Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome I/07

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Granger frères & Maison Alfred Mame & fils (1p. 67-78).

UN BON RICHE



Avant mon départ pour Rome, mon grand-père maternel m’avait raconté une histoire tout à fait semblable à celle que je publie aujourd’hui. C’est pour cette raison que ce récit a trouvé place dans mes Légendes canadiennes.


Au commencement du mois de mai 1868, nous nous trouvions à Rouen. Nous étions l’hôte du très regretté M. l’abbé Boullard, aumônier de l’Hôtel-Dieu de cette ville.

Dans nos Souvenirs de voyage d’un soldat de Pie IX, nous avons parlé de la gracieuse hospitalité dont nous avons été l’objet de la part de ce digne prêtre. Banquets, promenades, musique, rien ne fut épargné pour recevoir deux Canadiens, deux amis de la France catholique. Aussi nos adieux furent-ils des plus touchants ; et ce n’est qu’en versant d’abondantes larmes que nous nous éloignâmes de cet homme éminent, qui aimait tant les Canadiens français. La veille de notre départ, M. l’abbé Boullard avait réuni dans son salon une société d’élite, afin de nous procurer une agréable soirée et adoucir, par les joies du moment, les amertumes que notre prochaine séparation allait faire naître en nos cœurs.

Cette soirée, nous ne l’oublierons jamais. Il y avait à cette réunion de véritables savants, qui n’ont cessé d’exciter notre admiration. Le philosophe réfutait les sophismes les plus habilement conçus ; le poète récitait par cœur des centaines de vers de sa composition, sans hésitation aucune ; le musicien nous parlait des grands maîtres comme s’il avait vécu avec eux. Tous se distinguaient par des connaissances approfondies. C’est alors que nous nous sommes convaincus plus que jamais qu’au sortir du collège, — nous venions de terminer nos études classiques, — nous ne savons encore rien, même après un cours des plus brillants.

À la fin de la soirée, un des invités, qui possédait le vrai talent de la narration, nous raconta une histoire qui avait eu un certain retentissement en France, il n’y avait que quelques années. Ce récit nous avait fortement impressionné, et nous croyons intéresser nos lecteurs en rapportant ici les principaux traits d’une vie cruellement éprouvée.

Dans la paroisse de B… vivait une famille pauvre, mais honorable. Cette famille, qui s’occupait d’agriculture, se composait du père, de la mère et d’un fils unique. Le fils était parvenu à la dixième année de son âge et montrait de très grandes dispositions pour l’étude. Ses parents auraient désiré le faire instruire, mais leurs moyens ne le leur permettaient pas. Bien des pleurs furent versés sur cet enfant chéri, qui paraissait destiné à jouer plus tard un rôle marquant dans la société.

Le curé de la paroisse, qui s’intéressait beaucoup au sort de cette malheureuse famille, finit par trouver une personne charitable qui voulut bien se charger des frais de pension du jeune Edmond, — c’était le nom de l’enfant, — au collège de M… Cette nouvelle procura une grande joie au père et à la mère, qui aimaient leur fils du plus tendre amour ; ils n’hésitaient pas à s’imposer des sacrifices pour leur enfant chéri, et ce dernier, doué d’un excellent cœur, ne se montrait jamais insensible ni ingrat.

Les préparatifs du départ furent bientôt terminés, et Edmond, après avoir reçu la bénédiction de son père et les embrassements de sa mère, partit pour le collège que M. le curé lui avait désigné. Son absence fut vivement regrettée, car ce jeune enfant était estimé de tous ses petits compagnons de jeux, qui le considéraient comme leur chef.

Au collège, Edmond fit la consolation de ses maîtres. Ses progrès furent prodigieux, et, à la fin de chaque année scolaire, il retournait à la maison paternelle tout couvert de lauriers. Il se sentait heureux du bonheur qu’il procurait à ses parents. Mais la joie de ce monde est toujours de courte durée. Un jour que le jeune Edmond était à se récréer avec ses camarades, il reçut une lettre de son père, qui l’informait que sa mère venait de quitter cette terre pour s’envoler au ciel, après une maladie de quelques heures seulement, et que sa dernière parole avait été pour son fils bien-aimé. Cette triste nouvelle produisit une terrible impression sur Edmond ; mais, comme il était parfait chrétien, il sut maîtriser sa douleur et ses sanglots en ayant recours à la prière, ce baume si salutaire dans les grandes souffrances.

