Là-bas/Chapitre XVI

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Tresse & Stock (p. 310-327).


XVI


Quand je songe, se dit Durtal, le lendemain, qu’au lit, à ce moment, où la plus pertinace volonté succombe, j’ai tenu bon, j’ai refusé de céder aux instances de Hyacinthe voulant prendre pied ici et qu’après le déclin charnel, à cet instant où l’homme diminué se reprend, je l’ai suppliée, moi-même, de continuer ses visites, c’est à n’y rien comprendre ! Au fond, je n’avais pas arrêté la ferme résolution d’en finir avec elle ; et puis je ne pouvais cependant la congédier comme une fille, reprit-il, pour se justifier l’incohérence de ce revirement. J’espérais aussi avoir des renseignements sur le chanoine. Oh mais, à ce propos, je ne la tiens pas quitte, il faudra qu’elle se décide à parler, à ne pas répondre par des monosyllabes ou des phrases en garde, ainsi qu’hier !

Au fait, qu’a-t-elle pu faire avec cet abbé qui a été son confesseur et qui, de son aveu même, l’a lancée dans l’incubat ? Elle a été sa maîtresse, cela est sûr ; et combien, parmi ces autres ecclésiastiques qu’elle a fréquentés ont été ses amants aussi ? car elle l’a confessé, dans un cri, ce sont ces gens là qu’elle aime ! Ah ! si l’on fréquentait le monde clérical, l’on apprendrait sans doute de curieuses particularités sur son mari et sur elle ; c’est tout de même étrange, Chantelouve qui joue un singulier rôle dans ce ménage, s’est acquis une déplorable réputation et, elle, pas. Jamais je n’ai ouï parler de ses frasques ; mais non, que je suis bête ! ce n’est pas étrange ; son mari ne s’est pas confiné dans les cercles religieux et mondains ; il se frotte aux gens de lettres, s’expose par conséquent à toutes les médisances, tandis qu’elle, si elle prend un amant, elle le choisit, certainement, dans des sociétés pieuses aucun de ceux que je connais ne serait reçu ; et puis, les abbés sont des gens discrets ; mais comment expliquer alors qu’elle vienne ici ? par ce fait bien simple qu’elle a probablement eu une indigestion de soutaniers et qu’elle m’a requis pour faire un intérim de bas noirs. Je lui sers de halte laïque !

C’est égal, elle est tout de même bien singulière et plus je la vois, moins je la comprends. Il y a en elle trois êtres distincts.

D’abord, la femme assise ou debout que j’ai connue dans son salon, réservée, presque hautaine, devenue bonne fille dans l’intimité, affectueuse, tendre même.

Puis, la femme couchée, complètement changée d’allures et de voix, une fille, crachant de la boue, perdant toute vergogne.

Enfin, la troisième que j’ai aperçue hier, une impitoyable mâtine, une femme vraiment satanique, vraiment rosse.

Comment tout cela s’amalgame et s’allie ? Je l’ignore ; par l’hypocrisie sans doute ; et encore non, elle est souvent d’une franchise qui déconcerte ; ce sont peut-être, il est vrai, des moments de détente ou d’oubli. Au fond, à quoi bon essayer de comprendre le caractère de cette dévote lubrique ! En somme, ce que je pouvais appréhender ne se réalise point ; elle ne me demande pas de la sortir, ne me force pas à dîner chez elle, ne me réclame aucune prébende, n’exige aucune compromission d’aventurière plus ou moins louche. Je ne trouverai jamais mieux ; — Oui, mais c’est que maintenant, je préférerais ne rien trouver ; il me suffirait très bien de déposer entre des mains mercenaires mes pétitions charnelles ; et alors, pour vingt francs, j’achèterais de plus studieuses crises ! car, il n’y a pas à dire, seules, les filles savent cuisiner les petits plats des sens !

