Léopold Robert, sa vie et ses œuvres/03

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Léopold Robert, sa vie et ses œuvres
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 215-251).
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PEINTRES


ET SCULPTEURS MODERNES.




IV.

LÉOPOLD ROBERT.

CORRESPONDANCE INÉDITE. — DOCUMENS NOUVEAUX.


SECONDE PARTIE.

IIIe PÉRIODE. — NEUFCHÂTEL, FLORENCE ET VENISE. - LES PÊCHEURS. - DERNIERES LETTRES ET MORT DE ROBERT. – 1831-1835


I

Tout ce qu’il y eut d’éclat dans le succès des Moissonneurs ne réussit pas à détruire la maladie mélancolique dont les sourdes atteintes minaient le malheureux artiste depuis bien des années, et dont il devait être un jour la victime. Cependant, à son entrée dans la carrière, son talent et son caractère lui avaient concilié de vives amitiés, bien faites pour l’arracher à ses tristesses maladives. Nous avons parlé de M. Schnetz et de M. Navez ; il est temps de parler d’une autre amitié qui a pris Robert à ses débuts et l’a couvert de son égide pendant toute la durée de sa vie d’artiste. On était en 1825, le tableau de l’Improvisateur napolitain venait d’être envoyé à l’exposition, quand Léopold, qui se trouvait à Rome, reçut de Paris, d’une personne qui lui était inconnue, une lettre contenant des félicitations sur ses premiers ouvrages et l’expression du désir de posséder quelques peintures de sa main. Cette lettre était du beau-frère du savant M. Walckenaer, M. Marcotte d’Argenteuil, alors administrateur, depuis directeur général des eaux et forêts, amateur des arts, homme de grand goût, de grand sens et de grand cœur. C’est le même qui avait eu aussi, avec les comtes Pastoret et Turpin de Crissé, le tact de deviner M. Ingres, et qui le soutint de son amitié à une époque où ce modèle des artistes, traité si justement aujourd’hui comme un ancien, était inconnu. Robert fut touché des avances d’un tel homme, et y répondit. Non-seulement M. Marcotte lui acheta des tableaux, le dirigea dans le placement de ses œuvres, mais il allégea l’artiste des soins matériels de sa petite fortune ; il l’éclaira de son expérience pour tirer parti de ses fonds, et lui fut à la fois, grace à l’autorité de son âge, un conseil officieux et bienveillant, un père, un ami : dévouement touchant et simple qu’on ne saurait trop admirer dans nos temps d’agitation et d’égoïsme. Une correspondance active et soutenue s’ouvrit entre le patron et l’artiste, et l’on admire comment cet homme, qui produisait si lentement et qui cependant a tant produit, cet homme, qu’un mal inexorable rongeait au cœur, a pu trouver le temps d’écrire encore des volumes de lettres et ne pas succomber sous le poids de pareilles préoccupations accumulées.

M. Marcotte a été à Robert ce que fut au grand Poussin M. de Chantelou. Qu’on nous permette ce parallèle plus exact pour le patron que pour le peintre. C’est M. Marcotte qui, en 1831, appela Robert à Paris ; c’est aussi M. de Chantelou qui, envoyé avec son frère, M. de Chambray, en Italie, pour recueillir des objets d’art et en ramener des artistes, avait eu le crédit de décider le Poussin, vers la fin de 1640, à revenir en France. Comme M. Marcotte, Paul Fréart, sieur de Chantelou, conseiller et maître-d’hôtel ordinaire de Louis XIII, avait été le protecteur constant, le correspondant assidu, l’admirateur passionné de son ami, et son amitié fidèle l’avait suivi au-delà du tombeau. Robert ne donnait pas un coup de pinceau sans consulter le bon M. Marcotte, il n’était jamais si heureux que quand il travaillait pour lui. Ainsi le Poussin, après avoir travaillé avec toute sorte d’amour et de diligence pour M. de Chantelou pendant la plus belle époque de son talent, après avoir peint pour lui la seconde suite des Sept Sacremens, passés dans la galerie d’Orléans et finalement dans celle du marquis de Stafford, en Angleterre, fit pour lui encore son dernier tableau, « la Samaritaine, » alors que le tremblement de ses membres augmentoit comme ses ans ; mais en vieillissant il se sentoit, au contraire des autres, enflammer d’un grand désir de bien faire, particulièrement pour lui qui étoit son idole. C’est pour le même enfin qu’il s’était déterminé à peindre son propre portrait, ne voulant pas dépenser une dizaine de pistoles pour une tête de la façon de M. Mignard, qui étoit celui qui les faisoit le mieux, mais les faisoit froides, fardées, sans force ni vigueur[1]. Comme les noms du Poussin et de Chantelou, les noms de Robert et de Marcotte sont donc désormais inséparables, et jamais protecteur et protégé n’ont été plus dignes l’un de l’autre. L’amateur éclairé eut bientôt discerné ce qu’il y avait de sombres inquiétudes et de fatales infirmités dans l’ame honnête de Robert, et il ne cessa d’opposer la fermeté de la raison et les tendresses de l’amitié aux noires idées de l’artiste. Mais que peut la raison humaine sur l’esprit visité de Dieu ?