Deux mois plus tard, le supérieur du collège lui apprenait avec tous les ménagements possibles qu’il était devenu orphelin. Son père était mort victime d’un accident de chemin de fer. Impossible de décrire les tortures morales du jeune étudiant, et ce ne fut qu’avec les plus grands efforts qu’on parvint à le retirer de l’état de désespoir dans lequel il était plongé. La religion triompha et Edmond finit ses études avec le même succès qu’il les avait commencées.

Son cours d’études terminé, l’orphelin retourne dans sa paroisse. Mais, ô cruelle déception ! M. le curé, son généreux bienfaiteur, avait été transféré dans une autre desserte, et le jeune prêtre qui le remplaçait ne le connaissait pas du tout. Fondant en larmes, il se dirige vers sa pauvre chaumière ; il arrive à la porte, il frappe en tremblant. Une vieille femme, à la mine repoussante, vient lui répondre.

« Que me voulez-vous ? lui dit-elle.

— Je viens revoir et habiter pour quelques jours la maison où je vis la lumière pour la première fois.

— Comment cela ?

— Cette chaumière appartenait à mon père, qui a été tué dernièrement lors d’un accident de chemin de fer, et comme je suis fils unique, je viens prendre possession de mon bien.

— Ah ! mon beau jeune homme, reprend la vieille d’un ton narquois, vous n’êtes pas sans savoir que votre père est mort criblé de dettes, que ses nombreux créanciers ont vendu votre prétendu héritage pour se payer et que c’est mon homme qui a fait l’acquisition de la cabane et du champ de votre seigneurie. »

La maîtresse tourne ensuite sur les talons et ferme la porte au nez du jeune homme, qui reste anéanti par ce dernier coup de foudre.

Orphelin et n’ayant pas encore vingt ans ! Pas un être qui vous sourit et vous tend la main, personne pour vous guider sur la mer orageuse de ce monde ! Toutes ces pénibles pensées traversent le cerveau d’Edmond, qui chancelle alors comme un homme ivre. Il ne sait où diriger ses pas. Pourtant il lui faut prendre une décision et prouver qu’il est un homme.

Après avoir prié quelques instants dans le temple divin, l’orphelin se sent plus fort et plus courageux. Son parti est pris et rien ne peut l’arrêter : il se rend à Paris. Là, son imagination le fait arriver au sommet des grandeurs. Pauvre jeune homme ! il ignorait ce qui l’attendait dans cette grande ville, théâtre de tous les vices comme de toutes les vertus. N’ayant pas un sou vaillant à son arrivée, il passe les premiers jours à vivre du pain de l’aumône et à chercher une situation quelconque. Mais tous ses efforts sont infructueux. Il se fait alors soldat. Le malheur le poursuit dans sa nouvelle carrière. Des calomniateurs le font détester de ses chefs, et pourtant Edmond tenait une conduite irréprochable ; c’est cette noble conduite qui le fait haïr de ses camarades débauchés.

Edmond quitte l’état militaire et entre à la rédaction d’un petit journal parisien. Ses premiers écrits sont assez bien accueillis, mais ce n’est qu’une gloire éphémère. Des envieux le prennent à partie et font si bel et bien, que l’orphelin est congédié de l’établissement et jeté de nouveau sur le pavé.

Quelle triste destinée ! Être doué d’une santé robuste et posséder le plus grand désir de gagner honorablement sa vie ! Et puis ne rencontrer que déboires et adversités ! Malgré sa foi profonde, le malheureux jeune homme retombe dans le désespoir. Parfois il pense au suicide, mais ce n’est qu’une idée passagère. Portant ses regards vers le ciel, où il doit habiter un jour, il chasse aussitôt ses criminelles pensées et en demande pardon à la divine Providence.

Edmond ne traîne plus alors qu’une existence des plus misérables ; il se couche bien souvent sans avoir pris aucune nourriture de la journée ; il fait quelquefois des chutes déplorables, dues au découragement qui s’empare de son âme ; mais il se relève aussitôt, et sa pensée se porte vers la céleste patrie, objet de tous nos désirs. Ses anciens amis le fuient ou daignent à peine lui lancer un regard à la dérobée à cause de ses haillons. Cette horreur qu’il inspire à tout le monde lui fait plus de mal que toutes les autres souffrances qu’il endure. Être méprisé de ses semblables, que c’est pénible pour un cœur bien né !

