Lélia (1833)/Cinquième Partie/XI

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H. Dupuy et L. Tenré (2p. 283-345).


XI

DON JUAN.



Sténio prit un soir le bras de Magnus, et le conduisit au bord du lac. Il aimait ce lieu inculte, ces grands cèdres penchés sur le précipice, ces sables argentés par la lune, et cette eau immobile où les étoiles se reflétaient calmes comme dans un autre Éther. Il aimait le sifflement tendre et mélancolique des couleuvres, le faible bruissement de l’eau dans les joncs, et le vol silencieux des chauves-souris amies des tombeaux. Parmi les sépulcres, au bord du ravin, au fond du lac sans rivages, son ame cherchait une pensée d’espoir, un sourire de la destinée. Comme son front était calme et sa bouche muette depuis long-temps, Magnus crut que Dieu avait eu pitié de lui et qu’il avait ouvert à ce cœur souffrant le trésor des espérances divines. Mais tout-à-coup, Sténio rompant le silence, et l’arrêtant sous le rayon pur et blanc de la lune, lui dit, en le pénétrant de son regard cynique :

— Moine, raconte-moi donc ton amour pour Lélia, et comment, après t’avoir rendu athée et renégat, elle te fit devenir fou ?

— Mon Dieu ! s’écria le pâle Camaldule avec égarement, faites que ce calice s’éloigne de moi.

— Je te laisserai tranquille, Magnus, reprit Sténio, si tu veux enfin me dire naïvement la vérité. Oui, si tu réponds à ma question sans fausse honte et sans hypocrisie, je jure que mon ironie ne viendra plus jeter le désordre dans tes pensées.

— Parle donc, cruel enfant, répondit le moine, et, si je puis le faire sans péché, je te répondrai franchement.

— La franchise ne peut jamais être un péché, dit Sténio, c’est l’orgueil et la feinte qui sont des crimes devant Dieu. Parle ; dis-moi si tes macérations, ta retraite, tes prières, ta volonté, dis-moi si tous tes efforts ont vraiment terrassé et repoussé l’ennemi de ton repos. Si tu me jures, au nom du Christ, que cela est, je le croirai.

— Votre question est bien dure, mon fils ! quelle satisfaction votre vanité peut-elle attendre de ma réponse ?

— Ma vanité s’est brisée comme une paille, Magnus ; ce n’est pas elle qui me suggère cette curiosité ardente. C’est qu’il me faut enfin une certitude, un espoir au moins. Si votre foi vous a sauvé, si, aux jours du doute et de l’angoisse, vous avez obtenu, par les larmes et la prière cette confiance dont vous êtes ennobli et sanctifié, il faudra que je me prosterne et que je prie, alors peut-être Dieu aussi me sauvera.

— Priez, mon fils, espérez… répondit le moine, le royaume des cieux…

— Taisez-vous, interrompit Sténio avec violence ; ce froc vous donne à tous le même langage, comme il vous donne la même démarche ; voulez-vous réellement m’être utile ? Jurez !

— Je jure de vous répondre, reprit le moine tremblant.

— Par le Christ ? dit Sténio.

— Par le Christ, dit Magnus, puisqu’il s’agit de votre salut.

— Eh bien ! dites-moi, est-ce la grâce qui vous a sauvé, ou bien est-ce votre propre force ? La foi vous a-t-elle revêtu d’une armure de diamant, ou bien votre prudence vous a-t-elle retranché derrière ces murailles protectrices ? Est-ce parce que vous êtes sage, et que vous vous êtes senti faible, que vous êtes venu fuir ici le regard brûlant de la femme ? Ou bien est-ce parce qu’ayant fini de combattre, ayant brisé l’orgueil de Satan, vous êtes venu vous reposer et dormir en paix sous les voûtes de ce cloître, comme sous le péristyle des cieux, en attendant que la mort vous ouvre les portes de la gloire éternelle ?

— Je suis un homme faible, répondit Magnus ; je n’ai pas terrassé le démon ; sans la grâce, je n’aurais pas même eu la force de fuir le danger ; sans la grâce je me sens encore si misérable, que j’irais sans doute affronter encore le péril où j’ai failli me briser.

— Ainsi, je vous le disais bien, vous n’êtes pas plus avancé qu’au premier jour de votre fuite.

— Ne dites pas cela, mon fils, n’est-ce rien que d’avoir le ferme désir de résister ?

— Ce n’est rien, mon père, répondit durement Sténio. Qu’est-ce que l’ambition sans la puissance ? ce qu’il y a de plus méprisable au monde. Eh quoi ! vous vous croyez grand parce que vous jeûnez pour ralentir l’ardeur de votre sang, parce que vous élevez entre vous et les séductions du monde des murailles de marbre et d’airain ; et quand vous vous êtes jeté vivant dans ce sépulcre, quand vous avez fermé sur vous des portes que votre main ne peut plus soulever, vous vous brisez les dents en silence, vous mordez la terre, vous blasphémez tout bas, et vous vous croyez saint, parce qu’un jour d’enthousiasme ou de poltronnerie vous a fait descendre dans le cachot. Si votre culte vous avait épuré, si votre zèle vous avait endurci, si votre courage vous avait grandi, vous pourriez retourner au monde, y répandre les bienfaits dont vous êtes riche, guérir les hommes et les consoler de leurs maux sans crainte d’être atteint par la contagion et désespéré par le spectacle de leurs angoisses. Vous pourriez, vous moine, aller trouver celle dont le regard vous dévorait jadis, et lui parler avec calme du ciel que peut-être elle oublie, et de Dieu qui lui défend l’orgueil. Mais il n’en est pas ainsi ; vous êtes un martyr, vous n’êtes pas un saint. Vous auriez la force de sentir l’huile bouillante et le plomb fondu pénétrer dans vos veines sans renier le Christ, mais vous n’auriez pas celle de passer une nuit dans la chambre d’une femme, sans être emporté par les mauvais désirs. Oh ! c’est que la nature est plus forte que votre faible cerveau, parce que la nature est Dieu, parce que votre foi n’est qu’un rêve doré, une folle ambition poétisée par le génie d’un sectateur enthousiaste ! Mais pour l’homme qui a réfléchi, qui a senti, qui a vécu, qui a été au fond de toutes les réalités de la vie, il n’y a point de salut, point de consolation, point d’espoir dans vos livres et dans vos traditions.

— Ô mon fils ! ne parle pas ainsi ! s’écria le prêtre avec douleur.

— Et vous, mon père, reprit Sténio, donnez-moi donc une affirmation qui me persuade. Dites-moi que Lélia pourrait dormir dans votre cellule sans que le péché d’adultère fût commis dans votre cœur. Répondez, et n’oubliez pas que vous avez juré par le Christ.

Le moine baissa la tête, et, s’appuyant contre le tronc d’un if énorme, il resta absorbé dans une profonde douleur.

Sténio s’assit par terre au bord du ravin. Il était appuyé sur une roche, après laquelle il n’y avait plus, entre lui et le lac, que la pente rapide d’un sable uni et blanc, où les nuages, en passant sur la lune, dessinaient leurs grandes ombres mouvantes.

— Oh ! je le savais bien, s’écria Sténio d’une voix forte et profonde qui alla gémir jusque dans les profondeurs du lac, je le savais bien, je le savais bien, mon Dieu !

Et il se leva tout debout, comme s’il allait se précipiter. Magnus frissonna et s’élança pour le retenir. Sténio s’était rassis, et le prêtre, craignant d’éveiller en lui l’affreuse pensée du suicide, n’osa pas le prier de quitter ce lieu.

— Je savais bien, reprit Sténio du même son de voix effrayant et lugubre, qu’il n’y avait rien de vrai dans les rêves de l’homme, et qu’une fois la vérité dévoilée, il n’y avait plus pour lui que la patience de l’ennui, ou la résolution du désespoir. Et quand j’ai dit que l’homme pouvait se complaire dans sa force individuelle, j’ai menti aux autres et à moi ; car celui qui est arrivé à la possession d’une force inutile, à l’exercice d’une puissance sans valeur et sans but, n’est qu’un fou vigoureux dont il faut se méfier.

