Lélia (Hetzel, illustré 1854)/Chapitre 56

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Lélia (Hetzel, illustré 1854)
LéliaJ. HetzelŒuvres illustrées de George Sand, volume 7 (p. 108-110).
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Dieu vous récompensera de ce que vous avez fait. Il enverra le calme à vos nuits et la force à vos jours. Je ne vous remercie pas. Loin de moi la pensée d’attribuer à une condescendance de l’amitié ce que vos nobles instincts vous prescrivaient de faire, Monseigneur. Vous avez une belle renommée parmi les hommes, mais vous avez une gloire plus grande dans les cieux, et c’est devant celle-là que je m’incline.

Vous voulez que je réponde à des questions délicates, et que je me prononce sur des choses qui dépassent peut-être la portée de mon intelligence. J’essaierai pourtant de le faire ; non que j’accepte ce rôle imposant de confesseur dont vous voulez m’investir, mais parce que je dois à l’admiration que votre caractère m’inspire, d’épancher mon cœur dans le vôtre avec une entière sincérité.

Je ne me permets pas de vous blâmer sous certains rapports que vous m’appelez à juger ; mais je m’afflige, parce que là je vous vois en contradiction avec vous-même. Vous le sentez bien, puisque vous ne cherchez pas à vous défendre, mais seulement à vous excuser. Oui, sans doute, vous êtes excusable. Dieu nous préserve de méconnaître la liberté sacrée de notre conscience et le droit de reviser les institutions religieuses que Jésus nous a léguées comme une tâche incessante, pour les agrandir et non pour les immobiliser ; mais ce droit de la conscience a ses limites dans l’application individuelle ; et peut-être, si vous songiez sérieusement à poser ces limites, la contradiction dont vous souffrez cesserait d’elle-même et sans effort. Il me semble que, quand nos actions se trouvent en désaccord avec nos principes, on peut en conclure que ces principes sont encore chancelants. Du moins, pour les hommes de votre trempe, la certitude des idées doit gouverner les instincts si impérieusement, que, le principe du devoir une fois établi, la pratique de ce devoir devienne facile, nécessaire même, et qu’on n’aperçoive plus la possibilité d’y manquer. Voyons donc ensemble, Monseigneur, si ce n’est pas un grand mal d’user d’avance d’une liberté que l’Église n’a pas sanctionnée, quand on persiste à se tenir dans le sein de l’Église, et si les hommes qui ne jugent que sur les faits ne seraient pas en droit de vous adresser ce reproche de duplicité que vous craignez tant, et que vous méritez cependant si peu quand on sait le fond de votre âme.

Vous êtes beaucoup moins catholique que moi dans un sens, Monseigneur, et vous l’êtes beaucoup plus dans l’autre, Je me suis rattachée à la foi romaine par système et par une sorte de conviction qui ne peut jamais être taxée d’hypocrisie, puisque je suis résolue à me conformer strictement à toutes ses institutions. Vous vous en détachez par ce côté : vous violez ses commandements, et pourtant vous êtes lié de cœur à l’Église, vous l’avez épousée, si je puis parler ainsi, par inclination, tandis que moi j’ai contracté avec elle un mariage de raison. Vous croyez à son avenir, et vous ne concevez le progrès de l’humanité qu’en elle et par elle. Elle vous blesse, vous contrarie et vous irrite, vous voyez ses taches, vous signalez ses torts, vous constatez ses erreurs, mais vous ne l’en aimez pas moins pour cela, et vous préférez sacrifier à son obstination le repos, et (pardonnez-moi ma franchise) la dignité de votre conscience, plutôt que de rompre avec cette épouse impérieuse que vous chérissez.

