Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 54

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Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 102-106).
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SIXIÈME PARTIE.

LIV.

LE CARDINAL.

« Eh bien, Madame, vos désirs seront réalisés plus tôt que nous ne l’aurions imaginé. La douloureuse maladie qui va vous enlever votre vénérable abbesse appellera ici de grands changements. Au milieu de toutes les mutations d’emplois et de dignités qui vont avoir lieu, il est difficile que vous ne rencontriez pas l’occupation que vous désirez, et qui convient à votre belle intelligence.

— Monseigneur, répondit Lélia, je ne réclame que les moyens de me rendre utile ; mais ces moyens ne sont pas aussi simples que nous le pensions. Toute bonne intention rencontre certainement ici de nobles sympathies ; mais elle y rencontre aussi des méfiances obstinées et une opposition funeste. Quiconque n’est pas la première n’est rien ; et ce que j’ai à vous demander, Monseigneur, j’y ai bien réfléchi, c’est de n’être rien ou d’être la première.

— Vous parlez comme une reine, ma sœur, dit le cardinal en souriant ; je voudrais pouvoir vous placer sur un trône ; mais dans notre système électif je ne puis que vous faire franchir le plus rapidement possible les divers degrés de la hiérarchie.

— Ce n’est pas ainsi que je l’entends, Monseigneur. Je ne consentirai jamais à entrer en lutte avec de petits intérêts ou de petites passions. Vous m’accorderez bien que je ne suis nullement propre à un tel rôle.

— Je le comprends, Madame. Pour mon compte, je sais ce que j’ai eu à souffrir dans une carrière beaucoup plus large, et je conçois que vous reculiez devant des tracasseries d’intérieur. Mais êtes-vous bien dans la voie du devoir, chère sœur Annunziata, quand vous refusez le service de votre intelligence à la communauté dont vous faites partie ? Vous ne le refusez pas absolument, j’entends bien ; mais vous servirez les intérêts de l’Église, à condition que l’Église vous donnera la place la plus éminente dont elle pense disposer en faveur d’une femme, Abbesse des Camaldules ! mais, quelle que soit votre fierté, quelle qu’ait été votre position dans le monde, songez, Madame, que ce que vous demandez est quelque chose !

— C’est quelque chose si je suis capable de quelque bien ; sinon, ce n’est rien du tout, Monseigneur. Est-ce donc la pourpre de votre vêtement qui vous élève au-dessus du commun des prêtres ? Que voulez-vous que je fasse d’une croix d’or ou d’une crosse d’argent, si aucun moyen d’élever mon âme n’est attaché à ces frivoles joyaux ? N’en ai-je pas possédé de plus riches, et, comme la plupart des femmes, ne pouvais-je pas me contenter de cette vanité ?

— Il est vrai, Madame : aussi vous serez abbesse.

— Dites-moi que je le suis, Monseigneur ; autrement je vous répondrai que je ne le serai jamais.

— Sœur Annunziata, vous êtes étrangement impérieuse !…

— Oui, Monseigneur, parce que j’ai pour le côté puéril et mesquin de ces choses tout le mépris que vous en avez eu vous-même. Je ne crains pas d’exiger ce qui peut m’être refusé ; car aucun regret, aucune déception ne seront attachés pour moi à ce refus. Je ne suis pas venue ici pour ouvrir une carrière quelconque à mon ambition. J’y suis venue pour fuir le monde et vivre dans le recueillement. Je ne suis propre à aucun détail de ménage, à aucune occupation subalterne ; je n’en veux pas, parce que je m’y conduirais mal, soit que j’y portasse un amour de l’ordre qui me rendrait toute contradiction insupportable, soit que je fusse capable de m’y endormir dans une nonchalance qui rétrécirait mes idées et abaisserait mon caractère. Vous ne voulez ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ?

— Non, certes ! répondit le prélat avec émotion. Cette grande intelligence et ce grand caractère me sont sacrés. Peut-être suis-je le seul à les comprendre. J’ai du moins la vanité de les avoir devinés le premier, et je surveille ces dons du ciel avec la jalousie d’un père ou d’un frère. Ce sont des trésors dont le Seigneur m’a rendu, pour ainsi dire, dépositaire, et dont il me demandera compte un jour. Je veillerai donc à ce qu’ils soient dépensés pour sa gloire. Ô Lélia ! vous pouvez beaucoup ; je le sais ; aussi je ferai beaucoup pour vous, n’en doutez pas !

— Eh bien, quoi ? dit Lélia.

— Vous serez aujourd’hui la seconde ici, et demain vous serez la première.

— C’est-à dire que je serai le ministre d’une volonté étrangère jusqu’à ce que la mort ait éteint cette volonté ? Non, Monseigneur.