Dans les rêves de ma jeunesse, dans les extases de ma plus fraîche poésie, un fantôme d’amour planait sans cesse et me montrait le ciel. Lélia, mon illusion, ma poésie, mon Élysée, mon idéal, qu’êtes-vous devenue ? Où a fui votre spectre léger ? Dans quel éther insaisissable s’est évanouie votre substance immatérielle ? C’est que mes yeux se sont ouverts, c’est qu’en apprenant que vous étiez l’impossible, la vie m’est apparue toute nue, toute cynique ; belle parfois, hideuse souvent, mais toujours semblable à elle-même dans ses beautés ou dans ses horreurs ; toujours bornée, toujours assujettie à d’imprescriptibles lois qu’il n’appartient pas à la fantaisie de l’homme de soulever ! Et à mesure que cette fantaisie s’est usée et effacée (cette fantaisie de l’irréalisable qui seule poétise les jours de l’homme et l’attache quelques années à ses frivoles plaisirs), à mesure que mon ame s’est lassée de chercher dans les bras d’un troupeau de femmes le baiser extatique que Lélia seule pouvait donner, dans le vin, la poésie et la louange l’ivresse qu’une parole d’amour de Lélia devait résumer, je me suis éclairé au point de savoir… Écoutez-moi, Magnus, et que mes paroles vous profitent. Je me suis éclairé au point de savoir que Lélia elle-même est une femme comme une autre, que ses lèvres n’ont pas un baiser plus suave, que sa parole n’a pas une vertu plus puissante que le baiser et la parole des autres lèvres. Je sais aujourd’hui Lélia tout entière, comme si je l’avais possédée ; je sais ce qui la faisait si belle, si pure, si divine : c’était moi, c’était ma jeunesse. Mais, à mesure que mon ame s’est flétrie, l’image de Lélia s’est flétrie aussi. Aujourd’hui, je la vois telle qu’elle est, pâle, la lèvre terne, la chevelure semée de ces premiers fils d’argent qui nous envahissent le crâne, comme l’herbe envahit le tombeau, le front traversé de cet ineffaçable pli que la vieillesse nous imprime, d’abord d’une main indulgente et légère, puis d’un ongle profond et cruel. Pauvre Lélia, vous voilà bien changée ! Quand vous passez dans mes rêves, avec vos diamans et vos parures d’autrefois, je ne puis m’empêcher de rire amèrement et de vous dire : — Bien vous prend d’être reine, Lélia, et d’avoir beaucoup d’esprit ; car sur mon honneur, vous n’êtes plus belle, et, si vous m’invitiez aujourd’hui au céleste banquet de votre amour, je vous préférerais la jeune danseuse Torquata ou la joyeuse courtisane Elvire.

Et après tout, Torquata, Elvire, Pulchérie, Lélia, qu’êtes-vous pour m’enivrer, pour m’attacher à ce joug de fer qui ensanglante mon front, pour me pendre à ce gibet où mes membres se sont brisés ? Essaim de femmes aux blonds cheveux, aux tresses d’ébène, aux pieds d’ivoire, aux brunes épaules, filles pudiques, rieuses débauchées, vierges aux timides soupirs, Messalines au front d’airain, vous toutes que j’ai possédées ou rêvées, que viendriez-vous faire dans ma vie à présent ? Quel secret auriez-vous à me révéler ? Me donneriez-vous les ailes de la nuit, pour faire le tour de l’univers ? me diriez-vous les secrets de l’éternité ? feriez-vous descendre les étoiles pour me servir de couronne ? Feriez-vous seulement épanouir pour moi une fleur plus belle et plus suave que celles qui jonchent la terre de l’homme ? Menteuses et impudentes que vous êtes ! qu’y a-t-il donc dans vos caresses pour que vous les mettiez à si haut prix ? De quelles joies si divines avez-vous donc le secret, pour que nos désirs vous embellissent à ce point ? Illusion et rêverie, c’est vous qui êtes vraiment les reines du monde ! Quand votre flambeau est éteint, le monde est inhabitable.

Pauvre Magnus ! cesse de dévorer tes entrailles, cesse de te frapper la poitrine pour y faire rentrer l’élan indiscret de tes désirs ! Cesse d’étouffer tes cris et de mordre les draps de ton lit, quand Lélia apparaît dans tes songes ! Va, c’est toi, pauvre homme, qui la fais si belle et si désirable ; indigne autel d’une flamme si sainte, elle rit en elle-même de ton supplice. Car elle sait bien, la femme, qu’elle n’a rien à te donner en échange de tant d’amour. Plus habile que les autres, elle ne se livre pas, elle se gaze. Elle se refuse, elle se divinise : mais se voilerait-elle ainsi, si son corps était plus beau que celui des femmes qu’on achète ? Son ame se déroberait-elle aux épanchemens de l’affection, si son ame était plus vaste et plus grande que la nôtre ?

Ô femme ! tu n’es que mensonge ! homme ! tu n’es que vanité ! À de si insolentes prétentions Dieu devait bien le châtiment de ces déceptions misérables ! Lélia, c’est ton sourire qui m’a égaré ! Don Juan, c’est ton exemple qui m’a perdu !…

Sténio s’assit rêveur, et se relevant bientôt :

— Oui, c’est toi, don Juan, qui m’as perdu sans retour ! s’écria-t-il avec véhémence ; c’est ma fervente adoration pour toi qui m’a jeté dans un abîme sans fond. En marchant sur tes traces, j’espérais m’élever au-dessus des autres hommes ; le jour où je t’ai dit : Sois mon étoile et mon Dieu, le jour où j’ai blasphémé le maître du monde pour rapporter sur l’autel de ton génie mes prières et mon encens, j’ai cru que j’allais grandir et prendre courage, j’ai cru que le mépris des lois vulgaires mettrait à mes pieds les communes ambitions, et je me suis trouvé plus bas qu’elles.

Maudit sois-tu, don Juan ! je t’ai pris pour la grandeur, et tu n’es que la folie. La poussière de tes pas ne vaut pas plus que la cendre balayée par le vent. Le chemin que tu as suivi ne mène qu’au désespoir et au vertige. Aujourd’hui que mon sang s’attiédit, que mes artères se ralentissent et s’appaisent, je puis redescendre en moi-même. Les sourires invitans et les douces paroles ne troublent plus ma rêverie. Je ne crois plus, comme autrefois, que les soupirs voluptueux et les baisers brûlans soient le seul bonheur et la seule sagesse. À cette heure solennelle où le monde pâlit et s’efface, où mes yeux n’entrevoient plus qu’à travers un nuage les délices menteurs en qui je m’étais confié, ton ombre, ô don Juan, n’a plus le pouvoir de m’égarer. Je puis te regarder face à face sans rougir et sans trembler. Tu n’es plus mon maître et mon idole ; je n’aperçois plus dans ta prunelle ardente le rayon divin de l’espérance et de la force. L’auréole lumineuse qui resplendissait au-dessus de ta tête a disparu pour ne plus revenir. Tu n’es plus pour moi qu’un spectacle d’étonnement et de pitié.

Mais je n’offrirai plus à tes mânes maudits les prières de mes lèvres. Je n’apporterai plus en holocauste à ta vanité la céleste confiance de mes jeunes années. Je ne brûlerai plus aux pieds de la statue les fleurs parfumées qui s’épanouissaient dans mon ame et que ton souffle a flétries.