— Ce qui est bizarre, se dit-il, soudain, après un silence de réflexions, c’est que, toutes proportions gardées, Gilles de Rais se divise comme elle en trois êtres qui diffèrent.

D’abord le soudard brave et pieux.

Puis l’artiste raffiné et criminel.

Enfin, le pêcheur qui se repent, le mystique.

Il est tout en volte-face d’excès, celui-là ! À contempler le panorama de sa vie, l’on découvre en face de chacun de ses vices une vertu qui le contredit ; mais aucune route visible ne les rejoint.

Il fut d’un orgueil orageux, d’une superbe immense et lorsque la contrition s’empara de lui, il tomba à genoux devant le peuple et il eut les larmes, l’humilité d’un Saint.

Sa férocité dépassa les limites du loyer humain, et cependant il fut charitable et il adora ses amis qu’il soigna, tel qu’un frère, dès que le démon les meurtrit.

Impétueux dans ses souhaits et néanmoins patient ; brave dans les batailles, lâche devant l’au-delà, il fut despotique et violent, faible pourtant lorsque les louanges de ses parasites s’étoffèrent. Il est tantôt sur les cimes, tantôt dans les bas-fonds, jamais dans la plaine parcourue dans les pampas de l’âme. Ses aveux n’éclairent même point ces invariables antipodes. Il répond, alors qu’on lui demande qui lui suggéra l’idée de pareils crimes :

« Personne, mon imagination seule m’y a poussé ; la pensée ne m’en est venue que de moi-même, de mes rêveries, de mes plaisirs journaliers, de mes goûts pour la débauche ».

Et il s’accuse de son oisiveté, assure constamment que les repas délicats, que les robustes breuvages ont aidé à décager chez lui le fauve.

Loin des passions médiocres, il s’exalte, tour à tour, dans le bien comme dans le mal et il plonge, tête baissée, dans les gouffres opposés de l’âme. Il meurt à l’âge de trente-six ans, mais il avait tari le flux des joies désordonnées, le reflux des douleurs qui rien n’apaise. Il avait adoré la mort, aimé en vampire, baisé d’inimitables expressions de souffrance et d’effroi et il avait également été pressuré par d’infrangibles remords, par d’insatiables peurs. Il n’avait plus, ici-bas, rien à tenter, rien à apprendre.

— Voyons, fit Durtal qui feuilletait ses notes, je l’ai laissé au moment où l’expiation commence ; ainsi que je l’ai écrit dans l’un de mes précédents chapitres, les habitants des régions que dominent les châteaux du Maréchal savent maintenant quel est l’inconcevable monstre qui enlève les enfants et les égorge. Mais personne n’ose parler. Dès qu’au tournant d’un chemin, la haute taille du carnassier émerge, tous s’enfuient, se tapissent derrière les haies, s’enferment dans les chaumières.

Et Gilles passe, altier et sombre, dans le désert des villages singultueux et clos. L’impunité lui semble assurée, car quel paysan serait assez fou pour s’attaquer à un maître qui peut le faire patibuler au moindre mot ?

D’autre part, si les humbles renoncent à l’atteindre, ses pairs n’ont pas dessein de le combattre au profit de manants qu’ils dédaignent ; et son supérieur, le Duc de Bretagne, Jean V, le caresse et le choie, afin de lui extorquer à bas prix ses terres.

Une seule puissance pouvait se lever et, au-dessus des complicités féodales, au-dessus des intérêts humains, venger les opprimés et les faibles, l’Église. — Et ce fut elle, en effet, qui, dans la personne de Jean de Malestroit, se dressa devant le monstre et l’abattit.

Jean de Malestroit, Évêque de Nantes, appartenait à une lignée illustre. Il était proche parent de Jean V et son incomparable piété, sa sagesse assidue, sa fougueuse charité, son infaillible science, le faisaient vénérer par le Duc même.

