Léon Tolstoï, vie et œuvre/Partie 1/Chapitre 3

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Traduction par J.-W. Bienstock.
Mercvre de France (Tome 1p. 48-66).


CHAPITRE III


LES PARENTS DE L.-N. TOLSTOÏ



Voici comment L.-N. Tolstoï nous décrit ses parents, dans ses notes autobiographiques :

« Je ne me rappelle pas du tout ma mère. J’avais un an et demi quand elle mourut. Par un étrange hasard, il n’existe d’elle aucun portrait, de sorte que je ne puis me la représenter comme un être réel, matériel ; j’en suis presque content, car la représentation que j’ai d’elle est ainsi toute spirituelle. Et tout ce que je sais d’elle est beau. Or, je ne crois pas que tous ceux qui m’ont parlé de ma mère ne m’en aient dit exprès que du bien, mais je crois qu’en effet, en elle, il y avait beaucoup et beaucoup de ce bien. Cependant, non seulement ma mère, mais toutes les personnes qui entourèrent mon enfance, depuis mon père jusqu’aux cochers, toutes se présentent à moi comme des créatures exclusivement bonnes. Il est probable que mon cœur pur, aimant, comme un rayon clair, découvrait chez les hommes leurs meilleures qualités (il y en a toujours) ; et le fait que toutes ces personnes me semblaient exclusivement bonnes est beaucoup plus près de la vérité que de n’avoir vu que leurs défauts.

« Ma mère n’était pas jolie. Elle était, pour son temps, très instruite. Outre le russe que, contrairement à l’usage d’alors, elle connaissait parfaitement, elle savait encore et écrivait quatre langues : le français, l’allemand, l’anglais et l’italien. Elle avait probablement beaucoup de goût pour les arts et jouait très bien du piano, et ses amies m’ont raconté qu’elle narrait merveilleusement des contes qu’elle inventait au fur et à mesure de son récit. Mais sa qualité la plus précieuse était, selon les récits des domestiques, de savoir dominer son caractère emporté. « Elle devenait toute rouge, pleurait même, m’a raconté sa femme de chambre, mais jamais elle ne disait de mots grossiers. » Elle n’en savait même pas.

« Je possède quelques lettres d’elle à mon père et à des tantes et le journal de la conduite de Nikolenka (mon frère aîné) qui avait six ans quand elle mourut, et qui, je pense, lui ressemblait le plus. Tous deux avaient ce trait de caractère qui m’est si cher, que je suppose à ma mère d’après ses lettres, mais que je connaissais parfaitement bien chez mon frère : leur indifférence pour l’opinion des hommes et la modestie poussée jusqu’à tel point qu’ils tâchaient de cacher aux autres les avantages de leur esprit et de leur vertu. Ils paraissaient avoir honte de ces avantages. Je le connaissais très bien chez mon frère, de qui Tourgueniev a dit si justement « qu’il n’avait pas ces défauts qui sont nécessaires pour être un grand écrivain ».

« Ce même fait, je l’ai retrouvé dans les lettres de ma mère. Moralement, elle était indiscutablement supérieure à mon père et à sa famille, à l’exception peut-être de Tatiana Alexandrovna Ergolskï, avec laquelle j’ai passé la moitié de ma vie et qui était une femme remarquable par ses qualités morales.

« En outre, chez tous deux existait un autre trait qu’expliquait, je pense, leur indifférence pour les jugements des hommes : c’est qu’ils ne disaient jamais de mal de personne. J’en suis sûr pour mon frère avec qui j’ai passé la moitié de ma vie. La plus mauvaise opinion d’un homme s’exprimait chez mon frère par une bonne humeur et un bon sourire. Je vois la même chose d’après les lettres de ma mère et l’ai entendu de ceux qui l’ont connue.

« Dans la Vie des Saints, de Dmitri Rostovsky, il y a un récit qui m’a toujours beaucoup touché. C’est la description très courte de la vie d’un moine qui avait, au su de tout le couvent, beaucoup de défauts, et, qui malgré cela, apparut en rêve au supérieur, occupant dans le paradis la première place parmi les saints. Le vieillard, étonné, demanda par quelles pratiques il avait mérité cette récompense. On lui répondit : Parce qu’il n’a jamais médit.

