapportent pas à deux ou trois nécessités primitives de la vie animale ? Du moment qu’ils existent, n’est-il pas probable qu’ils sont aussi indispensables que les autres à l’accomplissement d’une destinée dont nous ignorons ce qui lui est utile ou inutile, puisque nous n’en connaissons pas le but ? Et, dès lors, n’est-il pas du devoir de notre bon sens, leur ennemi inné, de les aider, de les encourager et d’enfin s’avouer que certaines parties de notre vie échappent à sa compétence ?

XVI

Nous devons avant tout nous efforcer de développer en nous les caractères spécifiques de la classe d’êtres vivants à laquelle nous appartenons ; et de préférence ceux qui nous différencient le plus de tous les autres phénomènes de la vie environnante. Parmi ces caractères, l’un des plus notoires, est peut-être moins notre intelligence que nos aspirations morales. Une partie de ces aspirations émane de notre intelligence ; mais une autre a toujours précédé celle-ci, en a toujours paru indépendante, et ne trouvant pas en elle de racines visibles, a cherché ailleurs, n’importe où, mais surtout dans les religions, l’explication d’un mystérieux instinct qui la poussait plus outre. Aujourd’hui que les religions n’ont plus qualité pour expliquer quelque chose, le fait n’en demeure pas moins ; et je ne crois pas que nous ayons le droit de supprimer d’un trait de plume toute une région de notre existence intérieure, à seule fin de donner satisfaction aux organes raisonneurs de notre entendement. Du reste, tout se tient et s’entr’aide, même ce qui semble se combattre, dans le mystère des instincts, des facultés et des aspirations de l’homme. Notre intelligence profite immédiatement des sacrifices qu’elle fait à l’imagination lorsque celle-ci caresse un idéal que celle-là ne trouve pas conforme aux réalités de la vie. Notre intelligence, depuis quelques années, est trop portée à croire qu’elle peut se suffire à elle-même. Elle a besoin de toutes nos forces, de tous nos sentiments, de toutes nos passions, de toutes nos inconsciences, de tout ce qui est avec elle comme de tout ce qui lui tient tête, pour s’étendre et fleurir dans la vie. Mais l’aliment qui lui est plus que tout nécessaire, ce sont les hautes inquiétudes, les graves souffrances, les nobles joies de notre cœur. Elles sont vraiment pour elle, l’eau du ciel sur les lis, la rosée du matin sur les roses. Il est bon qu’elle sache s’incliner et passer en silence devant certains désirs et devant certains rêves de ce cœur qu’elle ne comprend pas toujours, mais qui renferme une lumière qui l’a plus d’une fois conduite vers des vérités quelle cherchait en vain aux points extrêmes de ses pensées.

XVII

Nous sommes un tout spirituel indivisible ; et c’est seulement pour les besoins de la parole que nous pouvons séparer, lorsque nous les étudions, les pensées de notre intelligence, des passions et des sentiments de notre cœur.

Tout homme est plus ou moins victime de cette division illusoire. Il se dit, dans sa jeunesse, qu’il y verra plus clair quand il sera plus âgé. Il s’imagine que ses passions, même les plus généreuses, voilent et troublent sa pensée, et se demande, avec je ne sais quel espoir, jusqu’où ira cette pensée quand elle régnera seule sur ses rêves et ses sens apaisés. Et la vieillesse vient ; l’intelligence est claire, mais elle n’a plus d’objet. Elle n’a plus rien à faire, elle fonctionne dans le vide. Et c’est ainsi que dans les domaines où les résultats de cette division sont le plus visibles nous constatons qu’en général l’œuvre de la vieillesse ne vaut pas celle de la jeunesse ou de l’âge mûr, qui cependant a bien moins d’expérience et sait bien moins de choses, mais n’a pas encore étouffé les mystérieuses forces étrangères à l’intelligence.

XVIII

Si l’on nous demande maintenant quels sont enfin les préceptes de cette haute morale dont nous avons parlé sans la définir, nous répondrons qu’elle suppose un état d’âme ou de cœur plutôt qu’un code de préceptes strictement formulés. Ce qui constitue son essence, c’est la sincère et forte volonté de former en nous un puissant idéal de justice et d’amour qui s’élève toujours au-dessus de celui qu’élaborent les parties les plus claires et les plus généreuses de notre intelligence. Il y aurait à citer mille exemples ; je n’en prendrai qu’un seul, celui qui est au centre de toutes nos inquiétudes, et à côté duquel tout le reste n’a plus d’importance, celui qui, lorsque nous parlons ainsi de morale haute et noble et de vertus parfaites, nous interpelle comme des coupables pour nous demander brusquement : « Et l’injustice dans laquelle vous vivez, quand y mettrez-vous fin ? »