Léopold était dans cet état quand, revenu à Paris par Florence, en 1831, après une longue absence, la vue de M. Marcotte, avec qui jusqu’alors il n’avait eu que des relations épistolaires, lui causa une de ces émotions douces qui devaient, pour un temps, l’enlever à ses pensées taciturnes. Par un hasard singulier, les deux frères, l’aîné arrivant d’Italie et Aurèle venant de Suisse, descendaient le même jour, et presque à la même heure, dans la maison amie de M. Marcotte.

A peine l’arrivée de Léopold Robert fut-elle connue à Paris, que la curiosité publique se dirigea vers sa personne. Il y répondit peu. Ceux qui ne le connaissaient pas étaient avides de juger de la physionomie de son ame par les traits de son visage, de lire l’homme intérieur dans l’homme extérieur. La parole, le regard, le geste, l’habillement, on interrogeait tout en lui. Ceux qui l’avaient connu jeune furent frappés des changemens survenus dans l’expression de sa figure, dans ses manières, dans son langage. Sa physionomie accusait une mélancolie plus profonde ; son geste, plus de mesure ; sa parole, un tour plus délicat, une sorte de parfum de sensibilité inaccoutumée. Était-ce le progrès d’une pensée toujours tendue vers le beau ? était-ce le fruit de ses habitudes méditatives ? C’était tout cela ; mais c’était encore, ainsi qu’on le dira plus tard, le stigmate fatal des orages du cœur. « La tribulation est à l’ame, dit Montaigne, comme un marteau qui la frappe, et qui, en la frappant, la fourbit et la dérouille. C’est la fournaise à recuire l’ame. » En effet, le propre des grandes passions est d’allumer et d’exalter à l’excès les facultés humaines, comme ces maladies de la jeunesse qui avancent avec la vie les forces et les délicatesses de l’intelligence.

Les éditeurs d’estampes projetèrent à l’envi des publications d’après ses ouvrages. C’était alors la fureur des albums, et quelques-uns lui demandèrent des dessins et des lithographies. Il exécuta, à Paris et en Suisse, quelques lithographies empreintes de ses qualités, mais aussi de cette âpreté de touche dont il ne sut jamais se défaire[2]. Il fit aussi plusieurs aquarelles d’une admirable force de ton. La princesse Marie en acheta une superbe, qui représentait une jeune Frascatane à la fontaine, composition qui rappelait celle d’un fort beau dessin exécuté par Robert, en 1827, pour son ami Navez : costume de l’île de Procida.

Le séjour de Robert à Paris fut de courte durée. Il partit pour la Suisse et revit sa famille ; mais des troubles politiques l’attendaient dans sa patrie. Voici comment il exprime, dans sa première lettre à M. Marcotte, le serrement de cœur qu’il éprouve au spectacle de la guerre civile :

« Chaux-de-Fonds, 12 septembre 1831.