« S’il existe une récompense pareille, je pense que ma mère et mon frère l’ont reçue.

« Encore un trait qui différenciait ma mère de son milieu, c’était la franchise et la simplicité du ton de ses lettres. À cette époque, c’était la mode des lettres exprimant des sentiments exagérés. « Incomparable », « mon adorée », « joie de ma vie » étaient les épithètes les plus répandues entre proches, et plus elles étaient pompeuses, moins elles étaient sincères. Ce trait, bien qu’assez légèrement, se remarque dans les lettres de mon père. Il écrit : « Ma bien douce amie. Je ne pense qu’au bonheur d’être auprès de toi. »

« Je doute que ce fût tout à fait sincère. Tandis qu’elle écrit toujours : « Mon bon ami » et, dans une de ses lettres elle dit tout simplement : « Le temps me paraît long sans toi, quoique, à dire vrai, nous ne jouissons pas beaucoup de ta société quand tu es ici. »

Et elle signe toujours : « Ta dévouée Marie. »

« Ma mère passa son enfance tantôt à Moscou, tantôt à la campagne avec l’homme fier, intelligent et talentueux qu’était mon grand-père Volkonskï.

« On m’a dit que ma mère m’aimait beaucoup et m’appelait : « Mon petit benjamin. »

« Je pense que l’amour pour son fiancé mort, précisément parce qu’il se termina par la mort, fut cet amour poétique que les jeunes filles n’éprouvent qu’une fois. Son mariage avec mon père avait été fait par ses parents et ceux de mon père. Elle était riche, déjà pas toute jeune, orpheline, tandis que mon père était un jeune homme gai, brillant, avec un grand nom et beaucoup de relations, mais sa fortune avait été dérangée par mon grand-père Tolstoï (jusqu’à tel point que mon père renonça même à la succession). Je crois que ma mère aimait mon père, mais elle l’aimait plus comme mari, et principalement comme père de ses enfants, qu’elle n’était amoureuse de lui. De l’amour, comme je le comprends, de la passion, elle en avait eu pour trois ou quatre personnes : pour son fiancé mort, pour une jeune Française, Mlle  Enissienne, dont j’ai entendu parler par mes tantes, et qui se termina, il me semble, par un désenchantement. (Cette demoiselle Enissienne épousa le cousin germain de ma mère, le prince Michel Alexandrovitch Volkonskï, le grand-père de l’écrivain actuel.)

« Voici ce que ma mère écrivit de son amitié avec cette demoiselle, à propos de l’amitié de deux jeunes filles qui étaient chez elle en visite : « Je m’arrange très bien avec toutes les deux ; je fais de la musique, je ris et je folâtre avec l’une, et je parle sérieusement, je médis du monde frivole avec l’autre ; je suis aimée à la folie par toutes les deux ; je suis la confidente de chacune ; je les concilie quand elles sont brouillées, car il n’y eut jamais d’amitié plus querelleuse et plus drôle à voir que la leur : ce sont des bouderies, des réconciliations, des injures, et puis des transports d’amitié, enfin j’y vois comme dans un miroir l’amitié exaltée et romanesque qui a animé et troublé ma vie pendant quelques années. Je les regarde avec un sentiment


Silhouettes de la mère de Tolstoï et de la sœur de sa mère
(seule image existante de la mère de Tolstoï
)

indéfinissable, quelquefois j’envie leurs illusions, que je n’ai plus, mais dont je connais la douceur : disons-le franchement, le bonheur solide et réel de l’âge mûr vaut-il les charmantes illusions de la jeunesse où tout est embelli par la toute-puissance de l’imagination ? Et quelquefois je souris de leur enfantillage[1]. »

