Légendes canadiennes/18

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 200-212).


PRIMAVERA
















Oh primavera ! gioventù dell’ anno.
Oh gioventù ! primavera della vita,


Oh printemps ! jeunesse de l’année.
Oh jeunesse ! printemps de la vie.


I


[1] Combien j’ai suave et fraîche souvenance de ces jours vermeils, où, folâtre enfant, ivre de liberté, d’air et de lumière, le cœur léger comme l’aile des papillons dorés, je n’avais d’autre souci que d’émietter mes bonheurs ingénus parmi les grands bois, près des sources moirées, ou sur le velours des prairies ; — tour à tour bondissant parmi les foins en fleurs, tout baignés de rosée, — ou éparpillant, lutin espiègle, leurs meules odorantes, — ou taquinant les moissonneurs courbés sur les blondes gerbes, — ou, les joues barbouillées de fraises, les cheveux couronnés de grappes de bluets, cueillant les nids harmonieux !

Oh ! qui me rendra mes ivresses enfantines, mon beau ciel bleu, mon front rose, mes courses dans les blés d’or, ou dans les glaïeuls en fleurs, mes fraîches matinées, — heures charmantes, — extase de la vie, — où le cœur n’est que le brûlant encensoir d’où s’exhalent sans cesse de divines ambroisies ; — où les sens, encore endormis dans leurs chastes corolles, s’épanouissent à tous les zéphyrs, s’ouvrent à toutes les ivresses ?

Oh ! joies de ma blonde enfance ! colombes de mon cœur hors du nid envolées, — ne ferai-je donc plus jamais résonner mes sourires sur vos ailes frémissantes ?

Hélas ! éteints pour jamais, — pour jamais évanouis ces rayons éblouis de mon aurore !



Et vous aussi, chers lecteurs, ne pleurez-vous pas ces joyaux tombés de vos radieuses couronnes, ces premières caresses du bonheur si vagues et si douces qu’on dirait les mystérieux concerts de nos anges gardiens ?

Ah ! pleurons ensemble ; — car nos âmes déchues une fois chassées par les ans de cet Éden enchanté de la vie, n’y retournent jamais !

De tous ces bonheurs envolés, il ne reste plus qu’un linceul embaumé :

Un souvenir.

Mais du fond de l’urne vide, ce doux parfum s’exhale sans cesse.



Parmi tous ces souvenirs, il en est un surtout pour moi dont les doigts sonores font vibrer dans mon âme des cordes inconnues et soulèvent d’ineffables harmonies.

Pourquoi, tout petit enfant, abandonnant parfois tout à coup mes naïfs hochets, demeurais-je un moment tout pensif ?

Ah ! c’est qu’une étrange voix tintait à mon oreille et me parlait au fond du cœur.


Ce n’était pas le murmure des cascades,

ni le bourdonnement des insectes,
ni les éclats de rire des enfans,
ni les mugissements des troupeaux,
ni les voix d’hommes ou de femmes,
ni le frémissement des avoines courbées par les tièdes zéphyrs,
ni les rires des faneurs,
ni les plaintes du vent dans les cimes chenues des vieux érables,
ni les notes tour à tour métalliques ou veloutées des superbes goglus voltigeant sur les foins diaprés,
ni les tintements pieux des cloches lointaines,
ni la forte clameur qui sort des noires voûtes des bois,
ni les échos des montagnes,
ni les mystérieuses haleines suspendues aux lèvres de la nuit,
ni les muettes harmonies qui descendent des étoiles.



Planant au-dessus de tous ces bruits, un son lointain, — un écho immense m’entretenait tout bas.

Attentif, j’écoutais un moment l’étrange voix ; — mais l’enfant était trop petit, la voix trop sublime ; l’enfant ne comprenait pas encore et reprenait bientôt ses jeux.

Il ne se demandait pas encore quelle secrète influence l’entraînait sans cesse, avec un charme irrésistible, vers la grève sonore du grand fleuve, où, s’enivrant des vapeurs salines que secouent ses vagues écumeuses, il s’amusait tour à tour à faire glisser des pierres sur leurs crêtes mobiles, ou à cueillir les blancs coquillages, ou à faire grincer ses pas sur le sable chatoyant, ou, la chevelure tordue par la brise, à lutter contre le flot qui l’inondait d’une écume glacée.

Alors surtout la voix, grande et sympathique, résonnant plus distincte à son oreille, éveillait des échos inconnus dans son âme.

Était-ce l’écho de ta voix sublime, ô mon beau fleuve géant ?



Plus tard, — quand l’enfant eut grandi, — quand l’adolescence, secouant de son aile une étincelle embrasée, eut allumé l’incendie dans son âme, — quand le sang fouettait sa tempe comme une lave, — quand, pensif écolier, initié par la nature et l’étude à tous les mystères de la vie, il revenait chaque année vers le foyer natal, la même voix vibrait sans cesse à son oreille, et l’entraînait, irrésistible, vers la plage solitaire.

Là, assis sur la falaise, ou parmi les algues glauques ; —

Tantôt promenant ses regards sur les lointaines Laurentides dont le turban azuré se déployait devant lui depuis le Cap Tourmente jusqu’aux bouches du Saguenay ; —

Tantôt, le front dans les mains, les coudes appuyés sur les genoux, il écoutait la grande voix qui l’avait autrefois assoupi dans son berceau.

Cette voix, que l’enfant avait jadis écoutée sans la comprendre, l’adolescent la comprenait aujourd’hui.

C’était ta sauvage et sublime clameur, ô beau grand fleuve adoré, qui l’enivrait ainsi de sa mystérieuse harmonie !



Oh ! ne l’aimez-vous pas comme moi cette voix éternelle, vous qui êtes nés et qui avez grandi, comme moi, sur ses larges grèves ?

Votre âme ne semble-t-elle pas veuve de son bonheur dès que votre oreille n’est plus bercée par sa rauque chanson ?



Plongé dans de suaves rêveries, il écoutait ce verbe intime qui parle tout bas au fond de l’âme dans la solitude, et s’éprenait d’un immense amour pour toute cette grande nature.

Non, se disait-il à lui-même, en s’éveillant de ces extases, pour l’enfant de ces beaux rivages, il n’est aucun lieu sur la terre, qui puisse offrir tant de charmes à tous ses sens et où son cœur puisse prendre une aussi forte racine.

Mais parfois involontairement il se prenait à soupirer ; — car une voix intérieure semblait lui dire alors : Illusion ! chimère ! Ces lieux ne te semblent si beaux que parce que tu les contemples à travers le prisme de ton cœur.



Et alors son imagination se tournait, avec une jalouse anxiété, vers ces rivages célèbres par leur beauté, vers cette vieille terre d’Europe surtout, si vantée pour ses sites pittoresques, embellis encore par tant de souvenirs historiques.

Que ne pouvait-il, traversant les mers, contempler un moment ces paysages célèbres et dissiper ainsi ses cruelles incertitudes ?



  1. Cette fantaisie, qui précède la Légende de la Jongleuse, paraîtra au premier abord un hors d’œuvre ; mais, si l’on prend la peine d’y regarder de près, on verra que cette longue rêverie se rattache assez intimement au sujet, puisqu’elle dessine un coup d’œil général des lieux où se passent les scènes de la Légende.