Il n’en est pas ainsi de moi. Permettez-moi de continuer ce parallèle entre vous et moi, Monseigneur ; il m’est nécessaire pour me bien expliquer. Je suis rentrée sans ferveur et sans transport dans le giron de cette Église, que j’ai servie jadis avec une candeur enthousiaste. Ce parfum de mes jeunes années, cette aveugle confiance, cette foi exaltée, ne peuvent plus rentrer dans mon âme ; je n’y songe pas, et je suis calme, parce que je crois avoir trouvé, sinon la vraie sagesse, du moins le droit chemin vers mon progrès individuel, en embrassant, faute de mieux, cette forme particulière de la religion universelle. J’ai cherché l’expression la mieux formulée de cette religion de l’idéal dont j’avais besoin. Je ne l’ai pas trouvée parfaite ici, mais je l’ai trouvée supérieure à toutes les autres, et je me suis réfugiée dans son sein sans me soucier beaucoup de son avenir. Elle durera toujours plus que nous, Monseigneur, et l’existence morale de l’humanité se soutiendra par des secours providentiels qu’il ne nous est peut-être pas donné de prévoir aussi facilement que vous l’imaginez. Je n’ose me fier à mes instincts ; j’ai trop souffert du doute pour vouloir porter sur les générations futures un regard investigateur. Je craindrais de m’épouvanter encore, et je m’agenouille humblement dans le présent, priant Dieu de m’éclairer sur les devoirs de ma tâche éphémère. Je ferai ce que je pourrai ; ce sera peu, mais, comme dit Trenmor, Dieu fera fructifier le grain s’il le juge digne de sa bénédiction. Je ne puis pas me dissimuler que nous traversons des temps de transition entre un jour qui s’éteint, et une aube qui s’allume incertaine encore et si pâle, que nous marchons presque dans les ténèbres. J’ai eu de grandes ambitions de certitude que la fatigue et la douleur ont refroidies. J’attends en silence et le cœur brisé, résolue du moins de m’abstenir du mal et abdiquant l’espoir de toute joie personnelle, parce que la corruption des temps et l’incertitude des doctrines ont rendu tous nos droits illégitimes et tous nos désirs irréalisables. Il y a quelques années, n’ayant pas de conviction arrêtée sur les devoirs civils et religieux, voyant bien les défauts de ces deux législations et ne sachant où en trouver le remède, j’osai chercher ma lumière dans l’expérience, et je m’abandonnai au plus noble instinct qui fût en mon âme, à l’amour. Ce fut une expérience funeste. J’y sacrifiai mon repos en ce monde, ma force sociale, c’est-à-dire la pureté de ma réputation. Que m’importait l’opinion des hommes ? Je voulais marcher vers l’idéal, et je me croyais sur le chemin ; car je sentais tressaillir dans mon cœur mes plus nobles facultés, le dévoûment, la fidélité, la confiance, l’abnégation. Je ne fus point secondée. Je ne pouvais pas l’être. Les hommes de mon temps pensaient, sentaient et agissaient d’après leur ancienne loi, et ma loi nouvelle, toute d’instinct et de divination, ne pouvait pas être comprise et développée. Je succombai à la peine, et, brisée par le désespoir, j’errai trop longtemps dans un labyrinthe de vœux et d’espérances contraires, jusqu’au jour où, sur le point de succomber à la tentation d’un nouvel essai, je fus ramenée à la force et à la lumière par le spectacle de la faiblesse et de l’aveuglement. Alors j’ai osé croire que j’avais marché plus vite que l’humanité, et que je devais porter la peine de mon impatience. L’hyménée tel que je le conçois, tel que je l’eusse exigé, n’existait pas encore sur la terre. J’ai dû me retirer au désert et attendre que les desseins de Dieu fussent arrivés à leur maturité. J’avais sous les yeux le déplorable exemple d’une sœur, douce comme moi d’un grand instinct d’indépendance et d’un immense besoin d’affection, tombée dans les abîmes du vice pour avoir osé chercher la réalisation de son rêve. Je n’avais pas de choix entre son sort et celui que je viens d’embrasser. J’ai choisi le cloître ; mais c’est le cloître et non pas l’Église qui m’a adoptée, ne vous y trompez pas, Monseigneur. Ce n’est pas la gloire d’une caste qui peut faire le sujet de mes rêveries et devenir le but de mes travaux ; c’est le salut d’une moitié de l’humanité qui m’occupe et me tourmente. Hélas ! c’est le salut de l’humanité tout entière, car les hommes souffrent autant que les femmes de l’absence d’amour, et tout ce qu’ils essaient de mettre à la place, l’ambition, la débauche, la domination, leur crée des souffrances et des ennuis profonds, dont ils cherchent et méconnaissent la cause. Ils croient qu’en resserrant nos liens ils ranimeront nos feux, ils les voient s’éteindre chaque jour davantage, sans se douter qu’il ne s’agirait que de nous délier du joug brutal pour nous ramener au joug volontaire et sacré. Puisqu’ils ne veulent pas le faire, c’est à nous de les y forcer. Mais comment y parviendrons-nous ? Sera-ce en nous précipitant chaque jour dans les bras d’une idole que nous briserons le lendemain ? Non ! car, à ce compte, nous nous briserions bientôt nous-mêmes. Sera-ce en engageant une lutte scandaleuse au sein de l’hyménée ? Non ! car les lois nous refusent leur protection, et nos enfants sont souvent immolés dans ces luttes. Sera-ce enfin en nous livrant au désordre, en trompant nos maîtres, en trahissant sans cesse les objets de notre désir éphémère ? Non ! car nous éteindrions de plus en plus la flamme sacrée ; elle disparaîtrait de la face de la terre. Nous deviendrions aussi athées en amour que les hommes ; et alors de quel droit nous plaindrions-nous d’être soumises à l’empire de la force ?

