Légendes canadiennes/02

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 19-31).


MISSIONNAIRE















Vous souvient-il des jours de votre enfance,
Objet constant de regrets superflus,
Si chers, si purs, si doux quand on y pense,
Si beaux enfin quand nous n’y sommes plus ?
Car le bonheur dans l’humaine carrière
Marche toujours ou devant ou derrière ;
La même loi toujours nous le défend ;
On le regrette, on l’attend, on le nomme !
Que dit l’enfant ? Oh ! quand serai-je un homme !
Que dit son père ? Oh ! quand j’étais enfant !…

Madame Amable Tastu.


I


Êtes-vous jamais entré dans la vieille église de la Rivière-Ouelle ?

Dans une des chapelles latérales, on voit un ex voto déposé là, il y a bien des années, par un étranger arraché miraculeusement à la mort.

C’est un tableau bien vieux, bien poudreux, sans grande valeur artistique, mais qui rappelle une touchante histoire.

Je l’ai apprise, bien jeune encore, sur les genoux de ma mère, et elle est restée gravée dans ma mémoire aussi fraîche que si je venais de l’entendre.



C’était, oh ! il y a bien longtemps, par une froide soirée d’hiver ; la neige fouettait les vitres ; la bise glaciale pleurait parmi les branches éplorées des grands ormes du jardin ; il faisait une poudrerie affreuse.

Toute la famille était réunie au salon. Notre mère assise au piano, après avoir essayé quelques airs, laissait errer au hasard ses doigts distraits sur le clavier. Sa pensée n’y était plus.

Un nuage de mélancolie passait sur son front.

« Mes enfants, nous dit-elle enfin après un instant de silence, vous voyez comme le temps est mauvais ce soir. Combien de malheureux vont avoir à souffrir du froid et de la faim ! Vous devez bien remercier le bon Dieu de vous avoir donné une bonne nourriture et un lit bien chaud pour dormir.

« Nous allons dire le chapelet pour les pauvres et les voyageurs qui vont être exposés à bien des dangers pendant cette nuit.

« Tenez, si vous voulez être bien sage et bien prier le bon Dieu, je vous raconterai une belle histoire. »

Oh ! comme nous avions hâte que le chapelet fût fini !

L’imagination est si vive, l’âme est si sensible aux impressions, à cette âge naïf.

Crépuscule doré de la vie, l’enfance en possède tous les charmes. Revêtant tous les objets d’ombre et de mystère, elle leur donne une poésie inconnue aux autres âges.

Réunis autour de notre mère, près du poêle qui répandait, dans tout l’appartement, une délicieuse chaleur, nous écoutions, dans un religieux silence, sa voix douce et tendre. Il me semble l’entendre encore.

Écoutons ensemble ce qu’elle nous racontait :



Vers le milieu du siècle dernier, un missionnaire, accompagné de quelques sauvages, remontait la rive sud du fleuve St. Laurent, à une trentaine de lieues au-dessous de Québec.

Le missionnaire était un de ces intrépides pionniers de la foi et de la civilisation dont les sublimes figures se détachent sur la nuit des temps, entourées d’une auréole de gloire et d’immortalité.

Cloués sur le Golgotha pendant les jours de leur sanglant pélérinage, ils brillent aujourd’hui transfigurés sur un nouveau Thabor et l’éclat qui jaillit de leur face éclaire le présent et se projette jusque dans l’avenir.

À leurs noms seuls, les peuples, saisis d’étonnement et de respect, inclinent la tête ; car ces noms réveillent tout ce que le courage a de plus surhumain, la foi de plus admirable, le dévouement de plus sublime.



Celui que nous suivons en ce moment est un de ces illustres enfants de la Compagnie de Jésus, dont la vie tout entière fut consacrée à la conversion des sauvages du Canada.

Sa taille peu élevée, ses épaules voûtées, sa barbe que les fatigues ont blanchie avant le temps, ses traits pâles et amaigris par les austérités, semblent indiquer qu’il n’est pas fait pour une vie aussi dure. Mais cette frêle enveloppe cache une de ces grandes âmes qui puisent dans l’énergie de leur volonté une force sans cesse renaissante.

