Légendes canadiennes/29

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 319-330).


LE TOMAHAWK















Quelques uns,… furent immédiatement tués ; d’autres ne savaient pas nager, et après une lutte frénétique, épuisés, sans espoir ils se laissèrent engloutir.

Hyppolite Violeau.

VIII


Il se fit un moment de silence lugubre et plein d’une terrible anxiété.

Le Canotier cherchait en vain une issue pour sortir de ce mauvais pas.

— Promettons une messe en l’honneur de la bonne Sainte Anne, — dit Madame Houel qui n’avait pas cessé de prier depuis le commencement de la lutte, — et je suis sûre que le bon Dieu nous sauvera.

— Je le veux bien, Madame… Il n’y a que Dieu qui puisse nous faire échapper… Pour moi, j’ai épuisé toutes mes ressources… Mais toi, Tshinépik’ as-tu quelqu’expédient à suggérer ?

L’Indien réfléchit.


— Mon frère est un grand rameur ; — le saumon qui remonte les rapides n’est pas plus habile avec sa queue que mon frère avec son aviron.

À chacun de ses coups, le Tshinépik’ sent le canot se soulever sous lui.

Mais mon frère a-t-il le bras assez fort pour ramer à lui seul comme nous deux ensemble, tandis que le Tshinépik’ va essayer de déplanter un Iroquois ?

— J’essayerai bien tout ce qu’il est donné à l’homme de faire avec deux bons bras, repartit le Canotier ; mais je crois que ce serait à peu près inutile, car tu ne pourras que tirer au hasard par la nuit qu’il fait ; et puis un coup de fusil nous trahirait en révélant au juste notre position.

— Une flèche ne laisse pas d’éclair derrière elle, répliqua froidement l’Indien — et le Tshinépik’ attendra le moment où l’Iroquois va tirer, et visera sur la lueur de l’amorce.

— Bien pensé ! — fit le Canotier avec enthousiasme, en se mettant à ramer avec une vigueur si prodigieuse qu’il semblait que jusque là il n’eût fait que tremper son aviron dans l’eau ; — j’ai toujours soutenu, avec raison, qu’il y a souvent plus de cervelle dans la tête d’un Sauvage que dans bien des têtes européennes…

Appareille-toi, Tshinépik’ ; je viens d’entendre un bruit sec comme celui d’un fusil qu’on bande ; je crois qu’ils vont tirer.

Une détonation lui coupa la parole.



Un instant après, un cri de mort retentit vers le canot ennemi, et prouva que la flèche de l’habile Indien n’avait pas manqué son but.

Mais, en même temps, un autre cri, un cri de rage lui répondit.

C’était la voix du Canotier.

Une balle venait de fendre son aviron en deux.



Il est, dans la vie, des instants de souffrance morale que nulle torture, nul supplice corporel, la mort morne ne sauraient égaler.

C’est l’instant fatal où l’on voit se dresser devant soi le fantôme implacable d’une mort certaine ; où l’on sent l’étreinte mortelle vous saisir d’une main assurée.

C’est là le paroxysme de la souffrance.

L’héroïsme seul est capable de l’envisager de sang-froid.

Telle était cependant la position en face de laquelle se trouvaient les fugitifs.

Le Canotier avait épuisé toutes les ressources que le génie sauvage et une longue expérience avaient pu lui inspirer.

Il ne restait plus qu’à attendre la mort.


Déjà on entendait à quelques pas en avant du canot le bouillonnement de l’eau sous les avirons d’un des canots ennemis.

— Mon frère est-il prêt à mourir, dit le Canotier d’un ton calme.

— Le Tshinépik’ l’a toujours été…

Et comme si un éclair subit eût traversé son cerveau, il ajouta quelques mots en langue sauvage et passa son aviron au Canotier.

On aurait pu le voir alors se pencher doucement sur la pince du canot, s’y glisser sans bruit pour se jeter à la nage et disparaître.

La légère pirogue, soulagée tout à coup, se releva de l’avant, pendant que le Canotier lui imprimait un mouvement rétrograde, afin d’éviter une collision avec le canot ennemi.


En ce moment, la lune filtra un de ses rayons à travers le roulis des brumes ; et ce pâle cil d’argent, venant effleurer la frange d’un nuage moins opaque, permit d’entrevoir, pendant un instant, la scène du combat.

Tout à coup le canot iroquois chavira au milieu de hurlements épouvantables.

Ce fut alors une scène de confusion indescriptible.

On vit, pendant quelques instants, un bras armé du tomahawk asséner des coups terribles sur la tête des Iroquois qui se débattaient au milieu des flots.



L’attention du Canotier qui se tenait à une légère distance afin d’empêcher les Iroquois naufragés de saisir son canot, et qui suivait les diverses phases de la lutte pour recueillir à temps son audacieux ami, fut alors détournée par un cri déchirant poussé par Madame Houel :

— La Jongleuse !!

En même temps, il entrevit comme une forme noire qui semblait surgir des flots à côté du canot et étendre la main comme pour saisir le jeune enfant.

Décharger un vigoureux coup d’aviron sur l’objet indécis qu’il croyait apercevoir dans l’ombre, fut pour lui l’affaire d’un instant ; — mais son coup porta dans le vide, et fit seulement jaillir une poussière d’eau.



Le cri d’un pirouys[1] se fit alors entendre, et le Canotier, reconnaissant le signal convenu avec le Sauvage, tourna son canot dans la direction d’où venait le cri, et un instant après le Tshinépik’ triomphant embarquait habilement dans la légère nacelle, tenant d’une main un aviron.

Avec cette présence d’esprit qui distingue si éminemment les Sauvages, et qu’ils conservent au milieu des plus grands dangers, l’Indien, pendant le combat, avait arraché des mains d’un Iroquois cet aviron dont ils avaient absolument besoin pour leur fuite.

Pendant que l’autre canot iroquois se hâtait de venir au secours des naufragés, que le tomahawk du Tshinépik’ n’avait pu atteindre, les fugitifs profitèrent de l’obscurité profonde que faisaient alors d’épais nuages qui se roulaient pesamment dans le ciel, et gagnèrent le rivage sans que leurs ennemis eussent pu remarquer la direction qu’ils avaient prise.



  1. Espèce de gibier connu aussi sous le nom de chevalier. Le surnom de pirouys, que lui donnent les chasseurs, est une imitation de son cri.