Les sanglots des campagnes décimées par Gilles étaient venus jusqu’à lui ; en silence, il commençait une enquête, épiait le Maréchal, décidé, dès qu’il le pourrait, à commencer la lutte.

Et Gilles commit subitement un inexplicable attentat qui permit à lÉévêque de marcher droit sur lui et de le frapper.

Pour réparer les avaries de sa fortune, Gilles vend sa seigneurie de Saint-Étienne de Mer Morte à un sujet de Jean V, Guillaume le Ferron, qui délègue son frère Jean pour prendre possession de ces domaines.

Quelques jours après, le Maréchal réunit les deux cents hommes de sa maison militaire et il se dirige, à leur tête, sur Saint-Étienne. Là, le jour de la Pentecôte, alors que le peuple réuni entend la messe, il se précipite, la jusarme au poing, dans l’église, balaie d’un geste les rangs tumultueux des fidèles et, devant le prêtre interdit, menace d’égorger Jean le Ferron qui prie. La cérémonie est interrompue, les assistants prennent la fuite. Gilles traîne le Ferron qui demande grâce jusqu’au château, ordonne qu’on baisse le pont-levis et de force il occupe la place, tandis que son prisonnier est emporté et jeté à Tiffauges, dans un fond de geôle.

Il venait du même coup de violer le coutumier de Bretagne qui interdisait à tout baron de lever des troupes sans le consentement du Duc, et de commettre un double sacrilège, en profanant une chapelle et en s’emparant de Jean le Ferron qui était un clerc tonsuré d’Église.

L’Évêque apprend ce guet-apens et décide Jean V qui hésite pourtant, à marcher contre le rebelle. Alors tandis qu’une armée s’avance sur Saint-Étienne que Gilles abandonne pour se réfugier avec sa petite troupe dans le manoir fortifié de Machecoul, une autre armée met le siège devant Tiffauges.

Pendant ce temps, le prélat accumule, hâte les enquêtes. Son activité devient extraordinaire, il délègue des commissaires et des procureurs dans tous les villages où des enfants ont disparu. Lui-même quitte son palais de Nantes, parcourt les campagnes recueille les dépositions des victimes. Le peuple parle enfin, le supplie à genoux de le protéger et, soulevé par les atroces forfaits qu’on lui révèle, l’évêque jure qu’il fera justice.

Un mois a suffi pour que tous les rapports soient terminés. Par lettres patentes, Jean de Malestroit établit publiquement « l’infamatio » de Gilles, puis, alors que les formules de la procédure canonique sont épuisées, il lance le mandat d’arrêt.

Dans cette pièce libellée en forme de mandement et donnée à Nantes, le 13 septembre en l’an du Seigneur 1440, il rappelle les crimes imputés au Maréchal, puis, dans un style énergique, il somme son diocèse de marcher contre l’assassin, de le débusquer.

« Ainsi, nous vous enjoignons à tous et à chacun de vous, en particulier, par ces présentes lettres, de citer immédiatement et d’une manière définitive, sans compter l’un sur l’autre, sans vous reposer de ce soin sur autrui, de citer devant nous ou devant l’Official de notre église cathédrale, pour le lundi de la fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix, le 19 septembre, Gilles, noble baron de Rais, soumis à notre puissance et relevant de notre juridiction, et nous le citons, nous-même, par ces lettres, à comparaître à notre barre pour avoir à répondre des crimes qui pèsent sur lui. — Exécutez donc ces ordres et que chacun de vous les fasse exécuter. »

Et, le lendemain, le capitaine d’armes Jean Labbé, agissant au nom du Duc, et Robin Guillaumet, notaire, agissant au nom de l’Évêque, se présentent, escortés d’une petite troupe, devant le château de Machecoul.

Que se passa-t-il dans l’âme du Maréchal ? trop faible pour tenir en rase campagne, il peut néanmoins se défendre derrière les remparts qui l’abritent, et il se rend !