Oui, nous tous qui possédons plus que les autres, nous tous qui sommes plus ou moins riches, contre ceux qui sont tout à fait pauvres, nous vivons au milieu d’une injustice plus profonde que celle qui provient de l’abus de la force brutale, puisque nous abusons d’une force qui n’est même pas réelle. Notre raison déplore cette injustice, mais l’explique, l’excuse et la déclare inévitable. Elle nous démontre qu’il est impossible d’y apporter le remède efficace et rapide que cherche notre équité ; que tout remède trop radical amènerait (surtout pour nous) des maux plus cruels et plus désespérés que ceux qu’il prétendrait guérir ; elle nous prouve enfin que cette injustice est organique, essentielle et conforme à toutes les lois de la nature. Notre raison a peut-être raison ; mais ce qui a bien plus profondément, bien plus sûrement raison qu’elle, c’est notre idéal de justice qui proclame qu’elle a tort. Alors même qu’il n’agit pas, il est bon, sinon pour le présent, du moins pour l’avenir, que cet idéal ressente vivement l’iniquité ; et, s’il n’entraîne plus de renonciations ni de sacrifices héroïques, ce n’est point qu’il soit moins noble ou moins sûr que l’idéal des meilleures religions, c’est qu’il ne promet d’autres récompenses que celles du devoir accompli ; et que ces récompenses sont précisément celles que seuls quelques héros comprirent jusqu’ici, et que les grands pressentiments qui flottent au delà de notre intelligence cherchent à nous faire comprendre.

XIX

Au fond, il nous faut si peu de préceptes !… Peut-être trois ou quatre, tout au plus cinq ou six, qu’un enfant pourrait nous donner. Il faut avant tout les comprendre ; et « comprendre » tel que nous l’entendons, c’est à peine, d’habitude, le commencement de la vie d’une idée. Si cela suffisait, toutes les intelligences et tous les caractères seraient égaux ; car tout homme d’intelligence même très médiocre est apte à comprendre, à ce premier degré, tout ce qu’on lui explique avec une clarté suffisante. Il y a autant de degrés dans la façon de comprendre une vérité, qu’il y a d’esprits qui la croient comprendre. Si je démontre, par exemple, à tel vaniteux intelligent ce qu’il y a de puéril dans sa vanité, à tel égoïste capable de conscience ce qu’il y a d’excessif et d’odieux dans son égoïsme, ils en conviendront volontiers, ils renchériront même sur ce que j’aurai dit. Il n’est donc pas douteux qu’ils aient compris ; mais il est à peu près certain qu’ils continueront d’agir comme si l’extrémité de l’une des vérités qu’ils viennent de reconnaître n’avait même pas effleuré leur cerveau. Au lieu que dans tel autre elles entreront un soir, ces vérités, couvertes des mêmes mots, et pénétrant soudain, par delà ses pensées, jusqu’au fond de son cœur, bouleverseront son existence, déplaceront tous les axes, tous les leviers, toutes les joies, toutes les tristesses, tous les buts de son activité. Il a compris plus profondément, voilà tout ; car nous ne pouvons nous flatter d’avoir compris une vérité, que lorsqu’il nous est impossible de n’y pas conformer notre vie.

XX

Pour revenir à l’idée centrale de tout ceci, et pour la résumer, reconnaissons qu’il est nécessaire de maintenir l’équilibre entre ce que nous avons appelé le bon sens et les autres facultés et sentiments de notre vie. Au rebours de ce que nous faisions autrefois, nous sommes aujourd’hui trop enclins à rompre cet équilibre en faveur du bon sens. Certes, le bon sens a le droit de contrôler plus strictement que jamais tout ce qui dépasse la conclusion pratique de son raisonnement, tout ce que lui apportent d’autres forces ; mais il ne peut empêcher celles-ci d’agir que lorsqu’il a acquis la certitude qu’elles se trompent ; et il se doit à lui-même, au respect de ses propres lois, d’être de plus en plus circonspect dans l’affirmation de cette certitude. Or, s’il peut avoir acquis la conviction que ces forces ont commis une erreur en attribuant à une volonté, à des ordres divins et précis, la plupart des phénomènes qui se manifestent en elles, s’il a le devoir de redresser les erreurs accessoires qui découlent de cette erreur initiale, en éliminant, par exemple, de notre idéal moral une foule de vertus stériles et dangereuses, il ne saurait nier que les mêmes phénomènes subsistent, soit qu’ils viennent d’un instinct supérieur, de la vie de l’espèce, infiniment plus puissante en nous que la vie de l’individu, ou de toute autre source inintelligible. En tout cas, il ne saurait les traiter de chimères, car, à ce compte, nous pourrions nous demander si ce juge suprême, débordé et contredit de tous côtés par le génie de la nature et les inconcevables lois de l’univers, n’est pas plus chimérique que les chimères qu’il aspire à anéantir.