Fat insolent ! où donc avais-tu pris les droits insensés auxquels tu as dévoué ta vie ? À quelle heure, en quel lieu Dieu t’avait-il dit : — Voici la terre, elle est à toi, tu seras le seigneur et le roi de toutes les familles ; toutes les femmes que tu auras préférées sont destinées à ta couche. Tous les yeux à qui tu daigneras sourire fondront en larmes pour implorer ta merci. Les nœuds les plus sacrés se dénoueront dès que tu auras dit : Je le veux. Si un père te réclame sa fille, tu plongeras ton épée dans son cœur désolé, et tu souilleras ses cheveux blancs dans le sang et la boue. Si un amant furieux vient te disputer, le fer à la main, la beauté de sa maîtresse, tu railleras sa colère et tu te confieras dans ta mission irrévocable. Tu l’attendras de pied ferme, sans hâter le coup qui doit le frapper. Un ange que j’enverrai obscurcira son regard et le mènera au devant de la blessure.

C’est-à-dire que Dieu, n’est-ce pas, gouvernait le monde pour tes plaisirs ? il commandait au soleil de se lever pour éclairer les hameaux et les tavernes, les couvens et les palais, où ta verve libertine improvisait ses aventures ; et, quand la nuit était venue, quand ta lèvre insatiable s’était abreuvée de soupirs et de caresses, il allumait au ciel les silencieuses étoiles, pour protéger ta retraite et guider tes nouveaux voyages.

L’infamie, infligée par toi, était un honneur digne d’envie. Tu remplissais le rôle que tu avais reçu en naissant. La flétrissure de tes perfidies était un sceau glorieux, splendide, ineffaçable, qui marquait ton passage, comme les chênes foudroyés la course des nuées ardentes. Tu ne reconnaissais à personne le droit de dire : — Don Juan est un lâche, car il abuse de la faiblesse ; il trahit des femmes sans défense. — Non, tu ne reculais pas devant le danger. Si un vengeur s’armait pour les victimes de ta débauche, tu ne faisais pas fi d’un cadavre et tu ne craignais pas de trébucher en mettant le pied sur ses membres engourdis.

Un jour sans promesse et sans mensonge, une nuit sans adultère et sans duel, aurait été une honte irréparable. Tu marchais tête levée, et tes yeux cherchaient hardiment la proie que tu devais dévorer. Depuis la vierge timide, qui frémissait sous tes baisers, jusqu’à la courtisane effrontée qui mettait au défi ton courage et ta renommée, tu ne voulais ignorer aucune des joies de l’ame ou des sens ; le marbre du temple ou le fumier de l’étable servait d’oreiller à ton sommeil.

Que voulais-tu donc, ô don Juan ? Que voulais-tu de ces femmes éplorées ? Est-ce le bonheur que tu demandais à leurs bras ? Espérais-tu faire une halte après ce laborieux pélerinage ? Croyais-tu que Dieu t’enverrait enfin, pour fixer tes inconstantes amours, une femme supérieure à toutes celles que tu avais trahies ? Mais pourquoi les trahissais-tu ? Est-ce qu’en les quittant tu sentais au dedans de toi-même le dépit et le découragement d’une illusion perdue ? Est-ce que leurs caresses et leurs extases n’atteignaient pas à la hauteur de ton ambitieuse rêverie ? Avais-tu dit dans ton orgueil solitaire et monstrueux : — Elles me doivent une félicité infinie que je ne puis leur donner ; leurs soupirs et leurs gémissemens sont une douce musique à mon oreille ; les tortures et les angoisses de mes premières étreintes réjouissent mes yeux ; esclaves soumises et dévouées, j’aime à les voir s’embellir d’une joie menteuse pour ne pas troubler mon plaisir ; mais je leur défends de planter leur espérance sur le seuil de ma pensée, je leur défends d’attendre la fidélité en échange du sacrifice ?

Est-ce que tu tressaillais de colère chaque fois que tu devinais au fond de leur ame l’inconstance qui les faisait égales à toi, et qui peut-être allait te gagner de vitesse ? Étais-tu honteux et humilié, quand leurs sermens te menaçaient d’un amour opiniâtre et acharné qui aurait enchaîné ton égoïsme et ta gloire ? Avais-tu lu quelque part dans les Conseils de Dieu que la femme est une chose faite pour le plaisir de l’homme, incapable de résistance ou de changement ? Pensais-tu que cette perfection idéale de renoncement existait sur la terre et devait assurer l’inépuisable renouvellement de tes joies ? Croyais-tu qu’un jour le délire arracherait aux lèvres de ta victime une promesse impie, et qu’elle s’écrierait : — Je t’aime parce que je souffre ; je t’aime parce que tu goûtes un plaisir sans partage ; je t’aime parce que je sens à tes baisers qui se ralentissent, à tes bras qui s’ouvrent et m’abandonnent, que tu seras bientôt las de moi et que tu m’oublieras. Je me dévoue parce que tu me méprises ; je me souviendrai parce que tu m’effaceras de ta mémoire. Je t’élèverai dans mon cœur un sanctuaire inviolable parce que tu vas inscrire mon nom sur ton livre dédaigneux et insultant ?

Si tu as nourri un seul instant cette absurde espérance, tu n’étais qu’un fou, ô don Juan ! Si tu as cru un seul instant que la femme peut donner à l’homme qu’elle aime autre chose que sa beauté, son amour et sa confiance, tu n’étais qu’un sot ; si tu as cru que ses caresses éteindraient impunément l’ardeur de tes sens, que sa patience ne s’endormirait jamais, et attendrait, sans se lasser, le réveil de tes désirs grossiers ; qu’elle te prêterait son épaule pour t’assoupir, son cœur pour reposer ta tête, et qu’elle ne s’indignerait pas lorsque ta main la repousserait comme un vêtement inutile, tu n’étais qu’un esprit aveugle et ignorant.

Oh ! qu’ils t’ont mal compris ceux qui, comme moi, ont vu dans ta destinée l’emblême d’une lutte glorieuse et persévérante contre la réalité ! S’ils avaient renouvelé à leurs dépens l’épreuve que tu as tentée, ils ne te feraient pas la part si belle : ils confesseraient à haute voix la misère de tes ambitions, la mesquinerie de tes espérances ; s’ils avaient, comme toi, combattu corps à corps avec l’orgie et la débauche, comme ils sauraient ce qui t’a manqué ! Va, tu n’étais qu’un libertin sans cœur, une ame de courtisan effronté dans le corps d’un valet de charrue : au-delà du plaisir qui s’épuise, tu n’apercevais pas la sympathie mystérieuse qui demeure après l’ivresse des sens, l’affection paisible et sereine qui survit aux extases d’une couche embaumée, et qui double par le souvenir les voluptés évanouies.

C’est pour cela, don Juan, que ta mort les effraie et les consterne, et qu’ils t’adorent à genoux. Leurs yeux ne franchissent pas l’horizon que tu avais embrassé ; ils ne sont heureux, comme toi, qu’avec des grincemens de dents. L’épuisement et la douleur de tes derniers jours, le duel implacable de ton cerveau égaré contre ton sang engourdi, l’agonie et le râle de tes nuits sans sommeil les frappent de terreur comme une menace prophétique.

Ils ne savent pas, les insensés, que tes plaintes étaient des blasphèmes, et que ta mort n’est qu’un châtiment équitable. Ils ne savent pas que Dieu punit en toi l’égoïsme et la vanité, qu’il t’a envoyé le désespoir pour venger les victimes dont la voix s’élevait contre toi.

Mais tu n’as pas le droit de te plaindre, le châtiment qui t’a frappé n’est qu’une représaille. Tu n’étais pas sage, don Juan, si tu ignorais le dénouement fatal de toutes les tragédies que tu avais jouées. Tu avais bien mal étudié les modèles qui t’avaient précédé dans la carrière et que tu voulais rajeunir. Tu ne savais donc pas que le crime, pour avoir quelque grandeur, pour prétendre à l’empire du monde, doit vivre dans la présence assidue, dans la conscience anticipée de la peine qu’il mérite chaque jour ? Alors, peut-être, il peut se vanter de son courage, car il n’ignore pas la fin qui lui est réservée. Mais si tu croyais échapper à la vengeance céleste, don Juan, tu n’étais donc qu’un lâche ?

