Légendes gaspésiennes/06

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Librairie Beauchemin, Limitée (p. 65-72).



LE FANTÔME.



C ’était un conteur intarissable que ce bon père Martin. Vieux type de marin de la côte de Québec, le front large, la moustache épaisse et rousse, l’œil petit, brillant et profond, il avait la jambe solide comme tous les habitués de la mer. Ayant plusieurs fois traversé l’océan, à bord de multiples vaisseaux, tantôt matelot, tantôt capitaine, sa mémoire était restée peuplée de légendes et de récits fantastiques que la jeunesse écoutait avec avidité. Il était un fin conteur, à la verve inépuisable, à l’imagination ardente, teintée de poésie. Liseur enragé, il avait gardé de ses lectures une tournure de phrase distinguée qui faisait son charme et sa personnalité. Fier de son succès, flatté des attentions qu’on lui témoignait, cet aimable vieillard n’attendait pas d’invitation, et lisant dans les regards le désir de chacun, il nous racontait avec entrain ces étranges histoires qui ont pris naissance sur les bords du grand Saint-Laurent.

D’un geste demi las, demi léger, il portait sa pipe de plâtre à sa bouche délicate, rose encore comme une fleur qui ne veut pas mourir… Il se recueillait soudain, puis son œil fin, miroitant de tous les feux de la mer, semblait courir de par le monde… Alors, d’une voix légère comme une voix de femme, il commençait son récit.

Ce jour-là, il avait une prédilection pour les histoires d’amour… Les souvenirs, sans doute, comme un brusque essaim d’oiseaux sauvages, se levaient dans son âme ancienne et réveillaient le passé. Le ciel de sa jeunesse s’était illuminé… Et le vieux fermait ses petits yeux pour mieux voir les choses qui n’existaient plus… Il y a dans toute vie de ces jours où le passé est maître. Il s’installe dans notre âme, s’empare de toutes nos pensées, de toutes les forces de notre esprit, et nous inondant d’une joie profonde, il se retire en laissant après lui des feux brûlants comme ceux du jour.

Le père Martin tira une longue bouffée de sa pipe qu’il venait d’allumer, passa longuement ses doigts dans sa moustache, se dérhuma à plusieurs reprises, puis il commença le récit de : « La morte d’amour » appelé aussi « Le Fantôme ».

« Écoutez-bien, mes enfants, dit-il, cela vous apprendra à toujours tenir vos promesses d’amour ! La chose est arrivée, vous pouvez m’en croire, entre Cacouna et Rivière-du-Loup, dans les temps où l’on pouvait voir, le soir sur les grèves, la danse des feux-follets…

— Cette jeune fille se nommait Geneviève. C’était une fleur rustique, née dans la plaine avec les hautes herbes, et ses yeux bleus de ciel ressemblaient à la violette des bois. Quand elle marchait, sa taille était souple comme la branche d’un saule. Ses cheveux épais flottaient doucement dans la brise et sa tête délicate semblait coiffée de lune. Elle allait comme un sylphe radieux et sa voix faisait rêver les oiseaux au fond des bosquets… Julien la vit et l’aima. Ils s’aimèrent tous deux comme on s’aime dans les premières amours. Les forêts profondes, les joyeuses plaines retentissaient du murmure de leur joie, des échos de leurs chants. Ils couraient sur les grèves, en se tenant la main, et l’immensité de la mer semblait émue de leur bonheur…

Mais un jour — ô jour cent fois néfaste ! Julien en connut une autre qui n’était pas plus jolie que Geneviève, mais cent fois plus enjôleuse, brune avec des yeux de feu, charmeuse comme une sirène, et perfide comme un serpent. Julien en devint fou d’amour, et il abandonna la douce Geneviève.

Depuis lors, la pauvre enfant fut prise d’un chagrin mortel. Son beau front s’assombrit, ses joues se creusèrent, et les larmes coulèrent de ses yeux comme deux ruisseaux. Le soir, après le soleil couché, quand elle errait le long des grèves et par les champs embaumés, sa voix plaintive se répandait dans l’épaisseur des buissons… Sa plainte se mêlait à tous les échos, s’élançait au-dessus de tous les monts et se confondait, triste et lugubre, avec le vent qui pleure sur les noires falaises. Elle ne cessait de répéter le nom de l’infidèle dont son cœur ne pouvait se détacher. Et, brisée par la douleur, un beau matin, Geneviève mourut.

Julien, de plus en plus amoureux de la brune sirène, exaltait son bonheur à tous les vents. Jamais homme au monde n’avait été plus épris d’une femme. Pour elle, il montait sur les plus hautes montagnes et cueillait les fleurs sauvages que nul œil n’a jamais vues. Ivre de joie, bravant tous les dangers, il courait au-dessus des précipices, traversait les torrents et les plaines pour apporter à sa bien-aimée les lys mystérieux qui s’ouvrent dans le silence des forêts sombres…

Or, le jour du mariage fut bientôt décidé. Après le souper des noces, quand ce fut l’heure de danser, tous les villageois en fête se pressaient autour du violon.

Et la danse commença. Les violons endiablés jouaient les airs populaires dans lesquels l’âme d’un peuple robuste exprime sa joie de vivre. Les femmes, ornées de leurs plus beaux atours, penchaient leur tête réjouie sur l’épaule de leur compagnon. Julien, au bras de sa femme, se sentait envahi d’une joie à nulle autre pareille. Non, jamais la vie n’avait été si bonne, jamais il n’aurait cru à un tel bonheur. Et son regard ardent ne pouvait se détacher de celle dont le sourire le rendait fou et brûlait le sang de ses veines.

Mais, tout-à-coup, une grande noirceur se fit dans la salle. L’obscurité devint si profonde que nul n’osait bouger. Une ombre blanche, un fantôme presque imperceptible, glissa sans bruit comme les êtres que l’on voit en songe, et pénétra dans la foule. Cette ombre s’approcha de Julien, l’enveloppa d’un immense linceul, puis franchissant le seuil de la porte, l’emporta à travers les champs… Il entendait la voix de Geneviève qui criait tristement : « Julien ! Julien ! » Rien ne pouvait l’arrêter dans sa course ; il disparut dans la nuit. Cette ombre l’entraîna follement par-dessus les montagnes, à travers les plaines et le long des grèves. C’est en vain que l’épouse désespérée fit entendre ses lamentations et troubla l’air de ses gémissements.

Il était mort pour elle.

Peu de temps après, on le retrouva sans vie, sur la tombe de Geneviève… La morte était venue chercher celui qu’elle avait tant aimé.

Et c’est ainsi que, sur la pointe appelée Gros Cacouna, dans une pittoresque région du bas de Québec, la petite Geneviève dort auprès du bien-aimé son éternel sommeil… »