« J’ai traversé notre canton, et j’ai cru remarquer parmi les jeunes gens de plusieurs villages une effervescence extraordinaire. Le lendemain de mon arrivée à la Chaux-de-Fonds, il y a eu un banquet de plus de cent jeunes déterminés pour fêter notre réunion à la Suisse, après quoi le plus grand nombre est parti en armes pour s’emparer de la ville de Neufchâtel, casser le gouvernement existant et ne plus reconnaître le roi de Prusse pour souverain. De chaque village sont également partis des détachemens, et toutes ces jeunes têtes ardentes sont arrivées en même temps aux portes de la capitale sans défense. Ils s’en sont emparés, après avoir fait tirer contre elle deux coups de mitraille. Ils voulaient faire abdiquer les membres du gouvernement ; mais ceux-ci s’étaient dispersés. Sur ces entrefaites, toute la population s’est armée : les uns (et c’est le plus grand nombre) pour maintenir l’ordre dans chaque village ; les autres, les paysans surtout, pour aller à l’aide du gouvernement et maintenir le système actuel. Nous voilà donc en guerre civile ! N’est-ce pas épouvantable d’avoir des amis, même des parens, à la tête du mouvement révolutionnaire ? Mais les hommes sont si fous, qu’on ne se reconnaît plus dans ce monde.

« Il perce évidemment dans la masse de la population un désir de s’affranchir de la domination prussienne ; mais les personnes les plus sensées voudraient que cela se fît paisiblement, et gémissent de voir que, pendant quelque temps, les affaires seront menées par des têtes peu raisonnables. Mon arrivée, par tous ces motifs, a été bien peu agréable, quoique je puisse dire que chacun des partis me considère et m’accueille d’une manière très distinguée. Cela me donne peut-être plus qu’à personne, en ma qualité de neutre, la faculté de faire à ces désespérés des observations mieux écoutées qu’elles ne le seraient d’une autre bouche.

« Je voudrais que vous vissiez notre Chaux-de-Fonds ; vous seriez étonné de voir autant d’aisance, autant d’industrie, une population que le commerce fait accroître si rapidement, et qui cependant désire un autre état de choses et d’autres avantages. C’est bien le cas de dire que les hommes sont insatiables. Enfin, nous sommes entrés dans une route dont on ne peut voir le bout. Aussi je ne cesse de gémir de ne pouvoir vivre avec les personnes que j’aime, que je respecte, et dont toutes les actions et tous les sentimens ont la raison pour principe. J’ai cependant beaucoup de bonheur à me trouver avec mes parens les plus rapprochés qui m’aiment et me le témoignent.

« Mais vous, mon cher ami, vous dirai-je combien j’ai été peiné de vous quitter ? Je puis vous assurer que ç’a été pour avoir le bonheur de vous connaître que j’ai été à Paris. L’amour-propre satisfait et la vanité n’auraient pas été capables de me faire me déranger de mes occupations. Je vous dois les plus beaux momens que j’aie passés dans la capitale. Combien je pense à vous et à votre chère famille ! Ma reconnaissance pour vous est partagée par tous mes parens : mon père, mes sœurs s’intéressent à vous, monsieur, et désirent ce qui peut vous être agréable. Ils aiment à m’entendre m’extasier sur le bonheur que j’ai eu d’obtenir votre amitié. Vous voulez bien prendre tant de part à mes occupations, et l’intérêt que vous avez témoigné à mes succès me fait désirer d’en obtenir d’autres. Mais comment entreprendre des tableaux ici où l’on ne parle que guerre civile ?

« Neufchâtel enlevé par les patriotes, les membres du gouvernement, à ce qu’on m’assure, se sont réunis en grande partie à Valengin, où se forme un noyau pour les soutenir. Il est déjà imposant, et l’on dit que M. Fritz Pourtalès est à la tête. Quelle douleur ! Vous savez combien je désire la paix et l’ordre, et combien je suis persuadé que la liberté fait plus de progrès véritables pendant la marche régulière des années que par des secousses violentes où les passions entraînent tant d’injustices et de malheurs ; mais enfin souffrons les choses que nous ne pouvons empêcher. Heureux celui qu’une philosophie sage dirige et qui peut placer les espérances du vrai bonheur hors de ce monde, où il ne saurait se trouver ! »