— Eh quoi ! vous serez la dispensatrice des aumônes, la mère des pauvres, le refuge des affligés ; vous pourrez répandre l’or à pleines mains sur les objets de votre sollicitude !…

— N’étais-je pas libre de le faire avant d’apporter ici mes richesses ? N’ai-je pas fait tout le bien qu’on peut faire avec de l’argent ? N’est-ce pas un plaisir sur lequel je suis blasée ? D’ailleurs, quand même ce mode d’action charitable me conviendrait, l’emploi des richesses de ce couvent peut-il être jamais soumis à la décision de celle qui porte le titre de trésorière ?

— L’abbesse elle-même ne peut disposer de rien sans l’aveu d’un conseil supérieur.

— Ce n’est donc pas là ce que je veux, Monseigneur, vous le savez bien. Je ne veux pas seulement donner du pain aux pauvres, je veux donner de l’instruction aux riches ; je veux que leurs enfants reçoivent le pain de vie, c’est-à-dire des idées et des principes comme on ne s’est jamais avisé de les leur donner. Vous avez ouvert à leurs fils des écoles libérales, vous avez encouragé le développement de leur intelligence et poursuivi avec ardeur la moralisation de leurs travaux. Vous savez que je pourrais et que je saurais en faire autant pour leurs filles. Vous m’en avez donne l’idée ; vous avez exigé de moi la promesse de m’y employer avec courage, dévoûment et persévérance. Mais vous savez mes conditions : point d’emploi intermédiaire, point de postulat entre le doux repos du rang le plus obscur et les soucis honorables du rang le plus élevé.

— Eh bien, Madame, vous serez abbesse, mais songez que nous jouons gros jeu ; songez qu’à nous deux, ma sœur, nous faisons secrètement un schisme dans l’Église. L’Eglise, nous ne pouvons pas nous le dissimuler, ne comprend pas très-bien sa mission. Les clefs de saint Pierre ne sont pas toujours dans les mains les plus habiles. Je ne sais si elles ouvrent les portes du ciel, mais je crois qu’elles ferment les portes de l’Église, et qu’elles repoussent du catholicisme toute grandeur, toute lumière, toute distinction intellectuelle. Préoccupé du soin frivole et dangereux de garder dans leur intégrité la lettre des derniers conciles, on a oublié l’esprit du christianisme, qui était d’enseigner l’idéal aux hommes et d’ouvrir le temple à deux battants à toutes les âmes, en ayant soin de placer l’élite dans le chœur. On a, tout au contraire, agi de telle sorte que la plèbe grossière est assise au pied de l’autel, et que le patriciat intellectuel est debout à la porte, si bien à la porte qu’il se retire et ne veut plus rentrer. Nous deux, ma sœur, qui voulons replacer chacun à son rang, et subordonner l’ignorance aux conseils de la raison, la superstition aux enseignements de la vraie piété, pensez-vous que nous l’emporterons sur un corps aussi étroitement uni que cette coterie de malheur qu’il leur plaît d’appeler une Église ?

— Je l’ignore absolument, Monseigneur ; si je l’ai cru un instant, c’est que vous avez travaillé à me le faire croire.

— Eh quoi ! vous ne me rassurez pas autrement, Madame ? Je suis effrayé. Quelquefois mon âme succombe sous le poids des ennuis et de la crainte. Peut-être après une vie de travaux assidus et de fatigues desséchantes, me chasseront-ils comme un serviteur inutile, ou me tiendront-ils à l’écart comme un allié dangereux ! Ne trouverai-je dans votre âme comme dans la mienne, à ces heures de triste pressentiment, que doute et langueur ? Une grande et sainte amitié ne me consolera-t-elle pas des maux auxquels mon cœur est en proie ?

La camaldule et le prélat se regardèrent fixement avec un calme qui jeta secrètement un peu d’effroi dans l’âme de l’un et de l’autre. Puis, comme deux aigles qui, avant de s’attaquer, ont hérissé leurs plumes et mesuré leurs forces, chacun resta sur la défensive. Lélia s’abstint de faire sentir au prince de l’Église qu’il s’agissait entre eux de relations plus sérieuses qu’il ne l’imaginait peut-être, et le cardinal comprit de reste que ni l’ambition de commander à ses compagnes ni l’admiration qu’il était, à plusieurs égards, en droit d’espérer d’elle, ne donnerait le change aux idées austères et aux froides résolutions de la religieuse. Il battit donc en retraite sur-le-champ, avec toute la prudence et la dignité d’un général habile ; et, en vainqueur sage et courtois, Lélia feignit de n’avoir pas compris son attaque. Ce regard, échangé entre eux, avait suffi pour asseoir à tout jamais leur position relative. C’était le premier regard que, depuis un an de trouble et d’incertitude, le prince avait osé attacher sur les yeux noirs de Lélia. Jusque-là, il avait craint de perdre sa confiance et de la voir quitter le couvent. Désormais enchaînée, peut-être ambitieuse, elle lui avait semblé moins redoutable. Mais, au premier choc, il vit qu’à l’exemple des grands vaincus son orgueil augmentait dans les fers.

