L’Italie à l’œuvre de 1860 à 1868

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L’Italie à l’œuvre de 1860 à 1868
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 821-863).
L'ITALIE A L'OEUVRE
DE 1860 A 1868

Nul n’ignore ce que les Italiens ont tenté de nos jours pour se constituer en nation forte et en peuple libre ; mais ils avaient une autre œuvre, plus difficile peut-être, à commencer : ils devaient faire de leur pays un pays moderne. Ce n’était pas seulement l’unité et la liberté, c’était aussi la civilisation qu’ils devaient conquérir. A leur tâche patriotique, à leur tâche politique, se joignait impérieusement une tâche morale et sociale. C’est ce dernier travail des Italiens que nous voudrions étudier aujourd’hui. Un récent voyage dans la péninsule entière, quantité de brochures et de volumes recueillis en chemin, nous permettent de nous engager sur ce terrain nouveau[1]. Nous essaierons, à l’aide des documens qui nous ont été fournis et de nos observations personnelles, de montrer l’Italie à l’œuvre, de compter ses habitans, d’indiquer leur état civil, leur état social, leur état religieux, de passer en revue les ouvriers des champs et des villes, les paysans, les artisans et leurs maîtres, en un mot toute la population et les travaux qui l’occupent. Nous dirons ensuite ce que l’Italie a fait pour le progrès moral et matériel de ses citoyens, pour leur instruction, leur bien-être : heureux si cette étude rapide, mais exacte, attire à l’Italie quelques sympathies nouvelles.

I

Les vingt-quatre ou vingt-cinq millions d’Italiens dénombrés par le recensement du jeune royaume (31 décembre 1861) et par celui de la Vénétie (1857) sont répartis entre 68 provinces et 8,562 communes. Chaque commune italienne réunit donc en moyenne près de 3,000 habitans, c’est-à-dire beaucoup plus que n’en ont les communes de France. Certes le brigandage, le manque de routes, les immenses propriétés, certains systèmes d’agriculture, sont pour beaucoup dans cette agglomération d’hommes ; il n’en est pas moins curieux que la France, en 1861, n’ait compté que 1,307 communes de 2,000 habitans et au-dessus, tandis que l’Italie, beaucoup moins grande et moins peuplée, en comptait 2,914. L’annexion de la Vénétie a porté ce chiffre à 3,392 ; on voit que la péninsule, outre ses 100 villes, a pour le moins 3,000 gros bourgs. 87 communes italiennes réunissent plus de 20,000 âmes ; 9 grands centres en amassent plus de 100,000. Ces faits encore peu connus ne sont pas sans enseignemens. Ils doivent rassurer ceux qui craignent pour le jeune royaume les dangers de la centralisation. Évidemment un pays qui a tant de centres si divers, si peuplés, vivant tous d’une vie propre, ne pourra jamais être absorbé dans une grande capitale, et cette capitale, et cette capitale, fut-elle Rome, n’aura jamais l’omnipotence de Paris. Cela est si vrai qu’en étudiant le mouvement de la population de 1858 à 1862, c’est-à-dire au plus fort moment des annexions, nous trouvons non-seulement à Turin (alors capitale), mais dans la plupart des villes importantes, un nombre croissant de nouveau-venus : Reggio, Palerme, Gênes, Plaisance, Livourne, Milan, ont gagné pendant cette période des milliers d’habitans ; Naples en a gagné près de 10,000[2].

La population va donc croissant d’année en année. C’est avant tout la Sicile, puis l’ancien royaume de Naples, l’Ombrie, les Marches, la Toscane, tous les pays annexés, qui se repeuplent comme à vue d’œil ; on dirait que le sang italien s’est retrempé dans l’air libre. Il n’est guère que l’île de Sardaigne qui reste pauvre et manque d’habitans ; partout ailleurs la vie renaît, déborde. En 1865, malgré le choléra, les naissances ont encore excédé les décès en proportion croissante, et, si cette fécondité continuait, il ne faudrait que quatre-vingts ans à l’Italie pour doubler le nombre de ses habitans. Il en faudrait cent quatre-vingt-trois à la France et deux cent dix-sept à l’Autriche. L’Italie peut déjà proclamer avec orgueil que, malgré tous les maux soufferts, les pestes, les famines, les guerres étrangères, les guerres civiles, les émigrations et les proscriptions, elle est aujourd’hui plus riche en habitans qu’elle ne le fut jamais, même sous les Romains. Et ces habitans sont des Italiens. Les étrangers qui vivent parmi eux sont moins nombreux qu’on ne le croit ; lors du recensement, ils étaient en tout de 88 à 89,000 ; 10,000 environ figuraient dans les cadres des fonctionnaires, des policiers et des soldats. Qu’on se rassure pourtant, ces soldats non italiens n’avaient rien de commun avec les zouaves du pape ni avec les Suisses du roi de Naples. Quoi qu’on puisse dire contre le gouvernement de Victor-Emmanuel, on lui rendra au moins cette justice que, pour contenir les populations, qu’on dit si mécontentes, il n’a jamais été forcé d’enrôler des mercenaires à Antibes ou à Besançon. Ces soldats inscrits comme étrangers étaient d’anciens ou de futurs Italiens, des Niçois ou des Savoyards qui n’avaient pas encore quitté les drapeaux, des hommes de Venise et de Rome qui n’avaient pas voulu attendre l’affranchissement de leurs clochers pour servir la patrie commune.

Ainsi l’on peut dire qu’en Italie même les étrangers sont Italiens ; ceux qui ne le sont pas le deviennent. Au bout de peu de temps, les Français qui s’établissent à Naples, par exemple, adoptent 3a langue et les mœurs du pays. Ils se nourrissent de pâtes, boivent de l’eau soufrée, font la sieste, se couvrent de bijoux, aiment la musique et ne vont plus à pied. Dans ces contrées souvent conquises, souvent occupées par de longues invasions, jamais les Gaulois, les Germains, les Espagnols, n’ont pris pied ; ils sont restés à fleur d’eau, portés par ces peuples qu’ils dominaient sans pouvoir les conduire. Ils n’étaient pas plus maîtres des Italiens qu’un vaisseau n’est maître de la mer. Quand ils s’éloignaient, car ils n’ont jamais pu demeurer, leur sillage se refermait aussitôt derrière eux. Ils ont pu souvent occuper l’Italie, ils ne l’ont jamais possédée : Milan, Denise, sont restées italiennes sous les Autrichiens, Rome sous les Français est restée romaine. Cette ténacité de l’esprit national affirmait l’existence d’une Italie bien longtemps avant les annexions.

D’ailleurs ce pays si nettement limité, séparé des autres par les Alpes et les trois mers, ses frontières naturelles, traversé par des fleuves qu’il possède tout entiers, de la source à l’embouchure, ne pouvait manquer de s’appartenir tôt ou tard. Il est habité par des peuples ayant les mêmes traditions, les mêmes gloires, la même langue, car les dialectes, qui tendent à disparaître, ne seront bientôt plus que des façons diverses de parler l’italien. Sans attendre le glossaire toscan récemment proposé par l’illustre Manzoni, il se forme une langue commune qui naît toute seule de l’unité nationale. Les Italiens de toutes les provinces sont devenus voyageurs depuis que la locomotion est libre ; ils se voient, trafiquent, se marient entre eux, se rencontrent dans les administrations, se rassemblent sous les drapeaux, et chacun d’eux, modifiant un peu son dialecte ou, si l’on veut, son idiome, arrive en fort peu de temps à se faire comprendre partout. Les écoles et l’armée n’ont pas peu contribué à la formation de cette langue générale. Elle n’est certes pas fixée comme la nôtre, chaque province y met un peu du sien, chaque provincial la prononce à sa manière ; mais il reste un fonds commun de termes et de locutions grâce auquel les habitans les plus illettrés des provinces les plus éloignées l’une de l’autre peuvent s’entendre. Il y a donc en Italie unité de langue ; il y a aussi unité de religion ; 33,000 protestans et 30,000 israélites environ sont perdus parmi 24 ou 25 millions de catholiques. Le plus grand nombre des juifs est établi en Toscane et spécialement à Livourne, le plus grand nombre des protestans appartient aux vallées vaudoises du Piémont.

Voici donc les Italiens comptés, groupés et classés selon leur état civil, leur langue et leur religion. Maintenant regardons-les vivre, et avant tout regardons-les voyager. Ce qui nous frappe au premier regard, ce sont leurs émigrations régulières et périodiques. En hiver, les bergers des Alpes et des Apennins descendent dans la plaine, et des peuples entiers vont s’installer dans les maremmes, que n’infeste plus la mal’aria. Rien n’est plus pittoresque et plus intéressant que ces caravanes de laboureurs partant ensemble, leurs instrumens sur l’épaule, sous la conduite d’un chef (caporale) qui les mène chaque printemps ou chaque automne aux mêmes lieux, sur les mêmes terres, et qui recommence d’année en année avec d’autres hommes ce long pèlerinage, jusqu’au jour où, trop vieux pour se remettre en route. il demande à ses compagnons un successeur. Toutes ces populations, surtout celles du midi, sont encore à moitié nomades. Elles ne craignent point les longues courses : on a compté en 1861 2,427 bergers, Abruzzais, Lucains ou Calabrais pour la plupart, qui, ayant traversé à pied la péninsule dans toute sa longueur, franchirent les Alpes avec leurs troupeaux de bœufs, de porcs, de chevaux, qu’ils allèrent vendre à l’étranger. Il n’est pas de grande route en Italie, et peut-être en Europe, où l’on ne rencontre quantité de marchands, de colporteurs, d’ouvriers, d’artistes ambulans, venant du Piémont, de la Lombardie, du fond des Calabres. Ceux de Lucques étalent jusque sur nos ponts leurs musées de petits plâtres, société mélangée de nymphes, de madones, de brigands et de saints, parmi lesquels trônent les bustes de Victor-Emmanuel et de Garibaldi. Les musiciens voyageurs, zampognari, pifferari, promènent en tous pays, dans les ateliers des peintres, sous les balcons des auberges ou devant les images des saints leurs costumes de brigands et leurs cornemuses dévotes. Moins pittoresques, mais plus musiciens sont les Viggianais, qui partent un beau matin de printemps, avec les oiseaux et comme eux, pour chanter dans les pays froids qui les nourrissent ou qui les tuent. Ils reviennent riches, quand ils reviennent, et remplissent de jolies maisons souvent ébranlées par des tremblemens de terre leur beau village de Viggiano, qui ferait bonne figure même dans les provinces du nord. Parmi cette population errante, n’oublions pas les ramoneurs, — non plus ceux de Savoie, qui sont devenus Français, mais ceux du val d’Aoste, — ni les bûcherons, ni les charbonniers, dont les ventes furent célèbres. N’oublions pas surtout les éternels voyageurs que la mer attire et nourrit, les 16,000 pêcheurs qui s’embarquent sur de petits bateaux, sans compter les marins employés à la grande pêche.

Telles sont les émigrations ordinaires et périodiques. Nous ne parlons pas d’autres émigrations plus sérieuses et plus anciennes qui ont fondé des colonies importantes dans les deux Amériques et sur toutes les échelles du Levant. Les. Italiens s’établissent volontiers à l’étranger : lors du dernier recensement, nous en avions 75,000 en France ; mais les absens ne nous regardent pas, occupons-nous de ceux qui restent. Un bon tiers d’entre eux sont agriculteurs (plus de 8,200,000, y compris les Vénitiens) ; les campagnards se maintiennent forts dans leur vie active et frugale ; ils ont des familles nombreuses et vivent longtemps. Il en est peu cependant qui possèdent. Dans certaines provinces (Salerne, Campobasso, Aquila, Lucques, Sondrio, Brescia, Girgenti), l’on trouve, il est vrai, 1 propriétaire pour 4 habitans, ce qui paraît merveilleux ; mais, tous comptes faits, la classe des propriétaires ne constitue que la dix-septième partie de la population italienne. C’est peu relativement à la France, où il y a 1 propriétaire sur 5 habitans ; n’oublions pas cependant qu’après 1815 les restaurations avaient rétabli presque partout les majorats en Italie. Sous les grands-ducs, la Toscane se figurait être, en fait de propriété, l’un des pays les plus avancés du monde ; il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’elle a dû dénombrer ses agriculteurs, elle n’en a guère trouvé plus de 3 sur 100 qui fussent maîtres chez eux. Ajoutons qu’avant 1859 la femme ne possédait guère ; on la considérait dans la famille comme une non-valeur, et ceci non-seulement en Sicile et dans les Romagnes, pays forcément arriérés, mais encore en Toscane et dans l’île de Sardaigne, où, sur 100 propriétaires, 3 seulement appartenaient au sexe sacrifié.

Examinons-la de plus près. cette nombreuse population de paysans qui mérite à tant d’égards nos sympathies. Ils étaient assez heureux dans ces vastes plaines de la Lombardie, si largement arrosées, où s’épanchent continuellement pendant l’été 45 millions de mètres cubes d’eau sur 550,000 hectares de terrain. Plus de 50,000 fermiers. propriétaires eux-mêmes, font paître abondamment leurs propres troupeaux dans ces pâturages toujours verts ; mais ceux-là sont les grands seigneurs du peuple agricole. Ils ont d’autres paysans sous leurs ordres, et ceux-ci font maigre même en carnaval. Plus malheureuses encore sont les pauvres femmes qui travaillent dans les rizières. Nul n’ignore que la culture du riz est une des plus riches ressources de la Lombardie et du Piémont. Il est certains endroits, dans la vallée du Pô, où l’on se croirait au bord du Gange. En été, toutes ces plaines peuvent être inondées ; quand le terrain est changé en marais, un traîneau tiré par un cheval soulève la vase, où le semeur répand la semence à la volée ; bientôt la graine a germé, la tige grandit, les tuyaux du riz se ferment : c’est alors qu’arrivent pour le sarcler des nuées de femmes, enfoncées jusqu’à mi-jambes dans cette eau bourbeuse qui leur donne la fièvre et souvent la mort.