« Sa troisième passion, la plus forte, fut son amour pour mon frère aîné, Coco, pour qui elle écrivait en russe le journal de sa conduite, y notant tous ses défauts ; et elle le lui lisait. De ce journal se dégage son désir passionné de faire tout son possible pour la meilleure éducation de Coco, et, en même temps, l’indication très vague des moyens à employer pour cela. Ainsi, par exemple, elle le blâme parce qu’il est trop sensible et pleure à la vue des souffrances des animaux. L’homme, selon elle, doit être très ferme. Un autre défaut qu’elle tâche de corriger en lui, c’est qu’il s’embarrasse pour des choses très simples et au lieu de « bonsoir » ou « bonjour », il dit à sa grand-mère : « Je vous remercie. »

« Le quatrième sentiment fort de ma mère fut, au dire de ma tante, et je désirerais beaucoup que ce fût vrai, son amour pour moi qui remplaça celui qu’elle témoignait à Coco, car, au moment de ma naissance, il était déjà séparé de ma mère et se trouvait entre des mains d’homme. Elle avait besoin d’aimer quelqu’un et un amour remplaçait l’autre.

« Telle était l’image spirituelle que je me faisais de ma mère. Elle me paraissait un être si supérieur, si pur, si moral, que souvent, au cours de ma vie d’homme, pendant la lutte contre les tentations, je priais son âme, lui demandant de m’aider. Et cette prière me soulageait toujours beaucoup.

« Comme j’en puis juger par les lettres et les récits, la vie de ma mère dans la famille de mon père était très heureuse et très bonne. La famille de mon père se composait de ma grand-mère, de sa fille, ma tante, la comtesse Alexandra Ilinitchna Osten-Saken, et sa fille adoptive Pachenka ; d’une parenté très éloignée Tatiana Alexandrovna Ergolskï, que nous appelions aussi notre tante : elle avait été élevée chez mon grand-père et passa toute sa vie dans notre famille ; de mon père, et du précepteur Féodor Ivanovitch Rossel, que j’ai dépeint assez exactement dans l’Enfance. Nous étions cinq enfants : Nicolas, Serge, Dmitri, moi, le cadet, et une sœur plus jeune, Machenka, dont la naissance coûta la vie de ma mère.

« La vie conjugale très courte de ma mère — pas plus de neuf ans il me semble, — fut très heureuse et très bonne. Cette vie était très remplie et agrémentée par l’amour pour elle de tous ceux qui l’entouraient, et réciproquement.

« D’après les lettres, je crois qu’elle vivait très retirée. Presque personne, sauf des amis très intimes : les Ogarev et les parents qui passaient par hasard sur la grand route et venaient chez nous, ne visitait Iasnaia Poliana. Toute la vie de ma mère se passait dans les occupations avec les enfants, les lectures du soir, à haute voix, des romans pour ma grand’mère, les lectures sérieuses, comme l’Émile de Rousseau, et des discussions sur les choses lues, le piano, les leçons d’italien qu’elle donnait à une de mes tantes, les promenades et les soins du ménage.

« Dans toutes les familles il y a des périodes sans maladies ni décès, si bien que tous les membres de la famille vivent dans la quiétude. Il me semble que c’est une pareille période que traversa ma mère dans la famille de son mari : personne ne mourut, personne ne fut sérieusement malade ; les affaires dérangées de mon père se remettaient, tous étaient bien portants, gais et unis. Mon père égayait tous par ses récits et ses plaisanteries. Je n’ai déjà plus trouvé ce temps quand je commençai à prendre conscience : la mort de ma mère avait déjà mis son cachet sur notre vie de famille.

« J’ai décrit tout cela d’après les récits et les lettres. Maintenant j’écrirai ce que j’ai vécu et me rappelle. Je ne parlerai pas des souvenirs vagues de l’enfance dans lesquels on ne peut encore distinguer la réalité du rêve ; je continuerai par ce que je me rappelle nettement, le lieu et les personnes qui entourèrent mes premières années. Parmi ces personnes mon père, non par son influence sur moi, mais par mes sentiments envers lui, occupe sans conteste la première place.

« Mon père était resté tout jeune fils unique. Son frère cadet Ilenka, ayant fait une chute dans son enfance, devint bossu et mourut jeune. En 1812, mon père avait 17 ans, et, malgré l’horreur, la crainte et les supplications de ses parents, il entra dans l’armée.