Roger de Bricqueville, Gilles de Sillé, ses conseillers habituels, ont pris la fuite. Il reste seul avec Prélati qui essaie en vain, lui aussi, de se sauver.

Il est ainsi que Gilles chargé de chaînes. Robin Guillaumet visite la forteresse de fond en comble. Il y découvre des chemisettes sanglantes, des os mal calcinés, des cendres que Prélati n’a pas eu le temps de précipiter dans les latrines et les douves.

Au milieu des malédictions, des cris d’horreur qui jaillissent autour d’eux, Gilles et ses serviteurs sont conduits à Nantes et écroués au château de la Tour Neuve.

— Tout cela, ce n’est pas, en somme, très clair, se disait Durtal. Étant donné le casse-cou que fut autrefois le Maréchal, comment admettre que, sans coup férir, il livre ainsi sa tête ?

Fut-il amolli, ébranlé par ses nuits de débauche, démantelé par les abjectes délices des sacrilèges, effondré, moulu par les remords ? fut-il las de vivre ainsi et se délaissa-t-il comme tant de meurtriers que le châtiment attire ? nul ne le sait. Se jugea-t-il d’un rang si élevé qu’il se crût incoercible ? espéra-t-il, enfin, désarmer le Duc, en tablant sur sa vénalité, en lui offrant une rançon de manoirs et de prés ?

Tout est plausible. Il pouvait aussi savoir combien Jean V avait hésité, de peur de mécontenter la noblesse de son Duché, à céder aux objurgations de l’Évêque et à lever des troupes pour le traquer et le saisir.

Ce qui est certain c’est qu’aucun document ne répond à ces questions. Encore tout cela peut-il être mis à peu près en place dans un livre, se disait-il, mais ce qui est bien autrement fastidieux et obscure, c’est, au point de vue des juridictions criminelles, le procès même.

Aussitôt que Gilles et ses complices furent incarcérés, deux tribunaux s’organisèrent : l’un, ecclésiastique, pour juger les crimes qui relevaient de l’Église, l’autre civil, pour juger ceux auquels il appartenait à l’État de connaître.

À vrai dire, le tribunal civil qui assista aux débats ecclésiastiques s’effaça complètement dans cette cause ; il ne fit, pour la forme, qu’une petite contre-enquête, mais il prononça la sentence de mort que l’Église s’interdisait de proférer, en raison du vieil adage « Ecclesia abhorret a sanguine ».

Les procédures ecclésiastiques durèrent un mois et huit jours ; les procédures civiles quarante-huit heures. Il semble que, pour se mettre à l’abri derrière l’Évêque, le Duc de Bretagne ait volontairement amoindri le rôle de la justice civile qui d’ordinaire se débattait mieux contre les empiètements de l’Official.

Jean de Malestroit préside les audiences ; il choisit pour assesseurs les Évêques du Mans, de Saint-Brieuc et de Saint-Lô ; puis en sus de ces hauts dignitaires, il s’entoure d’une troupe de juristes qui se relevaient dans les interminables séances du procès. Les noms de la plupart d’entre eux figurent dans les pièces de procédure ; ce sont : Guillaume de Montigné, avocat à la cour séculière, Jean Blanchet, bachelier ès lois, Guillaume Groyguet et Robert de la Rivière, licenciés in utroque jure, Hervé Lévi, Sénéchal de Quimper. Pierre de l’Hospital, Chancelier de Bretagne, qui doit présider, après le jugement canonique, les débats civils, assiste Jean de Malestroit.

Le Promoteur, qui faisait alors office de ministère public, fut Guillaume Chapeiron, curé de Saint-Nicolas, homme éloquent et retors ; on lui adjoignit, pour alléger la fatigue des lectures, Geoffroy Pipraire, doyen de Sainte-Marie et Jacques de Pentcoetdic, Official de l’église de Nantes.