Dans l’Italie centrale, nous retrouvons la mezzeria, le métayage. Le paysan et le propriétaire s’arrangent ensemble : celui-ci fournit la maison et la terre, l’autre donne son temps et son travail, puis ils partagent la récolte ; si ce sont des olives, le paysan n’en garde que le tiers. Tels sont les contrats qui se font dans les Marches, les Romagnes, surtout en Toscane, où la terre est morcelée en petits pouvoirs très fertiles et peu productifs. Là le paysan vit de peu, ne demandant à la terre que le pain quotidien, moins encore, car les fèves lui suffisent il les arrose d’une piquette qu’il appelle acquarello, probablement parce qu’elle a un goût d’eau très marqué. Dans l’agro de Lucques comme dans certaines montagnes du Milanais, on voit des familles de sept ou huit membres forcées de vivre sur un pouvoir de 2 hectares 1/2. Il existe pourtant des fermiers dans ces campagnes ; il en est même qui signent des contrats à Livello, c’est-à-dire, des baux à ferme qui les engagent pour plusieurs générations. Dans les Maremmes, où les propriétés de cent et même de mille hectares sont très communes, et où les propriétaires tiennent trop à leur santé pour faire valoir eux-mêmes leurs terrains, nous retrouvons de gros fermiers qui paient en argent et qui s’enrichissent. Plus bas, dans l’Ombrie, les propriétés sont plus vastes encore ; aussi n’en cultive-t-on que la douzième partie, la dixième au plus ; on laisse le reste en jachère. En descendant toujours, nous arrivons dans la campagne romaine, grandes plaines incultes, dépeuplées, infectées par le mauvais air, où ne vivent que des brigands, où ne poussent que des ruines, et que ne visitent même plus les montagnards abruzzais qui les cultivaient autrefois. Le ministre de l’intérieur des états pontificaux, M. de Witten, y dut récemment envoyer des soldats pour faire les récoltes ; mais plus bas, dans les plaines de la Campanie, la nature est en fête ; c’est bien ici la terre de Saturne, alma parens frugum. De Gaëte à Sorrente, s’étendent des terrains où le blé pousse à l’ombre d’arbres qui porteront des fruits, et grâce à ce vieil usage campanien trop critiqué dans le nord, les champs, qui sont en même temps des vergers, produisent double récolte. Les colons du pays, fermiers ou métayers, deviennent aisément propriétaires, et ceux des environs de Naples labourent avec le plus grand soin la vaste plaine potagère qu’arrose un fleuve presque hydrophobe, le Sebeto. Heureux surtout les colons qui ont des terres au pied du Vésuve ! Ils cultivent la garance, qui est d’un rapport discret, disent-ils, mais sûr ; ils sèment aussi du coton, qui produit beaucoup plus, mais moins constamment : un tiers de la récolte se perd, et il suffit d’une gelée pour la brûler. Cependant le coton du Vésuve (le coton de Castellamare, comme on l’appelle, du nom du port où il est embarqué) est le plus estimé d’Europe, et n’est surpassé que par les qualités supérieures d’Amérique. Cette culture, propagée dans les plaines de Salerne, dans les Calabres, dans les Pouilles, dans les basses vallées de la Sardaigne et de la Sicile, a rendu pendant la guerre d’Amérique jusqu’à 60 millions par an[3].

Passons maintenant par-dessus les Apennins, d’une mer à l’autre, nous tomberons dans le Tavoliere apulien, où des mœurs barbares se sont maintenues jusqu’à nos jours. On la connaît depuis longtemps, cette plaine fatale couvrant 500 kilomètres carrés, plaine aride en été, verte en hiver, et déjà hantée par les bergers des Calabres et du Samnium au temps où le poète Horace écrivit sa première épode. Cette migration libre du bétail devint obligatoire au profit du fisc, à l’espagnole, sous la domination des Aragonais, et durant quatre siècles les montagnards furent forcés par la loi de passer plusieurs mois chaque année en ces pâturages éloignés, sans maison ni famille, seuls avec leurs troupeaux, dans un isolement bestial et farouche. Il a fallu, en janvier 1865, une loi du parlement pour faire cesser de pareils abus ; le Tavoliere, qu’il était naguère défendu de cultiver, sera rendu à l’agriculture, et ces bergers qui se faisaient volontiers brigands, ces bêtes brutes, le mot n’est pas trop dur, qui tournaient si facilement en bêtes fauves, seront rendus à l’humanité.

Enfin nous gagnons la Sicile, l’ancien grenier de l’Italie. Ici s’ouvre la campagne de Palerme, qui a gardé son nom de conque d’or ; là se succèdent sans interruption entre Messine et Catane des jardins plantureux, copieusement arrosés, qui enrichissent 17,000 maraîchers et nourrissent l’île entière. La population est serrée, et quantité de villages hissent leurs clochers entre la mer et les monts ; mais tout le centre de l’île est un désert sans routes, presque sans culture, inondé en hiver par des torrens qui tarissent en été. Les grands seigneurs, absens comme ceux d’Irlande, louent aux fermiers des terres immenses que les fermiers sous-louent aux paysans, et les paysans, qui ne possèdent rien, abandonnent la plus grande partie de ces terres aux brigands, ne cultivant que les environs des gros bourgs, où ils s’amassent. C’est ainsi que d’un bout à l’autre de l’Italie, sauf çà et là dans quelques riches oasis, le laboureur se contente de vivre, et ne reçoit de la nature clémente que les lupins ou le maïs de son unique repas. La terre est toujours féconde ; c’est le travail qui manque, c’est peut-être aussi le besoin. Pourquoi lutter avec la nature ? Elle est si bonne ! il faut si peu pour vivre en Italie, et la sieste est si douce, même en hiver, sous la chaleur qui tombe du ciel ! Ainsi pensaient les moins fortunés, non pourtant ceux du nord, exposés à l’âpre vent des montagnes. Les gouvernemens se réjouissaient de cette nonchalance, il est facile de contenir un peuple qui dort. Si l’année était mauvaise, on mendiait sans fausse honte, surtout dans les états pontificaux. Dans presque tous les couvens, les quémandeurs trouvaient table ouverte ; les bons moines, quêtant pour eux, leur ôtaient jusqu’à la peine de mendier. Plus le suppliant était dévot, mieux il était servi ; c’est ainsi que la piété se trouvait récompensée en ce monde, en attendant les récompenses de l’autre. En Ombrie et dans les Romagnes, on trouvait 2 ou 3 mendians sur 100 habitans, — François II en laissa 13,000 dans la seule ville de Naples. Parmi ces malheureux qui tendaient la main, il n’y avait pas seulement des infirmes, des estropiés, des crétins, ni quelques-uns des 17,000 sourds-muets ou des 10,000 aveugles que comptait l’Italie en 1861 ; il y avait des milliers d’hommes forts et sains qui ne trouvaient pas le métier infâme. Quand vous le leur reprochiez, ils vous répondaient : — Voulez-vous que je vole ? — Mais pourquoi ne travailles-tu pas ? — J’ai femme et enfans ; si je travaillais, comment ferais-je pour les nourrir ?

Ainsi les deux pouvoirs, l’état et l’église, encourageaient ce farniente de toutes manières et particulièrement par l’exemple. Eux-mêmes ne travaillaient point, se trouvant assez riches, et n’ayant nul besoin d’argent. Ils ne se ruinaient pas, nous le verrons plus loin, en travaux publics ni en écoles. Aussi ne cherchaient-ils point à faire valoir leurs biens pour augmenter leurs revenus. Ils ne songeaient pas même à faire mesurer leurs terres. Dans le Napolitain, par exemple, — c’est un ancien ministre de Ferdinand, l’économiste Bianchini, qui nous l’apprend — voici comment se faisaient les opérations cadastrales. Les employés de l’administration montaient aux clochers des villes, et se plaçaient successivement, le crayon à la main, aux quatre croisées qui donnaient sur la campagne ; ils mesuraient ainsi les terrains à vue d’œil, si bien que le sol rendait ce qu’il voulait à l’état et aux propriétaires, et, comme la statistique en ce bon vieux temps n’avait garde d’étudier et surtout de signaler les résultats de cette incurie, les Italiens, dormant sur les deux oreilles, rêvaient qu’ils possédaient les terres les plus productives de l’univers. Réveillés en sursaut de ce long sommeil, ils savent maintenant qu’un sixième de leur territoire est stérile ou abandonné, et que l’importation des céréales excède chez eux l’exportation de 5 millions d’hectolitres.

C’est pourtant par l’agriculture que l’Italie peut et doit revivre. En ceci, nous tenons à le constater, il y a progrès, les laboureurs sont déjà moins pauvres. Les campagnards nous ont appris eux-mêmes que non-seulement leurs porcs, quand l’exportation est permise, passent le Mont-Cenis, mais encore que tout ce qu’en font les charcutiers de Bologne, de Prato, de Florence, de Vérone, de Ferrare, de Modène, — salami, mortadelles, coteghini, zamponi, cappelletti, — commence à se répandre au dehors ; ils nous ont dit de plus que toutes les industries agricoles vont progressant à vue d’œil, que les fabriques de pâtes à Naples et à Gênes exportent de plus en plus leurs produits, que les huiles des Pouilles, perfectionnées de jour en jour, défient celles de Provence et de Nice, que le fromage parmesan, qui se fait en Lombardie avec le lait de 80,000 vaches suisses, rapporte bon an, mal an, 30 ou 40 millions. Et si l’on ajoute à tout cela le produit des rizières, des cotonniers, des mûriers, du safran, de la garance, du lin, qui prospère dans les campagnes de Lodi et de Crémone, du chanvre, dont le produit est évalué à 500,000 quintaux, de la vigne enfin, qui donne déjà du vin aux buveurs d’Angleterre et du Nouveau-Monde, on reconnaîtra que l’Italie pour revivre n’a besoin que de savoir exploiter ses trésors. Il importe que ses amis le lui répètent sur tous les tons : c’est la terre qui est sa richesse. Elle ne saurait jamais être un grand pays manufacturier, trop de choses lui manquent, avant tout la houille. L’Italien ne paraît pas né pour le travail des machines ; ses vertus même ne l’y poussent point. Sec et nerveux, très sobre, impatient, actif et laborieux par boutades, mais bientôt découragé, mené par une imagination qui l’enlève aux nues pour le jeter après plus bas que terre, il n’a rien de l’ouvrier modèle, qui, bien nourri, grand mangeur, imperturbable, peut pendant soixante ans recommencer chaque matin le même ouvrage et le continuer jusqu’au soir avec une humeur toujours égale.

Tel qu’il est cependant, l’Italien travaille, et plus qu’on ne croit. Certes on ne peut sans injustice appeler fainéans les 21,000 Siciliens employés dans les mines de soufre ; le minerai s’extrait à dos d’homme, c’est un rude travail. Les provinces napolitaines, qui passent à tort pour être un immense couvent, fournissaient en 1861 1,180,000 artisans, c’est-à-dire les trois cinquièmes de ceux que comptait l’Italie entière. Ce gros chiffre étonne les statisticiens, qui ont tâché de l’expliquer par l’agglomération des méridionaux dans les grands centres, où le manque de routes et la peur des brigands les poussent à se réfugier. C’est ainsi que nombre de paysans deviennent ouvriers pour vivre, tandis que dans le nord, en Lombardie par exemple, une foule d’artisans sont classés parmi les agriculteurs, par la liaison que le travail de leurs petites industries, ne les occupant qu’une saison, alterne avec les travaux plus longs de la campagne, si bien que l’atelier s’établit sous le chaume ou à la ferme, rustiquement. Les artisans napolitains sont nombreux, habiles. Ils font des gants, des cordes à violon, des étoiles de soie et d’or, des macaroni, des travaux en écaille, en lave, en corail, justement célèbres. On trouve en Lombardie dans les maisons de paysans environ 300,000 pauvres femmes qui passent à filer-du lin cent cinquante jours de l’année ; elles gagnent, en travaillant bien, trois sous par jour. Elles aiment cependant ce métier qu’elles peuvent reprendre et interrompre à leur gré sans quitter la maison ni la famille. Ces libres filandières abondent aussi près de Naples, à Sorrente, Amalfi, Capri, Ischia.

En Toscane, l’agriculture et l’industrie se donnent la main. Vous y rencontrez avant le temps des récoltes, dans les champs de blé ou de seigle, des moissonneuses occupées à cueillir les longues tiges encore vertes. Elles les exposent à la rosée pour les blanchir, puis les ramassent en gerbes et les plantent sur des piquets. Les tiges sont ensuite ébarbées, coupées à l’endroit où commencent les nœuds, appareillées au moyen d’instrumens spéciaux, après quoi de pauvres femmes à qui ce métier rapporte quatre ou cinq sous par jour commencent à tresser les pailles en bandes qui, cousues ensemble, seront ensuite rognées, aplanies, râpées, avec une peau de poisson, dépouillées des brins tachés et des barbes qui passent, reprisées, avec un soin minutieux, baignées enfin, foulées et repassées au fer chaud, jusqu’à ce qu’elles aient pris la forme de ces grands chapeaux ronds à larges bords que portent les contadines. Ces beaux chapeaux, quand ils étaient faits de la paille menue, blanche et souple qu’on récoltait sur les hauteurs de Signa, coûtaient autrefois jusqu’à 700 francs ; ils sont aujourd’hui beaucoup trop chers, surtout depuis que les femmes ont pour toute coiffure les cheveux des autres. 12,000 ouvriers, femmes et enfans pour la plupart, sont occupés à ces divers travaux, les uns de quatre à six mois par an, les autres, l’année entière. Cette industrie s’est répandue jusque dans les Abruzzes. A Carpi (province de Modène), on fait des chapeaux en écorce de saule appelés, nous ne savons pourquoi, chapeaux de paille de riz.

Néanmoins, en Toscane comme dans le reste de l’Italie, l’industrie n’est vraiment supérieure que lorsqu’elle se rapproche de l’art ; Florence le prouve par ses mosaïques. Ces tapisseries de pierre étaient déjà fort belles dans l’antiquité ; celles qui servaient de parquet aux provinciaux de Pompéi feraient aujourd’hui ! des tables splendides. Cependant l’art ne s’est point perdu depuis la première éruption du Vésuve. Aux pierres calcaires, employées déjà par les Pompéiens pour remplacer les émaux, qui se décoloraient trop vite, les Italiens de la renaissance ont substitué une pâte siliceuse grâce à laquelle ils purent obtenir une plus grande variété de couleurs. On vit de très grands artistes (Giotto, Ghirlandajo, etc.) occupés à perfectionner la mosaïque, jusqu’au joue où Beccafumi trouva cette marqueterie en marbre gris et blanc dont il sut paver en clair-obscur la cathédrale de Sienne, travail exquis et protégé par des planches qu’on peut faire enlever en soudoyant le sacristain. Il est intéressant de voir les mosaïstes à l’œuvre : au moyen d’un fil de fer poudré d’émeri, ils scient la pâte en fines tranches qui, limées, aplaties, polies, doublées d’une plaque d’ardoise, sont enchâssées dans la pierre qui sert de fond. A Florence, une dizaine de manufactures sont consacrées à ce fin travail, sans compter le grand établissement royal installé dans un ancien couvent de la rue des Alfani, et qui continue avec une sage lenteur la magnifique chapelle des Médicis, où se sont engloutis déjà tant de millions. Il l’achèvera peut-être. Mosaïques, camées, gravures sur pierre dure, taxidermie, céroplastique, ce sont là les travaux où excellent les Italiens, artisans parfaits quand ils font un métier d’artistes. On n’en saurait douter, si l’on a vu leurs meubles exposés l’an dernier à Paris : ce ne sont pas des menuisiers, ce sont des architectes et des ornemanistes pleins d’imagination et de goût qui semblent en avoir combiné les lignes, nuancé les couleurs, varié les guirlandes et les figurines. Gênes et Turin sculptent des stalles de confessionnaux et des buffets d’orgue ; les meubles de Milan sont d’une rare élégance, et même les humbles chaises de Chiavari se distinguent par la légèreté. Les produits de Santa-Maddalena (c’est le nom d’une rue de Gênes), jolies cassettes et autres menus objets en figuier verni, ont fait le tour du monde. Les artisans de Sorrente ont le don de fouiller délicatement le bois d’olivier ou de citronnier, dans lequel ils enchâssent de petites mosaïques figurant des lazzaroni, des pêcheurs, des tarantelles ; mais c’est toujours Sienne qui s’entend le mieux à sculpter le bois ; elle n’a point négligé cet art, que portèrent si loin les deux Barili, aux XVe et XVIe siècles. Viennent ensuite les faïences, qui après un long oubli sont de nouveau à la mode. Ce sont des patriciens, les Ginori, qui ont relevé la céramique à Florence. Ils font des antiques qui trompent les plus fins connaisseurs, et ils donnent pour 200 francs tel objet qui, plus vieux, en vaudrait 2,000. On a vu à Paris l’an dernier leur collection de services de table, d’aiguières, de corbeilles, de grands vases où s’enroulent des serpens formant les anses, un large coffre à pans et couvercle d’ébène tout garni de maïolique moderne : couleurs pâlottes et sujets vieillots, disaient les mécontens, qui auraient trouvé les sujets nouveaux et les couleurs éclatantes, si ce même coffre avait eu quelques siècles et fût venu d’Urbin. Ce genre d’industrie prospère dans toute la péninsule, où les fours à plâtre et à chaux, les tuileries et les poteries emploient plus de 51,000 ouvriers. Naples fait carreler en briques peintes et vernies les chambres de ses maisons, et fabrique pour les étrangers de superbes vases étrusques. Les artistes siciliens pétrissent des figurines d’argile représentant des types et des costumes nationaux. Nous avons déjà rencontré les plâtriers de Lucques ; ils font des statues poulies pauvres gens. Le mot même de faïence est un hommage rendu aux Italiens ; c’est à Faënza, petite ville des anciens états romains, que fut inventée la maïolique.

