Lélia (1833)/Deuxième Partie/XXV

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H. Dupuy et L. Tenré (1p. 209-215).
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XXV

VIOLA.



Il y avait, au bas des terrasses du jardin, une petite rivière qui coulait sous l’épais ombrage des ifs et des cèdres, et s’enfonçait sous leurs rameaux pendans. Sous une de ces voûtes mystérieuses, un tombeau de marbre blanc se mirait dans l’eau, pâle au milieu des sombres reflets de la verdure. À peine un souffle furtif de la brise ébranlait les angles purs et tremblans du marbre réfléchi dans l’onde ; un grand liseron avait envahi ses flancs, et suspendait ses guirlandes de cloches bleues autour des sculptures déjà noircies par la pluie et l’abandon. La mousse croissait sur le sein et sur les bras des statues agenouillées ; les cyprès éplorés, laissant tomber languissamment leurs branches sur ces fronts livides, enveloppaient déjà le monument confié à la protection de l’oubli.

— C’est là, dit Lélia, en écartant les longues herbes qui cachaient l’inscription, le tombeau d’une femme morte d’amour et de douleur !…

— C’est un monument plein de religion et de poésie, dit Sténio. Voyez comme la nature semble s’enorgueillir de le posséder ! Comme ces festons de fleurs l’enlacent mollement, comme ces arbres l’embrassent, comme l’eau en baise le pied avec tendresse ! Pauvre femme morte d’amour ! Pauvre ange exilé sur la terre et fourvoyé dans les voies humaines, tu dors enfin dans la paix de ton cercueil, tu ne souffres plus, Viola ! Tu dors comme ce ruisseau, tu étends dans ton lit de marbre tes bras fatigués, comme ce cyprès penché sur toi. Lélia, prends cette fleur de la tombe, mets-la sur ton sein, respire-la bien souvent, mais respire-la vite avant que, séparée de sa tige, elle perde ce virginal parfum qui est peut-être l’ame de Viola, l’ame d’une femme qui a aimé jusqu’à en mourir. Viola ! s’il y a quelque émanation de vous dans ces fleurs, si quelque souffle d’amour et de vie a passé de votre sein dans ce mystérieux calice, ne pouvez-vous pénétrer jusqu’au cœur de Lélia ? Ne pouvez-vous embraser l’air qu’elle respire et faire qu’elle ne soit plus là, pâle, froide et morte, comme ces statues qui se regardent d’un air mélancolique dans le ruisseau ?

— Enfant ! dit Lélia, en jetant la fleur au cours paresseux de l’eau et en la suivant d’un regard distrait, croyez-vous donc que je n’aie pas aussi ma souffrance, âpre et profonde comme celle qui a tué cette femme ? Eh ! que savez-vous ? Ce fut là peut-être une vie bien riche, bien complète, bien féconde. Vivre d’amour et en mourir ! C’est beau pour une femme ! Sous quel ciel de feu étiez-vous donc née, Viola ? Où aviez-vous pris un cœur si énergique qu’il s’est brisé au lieu de ployer sous le poids de la vie ? Quel dieu avait mis en vous cette indomptable puissance que la mort seule a pu détrôner de votre ame ? Ô grande ! grande entre toutes les créatures ! vous n’avez pas courbé la tête sous le joug, vous n’avez pas voulu accepter la destinée, et pourtant vous n’avez pas hâté votre mort comme ces êtres faibles qui se tuent pour s’empêcher de guérir. Vous étiez si sûre de ne pas vous consoler, que vous vous êtes flétrie lentement sans reculer d’un pas vers la vie, sans avancer d’un pas vers la tombe ; la mort est venue, et elle vous a prise, faible, brisée, morte déjà, mais enracinée encore à votre amour, disant à la nature : — Adieu, je te méprise et ne veux pas de salut. Garde tes bienfaits, ta poésie décevante, tes consolantes vanités, et l’oubli narcotique, et le scepticisme au front d’airain ; garde tout cela pour les autres, moi je veux aimer ou mourir ! — Viola ! vous avez même repoussé Dieu, vous avez franchement haï ce pouvoir inique qui vous avait donné pour lot la douleur et la solitude. Vous n’êtes pas venue, au bord de cette onde, chanter des hymnes mélancoliques, comme fait Sténio les jours où je l’afflige ; vous n’avez pas été vous prosterner dans les temples, comme fait Magnus, quand le démon du désespoir est en lui ; vous n’avez pas, comme Trenmor, écrasé votre sensibilité sous la méditation ; vous n’avez pas, comme lui, tué vos passions de sang-froid pour vivre fier et tranquille sur leurs débris. Et vous n’avez pas non plus, comme Lélia…

Elle oublia d’articuler sa pensée, et le coude appuyé sur le mausolée, l’œil immobile sur les flots, elle n’entendit pas Sténio qui la suppliait de se révéler à lui.

— Oui ! dit-elle après un long silence, elle est morte ! et si une ame humaine a mérité d’aller aux cieux, c’est la sienne ; elle a fait plus qu’il ne lui était imposé : elle a bu la coupe d’amertume jusqu’à la lie, puis repoussant le bienfait qui allait descendre d’en-haut après l’épreuve, refusant la faculté d’oublier et de mépriser son mal, elle a brisé la coupe et gardé le poison dans son sein comme un amer trésor. Elle est morte ! morte de chagrin ! Et nous tous, nous vivons ! Vous-même, jeune homme, qui avez encore des facultés toutes neuves pour la douleur, vous vivez ou bien vous parlez de suicide, et cela est plus lâche que de subir cette vie souillée que le mépris de Dieu nous laisse !

Sténio, la voyant plus triste, se mit à chanter pour la distraire. Tandis qu’il chantait, des larmes coulaient de ses paupières fatiguées ; mais il domptait sa douleur, et cherchait dans son ame abattue des inspirations pour consoler Lélia.