D’ailleurs, quand même à cette heure ma colère te calomnierait, quand tu serais cette grande idée personnifiée que jadis je crus voir en toi, je n’en aurais pas moins le droit de te maudire et de te détester, car c’est toi qui m’as perdu. J’ai aspiré trop haut, je t’ai revêtu d’une gloire qui ne fut sans doute jamais la tienne, et que j’ai voulu égaler. Je me suis trouvé faible, chétif d’esprit et de corps, j’ai pris l’imagination pour l’intelligence, le désir pour le besoin, la volonté pour la force. J’ai tout confondu et je me suis brisé à vouloir lutter contre les côtés faibles de mon organisation. Trenmor, vous m’avez condamné lorsque vous m’avez dit que le malheur n’épurait que les grandes ames. Lélia, vous m’avez condamné quand vous m’avez écrit jadis que l’homme déchu devait mourir.

Que viendrait faire ici aujourd’hui votre tiède et banale amitié ? Lélia, Trenmor, en êtes-vous à ce point de charité niaise que la vie d’un homme comme moi vous semble aussi précieuse à conserver que celle d’un cheval, d’un bœuf ou d’un serviteur utile ? Allez soigner vos grooms et vos chiens, ceux-là vous serviront à quelque chose. Moi, je vous gênerais seulement. La pitié est un sentiment voisin du mépris, et la main qui soutient un ami chancelant s’engourdit bientôt. Et puis vous ne croyez pas à l’amitié. Vous m’avez en vain offert la vôtre pour m’appuyer et me guider dans les voies de l’avenir ; vous voyez bien que vous vous mentiez à vous-mêmes et que vous m’avez abandonné. Où étiez-vous quand je me perdais ? Dans le calme de votre sublime repos, de votre immuable renoncement, vous saviez bien que Sténio luttait contre l’agonie de toutes ses facultés. Mais vous disiez : — Tant pis pour Sténio. — Assis à l’abri de l’orage, vous saviez que là-bas un esquif se brisait sur les écueils ; mais vous disiez : — Dieu l’aime, Dieu le sauvera. La Providence veille sur lui, l’épreuve lui sera bonne et salutaire. Il reviendra ; laissons-le un peu se débattre. — Et, pendant ce temps, je périssais, moi ! Vous ne vous disiez pas que l’amitié est la seule providence que les hommes devraient invoquer, et que, s’il existait des amis, ils joueraient le rôle de Dieu les uns envers les autres. Mais non ! il en est de cela comme des autres choses. Notre ame en a le sentiment, elle n’en a pas la puissance. Elle conçoit les affections et les vertus, comme elle rêve ces échelles qui montent de la terre aux étoiles. L’imagination escalade sans cesse le ciel, l’homme reste engourdi dans son limon. Le cerveau enfante, les actions avortent. Le cœur promet, la main refuse.

Ô mépris et pitié sur tous ces paralytiques qui croient se soutenir, s’entr’aider et qui s’en vont pêle-mêle trébuchant et tombant sur leurs genoux infirmes, sans pouvoir soulever un roseau pour s’aider eux-mêmes ! Pauvres manchots qui parlent de la force de leurs bras ; pauvres boiteux qui se croient toujours prêts à courir ; pauvres menteurs qui répètent, sans honte et sans crainte, les mêmes sermens toujours trahis, les mêmes offres toujours impuissantes !

Mais quel est cet élan mystérieux, incompréhensible, sublime peut-être dans ces ames de boue ? Qu’est-ce que ce besoin d’épanchement, d’affection, qui nous dévore ? Vers quelle ombre de tendresse et de bonté s’élancent ces aspirations du cœur qui souffre, ces cris de la faiblesse qui réclame un secours ? En vain, les leçons funestes de l’expérience nous ont appris que ce sable mouvant devait céder sous nos pas, nos pieds imprudens s’y hasardent toujours. Quelle est cette puissance ou plutôt cette fièvre obstinée qui nous pousse vers la déception et la douleur ? Pourquoi cette soif d’amour ne s’appaise-t-elle pas ? Pourquoi ce rêve de confiance et de dévouement ne s’efface-t-il jamais entièrement ? Pourquoi à une parole amie, à un regard compatissant, notre crédulité se laisse-t-elle prendre toujours ? Pourquoi les larmes sont-elles sympathiques ? Pourquoi sentons-nous le besoin de secourir celui qui périt et de remercier celui qui nous sauve ? Pourquoi nous sentons-nous l’ami involontaire et nécessaire de l’homme que nous voyons souffrir ? Pourquoi nous laissons-nous tomber sur l’épaule de celui qui nous invite et nous appelle ? Pourquoi ce mot : Je vous consolerai, qu’il parte de la bouche d’une femme, ou de l’œil d’un chien, de la lettre d’un ami, ou de la chaire d’un prêtre, pourquoi ce mot prostitué, sali dans tous les ruisseaux, a-t-il encore une puissance irrésistible ? Pourquoi cet éclair de confiance et de joie qu’il fait jaillir de notre ame épuisée, dernière convulsion d’un mourant qui voudrait ressaisir la vie, dernier effort d’un naufragé, qui, croyant se cramponner à une planche de salut, embrasse le cadavre d’un de ses compagnons et s’abîme avec lui ?

Faiblesse et misère de l’homme, c’est en vain qu’il a voulu vous ériger en grandeurs ; c’est en vain qu’il a fait de vos suggestions et de vos frayeurs des sentimens élevés, des vertus précieuses ! Mensonge et vanité, il ne réalise que vous deux !

Lélia, Trenmor, ô mes amis, soyez maudits pour le bien que vous ne m’avez pas fait ! car vous m’avez leurré d’un fol espoir, vous m’avez dégoûté de la vie réelle, vous m’avez habitué à compter sur des joies que vous ne m’avez pas données, vous m’avez entr’ouvert les portes du bonheur, et vous les avez refermées devant moi. Sans vous j’aurais accepté la vie pauvre et les sobres plaisirs de la réalité, j’aurais vécu seul, sans ennui, sans inquiétude. Vous m’avez dit que dans l’échange et l’association des ames il y avait de sublimes joies ; je l’ai cru, et voici que je suis seul et désolé, éclairé sans retour sur le néant de vos promesses, car vous avez laissé le mal se faire et ma ruine se consommer ; vous viendriez trop tard aujourd’hui !…

Et toi, pouvoir inconnu que j’ai naïvement adoré jadis, maître mystérieux de nos chétives destinées, que je reconnais encore, mais devant qui je ne me prosterne plus, si mon devoir est de fléchir le genou et de te bénir de cette vie amère, manifeste ta présence et fais que j’espère au moins être entendu de toi !… Mais qu’ai-je à espérer ou à craindre ? Que suis-je pour exciter ta colère ou mériter ton amour ? Qu’ai-je fait ici-bas de bon ou de mauvais ? J’ai obéi à l’organisation qui m’était donnée, j’ai épuisé les choses réelles, j’ai aspiré aux choses impossibles, j’ai accompli ma tâche d’homme. Si j’en ai hâté le terme de quelques jours, que t’importe ? Si j’ai éteint le flambeau de mon intelligence par l’abus des plaisirs, qu’importe à l’univers que Sténio laisse dans la mémoire des hommes quelques centaines de vers de plus ou de moins ? Si tu es un maître vindicatif et colère, la vie ne me sera point un refuge, et je n’échapperai pas, quoi que je fasse, aux expiations de l’autre vie ; si tu es juste et bon, tu m’accueilleras dans ton sein et tu me guériras des maux que j’ai soufferts. Si tu n’es pas… oh alors ! je suis moi-même mon Dieu et mon maître, et je puis briser le temple et l’idole…

Mon père, approchez-vous de moi, ajouta-t-il. Accordez-moi une grâce : c’est d’aller prier pour moi devant le Christ de votre chapelle.