Ce peuple excelle dans tout ce qui touche aux arts. Il sait sculpter la lave et le corail ; il est né joaillier, orfèvre. On connaît les ouvrages en filigrane d’or ou d’argent qui sortent des ateliers de Gênes et de Turin, les dorini de Saluces ou d’Asti, grosses perles d’or enfilées en colliers pour les paysannes, les jolies chaînettes d’or tressées à Venise et portant le nom de Manin, les énormes bijoux qui allongent aujourd’hui, comme au temps de Juvénal, les oreilles des Napolitaines. Les Italiens aiment tout ce qui reluit, et cela non-seulement dans le midi, mais aussi dans le nord. On peut s’en convaincre en visitant Venise, — non la cité des palais et des lagunes que décrivent si volontiers les voyageurs, — mais la Venise ouvrière qui emploie tant de fil de soie aux dentelles destinées à la parure du clergé, tant de toile et de cire aux cent mille masques élégans ou bouffons qu’elle envoie chaque année depuis deux cents ans et plus dans les pays où le carnaval persiste, tant d’or et d’argent aux riches étoffes qu’elle tisse encore pour l’Orient. Tout le monde a fait une course en gondole à l’île de Murano, qui de tous ses privilèges et de toutes ses splendeurs n’a gardé que ses fabriques de glaces et de verroterie, tout le monde a vu ces précieux miroirs biseautés, encadrés de fleurs en verre fondu, qui furent si longtemps la richesse et l’orgueil de Venise. L’ancien gouvernement de la république appelait cette industrie la pupille de ses yeux, et ces magistrats si fiers, qui ne reconnaissaient pas les enfans nés d’une mésalliance, autorisaient les mariages entre fils de patricien et fille de verrier. Les fabriques vénitiennes nourrissent encore 5,000 ouvriers, dont quelques-uns gagnent jusqu’à 12 francs par jour.

C’est ainsi que tout porte aux arts ce peuple heureux, l’air, le ciel, le sol même : ces pierres de toutes couleurs qu’on trouve presque à chaque pas en creusant un peu, ces marbrés de Toscane, de Massa, de Carrare. Beaucoup d’autres carrières sont inexploitées, parce que les hommes n’ont pas encore su dompter la montagne, le mot est de Michel-Ange. Les marbres sont répandus, à profusion dans les villes italiennes, particulièrement à Gênes, où vous ne pouvez monter un étage ni vous accouder à une fenêtre sans toucher du bras ou du pied cette pierre dure et polie qui partout ailleurs coûte si cher. En visitant la ville peinte, enfoncez-vous dans les rues étroites et tortueuses qui montent du port aux jardins, vous n’y trouverez pas une porte si pauvre qu’elle n’ait au moins un chambranle en marbre. C’est sous un arc de triomphe, quelquefois sculpté, que passent, enveloppées dans leur grand voile blanc, les pâles ouvrières qui entrent à l’atelier, les fleuristes d’été, dont les énormes bouquets plats sont de vraies mosaïques, et les fleuristes d’hiver, qui découpent savamment dans le taffetas, dans la batiste, un printemps artificiel.

Ce n’est pas que les industries plus nécessaires soient négligées en Italie. Nous voudrions pouvoir visiter toutes les manufactures importantes : les tanneries, les papeteries (celles de Fabriano sont célèbres depuis six siècles), les fabriques d’armes et de couteaux (à Brescia notamment), les imprimeries, non plus, hélas ! celle des Alde, mais celles des Nobile, des Pomba, des Fraccadori. Les documens statistiques que nous avons sous les yeux sont imprimés pour la plupart à Florence, chez Barbera, avec beaucoup de soin, d’élégance et de netteté. L’activité de la typographie a décuplé depuis qu’il est permis aux Italiens de lire et d’écrire ; mais, forcés de nous borner, nous ne parlerons que de la soie, industrie fort ancienne en Italie.

La culture du mûrier a pris dans ces derniers temps un développement considérable ; avant la maladie des vers à soie, ces arbres féconds rapportaient au pays plus de 200 millions. L’invasion de la maladie a diminué ces profits ; il n’en est pas moins vrai qu’en 1866 l’Italie avait 4,092 filatures ouvertes, dont 1,819 appartenaient à la Lombardie, et, de ces dernières, 172 marchaient par la vapeur. La production de la soie grège s’est élevée à 111,651 myriagrammes. Ce sont les fileurs de Côme qui ont tiré le meilleur parti de leurs bassines ; ils ont produit deux fois plus que ceux de Bergame, qui méritent le second prix. Viennent après ceux de Milan. On voit que la Lombardie marche en tête. Suivent les autres provinces du nord ; plus on descend, plus la production diminue. Un fait à remarquer, c’est que l’exportation des soies grèges tend à décroître, tandis que celle des tissus de soie augmente. 150,000 Lombards vivent de cette industrie, et nombre d’entre eux s’y enrichissent.

Nous avons parcouru à toute vapeur l’Italie des laboureurs et des artisans ; mais que d’hommes oubliés dans cette excursion rapide ! Nous n’avons pu compter les commerçans : ils ne sont qu’environ 700,000. Le commerce, en Italie, attire cinq fois moins de gens que n’en requiert l’industrie. Ce n’est guère qu’en Sicile, en Toscane et dans les provinces du nord qu’abondent les marchands, hommes pour la plupart, car les Italiennes, tous les voyageurs ont dû le remarquer, ne figurent que bien rarement derrière les comptoirs ; elles ne forment qu’un septième de la population commerçante, encore ne les emploie-t-on qu’à la vente au détail. Les marchands d’Italie, dans le midi surtout, sont gens rusés et retors ; on cite aussi comme très fins et hardis ceux de Gênes. Au reste, un pays qu’entourent trois mers et qui possède, en comptant les îles, un littoral plus étendu que celui de l’Angleterre, un pays qui offre tant de ports, et, parmi ces ports, sept très grandes villes, n’a besoin, pour s’enrichir par le développement de son commerce, que de quelques années de répit. À cette population de travailleurs, ajoutons 550,000 Italiens dont la vie est consacrée aux professions libérales ; ils sont presque aussi nombreux que les négocians. Nous n’ayons pas la statistique détaillée de ces professions, nous savons seulement qu’en 1861 les médecins pullulaient, surtout dans le midi, où les avocats doivent être plus nombreux encore.

Lors des annexions, les instituteurs étaient rares, mais les prêtres ne l’étaient point. Pour 1,000 habitans, l’Ombrie en avait 14, et il ne s’agit ici que des prêtres séculiers. L’Italie, plus riche en ceci que tous les pays catholiques, ne cédait le pas qu’au Portugal. L’Angleterre, infestée, il est vrai, par l’hérésie, se contente d’un ecclésiastique et demi pour 1,000 fidèles. Ajoutez maintenant les moines (3 ou 4 pour 1,000 habitans), ainsi que le contingent de la Vénétie, et vous aurez dans la péninsule entière, en exceptant toutefois les états pontificaux, qui amèneront des renforts considérables, 174,000 hommes vivant de l’autel. Enfin 242,000 hommes environ veillent à la sûreté intérieure et extérieure du royaume, 147,000 appartiennent à l’administration, 520,000 sont rangés dans la classes des serviteurs (ils suffisent pour 5 millions de familles), 305,000 vivent d’aumônes. Restent encore 9 millions et un quart d’Italiens dont on n’a pu indiquer la profession : ce sont, comme on dit, les non-valeurs de la statistique. Parmi ces derniers figurent les enfans, les vieillards, les ménagères, qui travaillent aussi, bien qu’on ne les compte pas.

Voilà l’Italie active. On le voit, elle est plus vivante et plus laborieuse qu’on ne le croyait naguère, au temps où les voyageurs, qui l’appelaient la terre des morts, n’allaient étudier chez elle que les ruines païennes et les monumens catholiques. Certes elle a beaucoup à faire encore pour remonter à sa hauteur d’autrefois, elle n’est plus l’Italie du moyen âge et de la renaissance ; même après ce voyage studieux qui prouve qu’elle existe, on ne peut songer sans regret au temps où Gênes et Venise étaient les reines des deux mers, où les grands artistes étaient en même temps les grands promoteurs des travaux, des industries nouvelles, où Michel-Ange donnait des plans de fortifications, où Léonard de Vinci rendait les canaux navigables, inventait les prairies artificielles et s’engageait à soulever la cathédrale de Florence pour l’exhausser sur des gradins. Que sont-ils devenus, ces puissans génies, inépuisables créateurs dans toutes les sciences et dans tous les arts, — Flavio Gioia, Christophe Colomb, Galilée, Galiani, Volta, les Alde, les Ghiberti, les Stradivarius ? Cet heureux peuple eut longtemps le monopole de toutes les inventions, même de celles qui sont le lugubre honneur de notre siècle : escopettes, espingoles, bombes et bombardes, tout cela venait de Brescia, de Vicence et de Rimini. Les arquebuses à la lucquoise firent merveille chez nous jusqu’à l’an 1527. C’est la France aujourd’hui, c’est l’Angleterre, c’est la Prusse, qui trouvent toutes ces belles choses. L’Italie, déchirée par les deux grands ennemis qui se l’étaient disputée depuis le moyen âge, le sacerdoce et l’empire, et qui se l’étaient partagée depuis lors en se réconciliant contre elle, l’Italie, morcelée en petits états, isolée de l’Europe, écrasée même par ses souvenirs, était tombée dans un épouvantable état d’ignorance et de misère que nous aurons à constater par des chiffres dans la suite de ce travail. Nous dirons aussi les efforts qu’elle a faits pour se réveiller, et nous pourrons sans doute en terminant laisser une porte ouverte à l’espérance.


II

Quelle était la principale cause de cette décadence dont l’Italie commence à peine à se relever ? M. Landucci répondra pour nous officiellement à cette question ; voici en quels termes ce ministre du grand-duc de Toscane Léopold II écrivait au préfet de Grosseto, qui venait de lui envoyer un rapport sur l’instruction publique. « Si ce rapport montre chez le rédacteur un zèle empressé, il laisse percer en même temps une tendance à la diffusion progressive de l’instruction. Je ne sais jusqu’à quel point cette tendance peut être approuvée par un ministre politique. Pour le soussigné, c’est une maxime et une règle de conduite de maintenir les hommes dans un tel état qu’ils aient des désirs proportionnés aux moyens de les satisfaire. » Ainsi pensait le gouvernement le plus doux et, jusqu’en 1848, le plus avancé de la péninsule. M. Landucci estimait que l’instruction, répandue au-delà du besoin, devait être bridée « avec la prudence nécessaire pour réduire au service social le cheval qui, abandonné à sa propre force, ne peut que perdre le cavalier. » Le duc de Modène allait plus loin ; il ne voulait pas que les fils, — à commencer, bien entendu, par le fils du souverain, — eussent une autre profession que celle de leurs pères. Ferdinand II, roi des Deux-Siciles, écrivait hardiment : « Mon peuple n’a pas besoin de penser. » Il résulta de cette manière de voir qu’en 1861, c’est-à-dire à l’époque où le nouveau régime se mit à l’œuvre, il y avait en Italie, sur 22 millions d’habitans, 17 millions qui ne savaient ni lire ni écrire, les huit dixièmes de la population ! Cette multitude d’illettrés grossissait à mesure qu’on descendait du nord au midi. Dans le Piémont, déjà transformé par douze années de liberté, 49 habitans sur 100 ignoraient l’alphabet, en Lombardie 57, dans les duchés et les Romagnes de 80 à 82, dans les Marches 85, dans l’Ombrie 86, dans le Napolitain 88, en Sicile 90, enfin dans certaines parties de cette île 93 ! Et l’on s’étonne que les Siciliens aient tant de peine à se faire Italiens !

Les écoles au moins étaient-elles fréquentées, et les nouvelles générations pouvaient-elles promettre quelques progrès ? Hélas ! sur 100 enfans de 2 à 5 ans, vous n’en trouviez que 3 ou 4 dans les asiles. Sur 100 enfans de 5 à 12 ans, l’ancien royaume de Naples n’en envoyait que 13 à l’école, la Sicile n’en envoyait que 6. 17 millions d’Italiens ignorant l’alphabet ! « C’est une armée de barbares campée parmi nous, » disait en 1866 dans son rapport au roi M. Berti, ministre de l’instruction publique. Pour chasser ou plutôt pour civiliser cette armée, l’Italie s’est mise à l’œuvre avec une ardeur fiévreuse, et ce qu’on peut lui reprocher, ce n’est point l’inertie, c’est plutôt la précipitation. Il nous serait facile, avec les documens que nous avons sous les yeux, de suivre d’année en année, de 1861 à 1867, les progrès de l’instruction publique en Italie, et de montrer le nombre toujours croissant d’écoles ouvertes, d’élèves inscrits, de maîtres formés et placés ; mais cette page d’arithmétique rebuterait peut-être le lecteur. Nous aimons mieux nous arrêter dans une ville importante, et indiquer avec quelques détails ce qu’y a institué le régime italien. Nous choisissons Naples, sur laquelle, outre nos informations personnelles, nous avons beaucoup de renseignemens et de documens recueillis avec soin par un publiciste intelligent, M. Turiello, directeur des écoles à l’Hôtel royal des Pauvres[4]. Parler de la capitale du midi, c’est parler de l’Italie entière, car ce qui s’est fait à Naples s’est fait partout. Quand Victor-Emmanuel entra dans cette ville trop peuplée, il y trouva 400 ou 500,000 habitans ayant pour eux tous 42 écoles, qui réunissaient 3,000 écoliers. Tous les maîtres étaient ecclésiastiques, ainsi l’avait voulu un rescrit royal de 1849. Nommés par l’archevêque, sur la proposition du syndic, les instituteurs n’avaient à exhiber aucun diplôme ; les institutrices, il est vrai, passaient un examen, mais peu rigoureux ; on les dispensait même de l’orthographe. Les garçons, entassés dans des chambres sordides, étaient roués de coups, les filles cousaient ou tricotaient en chantant des litanies ; les mères ne laissaient instruire leurs enfans que pour s’en débarrasser. Quand le marmot était assez grand pour gagner sa vie ou assez adroit pour la busquer (c’est le mot du pays), soit en vous tendant la main, soit en la glissant dans votre poche, il était lancé dans la rue, où il rôdait du matin jusqu’au soir. Ni écoles normales, ni écoles d’adultes ; un seul asile, ouvert par la générosité d’un banquier, était toléré, grâce à l’autorité financière de ce personnage. L’instruction primaire coulait à la commune 50,000 francs par an, et encore la plus grosse partie de cette somme servait aux frais de location. Les maîtres recevaient 30 francs par mois, les privilégiés 70. La commune n’avait pas le droit d’inspecter ces établissemens qu’elle entretenait de son argent. L’inspection était confiée aux prêtres.