« À cette époque, le prince Nicolas Ivanovitch Gortchakov, parent très proche de ma grand’mère, née princesse Gortchakov, était ministre de la guerre ; son frère André Ivanovitch était général, commandant un détachement quelconque de l’armée active. Mon père fut attaché à lui comme aide-de-camp. Il fit les campagnes de 1813-1814. En 1814, il fut envoyé quelque part en Allemagne comme courrier, et fut fait prisonnier par les Français. Il ne recouvra sa liberté qu’en 1815, quand nos troupes entrèrent à Paris.

« Mon père, à vingt ans, n’était déjà plus innocent, et encore avant son entrée au service militaire, quand il avait à peu près seize ans, ses parents, — pour sa santé, comme on le pensait alors — l’unirent à une serve. De cette liaison naquit un fils, Michenka, dont on fit un facteur, et qui, du vivant de mon père, vécut très heureux. Mais ensuite il s’engagea dans une mauvaise voie, et s’adressa souvent à nous, ses frères, pour l’aider. Je me rappelle ce sentiment étrange d’étonnement que j’éprouvais quand ce frère, qui était tombé dans la mendicité, très ressemblant (plus que nous tous) à mon père, nous demandait l’aumône et se montrait reconnaissant de dix ou quinze roubles qu’on lui donnait.

« Après la campagne, mon père, désenchanté du service militaire, comme on le voit par ses lettres, prit sa retraite et s’installa à Kazan, où mon grand-père était encore gouverneur. Là vivait aussi la sœur de mon père, Pélagie Ilinichna, mariée à Uchkov. Mon grand-père mourut peu après à Kazan et mon père se trouva héritier d’une succession insuffisante pour payer les dettes, avec sa vieille mère, habituée au luxe, sa sœur et sa cousine sur les bras. C’est alors qu’on lui fit épouser ma mère, et il s’installa à Iasnaia Poliana, où, après être resté neuf années en ménage, il devint veuf et où, déjà à ma mémoire, il vécut avec nous.

« Mon père était de taille moyenne, bien bâti, sanguin et très vif ; il avait le visage agréable et les yeux toujours tristes. Il s’occupait de l’exploitation, à laquelle, il me semble, il ne comprenait pas grand chose, mais pour laquelle il avait une qualité rare alors : non seulement il n’était pas cruel, mais il était plutôt faible ; de sorte que de son temps je n’ai jamais entendu parler de corrections corporelles. Probablement qu’elles se pratiquaient ; à cette époque il était très difficile de s’imaginer l’administration sans l’emploi de ces punitions, mais elles étaient sans doute rares et mon père y prenait si peu de part que nous, ses enfants, n’avons jamais eu l’occasion d’en entendre parler.

« Ce n’est qu’après la mort de mon père que j’ai appris pour la première fois que ces punitions se pratiquaient chez nous.

« Un jour, nous, les enfants, en rentrant de la promenade avec notre précepteur, nous rencontrâmes près de l’enclos notre gros gérant André Iline et un palefrenier Kouzma, homme marié, pas très jeune, qui le suivait avec une mine triste qui nous étonna tous. Quelqu’un de nous demanda à André Iline où il allait, et il répondit très tranquillement qu’il allait à la grange pour y châtier Kouzma. Je ne puis décrire le sentiment terrible que produisirent sur moi ces paroles et l’air du bon et triste Kouzma. Le soir, je racontai cela à Tatiana Alexandrovna, qui nous élevait, et qui haïssait les punitions corporelles et ne les admettait pas plus pour nous que pour les serfs, là où elle pouvait avoir de l’influence. Elle fut révoltée de ce que je lui racontai, et me dit avec reproche : « Alors pourquoi ne l’avez-vous pas arrêté ! » Ces paroles me rendirent encore plus triste… Je n’avais nullement pensé que nous pussions nous mêler d’une affaire pareille, et il résultait que nous le pouvions. Mais il était trop tard, et l’affreux châtiment était accompli.