— Je n’oserais pas vous quitter dans l’état d’esprit où vous êtes, répondit Magnus. Venez avec moi.

— Que craignez-vous ? lui dit froidement Sténio ; n’ai-je pas juré à Trenmor qu’il me retrouverait ici ? N’est-ce pas demain seulement que le terme expire, et que je serai libre de vous quitter si Trenmor n’est pas revenu ? Quelle pensée roulez-vous dans votre regard effaré ?

— Je me suis trompé, pensa le moine crédule ; ses desseins ne sont pas mauvais. Trenmor reviendra demain, et cette nuit je vais prier.

Le moine s’agenouilla sur le marbre où la lune semait le reflet des améthistes et des pâles rubis du vitrail. Au bout d’une heure, il retourna au bord du lac. Sténio n’y était plus. Le moine eut un sentiment de frayeur. Il se pencha sur le lac ; la lune était couchée, on ne distinguait au fond de l’abîme qu’une vapeur morne étendue sur les roseaux comme un linceul. Un silence profond régnait partout. L’odeur des iris montait faiblement sur la brise tiède et nonchalante. L’air était si doux, la nuit si bleue et si paisible, que les pensées sinistres du moine s’effacèrent involontairement. Un rossignol se mit à chanter d’une voix si suave que Magnus rêveur s’arrêta à l’écouter. — Était-il possible qu’une horrible tragédie se fût jouée tout-à-l’heure dans un lieu si calme, par une aussi belle nuit d’été ? — Cette noire idée s’effaça d’elle-même. Magnus reprit lentement et en silence le chemin de sa cellule. Il traversa le cimetière, enveloppé de ténèbres, dirigé par l’instinct et l’habitude au travers des arbres et des tombeaux. Quelquefois pourtant, il se heurta contre le marbre d’un cénotaphe, et se trouva enveloppé et comme saisi par les branches pendantes des vieux ifs. Mais aucune voix plaintive, aucune main tiède encore ne l’arrêta. Il s’étendit sur les joncs de sa couche, et les heures de la nuit sonnèrent dans le silence.

Mais il essaya vainement de s’endormir. À peine avait-il fermé les yeux qu’il voyait se dresser devant lui je ne sais quelles images incertaines et menaçantes. Bientôt une image plus distincte, plus terrible vint l’assaillir et le réveiller. Sténio avec ses blasphèmes, ses doutes impies, Sténio, qu’il avait laissé seul au bord du lac, il lui semblait le voir errer autour de sa couche et l’entendre recommencer ses questions injurieuses et cruelles pour tourmenter l’ame du pauvre prêtre. Magnus se souleva, et s’appuyant sur sa couche, la face appuyée sur ses genoux tremblans, il s’interrogea, comme pour la première fois, sur les desseins de Sténio. Pourquoi le poëte avait-il éloigné le témoin de ses angoisses ? Après avoir déchiré en lambeaux toutes les croyances enseignées par l’Église, après avoir fouillé d’un doigt sanglant et impitoyable toutes les blessures honteuses de son cœur, pourquoi avait-il renvoyé le prêtre ? Pour prier ? Oh non ! Sténio ne savait plus prier. Est-ce qu’il attendait Trenmor ? Mais le sage ne devait revenir que le lendemain. Était-ce Lélia qu’il attendait ? À cette pensée, le prêtre bondit sur sa couche, un instant il souhaita la mort de Sténio.

Mais bientôt ce désir impie fit place à des inquiétudes plus généreuses. Il craignit que las de lutter contre un Dieu inexorable, Sténio n’eût accompli un projet sinistre. Il se rappelait avec effroi quelques paroles affreuses du jeune homme sur le néant qui absolvait le suicide, sur l’éternité qui ne le défendait pas, sur la colère divine qui ne pouvait le prévenir, sur l’indulgence miséricordieuse qui devait le permettre. Magnus n’avait pas oublié que la vie présente était pour Sténio un châtiment qui défiait toutes les peines à venir dont l’Église le menaçait.

Le prêtre consterné parcourut sa cellule à pas précipités. Il n’avait qu’un moyen d’éclaircir le sort de Sténio, c’était de s’assurer de sa rentrée au couvent ; mais il aurait fallu pénétrer dans les salles réservées aux séculiers, et la règle des Camaldules s’y opposait formellement. Deux ou trois fois, il se demanda si, pour sauver la vie d’un homme et l’ame d’un chrétien, il n’était pas permis de violer les lois de la discipline ordinaire. Mais l’esprit monastique qui, dans les faibles cerveaux rétrécit l’intelligence et dessèche la sensibilité, lui rendit plus redoutable à envisager la colère du prieur que les remords de sa conscience. Il aima mieux encourir les reproches de Dieu que les châtimens de son ordre, et résolut d’attendre le jour.

Il repassa dans sa mémoire toutes les années de sa jeunesse ; il compara ses douleurs aux douleurs de Sténio ; il se glorifia dans sa résignation ; il essaya de mépriser la colère du malheureux qu’il venait de quitter. Il balbutia quelques paroles hautaines et dédaigneuses ; il murmura entre ses dents, ébranlées par le jeûne et l’insomnie, quelques syllabes confuses, comme s’il voulait se féliciter d’une victoire décisive sur ses passions ; puis il récita à la hâte quelques versets mutilés qui consolèrent son orgueil, sans adoucir l’amertume de son cœur.

Chaque fois que l’horloge de la chapelle sonnait les heures, Magnus tressaillait ; il accusait la marche du temps ; il regardait le ciel ; il comptait les étoiles obstinées ; puis quand le son s’évanouissait, quand tout rentrait dans le silence, quand il se retrouvait seul avec Dieu et ses pensées, il recommençait machinalement sa prière monotone et plaintive.

Enfin le jour parut comme une ligne blanche à l’horizon, et Magnus retourna au bord du lac. Le vent n’avait pas encore soulevé ses voiles de brume, et le moine ne distinguait que les objets voisins de sa vue. Il s’assit sur la pierre où Sténio s’était assis la veille. Le jour grandissait lentement à son gré, son inquiétude croissait. À mesure que la lumière augmentait, il crut distinguer à ses pieds des caractères tracés sur le sable. Il se baissa, et lut :

« Magnus, tu diras à Trenmor que j’ai tenu ma parole. Il me retrouvera ici… »

Après cette inscription, la trace d’un pied, un léger éboulement de sable, puis plus rien que la pente rapide où la poussière du sol incliné ne gardait plus d’empreinte, et le lac avec ses nénuphars et quelques sarcelles noires dans la fumée blanche.

Agité d’une terreur plus vive, Magnus essaya de descendre dans le ravin. Il alla chercher une bêche dans le cimetière, et, s’ouvrant avec précaution un escalier dans le sable à mesure qu’il y enfonçait son pied incertain, il parvint, après mille dangers, au bord de l’eau tranquille. Sur un tapis de cresson d’un vert tendre et velouté, dormait pâle et paisible le jeune homme aux yeux bleus. Son regard était attaché au ciel, dont il reflétait encore l’azur dans son cristal immobile, comme l’eau dont la source est tarie, mais dont le bassin est encore plein et limpide. Les pieds de Sténio étaient enterrés dans le sable de la rive ; sa tête reposait parmi les fleurs au froid calice qu’un faible vent courbait sur elle. Les longs insectes qui voltigent sur les roseaux étaient venus par centaines se poser autour de lui. Les uns s’abreuvaient d’un reste de parfum imprégné à ses cheveux mouillés ; d’autres agitaient leurs robes de gaze bleue sur son visage, comme pour en admirer curieusement la beauté, ou pour l’effleurer du vent frais de leurs ailes. C’était un si beau spectacle que cette nature tendre et coquette autour d’un cadavre, que Magnus, ne pouvant croire au témoignage de sa raison, appela Sténio d’une voix stridente, et saisit sa main glacée comme s’il eût espéré l’éveiller. Mais, voyant que l’enfant était noyé depuis plusieurs heures, une peur superstitieuse s’empara de son ame timorée ; il se crut coupable de ce crime, et prêt à tomber auprès de Sténio, il laissa échapper des cris sourds et inarticulés.