A son arrivée à Naples, Victor-Emmanuel donna 80,000 fr. pour les premiers asiles et 40,000 fr. pour les premières écoles du soir. Aussitôt après (7 janvier 1861), le lieutenant-général du roi dans les provinces méridionales lança un décret en vertu duquel, dans toutes les communes, au commencement de l’année scolaire, le syndic devait faire afficher les noms des enfans parvenus à l’âge de six ans. La commission communale était tenue d’inviter tous les parens à envoyer leurs fils et leurs filles à l’école, de les admonester s’ils n’en faisaient rien, puis, en cas d’obstination, de placarder sur les murs de l’église et de la maison communale les noms des récalcitrans ; de plus ces noms devaient être lus publiquement par le curé du haut de la chaire tous les premiers dimanches du mois. Ce n’est pas tout : si le décret eût été appliqué, les pères négligens n’auraient jamais été employés aux travaux publics, ni placés dans l’administration, ni secourus par la bienfaisance officielle, leurs filles n’auraient jamais été dotées, comme le sont d’ordinaire quelques jeunes indigentes en certains jours de fête où tout le monde doit être heureux ; mais le décret ne fut point appliqué. On sait que dans l’ancien royaume sicilien les lois étaient des toiles d’araignées si minces que les mouches mêmes passaient au travers : inconvénient compensé par quelques avantages, car, si les bonnes lois ne faisaient aucun bien, les mauvaises en revanche faisaient moins de mal. Le malheur est que ce laisser-aller a continué sous le nouveau régime. Le mauvais vouloir des prêtres et la complaisance des syndics opposèrent une véritable coalition d’inerties à la vigoureuse initiative du lieutenant-général, et quand plus tard la loi communale et municipale du 10 janvier 1865 rendit l’instruction obligatoire dans l’Italie entière pour les communes et pour les administrés, ordonnant aux premières d’ouvrir des écoles et frappant d’une amende les pères qui n’y envoyaient pas leurs enfans, cette loi rencontra dans le midi les mêmes résistances. Tout en reconnaissant au pouvoir le droit de peupler les casernes, on lui refusait celui de peupler les écoles ; on le trouvait juste quand il imposait l’instruction militaire, mais l’instruction civile ne devait pas être forcée, et pour les théoriciens de village la liberté d’ignorance était la première de toutes les libertés.

Le pouvoir tint bon, les écoles s’ouvrirent. Dès 1861, Naples eut des asiles, elle eut aussi des classes d’adultes, innovation importante, car l’Italie, pour revivre, ne pouvait attendre que ses petits enfans eussent grandi. Elle devait improviser des maîtres, car elle ne savait où en trouver dans les pays napolitains. Les prêtres étaient en général ou très peu lettrés ou routiniers, d’ailleurs hostiles ; les laïques ignoraient le métier d’instituteur, ou n’en voulaient point, la profession étant méprisée. On manquait surtout d’institutrices, la plupart des femmes comptant parmi les 17 millions d’illettrés. Il fallait donc former des maîtres, et à cet effet fonder des écoles normales, et pour ces écoles normales recruter des enseignans supérieurs, et pour ces enseignans supérieurs des inspecteurs consommés ; il fallait attirer des élèves en combattant les hostilités cléricales, les scrupules des vieilles femmes, l’avarice des parens qui tenaient à exploiter au plus tôt leurs enfans ; il fallait trouver des livres et les faire lire, des méthodes et les faire suivre, des programmes et les faire exécuter : c’était tout un monde à créer du jour au lendemain. Cela s’est fait à la hâte et développé, réformé d’année en année, si bien qu’au lieu des 42 écoles et des 3,000 écoliers que l’Italie avait trouvés à Naples en 1860, et qui ne coûtaient à la commune que 50,000 fr., il y a maintenant dans cette même ville 16 asiles ouverts à 2,000 enfans et 111 écoles fréquentées par 17,000 élèves. Pour ces écoles publiques et gratuites, la commune dépense aujourd’hui plus de 600,000 francs.

Ce qui nous a frappé dans ces écoles, qui n’ont jamais pu s’astreindre aux méthodes ni aux règlemens piémontais, c’est l’intelligence des élèves. Ils comprennent à demi-mot, et devinent en un clin d’œil ce que les petits Turinois mettent des années à comprendre. Les adultes des classes du soir apprennent moins vite ; fils d’ouvriers, ouvriers eux-mêmes, ils ont moins de temps pour l’étude, et sont d’ailleurs fatigués par le travail du jour. Cependant les salles qui leur sont ouvertes nous ont paru les plus fréquentées de toutes ; il y a évidemment dans ce peuple une ardente ambition de se relever. Quant aux écoles normales, elles marchent bien, surtout celle des institutrices. L’ancien ministre Berti a remarqué la singulière aptitude des Italiennes non-seulement pour l’instruction, mais pour la science, et il a cité d’illustres exemples à l’appui de cet éloge mérité. Les élèves-maîtresses confirment de tout point l’opinion du ministre. Elles sont d’abord trois fois plus nombreuses que les élèves-maîtres, au rebours de ce qui se passe en France et ailleurs elles sont en outre plus intelligentes. Les jeunes filles accourent en foule dans ces écoles où on leur apprend à enseigner, soit que la modeste rétribution des institutrices suffise à l’ambition moins exigeante de leur sexe, soit que le beau côté de la profession séduise leur dévouement. Filles de familles pauvres ou déchues, elles sont entrées de grand cœur dans cette carrière, où elles pourront vivre de leur travail : ce seul fait montre un progrès étonnant dans l’opinion publique. Autrefois, c’était hier, une jeune fille de bonne maison se serait crue déshonorée en gagnant son pain ; elle eût préféré cent fois le couvent ou la mendicité sous forme de placets et de suppliques. Une Italienne aujourd’hui, sans rien perdre de sa liberté ni de sa dignité, sait qu’elle peut rester dans le monde et faire sa tâche ; il y a plus qu’une révolution politique, il y a toute une révolution morale dans cette nouvelle manière de comprendre le devoir et l’honneur. Tout ce mouvement d’instruction et d’éducation intéresse vivement l’élite de la société napolitaine. Les négocians, qu’on accuse à tort d’être bourbonniens, se sont concertés pour encourager les élèves des écoles gratuites. A cet effet, ils ont nommé une commission chargée d’examiner chaque année les enfans et de récompenser les meilleurs élèves. Les récompenses consistent en livrets de la caisse d’épargne de 5 à 100 francs. La distribution des prix se fait solennellement, sur un des grands théâtres, en présence des autorités et des notabilités de Naples ; il ne manque à la fête, et c’est un tort, que les parens des triomphateurs. A Milan, la cérémonie est plus brillante encore : elle a lieu en plein jour et en plein air, dans l’arène, où des milliers d’écoliers, leurs pères et leurs mères sont étages sur les gradins. Les prix décernés, vainqueurs et vaincus se rangent en compagnies, marchent au pas, font des évolutions, montrent leur souplesse et leur force, et le peuple les regarde avec une tendresse orgueilleuse. C’est une fête nationale antique.

Les statistiques officielles, qui s’arrêtent malheureusement à l’année 1865, constatent des efforts et des progrès étonnans, surtout dans les provinces arriérées. C’est dans l’ancien royaume des Deux-Siciles que se sont accrus le plus rapidement le nombre des classes et des élèves, le nombre et le salaire des maîtres, les sommes destinées à l’instruction. L’Italie a déjà plus d’écoles, relativement à sa population, que la Belgique, la Hollande et l’Autriche. En une année (1863-1864), les classes du soir ont doublé, et cependant les adultes qui s’y pressent ont peine à y trouver place. Les établissemens pareils en France ne sont pas aussi fréquentés. Les institutrices se distinguent particulièrement en Lombardie, où on leur confie déjà, comme en Amérique, les écoles primaires de garçons. Enfin les écoles régimentaires marchent fort bien et sont fort utiles ; la nécessité en est démontrée par des chiffres effrayans. A la levée de 1864, 65 recrues pour 100 ne savaient ni lire ni écrire, 92 pour 100 en Sicile, dans la province de Trapani ! Ces barbares, comme les appelle M. Berti, n’étaient pas seulement campés en Italie, ils étaient enrôlés dans l’armée ; faut-il s’étonner maintenant de ce qui s’était passé à Naples le 15 juillet 1860 et le 15 mai 1848 ? Si certains esprits ne veulent pas voir dans cette abjection littéraire un signe ou une cause d’abjection morale, nous pouvons leur mettre sous les yeux la statistique des prisons et des bagnes en Italie. En 1864, 70 détenus et 85 détenues sur 100 n’avaient jamais regardé un alphabet. Par bonheur, l’armée, qui corrompait autrefois les Italiens, ou du moins les Italiens méridionaux, est maintenant une institution qui les relève et les civilise. 86,755 militaires au commencement de 1866 fréquentaient les écoles de compagnie ou les écoles de régiment. Il est vrai que les soldats occupés dans la Terre-de-Labour à la chasse des brigands n’ont pas le temps de s’instruire, mais ceux qui restent en garnison dans les provinces du centre et du nord deviennent Italiens par la culture intellectuelle autant que par l’esprit patriotique et le sentiment de l’honneur. Quand ils rentrent chez eux, ils font une propagande active en faveur de l’Italie. Les vieilles femmes les regardent avec défiance ; mais les jeunes écoutent avidement ces hommes bronzés qui viennent de si loin, parlent une si belle langue, ont vu tant de choses et savent tout.

Ce que gagne l’armée, le clergé le perd. Soyons juste pourtant envers ce pouvoir qui décline. Il fut un temps, assez récent encore, où les prêtres étaient plus avancés que les gouvernans. Il y eut un moment où les Gioberti, les Rosmini, les Ventura, même les Mastaï, réveillèrent l’Italie. En ce temps-là, l’Autriche et Ferdinand II n’aimaient pas l’église, ils traitaient le pape de jacobin, persécutaient les frocs et les soutanes, étouffaient comme des exclamations séditieuses le cri mille fois répété de vive Pie IX. C’était jusqu’alors le clergé qui avait dirigé les études, sans les avancer beaucoup peut-être, mais du moins sans les arrêter tout à fait. Il ne répandait pas sur le peuple des torrens de lumière ; cependant son influence, quoi qu’on ait dit, n’était pas volontairement malfaisante et faisait quelquefois du bien. C’est à un bon moine, le padre Rocco, que Naples dut ses premiers falots ; cet excellent homme éclaira la ville, qui était alors un vrai coupe-gorge, en faisant allumer des lampions devant les images des madones. Pauvre éclairage, diront les sceptiques ; c’était pourtant mieux que rien. Toute l’instruction primaire en Italie ressemblait à l’illumination imaginée par cet excellent dom Rocco. Ce n’étaient que petites lampes brûlant au profit de la dévotion ; elles rendaient pourtant la nuit moins sombre. Ce fut encore un abbé, le digne Aporti, qui ouvrit le premier asile à Crémone ; il en créa beaucoup d’autres en Lombardie et en Piémont. Voilà donc une excellente institution propagée par un prêtre, et soutenue encore en bien des endroits par des sœurs de charité, qui dirigent aussi, non sans habileté, nombre d’écoles primaires ; mais c’est dans les institutions de bienfaisance qu’elles ont le plus de succès. Nous avons visité plusieurs de ces pieuses maisons, tenues par des sœurs françaises, filles actives et gaies, tenant de Marthe plutôt que de Marie. Elles enseignent ce qu’elles savent, la propreté, l’ordre, le dévouement, et forment ainsi de bonnes ménagères. Dans des sphères plus hautes, les gens d’église ont rendu des services qu’on ne saurait contester sans mauvaise foi. Les moines représentaient la science, comme ils avaient fait au moyen âge, dans les pays qui en étaient encore au moyen âge. Nous avons connu des jeunes gens fort instruits qui sortaient des collèges des Scolopi, dans les Abruzzes ; ils avaient lu chez ces bons pères Hegel en allemand. Aussi les Scolopi furent-ils un peu inquiétés sous l’ancien régime. D’autres moines, ceux du Mont-Cassin, étaient de doctes gens ; Ferdinand II confisqua leur imprimerie, et envoya chez eux des baïonnettes. On voit que le clergé ne représentait pas partout la réaction.

Cependant, quand l’Italie devint subitement un pays moderne, son premier souci fut d’élever toutes ses institutions à la hauteur de sa constitution politique. Il en résulta que le clergé, qui jusqu’alors avait marché devant, se trouva tout à coup fort en arrière ; les capitaines devinrent des traînards qui s’arrêtèrent essoufflés, ne pouvant prendre l’allure d’un peuple libre ; ils employèrent dès lors tout ce qui leur restait de force à contenir le mouvement national. D’autre part, la haine de Rome contre l’Italie encourageant toutes les résistances cléricales, il arriva que les instituteurs ecclésiastiques refusèrent de se mettre au pas, non-seulement par lassitude, mais par devoir. Quand le gouvernement italien fit inspecter les séminaires, qui dans beaucoup de provinces étaient les seules écoles secondaires ouvertes au public, il trouva partout, — sauf à Crémone, à Cava et à Sienne, — les plus hautaines oppositions. Le vicaire de l’évêque de Bari autorisa la visite « pour ne pas faire de bruit, » mais en déclarant que « les agens du gouvernement étaient excommuniés par le syllabus. » Les évêques napolitains protestèrent en s’appuyant sur les décisions du concile de Trente, en vertu desquelles les séminaires dépendaient du clergé seul, parce que le clergé seul en devait rendre compte à Dieu. Les évêques ne se bornaient point à résister, ils prenaient quelquefois l’offensive. Sur l’invitation d’un archidiacre de la cathédrale, les élèves et les maîtres du séminaire de San-Severino se réunissaient dans des banquets où ils criaient assez haut pour qu’on les entendît dans la rue : Vive le pape-roi ! Le recteur du séminaire de Teramo tonnait en chaire contre l’Italie. Dans les séminaires du diocèse de Milan, les supérieurs conspiraient, et les élèves écrivaient dans les journaux sanfédistes. Dans le séminaire de Ravenne, un élève, interrogé sur la géographie de l’Italie, répondit à l’inspecteur en rétablissant tous les royaumes, grands-duchés et duchés qui existaient avant 1859 ; il ignorait ou feignait d’ignorer la campagne d’Italie et ses suites. Ces dispositions se retrouvaient presque partout dans les établissemens dirigés par les religieux. À Bénévent, dans un externat de jeunes filles qu’avaient fondé les ursulines, l’inspecteur, qui tenait à se renseigner sur la politique de l’endroit, voulut demander à une élève quel est le roi d’Italie. L’élève répondit : C’est Jésus-Christ.