« Je reviens à ce que je savais de mon père et à l’image que je me fais maintenant de sa vie. Son occupation était l’exploitation et, principalement, les procès. Ils abondaient alors chez tous, mais, à ce qu’il me semble, ils étaient particulièrement nombreux chez mon père, qui devait liquider les affaires de mon grand-père. Ces procès obligeaient mon père à de fréquentes absences. En outre, il partait souvent aussi pour la chasse. Ses principaux camarades de chasse étaient son ami, le vieux et riche célibataire Kiréievsky, Iazikov, Glebov, Isleniev. Mon père partageait la qualité, alors générale, des propriétaires : la passion pour quelques domestiques favoris. Ses favoris étaient deux frères : Petroucha et Matioucha, tous deux habiles garçons et bons chasseurs. À la maison, mon père, en dehors de ses occupations agricoles et de nous, les enfants, lisait beaucoup. Il se faisait une bibliothèque, composée comme à cette époque des classiques français, des œuvres historiques et des traités d’histoire naturelle : Buffon, Cuvier, etc. Ma tante me disait que mon père s’était imposé comme règle de ne jamais acheter un nouveau livre sans avoir lu ceux qu’il possédait déjà. Mais, bien qu’il ait beaucoup lu, il m’est difficile de croire qu’il ait absorbé toutes ces volumineuses « Histoire des Croisades » et « Histoire des Papes » qu’il avait achetées pour sa bibliothèque. Autant que j’en puis juger, il n’avait pas de penchants pour les sciences, mais il était au niveau des gens instruits de son temps.

« Comme la plupart des hommes de l’époque d’Alexandre ier et des campagnes de 1813-14-15, il n’était pas ce qu’on appelle maintenant un libéral, mais tout simplement, par sentiment de sa propre dignité, il ne trouvait pas possible de servir, ni à la fin du règne d’Alexandre ier ni sous le règne de Nicolas. Non seulement il ne servit jamais, mais même tous ses amis étaient eux aussi des hommes libres qui ne servirent jamais et frondaient un peu le gouvernement de Nicolas Pavlovitch.

« Pendant toute mon enfance et même mon adolescence, notre famille ne fut en rapports intimes avec aucun fonctionnaire. Naturellement, quand j’étais enfant je n’y comprenais rien, mais je comprenais que mon père ne s’humilierait jamais devant personne, ne modifierait pas son ton gai, brave et souvent moqueur, et ce sentiment de dignité, que je voyais en sa personne, augmentait mon amour et mon enthousiasme pour lui.

« Je me le rappelle dans son cabinet où nous venions lui dire bonsoir et parfois tout simplement nous amuser. Là, il était assis sur le divan de cuir, avec sa pipe, et nous caressait, et, quelquefois, à notre joie suprême, nous laissait derrière son dos sur le divan et continuait de lire ou de causer à l’intendant, qui se tenait debout sur le seuil de la porte, ou à Serge Ivanovitch Iazikov, mon parrain, qui était souvent notre hôte.

« Je me rappelle comment il venait chez nous, en bas, et nous faisait des dessins qui nous paraissaient des merveilles. Je me rappelle qu’une fois il me força de lui réciter des vers de Pouschkine, que j’aimais beaucoup et avais appris par cœur : À la mer : « Adieu, élément libre, » etc., À Napoléon : « Le sort merveilleux s’est accompli, le grand homme s’est éteint… », etc. Il fut évidemment frappé de ce pathos avec lequel je prononçais ces vers, et, après m’avoir écouté, il échangea un regard très important avec Iazikov, qui était là. Je compris qu’il trouvait quelque chose de bien à ma diction et j’en étais ravi. Je me rappelle ses gaies plaisanteries et les récits pendant le dîner et le souper, et comment ma grand-mère, ma tante et nous, les enfants, riions en l’écoutant. Je me rappelle encore ses voyages à la ville, et cet air fier et beau qu’il avait lorsqu’il s’habillait de la jaquette et du pantalon étroit. Mais je me le rappelle surtout en tant que chasseur. Je me rappelle ses parties de chasse ; plus tard, il me sembla toujours que Pouschkine avait écrit d’après lui le départ du mari pour la chasse, dans le Comte Nouline. Je me souviens comment nous allions nous promener avec lui et comment les jeunes lévriers le suivaient en jouant sur la prairie où l’herbe haute leur chatouillait le ventre, comment ils couraient en rond, leurs queues de côté, et comment mon père les admirait.