Le 10 décembre suivant, il revient sur le même sujet dans une lettre à son compatriote Auguste Snell : « J’ai laissé notre pauvre Suisse dans une situation bien triste. Il règne une fermentation incroyable. Les unitaires voudraient absolument changer l’organisation générale et centraliser le gouvernement. C’est un désir qui, je l’avoue, est louable ; mais, en vérité, est-il possible de le satisfaire tout de suite ? Je ne le crois pas. La Suisse n’est pas mûre encore pour un changement aussi notable, et il en pourrait suivre une guerre civile longue et désastreuse. Les gens de bonne foi du parti reconnaîtront trop tard, et quand il n’y aura plus moyen d’empêcher les malheurs, que leur perspicacité n’a pas été assez loin ; et, s’ils ont les sentimens élevés, ils souffriront cruellement d’avoir travaillé au malheur de leur patrie. Pour l’Italie, j’ai eu le plaisir de la trouver assez tranquille, au moins en apparence. »

Le paisible Robert, sentant le soi trembler sous ses pas, s’était vite éloigné de la Suisse. Il avait laissé son frère Aurèle dans sa famille, et s’était rendu à Florence, où il peignit deux petits tableaux, et où il revit, durant deux mois, mais pour la dernière fois, la personne qui préoccupait sa pensée, et dont il eût été si désirable qu’il évitât la présence. Enfin, au mois de février 1832, il alla s’établir à Venise, pour y peindre le quatrième tableau de sa collection des Saisons.


II

Il avait déjà vu Venise à son retour de Suisse, après la mort de sa mère, et les lettres qu’il a écrites à M. Marcotte et à M. Navez contiennent, sur ce premier voyage, des impressions intéressantes.

« A M. Marcotte, 1er décembre 1828.

« Je me trouve enfin de retour à Rome, et, à mon arrivée, mon frère, que j’ai eu la joie de trouver en bonne santé, m’a remis vos trois chères lettres… Combien les consolations que vous me donnez m’ont fait de bien ! Il est vrai que, pour apporter un soulagement aux douleurs profondes, les grands discours sont superflus ; mais quelques paroles parties du cœur sont inestimables, et je les ai trouvées dans votre si excellente lettre. Je vous rends graces aussi de m’avoir appris que vous avez le bonheur de posséder encore madame votre mère. Puissiez-vous la voir long-temps jouir de votre amour et de vos soins ! Hélas ! celle que nous pleurerons toujours était aussi heureuse par l’attachement de ses enfans. Si, dès l’âge de seize ans, j’ai presque toujours été séparé d’elle, sa sollicitude m’a toujours suivi. Elle n’a ignoré aucun événement de ma vie. C’est à elle que je dois le courage et la persévérance que j’ai eus. Elle s’est séparée de son plus jeune enfant à ma demande pour me donner une compagnie qui m’était nécessaire, et ce sacrifice a été suivi d’exhortations et de conseils où sa force d’ame se faisait voir tout entière. Ses précieuses lettres seront à jamais pour nous une source inépuisable de réflexions et de regrets ; mais elles nous rappelleront aussi continuellement les vertus qu’elle possédait, et qu’elle a toujours cherché à inculquer en nous. Que de bénédictions j’adresse à la divine intelligence pour m’avoir donné la triste et grande satisfaction en même temps de la voir encore ! Si mon cher frère Aurèle eût eu le même bonheur, cette mère adorée aurait eu le plaisir de voir tous ses enfans vivans à son lit de mort : — fin calme et résignée, où elle a eu encore le courage de nous engager à modérer une douleur que nous ne pouvions pas toujours lui cacher !…

« … Je ne connaissais pas le nord de l’Italie, et j’ai voulu me donner la satisfaction de le visiter avant de retourner me mettre sous le joug à Rome. En allant, j’avais passé par Florence, Pise et Massa, Gênes, Turin, le mont Cenis ; en revenant, je suis rentré par le grand Saint-Bernard, et je suis arrivé dans la vallée d’Aoste, que j’ai revue avec infiniment d’intérêt, et qui est certainement très pittoresque. Je suis arrivé à Turin, où j’ai fait un petit séjour pour mon instruction dans les arts. Je me suis arrêté à Novarre, à Milan, à Vérone, à Padoue, à Venise, que j’ai admirée, et qui est toujours grande et magnifique dans sa solitude actuelle. Les chefs-d’œuvre qu’elle renferme m’ont fait le plus grand plaisir à voir, et j’espère en retirer du profit. Il faut faire ce voyage pour bien juger les maîtres vénitiens. A mon idée, le Titien est le maître à tous ceux qui s’y sont distingués. Son Assomption de la Vierge est un des chefs-d’œuvre de la peinture, ainsi que sa Présentation au Temple. Les Bellini sont aussi admirables. On y voit également les ouvrages d’artistes qui ne sont pas connus d’ailleurs, et qui cependant ont un prodigieux mérite, surtout pour la couleur et cette naïveté première des peintres de la renaissance ; je citerai entre autres Carpatio. Le Tintoretto est inconcevable par l’immensité des grandes machines qu’il a faites ; mais, malgré tout son génie, il ne me va pas à l’ame, du moins il ne me charme pas comme le Titien. Je lui préfère même Paul Véronèse.