Telles étaient les idées répandues non-seulement chez les candidats au sacerdoce, mais encore chez la plupart des jeunes gens du pays, car la majorité des séminaristes étaient étrangers : on nommait ainsi ceux qui ne comptaient pas entrer dans les ordres. Le séminaire de Finale, où le recteur n’avait point osé suspendre le portrait du roi, de peur, disait-il, qu’on ne le mît en pièces, avait 70 élèves, dont 50 ne songeaient nullement à vivre de l’autel. Ajoutons qu’en général ces pieuses maisons n’enseignaient guère que le latin, fort peu de grec, fort peu d’italien et du plus mauvais, encore moins de géographie et d’histoire, point de sciences naturelles. En sortant de là, les jeunes gens ne savaient bien que leur bréviaire ; ceux qui devenaient prêtres n’auraient pu controverser une heure avec un écolier protestant, ceux qui restaient laïques n’auraient pu entrer à l’université, même au lycée, sans recommencer leurs études. Lors de l’inspection, les professeurs, dépourvus de toute espèce de diplôme et de brevet, paraissaient encore plus embarrassés que les élèves. À part de fort honorables exceptions (nous avons déjà cité les Scolopi), telle était la population de ces inutiles ou pernicieux établissemens. De plus, en beaucoup d’endroits, les fonds étaient insuffisans ou l’argent mal employé. Avec une rente de 200,000 francs, le collège de la Guastalla, à Milan, n’instruisait qu’une trentaine de jeunes filles, élevées par 37 gouvernantes et converses ; cependant ces 30 jeunes filles n’apprenaient rien, et le gouvernement dut leur donner cinq institutrices de plus. Enfin çà et là des scandales qu’on a peut-être eu tort de publier et surtout de spécifier appelaient une répression rigoureuse. C’est ainsi que l’Italie, en 1860, avait à lutter non-seulement contre les 17 millions d’illettrés qui n’avaient jamais hanté les écoles, mais encore contre plus de 100,000 jeunes gens, sans compter les maîtres, instruits dans les 260 séminaires et dans les 1,112 instituts de tout grade exclusivement dirigés par des religieux. Que faire contre de pareilles légions ? L’Italie n’avait qu’une arme, la loi, qui serait restée sans pouvoir, si les évêques avaient montré plus d’adresse. Ils auraient pu demeurer dans leurs diocèses, dissimuler leur ressentiment, soumettre leurs écoles à la règle commune, garder l’empire tout en ayant l’air de baisser le front : ils n’en firent rien, préférant la guerre ouverte. L’Italie put donc légalement fermer 82 séminaires, dont la plupart, il est vrai, tombèrent d’eux-mêmes. En même temps, contre les corporations religieuses, le nouveau régime invoqua la loi piémontaise du 29 mai 1855 ; L’objet de cette loi, timide encore, était de former avec les biens des corporations éteintes un fonds ecclésiastique pour subvenir aux besoins du culte, insuffisamment doté. La loi s’élargit un peu quand elle fut appliquée par les gouvernemens de transition dans l’Ombrie, les Marches, l’Emilie, les provinces napolitaines ; une partie des rentes de ces corporations fut attribuée à l’instruction, populaire et aux établissemens de bienfaisance ; les communes obtinrent les locaux de quelques couvens supprimés. Plus tard, comme on sait, le 7 juillet 1866, le parlement de Florence osa frapper le grand coup : il supprima les corporations religieuses, et fit passer tous leurs biens dans les mains de l’état, la mainmorte fut décidément abolie. Le clergé enseignant en a jusqu’ici peu souffert ; près de 200 séminaires et plus de 1,000 instituts religieux sont encore ouverts et assez peuplés, plus de 8,000 prêtres réguliers et séculiers, près de 3,000 nonnes, tiennent encore des classes publiques ou privées. C’est que les lois ne suffisent pas contre les puissances morales, l’Italie devrait le savoir depuis longtemps. Le meilleur moyen de combattre l’enseignement religieux est de développer et surtout d’améliorer l’enseignement laïque ; c’est ce qui a été fait dans les écoles primaires, où le clergé a désormais le dessous. Il a perdu beaucoup de terrain dans les provinces du midi ; c’est là d’ailleurs qu’il avait le plus de terrain à perdre. La Basilicate entretenait autrefois 257 prêtres pour 100 laïques dans ses rares maisons d’éducation. Cette province a maintenant congédié bon nombre de ces religieux et toutes les religieuses, il n’en restait pas une seule en 1864 dans les écoles déjà plus nombreuses de ce pays si longtemps négligé. Il y a donc progrès partout et de toute façon dans l’instruction primaire.

En peut-on dire autant de l’enseignement secondaire ? Hélas ! les documens que nous avons sous la main nous laissent peu d’illusions à cet égard. En mettant de côté les séminaires, les écoles privées, dont le nombre est considérable, l’Italie possède, il est vrai, 88 lycées, dont 78 appartiennent au gouvernement ; mais ces derniers ne réunissaient entre eux tous que 4,000 élèves, et en ajoutant à cette population bien peu serrée la population moins dense encore des internats (convitti), des gymnases et des écoles techniques, il se trouvait que chaque école secondaire du gouvernement n’attirait en moyenne, de 1865 à 1866, que 26 écoliers ! Voilà des faits attristans que nous n’empruntons point aux journaux de l’opposition ; c’est un des hommes éminens que l’Italie vient de perdre, le professeur Matteucci, qui les dénonce dans un intéressant rapport présenté au sénat en 1867. Les écoles secondaires sont les plus utiles de toutes pour une nation qui veut se relever. C’est là que se forment les classes moyennes, celles qui font les affaires des pays libres. M. Matteucci s’effrayait en voyant les lycées du royaume si peu peuplés ; il se demandait avec angoisse d’où pouvaient sortir les 1,500 jeunes gens qui entrent chaque année dans l’administration : ils n’ont donc pas même fait leurs classes ! Ils ignorent non-seulement le grec et le latin, mais l’italien, l’histoire, les élémens des sciences, et cependant ils gouvernent, car l’Italie est encore gouvernée par les bureaux ! Le rapport de M. Matteucci était sans doute un peu noir, c’était un projet de réformes ; or il est rare qu’en proposant des remèdes on n’exagère pas le mal. Nous avons visité cet hiver plusieurs écoles secondaires qui ne nous ont point frappé par le manque d’écoliers ; peut-être nous a-t-on montré les plus peuplées. Les élèves appartenaient en général à des familles aisées ; un quart d’entre eux étaient fils de commerçans, un cinquième sortaient de maisons pauvres ; le gouvernement accordait des bourses assez libéralement. Les lycéens de la Basilicate se distinguent par une singulière aptitude aux études classiques. Quant aux écoles techniques, où, au lieu de grec et de latin, l’on apprend le français, la comptabilité, les élémens des sciences, le nombre s’en accroît chaque jour. Il s’en est ouvert 46 dans l’année courante, dont 43 ont inscrit entre elles 4,623 élèves. Ces chiffres, quoique encore inédits, sont officiels, nous les devons à une obligeante communication de M. le docteur Maestri. Ces réserves faites, nous confessons avec M. Matteucci qu’il reste beaucoup à réformer. L’Italie a cru qu’il suffirait d’ouvrir des écoles pour répandre partout la lumière ; elle s’est trompée. Il y a maintenant des lycées dans toutes les provinces, sauf à Grosseto et à Pesaro ; 9 provinces en ont 2, 2 provinces (Milan et Turin) en ont 3 : 88 lycées en tout, 20 de plus qu’en France ! Il n’y manque, hélas ! que des maîtres et des lycéens.

Un projet de loi pour réformer l’instruction secondaire a été présenté au sénat. Ce projet aurait dû être discuté l’an dernier et le sera peut-être cette année, si le parlement consent à abréger ses discours. Voici sommairement les réformes proposées : réduire à 24 les lycées du gouvernement et laisser les autres, ainsi que les internats, à la charge des provinces, rassembler dans ces 24 lycées modèles les bons professeurs disséminés dans toute l’Italie, réunir les gymnases et les écoles techniques en adjoignant à celles-ci des classes de latin et une école normale pour les instituteurs primaires, garder trois ans dans ces écoles mixtes les élèves, qui entreront ensuite au lycée, où leur instruction classique les retiendra cinq ans, abréger ainsi, pour l’activer, l’étude des langues mortes, augmenter à la fois les honoraires des maîtres et la rigueur des examens qu’ils auront à subir, — tel est le projet de loi proposé modestement, non comme idéal, mais comme pratique. L’Italie, renonçant aux pompes des théories, commence à comprendre cette vérité toute simple que, pour pouvoir ce qu’on veut, il faut se résigner à vouloir ce qu’on peut.

En revanche, l’enseignement supérieur s’est relevé, les étudians abondent. Sur ce terrain-là, la liberté a du premier jour porté ses fruits. Dès que la pensée et la parole furent affranchies, on vit surgir tout à coup des légions de savans tout armés et prêts à repeupler les quinze universités d’Italie. Il en accourut des quatre coins de l’Europe, il en descendit du haut des Alpes et des Apennins, il en sortit du fond des bagnes. Dans les interminables loisirs que leur avaient faits les petits princes de la péninsule, ils avaient eu le temps de tout lire, ou, quand ils n’avaient pas de livres, de tout deviner. C’est ainsi que recommença le mouvement d’esprit interrompu depuis des siècles ; il y eut une fureur de parler, d’écrire, d’écouter, de savoir. On compta jusqu’à 12,000 auditeurs à l’université de Naples. On lut Strauss, on lut Feuerbach, on trouva M. Renan timide. On voulut apprendre toutes les langues : de jeunes professeurs qui en savaient une vingtaine partirent pour la Perse, d’où ils en rapportèrent encore cinq ou six. Les juristes ne jurèrent plus que par Mittermaier, les médecins ne parlèrent que de Virchow. L’Allemagne, chassée d’Italie par la force, y rentra par la science, et s’y établit jusqu’à Palerme. L’alliance avec la Prusse était déjà cimentée entre professeurs avant d’être négociée entre diplomates. Le fleuve desséché reçut des torrens d’eau de toute source, et, grossi par des crues incessantes, se gonfla bientôt, déborda. Maintenant le fleuve est rentré dans son lit ; les étudians inscrits dans les quinze universités du royaume n’étaient l’an dernier qu’au nombre de 7,068. C’est là encore un chiffre officiel, bien qu’il n’ait pas encore été publié. Nous n’y comprenons pas les auditeurs de fantaisie ni les étudians d’Urbin, de Macerata et de Pérouse. Nous nous en tenons à ceux qui font des études régulières dans les quinze universités du gouvernement.

Quinze universités, c’est beaucoup peut-être, et quand on songe que l’Italie entretient de plus 210 bibliothèques publiques, 81 corps scientifiques et académies, 10 observatoires astronomiques, 26 observatoires météorologiques, 13 musées d’archéologie, 13 sociétés pour la conservation et la description illustrée des anciens monumens, 12 députations d’histoire nationale, 20 instituts de beaux-arts et de musique, 5 hautes écoles de perfectionnement, on admire à bon droit qu’un pays si pauvre dépense tant d’argent pour les plus hautes études ; mais n’y a-t-il pas là quelque profusion ? Ce n’est pas la culture supérieure qui demande à être secondée, c’est la culture générale. L’Italie a de très grands esprits ; elle est comme cet arbre dont parle un de ses poètes :

Com’ albero che vive dalla cima ;


mais la multitude est ignorante. En additionnant tous les chiffres que nous avons donnés, on ne trouve dans toutes les écoles italiennes qu’un treizième de la population. On en trouve près du quart dans les écoles des États-Unis d’Amérique, et pourtant les Américains entrent plus tôt dans la vie ; dès leur seizième année, ils veulent être hommes et citoyens. L’Italie ne dépensera jamais assez pour l’instruction du peuple et des classes moyennes. Nous ne contestons pas. les bienfaits obtenus ces dernières années par les libéralités du gouvernement et par les sacrifices croissans des municipes et des communes. Nous savons que Turin ne dépensait en 1847 que 40,000 francs par an pour ses écoles, elle y a consacré 500,000 en 1865. Milan donne autant aujourd’hui, Naples davantage ; mais il n’en est pas moins vrai que l’instruction publique ne coûte encore que 77 centimes à chaque Italien. Elle coûte 2 fr, 27 c. à chaque Anglais » 5 fr. 65 c. à chaque habitant de Zurich, presque 9 francs à chaque citoyen de New-York. Voilà les peuples qui marchent[5]


III

Les réformes intellectuelles n’étaient pas les seules que le jeune royaume eût à entreprendre ; les réformes matérielles n’étaient pas moins urgentes. Les trois cinquièmes de la péninsule en 1860 n’avaient que 250 mètres de routes par kilomètre carré ; il leur en aurait fallu 1,000. Seize provinces n’en avaient que 100, celle, de Reggio n’en avait que 37, le tiers de la Sicile n’en avait pas du tout. Pour voyager dans l’intérieur de l’île, on prenait les trazzere, larges zones de terrain aride, couvert, de broussailles, à peine cultivé de loin en loin ; on y retrouvait son chemin aux traces des caravanes. L’hiver, ces trazzere, envahies par des torrens que ne traversait aucun pont, devenaient impraticables. Les enfans des familles riches étaient envoyés à l’école en terre ferme, les communications étant plus faciles entre l’île et le continent qu’entre un point de l’île et un autre. L’une des Calabres, l’Ultérieure Première, n’avait que 1 kilomètre de routes pour 2,254 habitans. Si tous ces Calabrais avaient eu l’idée de se mettre en ligne pour fêter l’arrivée de Garibaldi, ils auraient pu former une double haie suffisamment serrée sur toutes les routes qui existaient d’un bout à l’autre de leur province.

Un ancien ministre ; M. de Vincenzi, qui a étudié ces questions avec beaucoup de soin[6], nous révèle par des chiffres précis les conséquences de cet état de choses. Il affirme résolument et établit par des calculs très détaillés que, faute de routes, le gouvernement italien perd annuellement 500 millions et la nation 2 milliards. Ici les céréales surabondent, et le cultivateur reste pauvre ; ailleurs elles sont insuffisantes, et le consommateur a faim. Bien plus, les brigands sont les maîtres des forêts, des escarpemens, des broussailles ; or le brigandage coûte cher à l’état, forcé de maintenir contre quelques centaines de malandrins toute une armée sur pied de guerre. Enfin les chemins de fer deviennent ruineux là où manquent les voies de terre ; M. A. Dumont l’avait déjà-déclaré il y a vingt ans. Que n’a-t-il pu étudier le budget des lignes et chemins italiens ? Il y aurait trouvé pour sa thèse de sérieux argumens. Dans la Haute-Italie, 1 kilomètre de chemin de fer rapporte 25,000 francs et ne coûte rien à l’état ; mais la même étendue de rails ne rend que 12,000 fr. sur les lignes romaines, 6,000 sur les lignes méridionales. C’est qu’à chaque kilomètre de chemin de fer répondent dans le nord 185 kilomètres de voies de terre, dans le midi pas même 3 kilomètres 1/4. Il en est résulté que les garanties pour les chemins de fer portées sur les comptes du ministère des finances atteignaient à peu près en 1867 le chiffre énorme de 50 millions. Ce chiffre sera porté à 100 millions quand toutes les lignes seront achevées. Pour alléger son budget de ces charges ruineuses et pour devenir une grande puissance autrement que par ses soldats, l’Italie aurait à frayer 100,000 kilomètres de routes, qui, construites à grands frais, comme celles des anciens régimes, coûteraient 2 milliards.