« Je me rappelle comment, un 1er septembre, jour de fête des chasseurs, nous partîmes tous en break dans le bois où était pisté un renard, comment la chasse à courre le poursuivit, et, quelque part où nous ne le croyions pas, les limiers le saisirent. Je me rappelle avec une acuité particulière la chasse au loup. C’était près de la maison même. Nous tous, à pied, sortîmes pour regarder. On amena sur une charrette un grand loup gris, les pattes et la gueule ligotées. Il était couché immobile et regardait de côté ceux qui s’approchaient de lui. En arrivant sur la place, derrière le jardin, on descendit le loup ; avec des fourches on le maintint sur le sol et on lui délia les pattes. Il se mit à se débattre et à mordre la corde avec colère. Enfin on délia la corde qui liait la gueule. Quelqu’un cria : libre ! On ôta les fourches. Le loup se redressa, resta immobile une dizaine de secondes ; mais on poussa un cri et lâcha les chiens. Le loup, les chiens, les chasseurs à cheval et à pied coururent dans le champ, et le loup s’échappa. Je me souviens que mon père gronda quelqu’un en agitant les bras avec colère puis rentra à la maison.

« Un de mes souvenirs les plus agréables de mon père, c’est de me le rappeler assis avec grand-mère sur le divan et l’aidant à faire une patience. Mon père était poli et amical avec tous, mais avec ma grand-mère il était particulièrement tendre. Grand-mère, avec son long menton, son bonnet ruché, est assise sur le divan et fait une patience, en prenant de temps en temps une prise de sa tabatière d’or. À côté du divan est assise une vieille femme, Pétrovna, en caraco ; elle tricote, et son peloton frappe de temps en temps le mur. Cette Pétrovna, une marchande de Toula, on ne sait pourquoi, plaisait à ma grand-mère et souvent restait chez nous ; elle s’asseyait près de ma grand-mère sur le divan du salon. Sur des chaises sont assises les tantes, l’une d’elles lit à haute voix. Sur une chaise, y faisant un creux, s’est déjà installée la noire Milka,


Le père de Tolstoï
Comte Nicolas Ilitch Tolstoï

tachée de blanc, la chienne favorite de mon père, avec ses beaux yeux noirs. Nous venons dire bonsoir et souvent nous restons là. Nous disons bonsoir en embrassant d’abord grand-mère, puis les tantes. Je me rappelle qu’une fois, au milieu de la patience et de la lecture, mon père arrêta la tante qui lisait, lui montra la glace et chuchota quelque chose. Nous tous regardâmes la glace. C’était le maître d’hôtel Tikhone qui, sachant mon père au salon, allait dans son cabinet pour voler son tabac dans sa grande blague de cuir. Mon père le voyait dans la glace, observait sa démarche prudente sur la pointe des pieds. Les tantes rirent, grand-mère pendant un bon moment ne comprit pas, et quand elle sut, elle sourit joyeusement. J’admirai la bonté de mon père, et, en lui disant bonsoir, je baisai sa main blanche, veinée, avec une tendresse particulière. J’aimais beaucoup mon père mais je ne compris qu’après sa mort combien cet amour était fort en moi[2]. »

À ces renseignements précieux sur ses parents, communiqués par L.-N. Tolstoï lui-même, nous ajouterons seulement quelques faits extérieurs et quelques renseignements historiques que nous avons pu réunir.

Le comte Nicolas Ilitch Tolstoï, père de Léon Nikolaievitch, était né en 1797. Dans le dossier de l’admission de Tolstoï à l’université de Kazan, dossier conservé dans les archives de l’Université, on retrouve un document très curieux : le certificat de services de son père Nicolas Ilitch.

Nous citerons la partie essentielle de cet acte, daté du 29 janvier 1825[3].

« Le porteur de ce papier, le lieutenant-colonel, comte Nicolas Ilitch Tolstoï iiie, comme il résulte de ses actes à vingt-huit ans, est décoré de l’ordre de Vladimir du 4e degré, noble, n’a pas de serfs. Il entra au service de Sa Majesté, comme cornette, le 12 juin 1812, au 3e régiment des Cosaques d’Irkoutsk, d’où il permuta, le 28 août 1812, au régiment des hussards d’Irkoutsk.