Monseigneur Annibal n’était point un homme ordinaire. S’il avait de fortes passions, il avait une grande âme pour les y loger. Les objets de sa convoitise pouvaient devenir, en tombant sous sa puissance, les objets de son mépris ; mais ils pouvaient, en se refusant à ses atteintes, n’avoir point à craindre un lâche dépit. C’était l’homme de son temps, et nullement celui du passé ; homme plein de vices et de grandeur, de faiblesses et d’héroïsme. Attaché aux biens et aux jouissances terrestres par l’éducation et par l’habitude, il avait pourtant l’instinct et le culte de l’idéal. Il n’y marchait pas par les droits chemins, cela n’était plus en son pouvoir ; mais, au milieu d’une carrière désordonnée, le sentiment de l’avenir était venu comme une révélation prophétique s’emparer de lui et le pousser aux grandes choses. Les mauvaises ternissaient encore l’éclat de sa vie, mais elles ne l’entravaient pas. Quiconque ne voyait qu’une de ses faces pouvait le mépriser ; mais Lélia, qui du premier coup d’oeil avait vu les deux, se méfiait de lui sans le craindre et l’estimait sans l’approuver.

« Monseigneur, reprit-elle après une assez longue pause, je ne vois pas ce que nous aurions à redouter dans une entreprise aussi franchement désintéressée. Je ne sais si je m’abuse, mais, je le répète, je ne vois rien dans le côté extérieur de notre rôle dont la possession puisse nous enivrer, et dont la perte ait droit à nos regrets. Il s’agit de mettre en pratique une foi qui est en nous. L’espérance vous soutient, vous qui depuis plusieurs années travaillez sans relâche. Moi qui n’ai rien essayé, je ne puis connaître encore ni la crainte ni la confiance. Je suis prête à marcher dans la voie que vous m’ouvrirez ; et, si je ne réussis pas, il me semble que ma douleur n’aura rien à faire avec la conduite du clergé à mon égard. Il nous faudra, Monseigneur, chercher plus haut la source de nos larmes, si nous ne trouvons pas dans les sympathies sociales de quoi nous dédommager des anathèmes ecclésiastiques.



Magnus.

— Lélia ! dit le prélat en lui tendant la main avec une dignité franche et loyale, vous avez raison, vous êtes plus forte que moi, et, chaque fois que je vous ai vue, j’ai senti mon âme s’élever au contact de la vôtre. Je vaux peut-être beaucoup moins que vous ne pensez dans un sens. Je crains d’être moins détaché des ambitions humaines que vous ne me faites l’honneur de le croire ; mais je sens que je puis m’en détacher encore, et je ne rougirai pas de devoir ce grand exemple à la haute sagesse d’une femme. Comptez sur moi, vous serez abbesse.

— Comme il vous plaira, Monseigneur, ceci est la chose qui m’occupe le moins, et je n’aurais pas pris la liberté de vous demander cet entrelien si je n’avais eu une grâce plus importante à implorer de Votre Éminence.

— Encore ! pensa le cardinal, et malgré lui un reste d’espoir fit scintiller son œil profond. Ma sœur, dit-il, vous avez, je le vois, grande confiance en moi, et je vous en remercie.

— Oui, j’ai grande confiance en vous, dit Lélia d’un air grave ; car il s’agit d’être grand, généreux, hardi : vous le serez.

— Quoi donc ? dit le cardinal, dont l’œil devint plus brillant encore à l’idée d’une occasion de satisfaire sa noble vanité.



J’ai frémi d’être forcée de me retourner. (Page 114.)

— Il s’agit de sauver Valmarina, répondit Lélia. Vous le pouvez ! vous le voulez !

— Je le veux, dit Annibal vivement. Savez-vous, Madame, qu’il y va cette fois de ma vie ? Si j’échoue, je ne suis plus seulement un prince disgracié, je suis un citoyen condamné, ou, pour parler plus simplement, ajouta-t-il en riant, un homme pendu.

— C’est vrai, Monsegneur, j’y ai songé.

— Lélia ! Lélia ! s’écria le cardinal en marchant avec agitation, vous m’estimez beaucoup, j’ai droit d’être fier ! »

Il prononça ces mots avec tristesse ; mais c’était l’expression d’un regret naïf, respectueux et sans arrière-pensée.