« J’ai passé ensuite par Ferrare, qui est d’une tristesse à affliger même les passans. Les Ferrarais regrettent beaucoup le gouvernement précédent. Bologne, ville plus industrieuse, se soutient malgré l’immense quantité de pauvres qui assaillent les passans dans les rues. J’ai vu avec intérêt les villes de la Romagne, que je ne connaissais pas, et j’ai passé par Furlo, site trop négligé, où il me semble que les paysagistes devraient aller, surtout s’ils veulent des inspirations grandes et sévères. C’est après plus de cinq semaines de voyage que je suis rentré à Rome, le 17 novembre, et que j’ai eu le grand plaisir d’embrasser mon cher frère. »


« A M. Navez, 4 mars 1829.

« … Venise m’a enchanté. Entre nous, je dois cependant te dire que j’y trouve trop de peintures, et que beaucoup de ces grandes machines ne me disent rien du tout. Le Titien me semble toujours le premier de l’école. Au moins il y a toujours un grand caractère et noble… Mais le Tintoret a beaucoup trop fait, et je vois bien du gâchis dans ces grands murs qui ont dû être couverts si vite et sans réflexion. Aussi y a-t-il beaucoup de remplissage. Paul Véronèse me plaît davantage ; sa couleur est plus fine et plus transparente. Ce qui m’a enchanté dans Venise, c’est l’originalité de cette ville si remarquable. Je m’y suis trouvé par ces beaux jours d’automne qui ont un soleil si doré. Cette belle mer bleue, et cependant si harmonieuse, ces palais riches et si nombreux et le grand nombre d’églises offrent un coup d’œil tout-à-fait particulier avec les canaux couverts de gondoles. J’aime ce mouvement doux, je dirai mélancolique : il va bien avec le repos et le calme des passions qui échauffent l’esprit. Il n’y a qu’une seule chose que je n’aime pas, c’est qu’on ne puisse pas voir un visage de femme, et qu’elles se cachent toutes avec beaucoup de soin. Comme toi, un beau caractère de tête, une belle expression m’émeut, me séduit. Je trouve aussi qu’à Venise le peuple tient beaucoup plus du nord qu’à Naples et à Rome. Je n’ai pas vu encore un marin avec une de ces têtes si communes à Naples.

« Bologne ne me plaît pas du tout. La peinture des Carraches, du Guide, du Guerchin, et je dirai presque du Dominiquin, ne me va pas au cœur. Tous ces tableaux sont noirs et mal éclairés ; je veux parler de ceux qui sont dans les églises. Quant à ceux du musée, je ne me rappelle avec un véritable plaisir que la Sainte Cécile de Raphaël. Quelle peinture ! » Trois ans plus tard, revenant, à propos d’Ingres, sur les maîtres vénitiens, Léopold s’exprimait ainsi dans une lettre à M. Marcotte