Son large front chauve témoigne d’une vaste intelligence, et ses regards, que l’habitude de la méditation tient presque toujours abaissés, sont empreints d’une sorte de naïveté timide et d’une incomparable douceur.

Les derniers vestiges d’un mélancolique sourire errent sans cesse sur ses lèvres.

En un mot, toute sa figure semble entourée de ce nimbe mystique dont la sainteté illumine les âmes prédestinées.

À quelques pas devant lui s’avance le chef de la petite troupe.

C’est un vieux guerrier indien, converti depuis longtemps au christianisme par le saint missionnaire et devenu dès lors le compagnon fidèle de toutes courses aventureuses.



Les voyageurs s’avançaient lentement en raquettes sur une neige épaisse et mouvante.

Il faisait une de ces superbes nuits de décembre que l’année qui finit semble semer sur ses pas pour saluer l’année qui va naître et dont la merveilleuse splendeur est inconnue aux peuples du midi.

Sur l’azur foncé du ciel, d’innombrables étoiles versent en larmes d’argent leur fraîche lumière. On dirait les pleurs d’allégresse que l’éclat du Soleil de Justice arrache aux yeux éblouis des bienheureux.

La lune gravit les diverses constellations et s’amuse à contempler dans le miroir des neiges son disque resplendissant.

Vers le nord, des gerbes lumineuses s’élancent d’un nuage obscur qui flotte à l’horizon.

L’aurore boréale s’annonce d’abord par quelques jets de flamme pâle et blanchâtre qui lèchent lentement la surface cérulée du ciel ; mais bientôt la scène s’anime ; les couleurs deviennent plus vives ; la lumière s’élargit, s’arrondit en arc autour du nuage opaque, et revêt les formes les plus diverses.

On voit paraître tour à tour de longs écheveaux de soie blanche, de gracieuses plumes de cygne, ou des faisceaux de fil d’or et d’argent ; voici une troupe de blancs fantômes aux robes diaphanes qui exécutent une danse fantastique ; maintenant c’est un riche éventail de satin dont le sommet touche au zénith et dont les rebords sont baignés de teintes roses et safranées ; enfin c’est un orgue immense, aux tuyaux de nacre et d’ivoire, qui n’attend plus qu’un céleste musicien pour entonner l’hosanna sublime de la nature au Créateur.

Le pétillement étrange, qui accompagne le brillant phénomène, ressemble aux soupirs qui s’échappent des tuyaux d’orgue gonflés par un puissant soufflet et complète l’illusion : c’est le prélude du divin concert qu’il n’est pas donné à des oreilles mortelles d’entendre.



Le spectacle qui, sur la terre, s’offre aux regards n’a pas moins de charmes, dans sa sauvage beauté, que celui du ciel.

L’atmosphère sèche et froide n’est agitée par aucun souffle.

On n’entend que les ronflements sourds et monotones du fleuve géant, endormi sous une couche de glaçons épars et flottants sur ses eaux noires, semblables à la peau tachetée d’un immense léopard.

Une vapeur blanche et légère s’en élève, comme le souffle qui jaillit des narines du monstre marin.

Au nord, se dessinent les crêtes bleues des Laurentides, depuis le cap Tourmente jusqu’à l’embouchure du Saguenay.

Au sud, s’allongent les dernières racines des Alléganys, couvertes de pins, d’épinettes, de sapins et de grandes érablières.

Presque tout le littoral était aussi ombragé de forêts ; car, à l’époque reculée que nous décrivons, on ne voyait sur ces rives ni ces vastes défrichements couverts d’abondantes moissons, ni ces jolies maisons blanchies à la chaux et groupées en villages le long du fleuve d’une manière si coquette, qu’on dirait des bandes de cygnes endormis sur la berge.

Une mer de forêts s’étendait sur tous ces rivages.

Quelques petits groupes de maisons s’élevaient çà et là ; mais voilà tout.