XXI

Pour tout ce qui touche à notre vie morale, nous avons encore le choix de nos chimères : le bon sens même, c’est-à-dire l’esprit scientifique, est obligé d’en convenir. Donc, chimères pour chimères, accueillons celles d’en haut plutôt que celles d’en bas. Les premières, après tout, nous ont fait parvenir où nous sommes : et lorsqu’on envisage notre point de départ, l’effroyable caverne de l’homme préhistorique, nous leur devons quelque reconnaissance. Les secondes chimères, celles des régions inférieures, c’est-à-dire du bon sens, n’ont fait leurs preuves jusqu’ici qu’accompagnées et soutenues par les premières. Elles n’ont pas encore marché seules. Elles font leurs premiers pas dans la nuit. Elles nous mènent, disent-elles, à un bien-être régulier, assuré, mesuré, exactement pesé, à la conquête de la matière. Soit, elles ont charge de ce genre de bonheur. Mais qu’elles ne prétendent pas que pour y arriver il soit nécessaire de jeter à la mer, comme un poids dangereux, tout ce qui formait jusqu’ici l’énergie héroïque, sourcilleuse, infatigable, aventureuse de notre conscience. Laissez-nous quelques vertus de luxe. Accordez un peu d’espace à nos sentiments fraternels. Il est fort possible que ces vertus et ces sentiments qui ne sont pas strictement indispensables au juste d’aujourd’hui, soient les racines de tout ce qui s’épanouira quand l’homme aura fait le plus dur de l’étape de la « lutte pour la vie ». Il faut aussi que nous tenions en réserve quelques vertus somptueuses, afin de remplacer celles que nous abandonnons comme inutiles ; car notre conscience a besoin d’exercice et d’aliments. Déjà nous avons dépouillé bien des contraintes assurément nuisibles, mais qui du moins entretenaient l’activité de notre vie intérieure. Nous ne sommes plus chastes, depuis que nous avons reconnu que l’œuvre de la chair, maudite durant vingt siècles, est naturelle et légitime. Nous ne sortons plus à la recherche de la résignation, de la mortification, du sacrifice, nous ne sommes plus humbles de cœur ni pauvres d’esprit. Tout cela est fort légitime, attendu que ces vertus dépendaient d’une religion qui se retire ; mais il n’est pas bon que la place reste vide. Notre idéal ne demande plus à créer des ascètes, des vierges, des martyrs ; mais bien qu’elle prenne une autre route, la force spirituelle qui animait ceux-ci doit demeurer intacte et reste nécessaire à l’homme qui veut aller plus loin que la simple justice. C’est par delà cette simple justice que commence la morale de ceux qui espèrent en l’avenir. C’est dans cette partie peut-être féerique mais non pas chimérique de notre conscience que nous devons nous acclimater et nous complaire. Il est encore raisonnable de nous persuader qu’en le faisant nous ne sommes pas dupes.

XXII

La bonne volonté des hommes est admirable. Ils sont prêts à renoncer à tous les droits qu’ils croyaient spécifiques, à abandonner tous leurs rêves et toutes leurs espérances de bonheur ; comme beaucoup d’entre eux ont déjà abandonné, sans se désespérer, toutes leurs espérances d’outre-tombe. Ils sont d’avance résignés à voir leurs générations se succéder, sans but, sans mission, sans horizon, sans avenir, si telle est la volonté certaine de la vie. L’énergie et la fierté de notre conscience se manifesteront une dernière fois dans cette acceptation et dans cette adhésion. Mais avant d’en venir là, avant d’abdiquer aussi lugubrement, il est juste que nous demandions des preuves ; et jusqu’ici, elles semblent se tourner contre ceux qui les apportent. En tout cas, rien n’est décidé. Nous sommes encore en suspens. Ceux qui assurent que l’ancien idéal moral doit disparaître parce que les religions disparaissent, se trompent étrangement. Ce ne sont point les religions qui ont formé cet idéal ; mais bien celui-ci qui a donné naissance aux religions. Ces dernières affaiblies ou disparues, leurs sources subsistent qui cherchent un autre cours. Tout compte fait, à la réserve de certaines vertus factices et parasites qu’on abandonne naturellement au tournant de la plupart des cultes, il n’y a encore rien à changer à notre vieil idéal aryen de justice, de conscience, de courage, de bonté et d’honneur. Il n’y a qu’à s’en rapprocher davantage, à le serrer de plus près, à le réaliser plus efficacement ; et, avant de le dépasser, nous avons encore une longue et noble route à parcourir sous les étoiles.