Des pâtres de la vallée, qui passèrent sur l’autre rive du lac, virent ce moine désolé qui faisait de vains efforts pour retirer de l’eau le cadavre de son ami. Ils descendirent par une pente plus douce, et avec des branches et des cordes ils emportèrent l’homme mort et l’homme vivant sur l’escarpement de l’autre bord.

Les pâtres ne savaient pas le secret de la mort de Sténio ; ils portaient religieusement sur leurs épaules le moine et le poëte ; ils s’interrogeaient entre eux d’un regard avide et inquiet, interrompant quelquefois le silence de leur marche pour essayer quelque timide conjecture ; mais pas un d’entre eux ne soupçonnait la vérité.

L’évanouissement de Magnus semblait à ces intelligences rudes et grossières un spectacle de pitié, plutôt qu’un objet de sympathie. Ils se demandaient comment un prêtre, voué par son devoir à consoler les vivans et à bénir les trépassés, perdait courage comme une femme, au lieu de prier sur celui que Dieu venait de rappeler à lui. Ils ne comprenaient pas comment le Camaldule, qui avait suivi depuis son entrée au couvent tant de funérailles, qui avait recueilli les derniers soupirs de tant d’agonisans, se conduisait si lâchement en présence d’un cadavre, pareil pourtant à tous ceux qu’il avait vus.

Au réveil de la nature succéda bientôt le réveil de la vie active. Les travaux interrompus recommençaient avec le jour naissant. Quand les habitans de la plaine aperçurent de loin les pâtres qui s’avançaient, ils s’empressèrent autour d’eux. Mais à la vue des branches entrelacées où reposaient Magnus et Sténio, la question qu’ils allaient faire expira sur leurs lèvres ; leur curiosité naïve fit place à une tristesse morne et muette. Car la mort ne passe inaperçue qu’au milieu des villes populeuses et bruyantes. Dans le silence des champs, au milieu de la vie austère des campagnes, elle est toujours saluée comme la voix de Dieu. Il n’y a que ceux qui passent leurs jours à oublier de vivre qui se détournent de la mort comme d’un spectacle importun. Ceux qui s’agenouillent soir et matin pour rendre grâce ne passent jamais indifférens devant un cercueil.

Parvenus à cent pas à peu près des bords du lac où ils avaient trouvé Sténio, les pâtres firent halte et déposèrent leur pieux fardeau sur l’herbe humide. Le soleil levant colorait l’horizon d’un ton de pourpre et d’orange. On voyait flotter sur le versant des collines une vapeur abondante et chaude ; descendue du ciel, la fécondante rosée y remontait comme l’ardeur sainte d’une ame reconnaissante retourne à Dieu qui l’a embrasée de son amour. Chaque narcisse de la montagne était un diamant. Les cimes nuageuses se couronnaient d’un diadême d’or. Tout était joie, amour et beauté autour du catafalque rustique.

Un groupe de jeunes filles traversait le val pour mener au bord des lacs les génisses aux flancs rayés, et pour confier aux échos ces rudes ballades, plus simples que prudentes, dont quelquefois le refrain arrivait jusqu’aux oreilles des moines en prière. Ces bruns enfans de la montagne s’arrêtèrent sans terreur devant le spectacle funèbre ; mais, sous leurs larges poitrines d’homme, la simple nature avait laissé vivre le cœur droit et compatissant de la femme. Elles s’attendrirent, sans pleurer, sur la destinée de ces deux infortunés, et se chargèrent de l’expliquer aux pâtres. — Celui-ci, dirent-elles en montrant le moine, est le frère de celui qui est noyé. Ils auront voulu pêcher les truites du lac ; le plus hardi des deux se sera risqué trop avant ; il aura crié au secours, mais l’autre aura eu peur et la force lui aura manqué. Il faut cueillir des herbes pour le guérir. Nous lui mettrons des feuilles de sauge rouge sur la langue et de la tanésie sur les tempes. Nous brûlerons de la résine autour de lui, et nous l’éventerons avec des feuilles de fougère.

Tandis que les plus grandes de ces filles cherchaient dans l’herbe mouillée les aromates qu’elles destinaient à secourir Magnus, quelques matrones récitèrent à demi-voix la prière pour les morts, et les plus jeunes montagnardes s’agenouillèrent autour de Sténio, demi-recueillies et demi-curieuses. Elles touchaient ses vêtemens avec un mélange de crainte et d’admiration. — C’était un riche, disaient les vieilles ; c’est bien malheureux pour lui d’être mort. — Une petite fille passait ses doigts dans les cheveux blonds de Sténio et les essuyait dans son tablier avec un soin qui tenait le milieu entre la vénération et le plaisir sérieux de jouer avec un objet inusité.

Au bruit de leurs voix confuses, le prêtre s’éveilla et promena autour de lui des yeux égarés. Les matrones vinrent baiser sa main décharnée et lui demandèrent dévotement sa bénédiction. Il frissonna en sentant leurs lèvres se coller à ses doigts.

— Laissez, laissez, leur dit-il en les repoussant, je suis un pêcheur ; Dieu s’est retiré de moi. Priez pour moi, c’est moi qui suis en danger de périr.

Il se leva, et regarda le cadavre. Assuré alors qu’il ne faisait pas un rêve, il tressaillit d’une muette et intérieure convulsion, et se rassit par terre, accablé sous le poids de son épouvante.

Les pâtres, voyant qu’il ne songeait pas à leur donner des ordres, lui offrirent de porter le cadavre au couvent. Cette proposition réveilla toutes les angoisses du moine.

— Non, non, dit-il, cela ne se peut. Aidez-moi seulement à me traîner jusqu’à la porte du monastère.

Quand Magnus fut agenouillé devant le prieur :

— Bénissez-moi, mon père, lui dit-il, car je viens à vous souillé d’un grand crime ; j’ai causé la damnation d’une ame. Sténio, le voyageur, l’ami du sage Trenmor, le jeune Sténio, cet enfant du siècle que vous m’aviez permis d’entretenir souvent pour tâcher de le ramener à la vérité, je l’ai mal conseillé, j’ai manqué de force et d’onction pour le convertir ; mes prières n’ont pas été assez ferventes ; mon intercession n’a pas été agréable au Seigneur, j’ai échoué… Ô mon père ! serai-je pardonné ? Ne serai-je pas maudit, pour ma faiblesse et mon impuissance ?

— Mon fils, dit le prieur, les desseins de Dieu sont impénétrables, et sa miséricorde est immense. Que savez-vous de l’avenir ? Le pécheur peut devenir un grand saint. Il nous a quittés, mais Dieu ne l’a pas abandonné, Dieu le sauvera. La grâce peut l’atteindre partout et le retirer des plus profonds abîmes.

— Dieu ne l’a pas voulu, dit Magnus dont l’œil fixe était attaché sur la terre avec égarement, Dieu l’a laissé tomber dans le lac…

— Que dites-vous ? s’écria le prêtre en se levant. Votre raison est-elle troublée ? Le pécheur est-il mort ?

— Mort, répondit Magnus, noyé, perdu, damné !…

— Et comment ce malheur est-il arrivé ? dit le prieur. En avez-vous été témoin ? N’avez-vous pas essayé de le prévenir ?