« … On me parlait hier du tableau d’Ingres, et on m’a beaucoup étonné en me disant qu’il était si peu avancé. On craint aussi que la couleur n’en soit jamais une des qualités principales ; mais, à cet égard, je crois que les peintres peuvent avoir de grands mérites, sans les avoir tous. Lui n’est pas coloriste ; il n’a montré cette qualité que dans le tableau que vous avez de lui, la Chapelle Sixtine, qui est vraiment étonnant sous ce rapport comme sous tant d’autres. Mais, dans les grands tableaux, il a une manière de procéder provenant d’une première école qui n’était pas bonne pour rendre coloriste ; il a ensuite la sévérité de son dessin, ce caractère fort et ferme qui l’a toujours empêché de prendre le laisser-aller qui fait trouver de beaux tons. Les Vénitiens en ont abusé, car ils ont tout sacrifié à un mérite qui, en somme, est secondaire. Aussi leurs tableaux ne peuvent-ils soutenir un examen sévère, parce qu’il n’y a aucune profondeur. Tous ces tableaux de Tintoret, des Palma, de Bassan, et même un grand nombre de Paul Véronèse, sont beaucoup trop forts en décoration. A cet égard, je n’aime pas l’école vénitienne de cette époque. Leurs prédécesseurs étaient bien plus remarquables : les Bellini, les Giorgion, Pordenone et Titien ont plus de retenue, et leurs ouvrages sont exécutés plus en conscience. Les immenses pages que l’on voit dans le palais du doge et dans une partie des églises me sont en antipathie ; il me semble toujours que c’est de la peinture faite à l’aune. Mais c’en est assez sur ce sujet, qui n’est pas celui que je préfère. »

Et de fait, il était fort difficile de lui faire parler peinture autrement que par lettres. Ce mot qui fit fortune au XVIIIe siècle, et qui peignait si bien l’état des esprits à cette époque : « C’est aux musiciens à faire de la musique, et aux philosophes à en parler, » il l’appliquait plaisamment à la peinture. Il me disait un jour : « Toutes ces délibérations sur les arts me répugnent ; j’aime mieux cent fois un conte de Perrault. »

« … Quant à la politique, dit ailleurs Léopold, il paraît qu’on vit ici dans une ignorance complète de ce qui se passe. Pourtant j’ai aperçu la Gazette de France. Le port franc n’est pas franc du tout, puisque la franchise ne s’applique qu’aux denrées coloniales, aux draps, etc. ; mais que tout ce qui est le plus nécessaire à la vie paie des droits fort considérables, blés de toute espèce, comestibles, vins, tabacs et mille autres choses. Du reste, on est fort tranquille, et, quoi qu’on en dise ailleurs, le gouvernement est doux, ce qui se voit à merveille par la gaieté du peuple. Je vous avoue que je sens ici l’avantage des gouvernemens qui tiennent en respect les masses sans les tyranniser. Cet ordre de choses est préférable à cette liberté qui n’excite que les passions remuantes et ambitieuses, lesquelles, sous couleur d’assurer le bonheur des nations et de la patrie, ne songent en réalité qu’à l’intérêt personnel. Ici la police se fait assez doucement à l’égard des habitans. Ce sont plutôt les étrangers que l’on craint, et je suis très aise, pour mon compte, de m’être procuré une lettre pour le gouverneur, le comte de Spaur, qui m’a paru très bon et très accueillant. J’en avais une aussi pour la comtesse de Palcastro, fort jolie personne qui cause très bien. Elle passe pour une protectrice des arts ; mais je n’ai guère eu l’occasion de m’en apercevoir dans sa conversation : elle m’a semblé, au contraire, en parler avec indifférence.

« Quoiqu’on m’ait accueilli d’une manière assez flatteuse, je ne suis retourné chez personne. J’ai remarqué qu’ici, en général, parmi les gens du monde, les artistes sont peu considérés. Un homme du monde qui vous rencontrerait, une toile ou un cahier de croquis à la main, vous éviterait infailliblement. On s’aperçoit que les Vénitiens n’ont plus des Titien ni des Paul Véronèse[3].