« Où est Valmarina ? ajouta-t-il d’un ton décidé.

— De l’autre côté de ce ravin, lui dit Lélia en lui montrant du doigt la direction de la fenêtre.

— On n’est pas sur sa trace… pourtant il n’y a pas de temps à perdre… Il faut qu’il passe la frontière.

— Par la forêt, Monseigneur, vous n’avez que quatre lieues.

— Oui ! mais il lui faut un passe-port !…

— Mais dans votre voiture, avec vous, Monseigneur, il n’en a pas hesoin. »

Le cardinal fit un geste de surprise, puis il sourit. Il était confondu de la manière dont Lélia traitait avec lui de puissance à puissance, tout en lui ôtant le plus léger espoir. Mais cette audace lui plaisait ; elle le jetait dans un monde nouveau, et l’élevait à ses propres yeux.

— Et à quelle heure dois-je être au rendez-vous ? demanda-t-il d’un air joyeux et attendri.

— Il est une personne à qui Votre Éminence peut se fier, répondit Lélia ; cette personne m’a fait savoir ce matin que le proscrit, ne trouvant plus de sûreté dans son asile, se rendrait chez elle ce soir…

— Et quelle est cette personne ?

— Voici son billet. »

Le cardinal prit le billet. « Ma chère sainte, celui que tu appelles Trenmor m’a fait demander un asile pour cette nuit. Il est en danger à l’ermitage, mais il ne sera pas en sûreté chez moi ; tu sais qu’il y vient des personnages qui peuvent le rencontrer et le reconnaître. Je crains surtout… »

Le cardinal lut d’un seul regard et le nom de ce personnage redouté, et la signature de la lettre… Il résista au mouvement convulsif qui le portait à la froisser dans ses mains, et regardant Lélia avec une indignation mêlée de terreur :

— Tout ceci est-il un jeu, Madame ? lui dit-il d’une voix tremblante.

— Monseigneur, répondit Lélia, l’occasion serait mal choisie. Valmarina est en danger, et je vous le livre. Cette femme est ma sœur, ma propre sœur, et je vous la livre également.

— Votre sœur, elle !… C’est impossible !

— Abjecte et grande à la fois, elle a la générosité de le cacher ; mais moi, qui n’ai jamais eu aucun souci de plaire au monde, je ne le cache pas. Je ne puis parler d’elle sans souffrir, car je l’ai aimée ; mais je pleure sur elle sans rougir d’elle.

— Eh bien ! vous l’emportez encore, dit le cardinal en rendant à Lélia le billet qu’elle brûla sur-le-champ ; vous avez du courage et vous ne désavouez aucune vérité. Vous êtes tranchante et froide comme le glaive de la justice, sœur Annunziata ; mais qui pourrait se révolter contre vous ?

— Annibal, dit Lélia en lui tendant la main à son tour, estimez-moi comme je vous estime.

— Oui, ma sœur, répondit-il en serrant sa main avec force, je serai à minuit chez la… chez votre sœur. Ma voiture et mes gens nous attendront aux portes de la ville. Demain dans la journée je viendrai vous rendre compte de mon expédition… si je n’y succombe pas !…

— Dieu ne le permettra pas, dit Lélia.

— Mais, dit le cardinal en revenant sur ses pas au moment de sortir, vous me devez la vérité tout entière… Je suis un homme qui peut, qui doit tout savoir, Lélia… Si vous me ménagez, si vous me tuez à demi… il me semble que je pourrai vous haïr… Confessez-vous volontairement, puisque vous venez de me confesser malgré moi. Valmarina était ici pour vous ?

— Oui, Monseigneur.

— Il vous aime ?

— Comme un frère.

— Comme je vous aime, par exemple ? »

Lélia hésita et répondit :

— Comme je vous aime, Monseigneur.

— Et vous l’avez aimé, cependant ?

— Jamais autrement que je ne l’aime aujourd’hui. »

Le cardinal garda le silence un instant, puis il ajouta :

— En conscience, sœur Annonciade, dites-moi ce que vous pensez des questions que je vous fais ?

— Je pense que vous cherchez une nouvelle occasion d’être généreux et magnifique. Vous êtes vain, Monseigneur.

— Avec vous, il est vrai, dit Annibal. »

Il la regarda quelques instants en silence ; son visage exprimait une passion ardente, mais sans espoir et sans prière.

« Ah ! ajouta-t-il par une transition d’idées facile à comprendre, mais d’un ton qui ne pouvait que satisfaire la fierté de Lélia, j’allais oublier que vous voulez être abbesse. J’y vais travailler sur-le champ. »

Et il sortit précipitamment.