Eh bien, il est un seul moyen de travailler à notre délivrance : c’est de nous renfermer dans une juste fierté ; c’est de suspendre, comme les filles de Sion, nos harpes aux saules de Babylone, et de refuser le cantique de l’amour aux étrangers nos oppresseurs. Nous vivrons dans le deuil et dans les larmes, il est vrai, nous nous ensevelirons vivantes, nous renoncerons aux saintes joies de la famille aussi bien qu’aux enivrements de la volupté ; mais nous garderons la mémoire de Jérusalem, le culte de l’idéal. Par là, nous protesterons contre l’impudeur et la grossièreté du siècle, et nous forcerons ces hommes, bientôt las de leurs abjects plaisirs, à nous faire une place nouvelle à leurs côtés, et à nous apporter en dot la même pureté dans le passé, la même fidélité dans l’avenir qu’ils exigent de nous.

Voilà ma pensée, Monseigneur. J’ai voulu, la première dans ce but, suspendre ma harpe désormais muette pour les enfants des hommes ; et je crois qu’à mon exemple d’autres femmes sages viendront pleurer avec moi sur les collines. J’ai voulu avoir autorité parmi ces femmes, afin de leur faire comprendre l’importance et la solennité de leur vœu. En ceci, Monseigneur, je suis dans l’esprit du plus pur christianisme, et je ramène l’esprit monastique à celui de sa première institution. Rappelez-vous ces âges troublés et malheureux qui précédèrent et suivirent la révélation encore peu répandue et mal formulée de l’Évangile ; souvenez-vous de ces Esséniens que Pline nous dépeint rassemblés aux bords de la mer Caspienne : nation féconde où personne ne naît et où personne ne meurt, race solitaire, compagne des palmiers ! Songez à ces pères du désert, à ces saintes femmes cénobites, à saint Jean le poëte inspiré, à saint Augustin rassasié des joies de la terre et affamé de la vie céleste ! Le dégoût qui poussa tous ces disciples de l’idéal au fond des thébaïdes, l’inquiétude qui les faisait errer dans les jardins solitaires, l’ascétisme qui les retenait confinés dans leurs cellules, n’était-ce pas l’impossibilité de vivre de la même vie que ces générations funestes au sein desquelles ils avaient été jetés ? Voulaient-ils poser un principe absolu, universel, éternel, l’excellence de la virginité, la nécessité du renoncement ? Non, sans doute ; il savaient bien que l’humanité ne peut ni ne doit vouloir son suicide ; mais ils s’immolaient en holocaustes devant le Seigneur, afin que les hommes, témoins de leur mémorable agonie, rentrassent en eux-mêmes et sentissent la nécessité de se convertir.

Le cloître me parait donc, aujourd’hui comme alors, un refuge contre l’orage, un asile contre les loups dévorants. Le cloître, placé sous la protection de l’Église, doit reconnaître l’autorité et pratiquer la discipline de l’Église. Il peut et doit se recruter, non plus parmi les filles disgraciées de la nature ou de la fortune, mais parmi l’élite des vierges et des veuves. Il a une autre mission encore, c’est de donner une éducation pieuse à un plus grand nombre, sans les enchaîner à jamais. Là, il me semble qu’elles devraient recevoir de tels enseignements qu’elles ne les missent jamais en oubli, et qu’elles pussent y puiser la force et la dignité dont elles auront besoin dans le cours de la vie. Peut-être est-il des principes mieux développés à leur donner que ceux qu’elles ont reçus jusqu’ici, et dont elles paraissent retirer si peu de fruit ou garder si peu le souvenir. Je suis sûre que, sans s’écarter de la doctrine apostolique, on peut obtenir de meilleurs résultats qu’on ne l’a fait depuis longtemps. Le monastère dont vous me faites supérieure fut fondé par une sainte fille, dont la vie est pour moi une source de méditations pleines de charmes et féconde en instructions. Fille et sœur de roi, elle laissa ses brodequins d’or et de soie au seuil de son palais ; elle vint pieds nus, parmi les rochers, vivre de racines au bord des fontaines. Ravie en extase vers le ciel, elle dédaigna les splendeurs de la fortune et l’éclat de la puissance. Elle fit servir sa dot à réunir ses compagnes autour d’elle, et les dons de son intelligence à leur enseigner le mépris des hommes perfides et l’abstinence des plaisirs sans idéal. Oh ! sans doute, pour savoir ces choses, il fallait qu’elle aussi eût essayé d’aimer.