— J’aurais dû le prévoir ; j’aurais dû l’empêcher ; j’ai manqué de persévérance ; j’ai eu peur. Depuis une heure, il parlait d’une voix haute et lamentable. Il accusait le sort, les hommes et Dieu. Il invoquait une autre justice que celle en qui nous nous confions. Il foulait aux pieds nos croyances les plus saintes. Il appelait le néant. Il raillait nos prières, nos sacrifices et nos espérances. En l’entendant blasphémer ainsi, ô mon père, pardonnez-moi ! au lieu d’être enflammé d’une sainte indignation, je pleurais. Debout à quelques pas de lui, j’entendais à demi ses paroles funestes. Quelquefois le vent les saisissait au passage, et les emportait vers le ciel qui seul était assez puissant pour les absoudre. Quand le vent se taisait, cette voix lugubre, cette malédiction épouvantable revenait frapper mon oreille et glacer mon sang. J’étais lâche, j’étais abattu, j’essayais d’élever un rempart entre les traits empoisonnés de sa parole et mon ame tremblante. C’était en vain. Le découragement, le désespoir s’insinuait en moi comme un venin. Je voulais l’interrompre, l’idée de son affreux sourire enchaînait ma langue. Je voulais l’emmener, l’audace de son regard contempteur me paralysait à ma place. Je n’avais plus qu’une pensée, qu’un besoin, qu’une tentation insurmontable : c’était de m’enfuir, c’était d’aller prier dans la chapelle, c’était d’échapper à ce danger que je ne pouvais détourner de lui et qui m’envahissait moi-même. — Alors il me pria de le quitter, et je le quittai machinalement, heureux de me soustraire à ma souffrance et d’aller me réfugier au pied du Christ. Je m’occupai trop de moi-même ; j’oubliai trop la garde du pécheur que Dieu m’avait confié. Au lieu de prendre la brebis égarée sur mes épaules, j’eus peur de la solitude, de la nuit et des loups dévorans. Je revins seul au bercail ; mauvais pasteur, j’abandonnai la brebis égarée ; et, quand je revins, je ne la trouvai plus. Satan avait enlevé sa proie. L’esprit du mal avait entraîné cette victime dans le gouffre de l’éternelle perdition.

— Mais quoi ! où est le pécheur ? s’écria le prieur, en découvrant sa tête blanche avec vivacité. Que savez-vous de sa mort ?

— J’ai trouvé ce matin dans les herbes du lac ce corps où l’ame ne réside plus ; je n’ai plus rien à faire, rien à espérer pour Sténio. Ordonnez-moi une rude pénitence, mon père, afin que j’aille l’accomplir et laver mon ame.

— Parlez-moi de Sténio ! s’écria le prieur d’un ton sévère. Oubliez-vous un peu vous-même. Votre ame est-elle plus précieuse que la sienne, pour que nous l’abandonnions ainsi ? Commençons par prier pour le pécheur que Dieu a châtié, nous verrons ensuite à vous purifier. Où est le corps du jeune homme ? Avez-vous récité les psaumes sur sa dépouille mortelle ? L’avez-vous aspergée de l’eau qui purifie ? L’avez-vous fait porter au seuil de la chapelle ? Avez-vous dit au Chapitre de se rassembler ? Le soleil est déjà haut dans le ciel, qu’avez-vous fait depuis son lever ?

— Rien, dit le moine consterné, j’ai perdu le sentiment de l’existence ; et, quand je suis revenu à moi-même, je me suis dit que j’étais perdu.

— Et Sténio, Sténio ? cria le vieillard.

— Sténio, reprit le moine, n’est-il pas perdu sans retour ? Avons-nous le droit de prier pour lui ? Dieu révoquera-t-il pour lui ses immuables arrêts ? N’est-il pas mort de la mort de Judas Iscariote ?

— De quelle mort ? dit le prieur épouvanté. Le suicide ?

— Le suicide, répondit Magnus d’une voix creuse.

Le vieux prieur retomba sur son fauteuil de chêne, en joignant ses mains jaunes et ridées dans un sentiment d’horreur et de consternation inexprimable. Puis, se tournant vers Magnus, il le réprimanda avec chaleur.

— Une telle catastrophe s’est passée presque sous vos yeux. Un tel scandale s’est accompli dans l’enceinte consacrée au culte, et vous ne l’avez pas empêché ! et vous êtes allé prier comme Marie, quand il fallait agir comme Marthe ! Vous avez été lever le front dans le temple, comme le Pharisien ! Vous avez dit : — Regardez-moi et bénissez-moi, mon Dieu, car je suis un saint prêtre, et cet impie qui meurt là-bas peut se passer de vous et de moi ! — Vous avez été rêver et dormir, moine imbécile, homme égoïste et lâche, quand il fallait vous attacher aux pas de ce malheureux, vous jeter à ses pieds, vous traîner dans la poussière, employer les larmes, les menaces, les prières et la force même pour l’empêcher de consommer son affreux sacrifice ! Au lieu de fuir le pécheur comme un objet d’horreur et de scandale, ne fallait-il pas baiser ses genoux et l’appeler mon fils et mon frère, pour attendrir son cœur et lui faire prendre courage, ne fût-ce qu’un jour, un jour qui eût suffi peut-être pour le sauver ? Le médecin déserte-t-il le chevet du malade dans la crainte de la contagion ? Le Samaritain se détourna-t-il de dégoût en voyant la plaie hideuse du Juif ? Non, il s’en approcha sans crainte, il y versa le baume, il le prit sur sa monture et le sauva. Et vous, pour sauver votre ame, vous avez perdu l’occasion de ramener l’enfant prodigue aux bras du père, c’est vous, c’est vous, ame étroite et dure, qui frémirez d’épouvante quand Dieu criera au milieu de vos nuits sans sommeil : — Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ?

— Assez, assez ! mon père, dit le moine en tombant sur le carreau et en traînant sa barbe dans la poussière ; épargnez mon cerveau qui se brise, épargnez ma raison qui s’égare… Venez, s’écria-t-il en s’attachant à la robe du prieur, venez avec moi prier sur sa dépouille, venez prononcer les mots qui délient, venez toucher l’hysope qui lave et qui blanchit, venez dire les exorcismes qui brisent l’orgueil de Satan, venez verser l’huile sainte qui enlève toutes les souillures de la vie…

Le prieur, touché de sa douleur, se leva triste et irrésolu.

— Êtes-vous bien sûr qu’il se soit donné la mort lui-même ? dit-il avec hésitation. N’est-ce pas l’effet du hasard, ou (disons mieux) d’une sévérité céleste qu’il ne nous est pas permis d’interpréter, et au bout de laquelle son ame aura trouvé le pardon ? Que savons-nous ? Il peut s’être trompé… Dans les ténèbres de la nuit… un accident peut arriver… Parlez donc, mon fils, avez-vous des preuves certaines du suicide ?

Magnus hésita ; il eut envie de dire que non ; il espéra tromper la clairvoyance de Dieu, et, au moyen des sacremens de l’église, envoyer au ciel cette ame condamnée par l’Église ; mais il ne l’osa pas. Il avoua, en frémissant, toute la vérité, il rapporta les paroles écrites sur le sable : « Magnus, va dire à Trenmor qu’il me retrouvera ici. »

— Il est donc trop vrai ! dit le prieur en laissant rouler des larmes sur sa barbe blanche ; il n’y a pas moyen d’échapper à cette funeste lumière. Pauvre enfant ! Mon Dieu, votre justice est sévère et votre colère est terrible !…

— Allez, Magnus, ajouta le vieillard après un instant de silence, faites fermer les portes du couvent, et priez quelque bûcheron ou quelque berger de donner la sépulture à ce cadavre. L’Église nous défend de lui ouvrir les portes du temple et de l’ensevelir en terre sainte…

Cet arrêt effraya Magnus plus que tout le reste. Il frappa sa tête avec violence sur le pavé, et son sang coula sur sa joue livide sans qu’il s’en aperçût.