Enfin, à côté de la juridiction épiscopale, l’Église avait institué, pour la répression du crime d’hérésie qui comprenait alors le parjure, le blasphème, le sacrilège, tous les forfaits de la magie, le Tribunal extraordinaire de l’Inquisition.

Il siégea, aux côtés de Jean de Malestroit, en la redoutable et docte personne de Jean Blouyn, de l’ordre de Saint-Dominique, délégué par le grand Inquisiteur de France, Guillaume Mérici, aux fonctions de Vice-Inquisiteur de la ville et du diocèse de Nantes.

Le Tribunal constitué, le procès s’ouvre dès le matin, car juges et témoins doivent être, suivant la coutume du temps, à jeun. On y entend le récit des parents des victimes et Robin Guillaume, faisant fonction d’huissier, celui-là même, qui s’est emparé du Maréchal à Machecoul, donne lecture de l’assignation faite à Gilles de Rais de paraître. Il est amené et déclare dédaigneusement qu’il n’accepte pas la compétence du Tribunal ; mais, ainsi que le veut la procédure canonique, le promoteur rejette aussitôt, « pour ce que par ce moyen la correction du maléfice ne soit empêchée », le déclinatoire comme étant nul en droit et « frivole » et il obtient du tribunal qu’on passe outre. Il commence à lire à l’inculpé les chefs de l’accusation portée contre lui ; Gilles crie que le promoteur est menteur et traître. Alors Guillaume Chapeiron étend le bras vers le Christ, jure qu’il dit la vérité et invite le Maréchal à prêter le même serment. Mais cet homme, qui n’a reculé devant aucun sacrilège, se trouble, refuse de se parjurer devant Dieu et la séance se lève, dans le brouhaha des outrages que Gilles vocifère contre le Promoteur.

Ces préambules terminés, quelques jours après, les débats publics commencent. L’acte d’accusation, dressé en forme de réquisitoire, est lu, tout haut, devant l’accusé, devant le peuple qui tremble, alors que Chapeiron énumère, un à un, patiemment, les crimes, accuse formellement le Maréchal d’avoir pollué et occis des petits enfants, d’avoir pratiqué les opérations de la sorcellerie et de la magie, d’avoir violé à Saint-Étienne de Mer Morte, les immunités de la Sainte Église.

Puis, après un silence, il reprend son discours et, laissant de côté les meurtres, ne retenant plus alors que les crimes dont la punition, prévue par le droit canonique, pouvait être prononcée par l’Église, il demande que Gilles soit frappé de la double excommunication, d’abord comme évocateur de démons, hérétique, apostat et relaps, ensuite comme sodomite et sacrilège.

Gilles qui a écouté ce réquisitoire tumultueux et serré, âpre et dense, s’exaspère. Il insulte les juges, les traite de simoniaques et de ribauds, et il refuse de répondre aux questions qu’on lui pose. Le Promoteur, les assesseurs, ne se lassent point ; ils l’invitent à présenter sa défense. De nouveau, il les récuse, les outrage, puis lorsqu’il s’agit de les réfuter, il demeure muet.

Alors l’Évêque et le Vice-Inquisiteur le déclarent contumace et prononcent contre lui la sentence d’excommunication qui est aussitôt rendue publique.

Ils décident en outre que les débats se poursuivront, le lendemain.

Un coup de sonnette interrompit la lecture que Durtal faisait de ses notes. Et des Hermies entra.

— Je viens de voir Carhaix qui est souffrant, dit-il.

— Tiens, qu’est-ce qu’il a ?

— Rien de grave, un peu de bronchite ; il sera debout dans deux jours s’il consent à rester tranquille.

— J’irai le voir, demain, dit Durtal.

— Et toi, que fais-tu, reprit des Hermies, tu travailles ?

— Mais oui, je pioche le procès du noble baron de Rais. Ce sera aussi ennuyeux à écrire qu’à lire !

— Et tu ne sais toujours pas quand tu auras fini ton volume ?