Eh bien, je voudrais, à l’exemple de cette princesse vraiment auguste, enseigner aux femmes trompées à se consoler et à se relever sous l’abri du Seigneur ; aux filles ignorantes et crédules, à se conserver chastes et fières au sein de l’hyménée. On leur parle trop d’un bonheur possible et sanctionné par la société ; on les trompe ! On leur fait accroire qu’à force de soumission et de dévoûment elles obtiendront de leurs époux une réciprocité d’amour et de fidélité ; on les abuse ! Il faut qu’on ne leur parle plus de bonheur, mais de vertu ; il faut qu’on leur enseigne la fierté dans la douceur, la fermeté dans la patience, la sagesse et la prudence dans le dévoûment. Il faut surtout qu’on leur fasse aimer Dieu si ardemment, qu’elles se consolent en lui de toutes les déceptions qui les attendent ; afin que, trahies dans leur confiance, brisées dans leur amour, elles n’aillent pas chercher dans le désordre le seul bonheur qu’on leur ait fait comprendre, et pour lequel on les ait façonnées. Il faut enfin qu’elles soient prêtes à souffrir et à renoncer à tout espoir ici-bas ; car tout espoir est fragile, et toute promesse est menteuse, hormis l’espoir et la promesse de Dieu. Ceci, j’espère, est bien dans l’esprit de l’Église ; d’où vient que de tels préceptes ne portent plus leurs fruits ?

Vous voyez, Monseigneur, que, sans être aussi dévouée que vous aux intérêts de l’Église, je suis entraînée par ma logique même à la servir plus fidèlement que vous. D’où vient cette différence ? À Dieu ne plaise que je veuille m’élever au-dessus de vous ! Vous possédez des moyens que je n’ai pas au même degré, l’énergie du caractère, la puissance de la volonté, la lumière de la science, l’ardeur du prosélytisme, la force immense de la conviction ; mais vous voulez concilier deux choses inconciliables, la protection de l’Église et votre indépendance. Je crains que l’Église ne soit dans une voie peu favorable aux droits que vous voulez rétablir. Il ne m’est pas permis de juger vos réclamations contre le célibat ecclésiastique ; je ne serais pas disposée pour ma part à les approuver ; et cela, parce que je ne vois pas clairement que l’avenir du monde soit dans l’Église, mais parce que je vois seulement l’Église servir à l’avenir du monde. Dans ce sens, il me semble qu’elle hâterait sa perte en se relâchant de son austérité, seul appui des âmes que le torrent du siècle n’entraîne pas du côté de l’abîme. Trenmor croit à l’avènement d’une religion nouvelle, sortant des ruines de celle-ci, conservant ce qu’elle a fait d’immortel, et s’ouvrant sur des horizons nouveaux. Il croit que cette religion investira tous ses membres de l’autorité pontificale, c’est-à-dire du droit d’examen et de prédication. Chaque homme serait citoyen, c’est-à-dire époux et père, en même temps que prêtre et docteur de la loi religieuse. Cela est possible ; mais alors, Monseigneur, ce ne sera plus le catholicisme, et il n’y aura plus d’Église. Si l’Église arrive à ne plus être nécessaire, elle sera bientôt dangereuse ; et en ce cas, qui pourrait la regretter ? Noble prélat, vous êtes trop préoccupé de sa gloire, parce que votre grande intelligence a besoin de gloire elle-même et veut faire rejaillir sur soi celle de l’Église ; mais séparez un instant par la pensée votre gloire personnelle de celle du corps, et vous verrez que vous n’avez pas d’autre chemin à prendre que celui de l’insurrection contre ses décrets. Ainsi, vous êtes un mauvais prêtre, mais vous êtes un grand homme.

Mais vous ne voulez pas vous séparer du corps ? Pourtant vous ne pouvez réprimer vos passions, et vous acceptez un rôle hypocrite, vous encourez un reproche qui vous est amèrement sensible, plutôt que d’abandonner la caste sacerdotale. Alors vous êtes un grand prélat, mais vous n’êtes plus qu’un homme ordinaire. Sacrifiez vos passions, Monseigneur, et vous redevenez d’emblée ce que le ciel et la société vous ont fait, un grand homme et un grand prélat.