Ces jugemens sur l’école de Venise se complètent par une allusion que, dans une autre lettre, du 4 mai 1834, Robert fait aux maîtres vénitiens, à propos d’un jeune artiste venu en poste et en gondole pour faire au pied levé de la couleur à la Titien. Le contraste d’une existence agitée à Paris avec le silence et la placidité de Venise avait reposé et enchanté tout d’abord le jeune enthousiaste, et les premiers mois de séjour se passèrent à merveille ; « mais, dit Robert, la monotonie du lieu, qu’on finit toujours par sentir, réagit sur son esprit. Tout feu et tout ardeur en arrivant, cette vivacité de sentiment ne put tenir à la longue, parce qu’il y avait au fond trop d’excitation. L’énergie qui produit les plus belles choses est calme, et une ardeur inquiète ne saurait se maintenir le long temps qu’il faut pour les produire. Je vous dirai aussi en confidence qu’il est venu ici pour faire sur-le-champ de la couleur vénitienne à la Titien ; mais c’est là un maître qui est arrivé à cette perfection, non-seulement avec son expérience, mais avec celle de ses prédécesseurs, et qui a gardé ses pinceaux. Il y a, on peut dire, dans son exécution des secrets que l’observation la plus approfondie ne peut faire deviner. Aussi est-ce, à mon sens, vouloir courir avant de savoir marcher, que de prétendre adopter tout de suite une manière si occulte et inventée dans ses procédés. En suivant les premiers peintres vénitiens, Jean Bellin, entre autres, qui a fait de la peinture plus simplement, on doit arriver plus tôt au but. Mais tous ces détails ne sont pas bien intelligibles pour l’homme qui aime les arts pour le plaisir que son cœur éprouve à leurs résultats, et ne s’occupe pas des procédés techniques, qui sont l’affaire des artistes et sont bien plus un travail qu’un plaisir. »


III

Robert, à son nouveau voyage, était parti pour Venise de compagnie avec le peintre Joyant et le jeune fils de ce M. de Mézerac auquel il devait ses premiers encouragemens. Le jeune homme étudiait la peinture sous sa direction. Léopold avait voulu arriver pour le carnaval qui, cette année-là, fut fort brillant à cause d’une diminution de droits sur les comestibles ; mais l’artiste fut tout désorienté en ne trouvant pas, à la première vue, dans les habitans de la ville même, le caractère pittoresque et l’originalité que son imagination avait conçus[4].

Si je copie juste ce que je vois, disait-il (lettre à M. Marcotte, du 2 mars 1832), je sens que je ferais un tableau plat. Si je me représente Venise il y a dix ou vingt ans, j’en peux faire un bon tableau. Je ne puis rien dire encore. Je n’ai pas vu tout ce qu’il y a de curieux. Les fonds de tableaux ne manquent pas ; ce qui manque, ce sont les costumes ; ils n’ont rien de beau ni de riche. Tout est trop mêlé. »

Il entama donc son sujet avec défiance. Ce fut d’abord le Carnaval, et il en fit un crayon qu’il envoya à M. Marcotte. Puis, il se mit à l’œuvre sur la toile ; mais il reconnut bientôt qu’on ne peut espérer de saisir et de rendre le caractère pittoresque d’un pays en y arrivant. Il faut voir et revoir la même chose pour en tirer parti. Venise ne lui ayant rien fourni d’assez caractéristique en fait d’habitans, il fit avec M. Joyant des excursions dans les environs, à la recherche de modèles ; et, frappé de l’allure pittoresque des pauvres navigateurs de Chioggia et Palestrina, il alla se fixer pendant quelques semaines au milieu d’eux, et leur donna les honneurs de sa composition. A défaut d’un bon croquis, lequel, à coup sûr, vaudrait mieux que la meilleure description du monde, voici quelques mots de description que Robert a donnés d’un tableau détruit par lui presque aussitôt que commencé

« J’ai fait une de mes figures de premier plan. C’est un jeune homme dans le costume de pêcheur. J’en suis assez content, et j’ai vu par elle que je ne devais pas tant chercher à intéresser par une variété d’individus que par le choix d’un caractère simple, vrai et fort en même temps. Les courses répétées que j’ai faites dans les environs m’ont donné une inspiration heureuse, je crois, et, depuis que je me suis décidé à transporter ma scène et à y faire des changemens, je n’ai plus de ces momens d’angoisse si pénibles où je sentais que je sacrifiais la vérité à un arrangement qui eût pu déplaire et m’attirer beaucoup de critiques. A présent, je suis certain d’être toujours dans les bornes d’une imagination qui veut rendre la nature avant tout, en cherchant à en faire un choix et à l’ennoblir.