— Non, répondit Durtal, en s’étirant. Au reste, je ne désire pas qu’il se termine. Que deviendrai-je alors ? Il faudra chercher un autre sujet, retrouver la mise en train des chapitres du début si embêtants à poser ; je passerai de mortelles heures d’oisiveté. Vraiment, quand j’y songe, la littérature n’a qu’une raison d’être, sauver celui qui la fait du dégoût de vivre !

— Et, charitablement, alléger la détresse des quelques-uns qui aiment encore l’art.

— Ce qu’ils sont peu !

— Et leur nombre va, en diminuant ; la nouvelle génération ne s’intéresse plus qu’aux jeux de hasard et aux jockeys !

— Oui, c’est exact ; maintenant les hommes jouent et ne lisent plus ; ce sont les femmes dites du monde qui achètent les livres et déterminent les succès ou les fours ; aussi, est-ce à la Dame, comme l’appelait Schopenhauer, à la petite oie, comme je la qualifierais volontiers, que nous sommes redevables de ces écuellées de romans tièdes et mucilagineux qu’on vante !

Ça promet, dans l’avenir, une jolie littérature, car, pour plaire aux femmes, il faut naturellement énoncer, en un style secouru, les idées digérées et toujours chauves.

Oh ! et puis, reprit Durtal, après un silence, il vaut peut-être mieux qu’il en soit ainsi ; les rares artistes qui restent n’ont plus à s’occuper du public ; ils vivent et travaillent loin des salons, loin de la cohue des couturiers de lettres ; le seul dépit qu’ils puissent honnêtement ressentir, c’est, quand leur œuvre est imprimée, de la voir exposée aux salissantes curiosités des foules !

— Le fait est, dit des Hermies, que c’est une véritable prostitution ; la mise en vente, c’est l’acceptation des déshonorantes familiarités du premier venu ; c’est la pollution, le viol consenti, du peu qu’on vaut !

— Oui, c’est notre impénitent orgueil et aussi le besoin de misérables sous qui font qu’on ne peut garder ses manuscrits à l’abri des mufles ; l’art devrait être ainsi que la femme qu’on aime, hors de portée, dans l’espace, loin ; car enfin c’est avec la prière la seule éjaculation de l’âme qui soit propre ! Aussi, lorsqu’un de mes livres paraît, je le délaisse avec horreur. Je m’écarte autant que possible des endroits où il bat sa retape. Je ne me soucie un peu de lui, qu’après des années, alors qu’il a disparu de toutes les vitrines, qu’il est à peu près mort ; c’est te dire que je ne suis pas pressé de terminer l’histoire de Gilles qui malheureusement, tout de même, s’achève ; le sort qui lui est réservé me laisse indifférent et je m’en désintéresserai même absolument quand elle paraîtra !

— Dis donc, fais-tu quelque chose, ce soir ?

— Non, pourquoi ?

— Veux-tu que nous dînions ensemble ?

— Ça va !

Et tandis que Durtal enfilait ses bottines, des Hermies reprit :

— Ce qui me frappe encore dans le monde soi-disant littéraire de ce temps c’est la qualité de son hypocrisie et de sa bassesse ; ce que, par exemple, ce mot de dilettante aura servi à couvrir de turpitudes !

— Certes, car il permet les plus fructueux des ménagements ; mais ce qui est plus confondant, c’est que tout critique qui se le décerne maintenant comme un éloge, ne se doute même pas qu’il se soufflette ; car enfin, tout cela se résume en un illogisme. Le dilettante n’a pas de tempérament personnel, puisqu’il n’exècre rien et qu’il aime tout ; or, quiconque n’a pas de tempérament personnel n’a pas de talent.

— Donc, reprit des Hermies, en mettant son chapeau, tout auteur qui se vante d’être un dilettante, avoue par cela même qu’il est un écrivain nul !

— Dame !