Trois ou quatre ans s’écoulent de la sorte : Edmond était considéré comme un rebut de la société. Un bon matin, un élégant, c’était un avocat, entre dans le taudis du jeune homme et lui pose la question suivante :

« N’êtes-vous pas monsieur Edmond T…, natif de la paroisse de B… ? »

Pierre répond avec amertume :

« Malheureusement je suis la personne que vous désignez et que vous cherchez.

— Eh bien, monsieur Edmond, voulez-vous me signer un reçu de $100,000 ? Cette somme vous est léguée par un oncle qui a émigré aux États-Unis, il y a une quinzaine d’années. Il est mort dernièrement, il vous a fait son seul héritier et m’a chargé de l’exécution de son testament. »

L’orphelin croit rêver. Cependant l’avocat lui montre les billets de banque et les documents se rapportant à la succession.

Edmond réfléchit encore quelques instants et se souvient enfin de cet oncle émigré aux États-Unis. Il signe le reçu demandé et touche la somme de $100, 000.

L’avocat, avant de prendre congé de son client, lui annonce que, d’après le testament de son oncle, il est devenu aussi propriétaire d’une grande ferme située dans l’État de l’Ohio, cette ferme étant évaluée à près d’un million. Si Edmond veut bien se rendre à son bureau, il le mettra en possession immédiate de cette magnifique propriété ; il n’aura qu’à payer les frais que son avocat a été obligé de faire pour régler cette importante succession. L’avocat se retire.

Une grande joie peut avoir des conséquences aussi funestes qu’une grande douleur ; c’est ce qui arriva pour notre orphelin. Après le départ de l’homme de loi, Edmond reste plongé dans un état de torpeur indéfinissable en présence de ce monceau de billets de banque ; il les voit et il ne peut en croire ses yeux.

« C’est donc cet argent, se dit-il enfin, qui doit rendre un homme heureux ! Mensonge et vanité ! »

Il était riche, et il n’était pas heureux. Le reste de l’histoire nous fera connaître le mot de l’énigme.

Dans l’après-midi, l’héritier se rend chez son avocat et met toutes ses affaires en parfait ordre ; il était devenu réellement millionnaire.

Cette heureuse et grande nouvelle fit bientôt le tour de la presse. L’orphelin abandonné et bafoué fut porté aux nues. Il reçut des félicitations de toutes parts. Ses anciens amis lui firent visite et lui adressèrent des invitations pour soirées et pour bals. Les femmes, parmi lesquelles on remarquait des comtesses et des marquises, lui témoignèrent beaucoup d’intérêt, et quelques-unes d’entre elles ne purent cacher la flamme qui dévorait leur cœur ; elles firent même les premiers pas, comme l’on dit ordinairement. Mais Edmond resta sourd à toutes ces marques tardives d’estime et de dévouement ; il savait comment apprécier ces adulations et ces flatteries, il en était écœuré ni plus ni moins ; car il avait appris à connaître le monde au milieu de ses adversités.

« Quoi, s’écriait-il lorsqu’il était seul dans sa chambre, hier encore j’étais un être vil et méprisable ! On me fuyait comme une bête féroce, parce que je languissais dans la plus misérable indigence. Et aujourd’hui on me recherche, on me flatte, on me porte pour ainsi dire en triomphe, on me prend pour un grand homme, pour un véritable héros ! D’où vient ce changement subit ? À ce métal méprisable qu’on appelle l’argent. Comme la société est bouleversée ! Comment, pour être considéré dans le monde, il faut être riche ! Oh ! alors, ma fortune me fait horreur et j’ai honte d’être devenu un homme suivant les doctrines perverses de notre siècle. Ce n’est pas avec de l’argent que l’on acquiert de l’honneur et de la vertu. Moi, je préfère la pauvreté à la fortune. » Ces réflexions faites, Edmond court chez un notaire, lègue tous ses biens aux pauvres et aux institutions de charité et se fait moine. En entrant dans le monastère, il dit au supérieur ;

« C’est ici que je viens chercher la véritable richesse. »

Voilà ce qu’on peut appeler un bon riche.