« Le 27 avril 1813, il est présenté pour le grade de lieutenant ; le 7 octobre 1813, il est promu capitaine, dans le même régiment. Avec le même grade il passa, le 8 avril, 1814, dans le régiment des cavaliers-gardes, et, de là, le 11 décembre 1817, comme major, dans le régiment des hussards du prince d’Orange. Pour raison de santé, le 14 mars 1819, il est admis à la retraite avec le grade de lieutenant-colonel. Il est nommé adjoint du directeur de la Maison des orphelins militaires de Moscou, le 15 décembre 1821. Durant son service il participa aux diverses campagnes de 1813, se trouva dans plusieurs batailles, resta prisonnier jusqu’à la prise de Paris et, pour sa bravoure sur le champ de bataille, reçut les grades de lieutenant, de capitaine, et l’ordre de Vladimir du 4e degré. »

Du même document nous reconnaissons que le comte N.-I. Tolstoï se démit de ses fonctions à la Maison des orphelins militaires « pour raison de famille », le 8 janvier 1824.

Sa retraite prise, le comte N.-I. Tolstoï s’installa à Iasnaia Poliana. Il n’avait alors qu’un fils âgé d’un an, Nicolas, né en 1823. À la campagne l’accroissement de la famille fut très rapide : le 17 février 1826, naquit Serge ; le 23 avril 1827, Dmitri, et le 28 août 1828, Léon. Cette vie paisible et douce à la campagne dura peu. En 1830, après avoir mis au monde une fille, Marie (7 mars), la comtesse mourait laissant son mari avec cinq enfants. Après la mort de la mère, les enfants furent élevés par une parente éloignée : Tatiana Alexandrovna Ergolski, dont nous avons déjà parlé, qui avait été élevée dans la maison du grand-père, le comte I.-A. Tolstoï.

Dans la famille Tolstoï, il s’est conservé un épisode curieux de la vie du père de Léon Tolstoï. En 1813, après le blocus d’Erfürth, le père de L. Tolstoï fut envoyé à Pétersbourg, avec des dépêches. Au retour, près du village de Saint-Oby, il fut fait prisonnier avec son brosseur, son serf, qui réussit à dissimuler dans ses bottes tout l’or de son maître. Pendant les quelques mois de sa captivité il ne se déchaussa pas une seule fois, afin de ne pas laisser surprendre son secret. Il s’était blessé à la jambe, mais tout le temps, il cacha son mal. Mais en revanche, une fois à Paris, Nicolas Tolstoï put vivre sans aucune privation ; et il conserva longtemps un bon souvenir de son dévoué serviteur[4].

Après avoir lu les souvenirs personnels de L. N. Tolstoï, le lecteur comprendra que ce ne sont pas les parents de Tolstoï qui sont représentés dans sa nouvelle l’Enfance. En effet, nous savons qu’il a représenté dans la personne du père, Alexis Mikhaïlovitch Isléniev, le voisin de campagne et l’ami de son père ; la mère est un personnage imaginaire.

En revanche, dans Guerre et Paix on peut facilement retrouver l’image artistique de ses parents dans Nicolas Ilitch Rostov et la princesse Marie Volkonskï.

À commencer par le vieux comte Ilia Andréievitch jusqu’à Sonia, presque chaque membre de la famille de Rostov a son type réel dans la famille des Tolstoï. De même transparents sont les habitants de Lissia-Gori. C’est pourquoi la lecture de ce roman peut suppléer les renseignements des mœurs et caractères des ancêtres et des parents de L.-N. Tolstoï.


  1. Lettre en français dans l’original.
  2. Des notes mises à ma disposition, en brouillon, et non corrigées. P. B.
  3. N. P. Zagoskine. Le Comte L. Tolstoï étudiant (Istoritchesky Viestnik) (Messager historique), janvier 1894.
  4. Sergueienko : Comment vit et travaille L.-N, Tolstoï, Moscou 1896, page 40.