— Allez, mon fils, dit le prieur en le relevant, prenez courage, obéissons à la sainte Église, mais espérons. Dieu est grand, Dieu est bon ; nul n’a sondé jusqu’au fond les trésors de sa miséricorde. D’ailleurs, nous sommes des hommes faibles et des esprits bornés. Obéissons à la lettre et n’interrogeons pas l’esprit des lois sacrées. Aucun homme, fût-il le chef de l’Église, n’a le droit de condamner un autre homme irrévocablement. L’agonie du pécheur a pu être longue. En se débattant contre les approches de la mort, il a pu être éclairé d’une soudaine lumière. Il a pu se repentir et faire entendre une prière si fervente et si pure, qu’elle l’ait réconcilié avec le Seigneur. Ce n’est pas le sacrement qui absout, c’est la contrition, vous le savez, et un instant de cette contrition sincère et profonde peut valoir toute une vie de pénitence. Prions et soyons humbles de cœur. Dans la jeunesse de Sténio les vertus ont été assez sublimes peut-être pour laver toutes les iniquités de l’avenir, et dans notre vie passée il y a peut-être de telles souillures que toutes les abstinences du présent et de l’avenir auront peine à les absoudre. Allez, mon fils, si la règle me défend d’admettre ce cadavre dans le couvent et de l’accompagner au cimetière avec les cérémonies du culte, au moins l’Église m’autorise à vous donner une licence particulière : c’est d’aller veiller auprès du corps et de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure, en faisant telle prière que votre charité vous dictera, pourvu qu’elle ne soit pas conforme au rite consacré pour les sépultures chrétiennes. Allez, c’est votre devoir ; c’est la seule manière de réparer, autant qu’il est en vous, le mal que vous n’avez pas su empêcher ; c’est à vous d’obtenir grâce pour lui et pour vous. Je prierai de mon côté, nous prierons tous, non pas en chœur et dans le sanctuaire, mais chacun dans notre cellule et dans la ferveur de nos ames.

Le moine infortuné retourna près de Sténio. Les bergers l’avaient placé à l’abri du soleil, à l’entrée d’une grotte où les femmes brûlaient de la résine de cèdre et des branches de genièvre. Ces pieux montagnards attendaient que Magnus revînt leur donner l’ordre de le porter au couvent, et ils l’avaient déposé sur un brancard fait avec plus d’art et de soin que le premier. Ils avaient entrelacé des branches de sapin et de cyprès avec leurs rameaux vivaces, qui formaient au cadavre un lit de sombre verdure. Les enfans l’avaient parsemé d’herbes aromatiques, et les femmes lui avaient mis au front une couronne de ces blanches fleurs étoilées qui croissent dans les prés humides. Les liserons blancs et les clématites, qui grimpaient le long des flancs du rocher, se suspendaient à la voûte en festons gracieux et sauvages. Ce lit funèbre, si frais, si agreste, surmonté d’un dais de fleurs, et baigné des plus suaves parfums, était digne de protéger le dernier sommeil d’un jeune et beau poëte endormi dans le Seigneur.

Les montagnards s’agenouillèrent en voyant le prêtre s’agenouiller ; les femmes, dont le nombre avait grossi considérablement depuis le matin, commencèrent à égrainer leur rosaire ; tous s’apprêtaient à suivre le moine et le cadavre jusqu’à la grille des Camaldules, et à revenir au bord du lac pour assister, de l’autre rive, aux funérailles du cimetière. Mais, lorsque après une longue attente, ils virent le soleil descendre vers l’horizon sans que Magnus leur dît d’enlever le corps, sans que les moines, revêtus de leurs camails noirs couverts d’ossemens et de larmes, vinssent à sa rencontre, ils s’étonnèrent et se hasardèrent à l’interroger. Magnus les regarda d’un air égaré, essaya de leur répondre, et balbutia des paroles incertaines. Alors, voyant à quel point la douleur l’avait troublé et craignant de l’affliger davantage en le pressant de questions, un des plus vieux bûcherons de la vallée se décida à se rendre au couvent avec ses fils, et à demander des ordres au prieur.

Au bout d’une heure, le bûcheron revint ; il était silencieux, triste et recueilli. Il n’osait parler devant Magnus, et, comme tous les regards l’interrogeaient, il fit signe à ses compagnons de le suivre à l’écart. Tous ceux qui entouraient le cadavre, entraînés par la curiosité, s’éloignèrent sans bruit et le joignirent à quelque distance. Là, ils apprirent avec surprise, avec terreur, le suicide de Sténio et le refus du prieur de l’ensevelir en terre sainte.

S’il avait fallu au prieur toute la fermeté d’un esprit généreux, toute la chaleur d’une ame indulgente, pour ne pas désespérer du salut de Sténio, à plus forte raison ces hommes simples et bornés furent-ils épouvantés d’un crime condamné si sévèrement dans les croyances catholiques. Les vieilles femmes furent les premières à le maudire. — Il s’est tué, l’impie ! s’écrièrent-elles ; quel crime avait-il donc commis ? Il ne mérite pas nos prières ; le prieur lui refuse un tombeau dans la terre consacrée. Il faut qu’il ait fait quelque chose d’abominable, car le prieur est si indulgent et si saint ! Il avait une plaie honteuse au cœur, cet homme qui a désespéré du pardon et qui s’est fait justice lui-même ; ne le plaignons pas ; d’ailleurs, il est défendu de prier pour les damnés. Allons-nous en ; que le moine fasse son métier ; c’est à lui de le garder durant la nuit. Il a le pouvoir de prononcer les exorcismes ; si le démon vient réclamer sa proie, il le conjurera. Partons.

Les jeunes filles épouvantées ne se firent pas prier pour suivre leurs mères, et plus d’une, en retournant vers sa demeure, crut voir passer une figure blanche dans les profondeurs du taillis, et entendre sur l’herbe humide de la rosée du soir les pas errans d’une ombre plaintive qui murmurait tristement : — Détournez-vous, jeune fille, et voyez ma face livide. Je suis l’ame d’un pécheur et je vais au jugement. Priez pour moi. — Elles pressaient le pas et arrivaient palpitantes et pâles à la porte de leurs chalets ; mais le soir en s’endormant je ne sais quelle voix faible et mystérieuse répétait à leur chevet : — Priez pour moi.

Les bergers, habitués aux veilles de la nuit et à la solitude des bois, furent moins accessibles à ces terreurs superstitieuses. Quelques-uns allèrent rejoindre Magnus, et résolurent de garder le mort avec lui. Ils plantèrent aux quatre coins du brancard de grandes torches de sapin résineux, et déplièrent leurs casaques de peau de chèvre, pour se préserver du froid de la nuit. Mais quand les torches furent allumées, elles commencèrent à projeter sur le cadavre des lueurs d’un rouge livide. Le vent, qui les agitait, faisait passer des clartés sinistres sur ce visage près de tomber en dissolution, et par instans le mouvement de la flamme semblait se communiquer aux traits et aux membres de Sténio. Il leur sembla qu’il ouvrait les yeux, qu’il agitait une main convulsive, qu’il allait se lever ; la frayeur s’empara d’eux, et, sans oser s’avouer mutuellement leur puérilité, ils adoptèrent tacitement l’aveu unanime de se retirer. Le moine, dont la présence les avait un instant rassurés, commençait à les épouvanter plus que le mort lui-même. Son immobilité, son silence, sa pâleur et je ne sais quoi de sombre et de terrible dans le plissement de son front chauve et luisant lui donnaient l’aspect d’un esprit de ténèbres plus que d’un homme. Ils pensèrent que le démon avait pu prendre cette forme pour damner le jeune homme, pour le précipiter dans le lac, et qu’il était là maintenant, veillant sur sa proie, en attendant l’heure de minuit, où les horribles mystères du sabbat s’accomplissaient.

Le plus courageux d’entre eux offrit de revenir le lendemain dès l’aube, pour creuser la fosse et y descendre le cadavre. — C’est bien inutile, — répondit un des plus consternés, et cette réponse fut comprise. Ils se regardèrent en silence ; leur pâleur les effraya mutuellement. Ils descendirent vers la vallée, et se séparèrent d’un pas flageolant, prêts à se prendre les uns les autres pour des spectres.