Telles étaient les voies de communication avant 1860, et le reste à l’avenant. Les postes, dans le midi surtout, allaient à la diable ; les courriers pour les provinces partaient trois fois par semaine, le paquebot de Palerme tous les huit jours. Tous les quinze jours, un vapeur faisait le tour de l’île. Une lettre pour Paris coûtait 30 sous ; aussi ne confiait-on jamais ses lettres à la poste, on les remettait aux capitaines ou aux matelots des bateaux à vapeur, qui les jetaient à la boîte à Marseille. Ce service, quoique frauduleux, se faisait très ponctuellement ; de plus, — avantage précieux, — les lettres n’étaient pas ouvertes. Le télégraphe dans le midi ne fonctionnait guère que pour le gouvernement. Une dépêche mettait souvent plus de temps qu’un pli cacheté pour aller de Messine à Naples. Un télégramme envoyé d’un point à l’autre de la péninsule coûtait jusqu’à 20 francs. Peu ou point de phares sur les côtes méridionales, sauf devant la capitale et aux environs ; les marins devaient se fier aux étoiles. Les ports manquaient partout, la Sicile n’avait guère que celui de Messine qui offrît un refuge sérieux ; on ne pouvait sans danger par les mauvais temps aborder à Palerme ou à Catane. Brindisi ne présentait aux vaisseaux qu’un banc de sable. Quand soufflaient certains vents dans le petit port de Naples, les navires s’y entre-choquaient si fort qu’ils se hâtaient de prendre le large, ils se réfugiaient en pleine mer.

Maintenant les postes sont dignes d’un pays libre ; elles entretiennent une marine marchande de 50 vapeurs. Les courriers partent chaque jour dans toutes les directions, le nombre des bureaux a triplé, 75 millions de lettres et 53 millions d’imprimés ont circulé en 1866 dans la péninsule (la Vénétie non comprise). En 1866 également, les fils du télégraphe se développaient sur une longueur de 16,000 kilomètres. Une dépêche parcourt 100 kilomètres pour 22 sous, l’Italie entière pour le double de cette somme. Les cordons sous-marins qui relient les îles au continent et Otrante à Vallona attirent sur les lignes italiennes les correspondances entre l’Europe, l’Afrique et l’Orient. Le nombre des phares a presque doublé. Des stations météorologiques surveillent les côtes et transmettent partout d’utiles indications sur le temps qu’il fait et le vent qui souffle. Des centaines de millions ont été dépensés pour les ports. A Gênes, à Livourne, à Naples, à Ancône, à Ravenne, le nouveau régime a entrepris, continué ou achevé des travaux considérables. A la Spezia, l’arsenal maritime avance. C’est un établissement qui couvre un espace de 2 millions de mètres carrés.

Enfin l’attention du gouvernement s’est portée plus activement sur Brindisi, qui doit devenir la plus importante station de l’Adriatique. Cette ville est en effet fort heureusement placée sur le chemin de l’Orient. Quand l’isthme de Suez sera percé, les voyageurs, les marchandises venant de l’Australie et des Indes et tenant à prendre le plus court pour arriver dans l’Europe occidentale, débarqueront à Brindisi. Or on sait que le commerce asiatique, le plus important du monde, est chaque année de plus de 4 milliards 200 millions. Il est possible que, même après le percement de l’isthme, une grande partie de ces richesses orientales suive encore l’ancienne voie du Cap, il est de plus probable que bon nombre de navires entrés dans la Méditerranée par la Mer-Rouge se dirigeront sur Trieste, Marseille ou Gibraltar ; mais Brindisi n’en sera pas moins placée sur la ligne la plus directe, et débarquera les voyageurs pressés, les objets précieux, les marchandises expédiées à toute vitesse, l’or et l’argent, les correspondances, les journaux, la malle des Indes. Le gouvernement italien s’est donc occupé de ce port avec une préférence intelligente : les canaux d’entrée et les bassins ont été creusés profondément ; on en a extrait l’année dernière 400,000 mètres cubes de sable. Des quais de débarquement achevés déjà seront mis en communication avec le chemin de fer ; des digues, des môles, des jetées, sont en construction, et d’ici à trois ans Brindisi aura un port intérieur accessible aux plus gros navires et un avant-port bien abrité.

Une véritable activité règne dans tous ces ports ; les chantiers travaillent et se multiplient. Il n’y en avait en 1862 que 56, qui lancèrent à la mer 215 navires jaugeant ensemble 25,271 tonneaux. En 1866, le nombre des chantiers s’était élevé à 91, celui des navires lancés à 675, et le chiffre de leur tonnage à 59,622. Cette même année, 215,074 bâtimens à voile ou à vapeur, chargés ou sur lest, entrèrent dans les ports d’Italie ou en sortirent. La marine marchande voguant sous pavillon italien se composait au 1er janvier 1867 de 99 bateaux à vapeur et de 15,707 navires à voiles, sans compter les vénitiens. La marine royale, après Lissa, possédait encore 91 vaisseaux, dont 14 cuirassés, 22 à hélice, 25 à roues, 8 à voiles ; les 22 autres étaient des bateaux de transport. Nous ne pensons pas que cette flotte gagnerait aujourd’hui les batailles d’Aboukir et de Trafalgar, nous affirmons seulement qu’elle existe, et qu’elle a été créée sous le nouveau régime.

En 1859, avant la guerre, l’Italie n’avait que 1,472 kilomètres de voies ferrées, qui presque toutes traversaient les provinces du nord. Un an après, 200 kilomètres de plus étaient en exploitation, En janvier 1861, vous alliez de Turin à Venise ou à Bologne sans quitter les rails ; mais, à partir de Bologne, il fallait prendre la diligence pour franchir les Apennins. Si les chemins étaient mauvais, la diligence ne partait point : impossible d’aller à Florence, à moins de revenir sur vos pas et de vous embarquer à Gênes. De Florence à Rome, de Rome à Naples, le plus court et le plus sûr, à moins d’orages, était la voie de mer. De Naples, — on descendait rarement plus bas, — les locomotives, au souffle court, n’allaient qu’aux environs de la ville. Plusieurs routes romaines partaient bien dans tous les sens, mais presque toutes s’arrêtaient au bout de quelques lieues, les unes aux résidences royales, les autres aux montagnes, et, se rétrécissant à chaque mille en chemins pour les mulets, en sentiers pour les chèvres, elles finissaient par disparaître entièrement. Hors des grandes voies consulaires qui traversaient les Pouilles et les Calabres, on ne savait où passer. De fortes sommes étaient bien destinées, paraît-il à ces travaux publics ; mais l’argent se perdait on ne sait où, toute recherche à cet égard étant interdite. Un seul fait entre mille : une grande route commencée en 1853 devait aller de Sapri à la Mer-Ionienne ; en 1860, elle avait déjà coûté 2 millions 1/2. Pas une seule parcelle de cette voie n’était encore ouverte aux voitures !

Eh bien ! à la fin de l’an dernier, 5,024 kilomètres étaient livrés au public, 8,504 doivent l’être à la fin de 1870. C’est dans ces travaux que le jeune royaume a déployé le plus de zèle ; pour nous en convaincre, il suffit de nous rappeler le temps que la France a mis pour accomplir ce que l’Italie aura fait en dix ans. C’est en 1835 que commencent chez nous les études des chemins de fer, les grandes lignes ne furent décrétées qu’en 1842, il fallut encore dix ans et plus pour les construire ; mais l’Italie ne pouvait attendre, elle devait relier en toute hâte ses cent villes, afin de réunir en nation tant de peuples si longtemps séparés. Elle a pu le faire, et nous en profitons tous ; maintenant un voyage dans la péninsule n’est plus une fatigue. Les Alpes franchies, vous sentez bien le changement de pays à la beauté du ciel et à la douceur de la lumière ; mais les villes que vous visitez sont en Europe, les hommes que vous rencontrez sont de votre temps. Le Mont-Cenis n’est plus une barrière, le chemin de fer qui l’escalade est ouvert. Le tunnel qui doit traverser la montagne est aux deux tiers percé, les ouvriers italiens et français qui marchent les uns vers les autres dans ces souterrains pourraient se rencontrer d’ici à deux ans, si leurs pays dépensaient moins d’argent en artillerie. Du pied de la montagne, en deux heures vous êtes à Turin, et vous débarquez dans une gare monumentale où des files de voitures vous attendent, abritées sous le toit d’un vestibule. Vous croyiez trouver une ville morte, un corps inerte dont la tête tranchée est ailleurs, vous vous figuriez que Turin avait tout perdu depuis qu’elle n’était plus la capitale de l’Italie ? bientôt les rues que vous traversez vous rassurent. Les étrangers viennent donc toujours à Turin ? Qu’y viennent-ils faire ? Il n’y a ici ni le palais Pitti, ni le Vatican, ni Pompéi, ni les lagunes : il y a mieux que tout cela, un peuple actif qui, instruit par vingt années de liberté, sait se tirer d’affaire, et n’a pas besoin de commander aux autres pour rester debout. Quand ils eurent perdu leur souverain, après le premier moment de stupeur et de colère, les Piémontais, bientôt relevés sinon calmés, s’entendirent merveilleusement pour parer le coup. Recueillant leurs forces sans perdre un moment, ils firent d’héroïques efforts pour retenir ou ramener chez eux tout ce qu’ils pouvaient reprendre ou garder de la royauté perdue. Les palais abandonnés se repeuplèrent en un clin d’œil, les travaux commencés continuèrent, les nouveaux quartiers, qui paraissaient inutiles, furent construits avec un redoublement d’ardeur. La place du Statut s’entoura de palais et d’arcades, de nouvelles promenades s’étendirent le long du Pô ; il s’éleva des églises, une synagogue ; il s’ouvrit quantité d’instituts, notamment un musée industriel ; il se forma des établissemens militaires ; l’immense édifice que Turin destinait à ses députés, et qui commençait à sortir de terre au moment où les chambres émigrèrent à Florence, ne resta point suspendu, menaçant, comme les travaux de Carthage : il est achevé jusqu’au faîte, et regarde pompeusement la statue équestre de Charles-Albert. Loin de faire des économies, l’ancienne capitale a augmenté ses dépenses. En 1863, quand elle gouvernait encore, elle n’avait consacré que 1,500,000 francs aux travaux publics, en 1865, après sa déchéance, elle y employa 2,729,000 francs, en 1866 200,000 francs de plus, et elle vient d’offrir au prince Humbert des fêtes magnifiques. Abandonnée par la cour et les ministres, elle s’est repeuplée d’anciens Piémontais qui l’avaient quittée au temps de sa splendeur, et qui lui sont revenus fidèlement dès qu’elle a pu leur offrir une hospitalité moins coûteuse.

Vous quittez Turin, vous descendez à Gênes : ici, tout vous frappe, l’architecture de la gare, qui est un monument, le mouvement du port, qui est le plus vivant d’Italie, la gaîté des maisons bariolées qui se hissent les unes par-dessus les autres pour regarder la mer. En vous promenant dans les rues, vous vous sentez dans un pays libre ; le gouvernement peut être attaqué, bafoué même, sans que l’ordre social se déclare ébranlé jusqu’en ses fondemens. Les petits journaux, très violens, placardent des affiches quotidiennes où ils donnent leur menu pour allécher les chalands ; ces titres d’articles passeraient chez nous pour séditieux, à Gênes on n’y prend point garde. Le pouvoir se montre à peine, il ne fait point étalage de ses inquiétudes, il n’a pas l’ostentation de la peur. Le peuple est vif et le sang lui monte facilement aux yeux, mais il travaille ; les gens du port, pêcheurs ou marins, sont laborieux et courageux ; les marchands, très fins, gagnent de l’argent même en temps de crise ; le commerce attend avec impatience l’achèvement de deux grands travaux dont il saura profiter, le percement des Alpes et celui de l’isthme de Suez. Cependant les voies ferrées qui doivent relier Gênes à Nice et à Livourne avancent chaque jour malgré des difficultés considérables. Entre Gênes et Nice, le chemin de fer doit suivre toutes les sinuosités de la côte ; il parcourra 157 kilomètres jusqu’au torrent de San Luigi, frontière française, en passant par-dessus 70 ponts à grandes ouvertures et à travers 79 tunnels. Il doit être ouvert cette année jusqu’à la onzième station, celle de Savone. Entre Gênes et la Spezia, c’est-à-dire sur la côte orientale ou, comme on dit dans le pays, sur la rivière du Levant, les travaux sont plus compliqués encore ; le chemin de fer doit quitter deux fois le bord de la mer pour suivre deux longues courbes et traverser les promontoires de Porto-Venere et de Porto-Fino dans deux tunnels dont le premier aura 3,790, le second- 3,000 mètres de longueur ; il franchira de plus 89 autres tunnels, si bien que la moitié de la voie ou à peu près (41 kilomètres sur 88) sera souterraine. Pourtant il faut ménager les pentes et les courbes, afin que les trains de grande vitesse puissent courir à toute vapeur sur cette ligne. On ira cet été jusqu’à la neuvième station, celle de Chiavari. Quand ces deux chemins seront achevés (ils ont déjà coûté 79 millions, ils en coûteront 120), ils se rejoindront à Gênes en faisant le tour de la ville dans un tunnel de 2,200 mètres à courbe très prononcée ; les voyageurs pourront aller en wagon de Marseille à Civita-Vecchia en suivant les plus belles côtes qui soient au monde.

Pour remonter de Gênes à Milan, vous pouvez choisir entre plusieurs railways, celui de Turin, celui de Pavie, celui de Plaisance, et, si vous ne craignez pas les détours, celui de Crémone. Sur toutes ces voies ferrées, il y a des travaux d’art importans : le pont en fer à huit travées qui franchit le Pô à Plaisance mesure 577 mètres ; le pont tubulaire de Mezzanacorte est plus beau encore, c’est celui qui traverse le Pô sur la ligne de Pavie à Crémone. Il est à dix travées et à deux étages, et s’étend sur une longueur de 826 mètres. L’étage inférieur sert au chemin de fer, l’étage supérieur appartient aux voitures et aux piétons. Les fondations, faites au moyen de l’air comprimé, s’enfoncent à 23 mètres au-dessous du niveau des plus basses eaux du fleuve. Pour cette construction, il a fallu combler et détourner le Pô, creuser un canal de 1,864 mètres, enlever et transporter 760,000 mètres cubes de terre, apporter et placer près de 5 millions de kilomètres de fer et dépenser 12 ou 13 millions. C’est un ingénieur napolitain, M. Alfred Cottrau, qui a fourni les plans de cet ouvrage, le plus considérable, nous assure-t-on, qui existe en Europe.

Vous arrivez à Milan : c’est encore le débarcadère qui vous frappe d’abord. Les gares sont les monumens modernes, elles remplacent les portes triomphales qui s’ouvraient autrefois à l’entrée des cités. Partout où la gare a un grand air, vous pouvez vous attendre à visiter un peuple qui marche. A Milan, ce palais somptueux récemment sorti de terre offre des salles immenses que décorent de colossales peintures confiées aux meilleurs peintres milanais. Si ces peintures ne valent pas la Cène de Léonard, c’est que les Léonard ne sont pas de ce siècle. L’aspect de la ville répond au faste de cette entrée : ce ne sont que larges rues, beaux jardins, vastes maisons. Les écoles sont installées dans des palais, les abattoirs, largement approvisionnés d’eau par de puissantes machines, couvrent d’immenses terrains, les cours et les escaliers des monumens, les clochetons et les aiguilles du dôme se décorent à chaque instant de statues nouvelles ; un Léonard de Vinci colossal doit se dresser avant peu sur un piédestal où seront groupés ses élèves, devant le théâtre de la Scala. Entre cette place et celle du Dôme règne une coupole flanquée de quatre arcs de triomphe, cathédrale vitrée dont les chapelles sont des magasins. C’est la galerie Victor-Emmanuel, illuminée tous les soirs par des milliers de becs de gaz ; les Milanais ne regrettent pas l’argent jeté dans ce passage trop somptueux, le plus beau du monde. Les mûriers et les rizières le paieront tôt ou tard.

