Légendes canadiennes/34

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 361-368).


LES VISIONS















Mais, disais-je tristement, c’en est donc fait, hélas ! et voilà qu’au milieu de ma force, au seuil de mon avenir, tout à coup, par la porte des humiliations, j’entre dans la vieillesse du corps et du cœur.

Louis Veuillot.

III


« Après que les Iroquois nous eurent fait prisonniers, continua-t-il, ils nous lièrent fortement les mains et les pieds, nous jetèrent au fond d’un de leurs canots et s’éloignèrent avec précipitation.

Pendant plusieurs jours, ils descendirent le fleuve en côtoyant toujours le rivage.

Dieu seul connaît les tourments inouïs qu’ils nous firent souffrir durant cet interminable trajet.

Les courroies, composées d’écorces très-dures, qui liaient nos membres étaient si serrées que nos pieds et nos mains en devenaient tout bleus.

De temps en temps, ils se donnaient le féroce plaisir de les arroser d’eau, afin d’augmenter nos souffrances.

Alors les liens se resserrant de plus en plus, nos douleurs devenaient intolérables.

Je ne cessais de pousser de lamentables gémissements qui déchiraient l’âme de ma pauvre mère.

Quant à elle, insensible à ses propres tourments, elle n’avait de larmes que pour moi.

Hélas ! quel supplice pour le cœur d’une mère ? sentir son enfant près de soi, voir couler ses pleurs, entendre ses douloureuses plaintes, le voir se tordre dans l’agonie du désespoir, et ne pouvoir le soulager ! Oh ! pour l’âme d’une mère, quel glaive ! quel martyre !



Lorsque les Iroquois étaient fatigués, ils nous déliaient les mains, et, sans égard pour la fragilité de ma mère, ni pour la faiblesse de mon âge (j’avais à peine dix ans à cette époque,) ils nous forçaient de ramer à leur place.

À peine pouvions-nous tenir les avirons, tant nos doigts étaient engourdis par les cordes.

Alors ils nous accablaient de coups, jusqu’à ce qu’enfin, surexcités par l’excès de la douleur, nous redoublions de pénibles efforts, rendus encore plus accablants par le manque d’habitude.

Quelques restes de gibiers, ou quelques lambeaux infects de chair d’orignal que nous jetait une féroce pitié, formaient toute notre nourriture.

Pendant ce long voyage, nous ne vîmes pas une seule fois la Jongleuse qui se tenait (du moins telle était ma conviction) dans l’autre canot toujours bien en avant du nôtre.

Tous les ordres semblaient émaner d’elle ; d’elle venaient toutes les évolutions de la petite armée.



Chaque soir, à la tombée de la nuit, après avoir allumé leur feu sur le rivage et terminé leur repas, ils se divertissaient à inventer contre nous de nouvelles tortures ; et quand nous étions entièrement épuisés, ils nous laissaient, demi-morts, — étendus, enchaînés, sur le sol, — et exposés à l’humidité glaciale de la nuit.

La fièvre, que nous causaient nos meurtrissures, nous rendait bien plus sensibles au froid ; et nous passions les nuits entières, tout transis, sans pouvoir fermer l’œil.



Un autre sujet d’angoisse venait encore accroître l’horreur de ces heures éternelles qui formaient les longs anneaux de ces nuits sans fin : c’était la peur.

Au milieu de l’engourdissement et du sommeil agité qu’amenait enfin la prostration des forces de la nature, mille éblouissements, mille lumières fauves, mille fantômes grimaçants, aux yeux livides, et grinçant des dents, que l’excitation nerveuse, causée par la fièvre, élançait de mon cerveau en feu, me faisaient tressaillir sur ma couche glacée.

Et puis, cette invisible Jongleuse, attachée à nos pas comme un mauvais génie, dressait sans cesse son spectre de vampire devant mon imagination enflammée.

Alors, pendant qu’une sueur froide ruisselait sur mon front, que mes cheveux se hérissaient sur ma tête, qu’un frisson d’effroi courait sur ma peau, que mes dents claquaient dans ma bouche, je me soulevais à demi, et, les yeux fixes et béants, j’essayais de repousser d’une main frémissante les gestes et les contorsions menaçantes de ces êtres impalpables que suscitait l’infernale vision.

Une nuit, pendant un de ces cauchemars, j’éprouvai à la figure une sensation horrible ; quelque chose de froid et d’humide se frôlait le long de ma joue.

Était-ce le doigt sépulcral de la diabolique Jongleuse ?…

Je bondis sur le sol en poussant un cri qui réveilla tout le camp…

C’était le corps gluant et glacé d’une couleuvre qui venait de glisser près de moi et de passer sur ma figure !