En quittant Milan, vous vous arrêtez entre deux trains à Brescia pour voir la ville, vous la trouvez active et gaie ; elle ne se plaint pas des guerres passées ni dès guerres futures, qui font vivre ses armuriers. Encore quelques stations, et vous arrivez en Vénétie. Plus de policiers aux frontières qui épèlent vos passeports, plus de douaniers qui lisent vos livres, déplient vos vêtemens et ouvrent jusqu’à vos parapluies. Vous entrez fièrement à Vérone, à Mantoue, sans rencontrer d’autres inspecteurs que ceux de l’octroi ; vous leur dites que vous n’avez rien à déclarer, et ils vous croient sur parole. Vous lisez partout des noms qu’on n’aurait pas prononcés sans péril dans ces mêmes endroits il y a peu d’années ; vous trouvez à chaque pas une place, un marché, un pont, un corso, une rue, un monument, qui. rebaptisé par le nouveau régime, a pour parrain Victor-Emmanuel, le prince Humbert, Garibaldi, Cavour, Manin. Liberté complète ; on parle à cœur ouvert dans les lieux publics, les libraires mettent en montre impunément toute sorte de livres qui, n’étant plus défendus, ne sont plus achetés ; la police ne saisit que les libelles obscènes. La religion est respectée : San Tommaso Cantuariense, Sant’Elena, Santa Trinità, San Nazaro e Celso, San Zeno (l’une des merveilles de Vérone), églises autrefois transformées par les Autrichiens en casernes ou en magasins militaires, ont été rendues au culte par Victor-Emmanuel. L’évêque de Vérone permet, protège même les asiles de l’enfance. Enfin ce n’est pas une petite joie de monter maintenant au belvédère de la villa Giusti, d’où le regard, embrassant le quadrilatère entier, peut suivre dans toutes ses péripéties la longue bataille de Custoza, fructueuse défaite, et de songer que Vérone sera désormais pour l’Italie, non plus une menace, mais une protection. De Vérone part un chemin de fer qui franchit les Alpes, et, gagnant le Tyrol, va jusque Munich, où il rejoint toutes les lignes d’Allemagne. Le Brenner est déjà dompté, le Mont-Cenis le sera bientôt, reste à trouer le Saint-Gothard ; cette dernière percée est à l’étude. On voit que l’Italie ne recule pas devant les plus ambitieux projets. Il est vrai qu’elle attend la malle des Indes.

Venise aussi compte sur le percement de l’isthme de Suez pour renaître de ses cendres. C’est dans cette ville que la tristesse frappe le voyageur. Le peuple est pauvre, ruiné par son héroïque résistance de 1848, qui lui avait coûté plus de 50 millions ; pressuré par le retour de l’étranger, qui ne le reconquit pas pour l’enrichir, découragé par la décadence de son commerce, qui de 1850 à 1866 déclina d’année en année, abandonné par la désertion volontaire ou forcée des grandes familles, qui s’exilaient une à une dans les pays libres, l’emprunt forcé de l’Autriche, qui fit payer aux Vénitiens en 1866 les frais de la guerre soutenue contre eux, lui porta le dernier coup. La population avait diminué, les mendians se multipliaient chaque jour, 30 ou 35,000 pauvres étaient inscrits sur les registres de la commune ; sur 19,000 maisons qui bordaient les rues et les canaux, 3,000 environ étaient vides. En 1866, le mont-de-piété dut prêter sur gages la somme énorme de 400,000 francs. Vous ne trouviez partout que palais ravagés, transformés en bureaux, en auberges, ou vendus au plus offrant ; ce n’étaient que trèfles, ogives, colonnettes à l’encan ; fines dentelles de marbre livrées à des boutiquiers, à des ballerines. Voilà dans quel état l’Italie trouva Venise en 1866. Que pouvait-elle faire ? La relever d’un jour à l’autre, lui rendre les Palladio, les Titien, la prospérité d’autrefois, le sceptre de l’Adriatique ? Hélas ! l’Italie, déjà pauvre, était encore appauvrie par tous ses agrandissemens ; de conquête en conquête, elle marchait à sa ruine. Pour comble de malheur, deux catastrophes inattendues vinrent frapper Venise, le choléra d’abord, qui chassa les touristes, puis l’incendie de l’église des SS. Jean et Paul, où fut consumé le Saint Pierre martyr du Titien, si bien que la cité des lagunes resta la grande mendiante. On ne se hâta ni d’agrandir l’arsenal, ni de creuser le bassin du Champ de Mars, ni de développer les ouvrages maritimes de Malamocco, ni de mettre le port en communication avec l’Égypte, ni de déblayer les canaux, ni d’élargir les 400 rues qui n’avaient que 1 mètre ou 1 mètre et demi de large, ni même de faire restituer aux archives les manuscrits soustraits et emportés par les Autrichiens, Cependant, hâtons-nous de le dire, si tout cela n’a pas encore été fait, cela doit se faire ; plusieurs de ces travaux urgens sont décidés, décrétés et même commencés. Grâce au chemin de fer du Brenner, le commerce vénitien peut revivre. Le préfet de la province, M. Torelli, passe mentalement la moitié de sa vie en Égypte ; son antichambre est tapissée de cartes où le fameux isthme n’est plus qu’un détroit. A Venise, comme partout, l’Italie a d’abord créé des écoles ; celles que le municipe vient d’inaugurer réunissent déjà 3,800 écoliers. Une école normale, récemment fondée, prépare 90 institutrices, une bibliothèque circulante est ouverte pour le peuple et pour les prisonniers, une salle de lecture y est annexée, l’entrée coûte un sou. Un magasin coopératif vient de s’établir aux frais de 450 actionnaires, des banques populaires à l’allemande sont en activité, un institut technique et une école supérieure de commerce attirent de nombreux auditeurs. Les sociétés de secours mutuels comptent déjà 2,700 membres parmi les ouvriers. Des conférences publiques et gratuites sont faites le soir par les professeurs les plus distingués de la ville. Il importe de noter tous ces petits faits qui échappent au commun des voyageurs. Partout l’Italie a commencé par le commencement, et cette œuvre lente, mais sérieuse, a produit des effets déjà sensibles. L’intelligence publique s’est développée, et les plus humbles citoyens, dans l’Italie entière, ont des préoccupations, des intérêts et des besoins d’esprit qu’ils n’avaient pas. Le peuple amphibie des lagunes étonne par ses qualités et surtout par son patriotisme. Il reçoit de vos mains le papier-monnaie qu’il n’acceptait pas des Autrichiens. Il comprend et sent l’Italie ; en 1848, il a tenu deux ans sous les bombes, malgré le choléra, malgré la faim. Quand il s’agit de célébrer un grand événement, l’entrée du roi, le retour de Manin, il double son âme et sa vie, retourne dans le passé, redevient le Vénitien des grands siècles, il refait sa ville et rétablit la Venise d’autrefois. Le Grand-Canal, obstrué de gondoles de toute forme et de toute grandeur qui portent des pavillons, des boudoirs, des salles de festin tendues de velours et de soie, des draperies de pourpre dont les franges d’or et d’argent trament dans l’eau, des gondoliers vêtus de costumes éclatans empruntés à tous les siècles, tumulte éblouissant de formes et de couleurs harmonisées par l’infinie douceur de la lumière et du ciel, le Grand-Canal, où toutes ces embarcations agglomérées marchent ensemble, comme un seul corps et d’un même mouvement, semble un chemin qui marche. La nuit, cet essaim de gondoles illuminées passe lentement sous les grands palais noirs qu’elles éclairent l’un après l’autre, détachant de ces masses confuses des cintres, des ogives, de fières colonnades, d’élégantes collerettes de marbre, qui rentrent ensuite dans la nuit, — fantastique féerie qui devient solennelle et religieuse quand cette procession flottante est le cortège funèbre d’un patriote. Les Vénitiens, de nos jours ont donné les plus belles fêtes nationales qu’on ait vues de notre temps. Ce n’étaient pas des spectacles offerts au pays par le pouvoir ni par le pays aux étrangers, c’étaient des drames vivans où le peuple tout entier, sans être forcé d’apprendre un rôle, se mettait lui-même en scène et ranimait ses souvenirs, célébrait ses gloires avec une pathétique ingénuité d’enthousiasme et d’émotion. Ceux qui ont vu Venise en ces grandes occasions ont pu se figurer ce qu’étaient les Panathénées en Grèce et les triomphes à Rome.

En quittant les lagunes, il y a peu d’années, vous preniez la diligence à Padoue, et cette diligence, après avoir roulé toute la nuit, vous déposait à l’aube sur les bords du Pô. On restait alors dans la neige ou dans la boue, selon la saison, jusqu’à ce qu’un bateau vînt vous prendre. Le fleuve, en hiver, charriait des glaçons entre lesquels on entendait craquer les parois de la barque. Rien de plus lugubre que ce trajet par les froides matinées de janvier sur une rivière gelée dont les rives étaient cachées par le brouillard. Enfin le batelier vous déposait sur l’autre bord ; il fallait alors attendre des facchini pour transporter vos effets à la douane, d’autres facchini pour les hisser sur la voiture qui vous cahotait rudement jusqu’à Bologne, où vous n’arriviez que la nuit tombée ; le voiturin n’avait garde de vous cacher que la route était peu sûre, et que peu de jours auparavant, à tel endroit qu’il vous montrait du fouet, des malandrins avaient dévalisé le courrier. C’est ainsi qu’on voyageait encore en janvier 1861. Aujourd’hui ce passé récent paraît invraisemblable. Le train qui part de Venise à dix heures et demie vous mène en quatre heures à Bologne, et traverse le Pô sur un pont de bois qui sera bientôt remplacé par un pont de fer. Les brigands qui infestaient ces contrées ont disparu ; les assises de Bologne en jugèrent une centaine il y a peu d’années, les autres se sont probablement sauvés dans les états pontificaux. Bologne est une ville posée, sensée, où l’on voudrait voir un peu plus de mouvement. Elle s’agite bien quelquefois, mais ce sont des tumultes d’enfans excités par d’autres enfans plus vieux et par conséquent moins excusables : tout se borne à des massacres de vitres et de réverbères. Les habitans prennent peur et ferment leurs boutiques. Les étudians, peu nombreux (ils ne sont que 600), ont l’esprit vif, et des professeurs trop complaisans font les mazziniens pour leur plaire ; néanmoins tous, élèves et maîtres, fort doux au fond, n’ont que des colères factices, des bonds de moutons enragés. La bourgeoisie, très prudente, n’envoie à la chambre que des députés conservateurs. La ville se développe et s’embellit, recule ou abat des portiques, élargit ses rues, fortifie ses remparts. Elle est plus visitée que jamais grâce aux quatre ou cinq chemins de feu qu’elle envoie dans toutes les directions. En quittant le matin les tours penchées de Bologne, vous pouvez vous trouver, au bout de quelques heures, sous l’arc de Trajan à Ancône, dans la mosquée octogone de Ravenne, sur la place Saint-Marc à Denise, devant les Corrège du musée de Parme, ou à la porte du Baptistère de Florence, à votre choix. Si vous aimez la mer, vous pouvez descendre. plus bas qu’Ancône et suivre les côtes jusqu’au talon de la botte à travers les Marches, les Abruzzes, les Fouilles, eu touchant Pescara, Ortona, Foggia, Bari, Brindisi. Rien ne manque à cette voie ferrée qui a coûté et coûte encore si cher, ni les ponts, ni les viaducs, ni les tunnels, ni même les tunnels artificiels portant des terrains qui s’éboulent, ni les longs murs de soutènement avec enrochemens sur la mer. Ces travaux considérables ont rendu la vie à ces provinces, qui tiennent maintenant par tous leurs intérêts à l’Italie du nord. Bari devient une grande ville qui fait déjà parler d’elle, Brindisi veut devenir, comme nous l’avons dit, le débarcadère de l’Orient. Les brigands, si nombreux en Capitanate il y a cinq ans, se sont enfuis devant les locomotives, qu’il serait dangereux de vouloir, arrêter, et qui transportent si aisément des troupes. C’est ainsi que les 845 kilomètres de rails placés par le nouveau régime sur les côtes de l’Adriatique ont en même temps enrichi et rassuré ces pays intéressans et trop peu connus. L’embranchement qui, partant de Bari, va maintenant jusqu’à Gioia, et sera poussé cette année jusqu’à Tarente, est un des ouvrages les plus difficiles que l’Italie aura pu exécuter. Un viaduc en maçonnerie et cinq viaducs en fer ont dû être construits sur ce terrain tourmenté, creusé, bossue, plein d’escarpemens et de ravins ; un de ces viaducs, construit sous la direction de M. Cottrau, franchit la Gravina di Castellaneto en s’appuyant sur deux éperons en pierre et sur trois piles en fer et en fonte ; il enjambe ainsi un ravin de plus de 200 mètres et mesure 72 mètres de hauteur.

C’est encore de Bologne que. part la belle ligne de la Porretta, celle, qui saute à Florence par-dessus les Apennins. Tout le monde a entendu parler de ce merveilleux chemin qui se lance dans la vallée du Reno, torrent qu’il côtoie, coupe à tout moment, resserre, écarte, repousse et contient, tout en escaladant la montagne, sur laquelle il s’élève jusqu’à 617 mètres au-dessus du niveau de la mer, pour s’enfoncer ensuite dans les rochers, où il va, revient, rampe et, serpente à travers une cinquantaine de tunnels mesurant ensemble de 18 à 19 kilomètres, jusqu’à ce que de galerie en galerie, de ponts en viaducs et en aqueducs, il descende à Pistole et gagne Florence, témoignage éclatant des obstacles surmontés, des forces dépensées par l’Italie pour arriver jusque-là. Florence est comme le prix de cet immense travail, elle vous enchante et vous repose. C’est une vieille ville qui s’entoure d’une ville neuve aux vastes quais, aux larges rues, aux maisons modernes ; mais elle a beau abattre ses murailles pour se confondre avec l’autre, la vieille ville a gardé son caractère. C’est la cité de Dante, de Michel-Ange, de Machiavel, grands noms qui, inscrits partout, gouvernent plus que jamais l’Italie ; c’est le centre intelligent qui depuis le moyen âge attaque Rome, et qui tôt ou tard doit en même temps la désarmer et la couronner.

Florence continue cette guerre contre le Vatican, elle le combat sans relâche par des entreprises plus sages et plus sûres que les expéditions de l’an dernier, elle s’en rapproche par les chemins de fer, qui portent chaque jour les bruits de l’Arno sur les bords du Tibre. On assure que le gouvernement romain a résisté longtemps à cette invasion de locomotives, il a eu mille fois raison. Il n’aurait jamais dû permettre au monde moderne, avec lequel il n’a rien à faire, d’entrer chez lui ; d’ailleurs les trains ne font que troubler le silence auguste des solitudes. Florence abuse de cette tolérance imprudente ; elle a déjà frayé trois chemins qui vont à Rome et entre lesquels vous pouvez déjà choisir. Si vous aimez la mer et les maremmes, prenez par Livourne et Civita-Vecchia, vous verrez Pise en chemin. Si vous tenez aux cathédrales, aux Pinturicchio et aux Signorelli, prenez par Sienne et par Orvieto, d’où le chemin de fer, franchissant le Tibre et perçant les roches de la Campana, doit rejoindre cette année la ligne d’Ancône. Si vous préférez Annibal et le Pérugin, choisissez la ligne d’Arezzo, qui longe le lac de Trasimène. Du wagon, vous voyez la bataille, vous la traversez. Pendant quelques minutes, en suivant la route étroite où furent cernés les hommes de Flaminius, vous êtes pressé dans ce cirque de collines qui se couronnèrent tout à coup de Carthaginois, de Gaulois, d’Espagnols, vous sentez crouler sur vous cette avalanche humaine. Assaillis tout à coup de front, de flanc, de dos, les Romains furent jetés dans le lac. Ils voulurent, dit Polybe, se cacher sous l’eau, mais les chevaux d’Annibal y entrèrent. Comme aux jours de la bataille, des vapeurs montent encore de ce grand marais sauvage et désolé. Quant au Pérugin, vous le trouvez à Pérouse, dont le musée réunit l’œuvre de ce maître, autrefois dispersé dans les couvens. Pérouse, douce capitale de l’Ombrie, est peuplée de bonnes gens qui aiment la patrie commune et qui la soutiennent par des députés peu ou point frémissans. En 1860, les Pérousins délivrés eurent un accès de colère, ils abattirent la citadelle armée contre eux par les papes ; aussitôt calmés, ils rentrèrent dès lors dans la paix la plus profonde, et malgré tous les changemens de ministère ils ont gardé depuis sept ans le même syndic. Si l’Italie n’avait d’autres habitans que ceux-là, nous croyons pouvoir affirmer qu’elle aurait moins de dettes. Ce ne sont pas les démolitions de citadelles qui coûtent cher.

Les trains partant de Pérouse quatre fois par jour touchent Assise, Spello, Foligno, Trevi, Spolète, Narni, Terni, autant de stations où vous pouvez vous arrêter quelques heures, car toutes vous offrent quelque chose à voir, des tableaux de maîtres ombriens, émules trop peu connus du jeune Raphaël, des églises, des couvens, des ruines, des cascades. C’est une excursion désormais facile dans des pays qui seront de plus en plus visités. De Foligno, vous pouvez tourner sur Ancône et passer encore les Apennins en vous élevant de tunnel en tunnel jusqu’à la hauteur de 535 mètres au-dessus du niveau de la mer. Entre Spolète et Terni, la voie suit le cours tortueux de la Sera, qu’elle traverse vingt-six fois sur un parcours de 7 kilomètres ; un de ces ponts en maçonnerie jette quinze arches sur le torrent. A la station d’Orte, un uniforme s’approche de la portière et vous demande votre passeport. La réclamation vous étonne : vous avez pu venir de Paris ici et traverser la péninsule entière, entrer impunément dans une cinquantaine de villes et de places fortes sans montrer ce papier inutile qui rappelle les mœurs d’un autre temps ; mais à la station d’Orte on vous le prend et on vous le garde. Orte est la première station des états du pape. Il est fort heureux qu’en six ou sept heures le train direct puisse traverser ces états dans toute leur longueur. Vous apercevez en passant des plaines désertes plantées de ruines, puis des coupoles et des fortifications ; vous vous arrêtez une heure dans un hangar flanqué d’une remise et d’un bureau de police : vous êtes à Rome. Vous repartez : nouvelles coupoles, nouvelles fortifications, nouvelles ruines, nouveaux déserts. Peu à peu tout cela se repeuple et s’égaie, la culture reparaît ; vous vous rapprochez de l’Italie, vous y êtes au-delà de Ceprano, dernière station romaine, où l’on vous rend votre passeport.

A Naples, vous retrouvez une gare monumentale, mais elle est encore en construction : ce fait qui vous frappe au premier regard résume exactement l’état de la ville. Naples est en Italie, il est vrai, par la tête et par le cœur, mais elle a encore un pied dans le royaume des Deux-Siciles. Le présent l’attire de toutes ses forces, mais le passé la retient, si bien qu’elle avance, mais lentement, s’agrandit, mais avec peine, construit des maisons, mais en laisse crouler d’autres, perce des rues, mais n’élargit pas les ruelles, dessine des squares, mais n’assainit pas les bas quartiers, creuse des puits et des bassins, mais n’amène pas d’eau sur ses collines, chasse les mendians, mais les laisse revenir, nomme des députés libéraux, mais veut qu’ils fassent de l’opposition, demande que l’état avance, mais lui jette des bâtons dans les roues. E pur si muove, comme disait Galilée. Les voyageurs attentifs (les Anglais, les Allemands) qui prennent le temps d’examiner en détail les écoles, les hospices, les hôpitaux, les prisons de Naples, et qui comparent ces établissemens à ce qu’ils étaient autrefois, sont frappés des progrès obtenus malgré toutes les résistances des partis hostiles. L’hôtel des postes est le plus beau d’Italie, l’hospice des enfans trouvés (qui tuait autrefois 75 nouveau-nés sur 100) est peut-être le plus beau du monde, l’Hôtel royal des Pauvres, qui était naguère une école de vices, devient un Conservatoire des Arts et Métiers, l’ancien Musée Bourbon, aujourd’hui Musée national, commence à mettre ses collections en ordre, et s’est enrichi pendant ces dernières années de 60,000 objets précieux, la prison de Sant-Efremo, récemment ouverte, est une maison de peine qui, mieux habitée, pourrait être une maison de plaisance, l’hôpital de Gesù-e-Maria, fondé par Victor-Emmanuel, ne ferait pas mauvaise figure à Berlin ni à Paris.

Naples est un cul-de-sac où les chemins de fer s’arrêtent. Il y a bien une courte voie qui descend jusqu’à Salerne, d’où elle remonte à Eboli ; après avoir longé la plus belle côte d’Italie, elle tourne dans la vallée du Sarno, touche Pompéi, gravit de fortes pentes et court sur un beau viaduc. D’Eboli, elle devait franchir les Apennins et gagner la Lucanie et les Pouilles. Le projet, trop ambitieux, a dû être abandonné. Après de longues hésitations, les ingénieurs chargés d’étudier le plus court chemin de la Méditerranée à l’Adriatique sont revenus tout simplement à la voie qu’avaient déjà tracée leurs collègues de l’ancienne Rome il y a deux mille ans. C’est par Bénévent que les Campaniens iront en Apulie ; ils reprendront le chemin que suivit Horace. La section de Naples à Bénévent a été ouverte le 18 avril 1868. Dans le banquet offert à cette occasion par la compagnie, le directeur avait promis qu’au mois de juillet la section de Bénévent à Montecalvo serait livrée à la circulation. On espère donc ouvrir cette année toute la voie, à l’exception du tronçon compris entre Montecalvo et Ariano ; c’est sur cet espace de 19 kilomètres que la voie doit traverser les Apennins au moyen de cinq tunnels dont le plus long, celui d’Ariano, mesurera 3,715 mètres. Ainsi les Apennins seront coupés prochainement en trois endroits, entre Bologne et Florence, entre Ancône et Rome, entre Foggia et Naples.

Tant d’œuvres accomplies en sept ans (nous ne disons rien des railways calabro-siciliens, qui ne méritent pas encore une mention) font honneur au jeune royaume. De 1861 à 1866, le parlement a voté 588 millions pour les travaux publics, 518 millions ont été dépensés en voies de fer et en voies de terre, en travaux de dessèchement et d’irrigation, en ports, en phares, en télégraphes, en bureaux de poste, en édifices publics. En outre 70 millions ont été consacrés au canal Cavour, qui jusqu’ici n’a point enrichi ses actionnaires, mais qui n’en sera pas moins un des chefs-d’œuvre de notre temps. Ce canal doit prendre dans le Pô 110,000 mètres cubes d’eau par seconde, et après avoir arrosé 100,000 hectares de terrain sur un parcours de 82 kilomètres, en traversant huit rivières sur des ponts ou sous des tunnels, verser enfin dans le Tessin l’eau qu’il n’aura pas répandue dans les campagnes. Des sommes énormes ont été employées par une compagnie napolitaine pour rendre 16,000 hectares à la culture par le dessèchement du lac Fucin ; au moins 15 millions ont été votés par les communes pour la construction des routes, plus de 100 millions consacrés par les sept principales villes d’Italie (Turin, Gênes, Milan, Bologne, Florence, Naples, Palerme) à des travaux d’embellissement. 700 millions dépensés par les compagnies de chemins de fer outre l’argent qu’elles ont trouvé dans les caisses de l’état. Notons enfin que, loin de se ralentir, cette activité s’est accrue d’année en année, et qu’après avoir commencé par des hésitations, des tâtonnemens, de longues discussions, de patientes études, l’administration des travaux publics a, depuis 1864, dévoré toutes ses économies, presque épuisé ses ressources, — et nous serons forcés de reconnaître que l’Italie, depuis son réveil, n’a ménagé ni son argent, ni son activité, ni sa force, et qu’elle s’est mise vaillamment au travail. Que n’eût-elle donc pas fait, si elle n’avait dissipé de 1861 à 1865 1 milliard 627 millions pour son armée et sa flotte, pour Custoza et Lissa !

Hélas ! les nécessités de la guerre ont ajourné les bienfaits de la paix ; cependant il y a progrès partout, progrès dans la législation d’abord ; les lois provinciales et communales sont les plus libérales qui puissent régner dans les pays monarchiques. Les provinces ont une sorte d’autonomie, les conseils communaux sont nommés par le suffrage direct. Les procès des citoyens avec l’administration ne sont plus déférés à des tribunaux spéciaux, ils sont soumis à la juridiction ordinaire ; le code a consacré le mariage civil, quelle que soit la religion des conjoints, fussent-ils prêtres. La femme, affranchie, peut hériter et tester ; elle assume, son mari mort, la puissance paternelle. Les successions sont équitablement réparties ; en cas de mort ab intestat, les droits des parens sont reconnus, même ceux des enfans naturels. La loi supprime les fidéi-commis, gêne l’usure, reconnaît la propriété littéraire, se règle enfin sur nos codes, et les corrige quelquefois avec bonheur. Il y a progrès dans la vie politique : le nombre des électeurs inscrits s’est élevé de 418,000 à 460,000 ; est électeur tout citoyen qui paie un cens et qui sait lire et écrire. L’Italie travaille par ses écoles et par ses impôts à rendre le suffrage universel. Les journaux s’obstinent à dire que ces électeurs ne votent pas ; il en est ainsi peut-être à Naples et à Livourne, mais ailleurs, à Girgenti par exemple, on trouve jusqu’à 81 votants sur 100 électeurs. On a constaté encore que les députés élus obtiennent maintenant plus de voix qu’ils n’en réunissaient en 1861 ; les citoyens prennent donc peu à peu les habitudes parlementaires. Ils ne se groupent plus en coteries, ils se rangent en partis.

L’Italie devait en même temps se disloquer et se refaire en toute hâte, dénouer ou trancher sept nœuds gordiens, détacher ses provinces les unes des autres pour les renouer à Turin, les détacher de Turin pour les renouer à Florence, associer cent villes, cent peuples, et, tout en brisant leurs chaînes, les assujettir à de nouvelles lois. Elle devait de plus s’improviser grande puissance, se créer une armée, une marine, une diplomatie, se faire reconnaître par l’Europe hostile et changer un à un tous ses adversaires en alliés, soutenir deux guerres étrangères tout en combattant sans répit des millions d’ennemis intérieurs, les milices de l’église, les partisans des princes déchus, les conspirateurs, les camorristes, les bandes de brigands, protégés par la corruption et la lâcheté des campagnards plus encore que par la sauvage complicité des forêts et des montagnes. Eh bien ! elle a pu sans coup d’état ni prestige militaire, faible, mais libre, exténuée par une croissance trop prompte, mais soutenue par la justice de sa cause, se multiplier, se répandre, agir partout, suffire à tout. Elle est maintenant plus près du but, parce qu’elle commence à se connaître ; elle a été instruite et sauvée peut-être par ses revers. Les leçons de 1866, tout en lui donnant Venise, l’ont préservée des dangers de la gloire ; il est rare que les peuples vainqueurs restent libres. Les leçons de 1867 lui ont appris que les aventures et les surprises ne suffisent pas pour résoudre la question capitale de notre temps. Ce que l’Italie a fait prouve qu’elle a toute la vitalité qu’il faut pour accomplir ce qui lui reste à faire. Se reposer, reprendre haleine, ménager ses forces, ne pas s’épuiser en paroles, mais continuer son travail et relever son crédit, avant tout maintenir ses libertés ; voilà sa tâche. Ces libertés ont donné en peu de temps l’Italie entière au petit Piémont, elles donneront tôt ou tard à l’Italie la dernière province qui lui manque.


MARC MONNIER.


  1. Il serait trop long d’indiquer toutes les sources où nous ayons dû puiser. Signalons seulement une savante étude de M. Luigi Bodio, professeur d’économie politique à Livourne : Sui documenti statistici del Regno d’Italia, Firenze, 1867, et un volume important (l’Italie économique en 1867), écrit en français par M. P. Maestri, qui dirige avec une intelligente et infatigable activité la statistique italienne.
  2. Notons ici quelques faits curieux, révélés par le recensement : d’abord la supériorité numérique de l’élément masculin, surtout dans les campagnes, puis la fréquence des mariages. L’Italie fut en 1865, par une circonstance qui mérite d’être signalée, le pays le plus nuptial de l’Europe. Le nouveau code italien devait être appliqué dès le 1er janvier 1866 ? or ce code a consacré, comme on sait, le mariage civil. Il en résulta que nombre de gens, soit pour vivre en paix avec les femmes, sait pour être agréables aux curés, se hâtèrent de se marier en esquivant les formalités de la mairie. Le mois de décembre surtout fut au mois de noces, fait exceptionnel, car en Italie comme en France, c’est surtout au mois de février qu’on se marie.
  3. Voyez un intéressant rapport de M. G. de Vincenzi, commissaire italien à l’exposition de Londres : On the cultivation of cotton in Italy. London, 1862.
  4. Le nostre scuole municipali. Inchiesta e Proposte di P. Turiello. Napoli, 1867.
  5. M. Berti a eu l’idée utile de comparer dans plusieurs états le budget de l’instruction publique et celui de la guerre ; il a publié un petit tableau digne d’être médité. Sur 1,000 francs de dépenses générales, voici ce que donnent les états suivans :
    pour l’instruction pour la guerre
    L’Italie 17 fr. 319 fr.
    La France, 11 285
    L’Autriche, 14 276
    La Bavière, 22 219
    Le Wurtemberg, 47 218
  6. Voici ses deux brochures : Delle Condizioni della viabilità in Italia. Firenze, Eredi Botta, 1867. — Della Viabilità comunale in Italia e delle condizioni delle nostre strade ferrate. Firenze, Le Monnier, 1867. Voir aussi l’important volume du ministre Jucini : L’Amministrazione dei lavori pubblici in Italia, dal 1860 al 1867. — Firenze, Eredi Botta, 1867.