« Je n’ai pas besoin de charlatanisme pour intéresser. Mes personnages sont des pêcheurs mon fond représente les lagunes avec la ville de Chioggia au dernier plan, et ces fameux murazzi qui se prolongent jusqu’au port et séparent la mer des lagunes où l’on peut aller par tous les temps, depuis que ce travail magnifique est fait[5]. Je me suis placé à Palestrina, où le costume des femmes conserve une originalité pittoresque. Le milieu de mon tableau n’est plus occupé seulement par des masques, mais par une mère qui va prendre son enfant dans ses bras, et par une jeune fille qui l’engage à se retirer d’une marche d’individus déguisés jouant de différens instrumens. A droite, est un groupe de jeunes filles avec des barques et des pêcheurs arrangeant leurs filets. A gauche, au lieu de mes Turcs, sont d’autres pêcheurs qui reviennent de leur travail avec tous les accessoires si pittoresques dont ils se servent. Je suis certain maintenant de faire un tableau vrai et original, et par conséquent intéressant. Enfin je m’envisage comme sauvé ! Je suis aussi enchanté d’avoir changé le groupe de mes masques. Celui que j’avais projeté aurait pu suggérer un rapprochement avec ce que les cérémonies religieuses offrent quelquefois, et je respecte trop la religion pour laisser soupçonner que j’eusse voulu donner du ridicule à ses pratiques[6]. »

Son esquisse était fort avancée qu’il ne trouvait pas encore en ses figures « cet accord de sentimens si essentiel dans une composition. Il n’y avait rien pour la pensée, rien qui fît réfléchir[7]. » Embrouillé dans ce pêle-mêle de pêcheurs et de masques, il se reprochait d’avoir « choisi pour sujet d’un tableau important des scènes qui ne touchent point l’ame et que la plupart trouvent ridicules. » Cependant la noblesse peut être sentie même en un sujet trivial. Les bacchanales antiques ne sont-elles pas des œuvres admirables ? se disait-il, et ne voit-on pas les plus beaux sujets rendus avec trivialité, mais relevés à la hauteur historique par la noblesse de la pensée ? L’exécution est pour beaucoup dans la réussite en fait d’art. Le premier jet frappe et attire ; la justesse de l’expression, la sévérité et la justesse de la pose, un dessin serré et gracieux, achèvent « la séduction, et c’est l’ensemble de ces qualités qui produit le goût des arts et fait les amateurs constans. »

Peu satisfait de ses essais, il arrêta, comme il dit, un nouvel ultimatum, et la scène à laquelle il se fixa fut un Départ pour la pêche, d’où les masques ne furent point encore bannis, mais où ils ne devinrent plus qu’accessoires. Il gratta impitoyablement toutes les figures, cependant fort expressives, qu’il avait peintes au centre de son tableau, et y substitua un groupe de pêcheurs arrangeant des flets. Derrière le personnage principal se trouvait une barque renversée sur laquelle étaient montés deux enfans regardant des masques relégués au second plan. Autour des masques se pressait une population dont la gaieté contrastait avec le sérieux des acteurs principaux de la scène. Le fond représentait toujours, avec les murazzi et quelques marins de Palestrina, cette ville de Chioggia, jadis résidence des doges, aujourd’hui déchue. A gauche devait être une grande barque prête à partir.

En résumé, il se dégoûta tout-à-fait de ce sujet complexe, et, après une lutte laborieuse de plusieurs mois, il renonça à la scène de carnaval, soit qu’il vit dans ce thème, qui tient un peu du burlesque, trop d’opposition avec la nature austère de son talent, soit que la gaieté dont la scène devait s’animer contrariât trop les dispositions moroses de son esprit. Il gratta donc encore les enfans et le reste des masques, ne conserva que les fonds avec les pêcheurs et quelques détails de marine, et se mit en quête d’un sujet nouveau.

Venise, le vaste cimetière aux tombes flottantes ; Venise, la cité du silence où la voix du gondolier chantant les vers du Tasse s’est tue depuis si long-temps, lui avait tout d’abord apparu morne et stérile pour la peinture, en dépit des résurrections du carnaval ; mais elle ne tarda pas à le captiver par ses aspects pittoresques, quand il l’eut mieux connue. La place Saint-Marc, c’est la vie au sein de la nécropole ; le quai des Esclavons, c’est un immense atelier de modèles de tous les peuples ; le grand canal, c’est une des merveilles du monde. Aussi, quelques mois après, Léopold s’écriait-il : « On croit qu’il n’y a pas de pittoresque ici ; on est dans l’erreur, probablement parce qu’en général les étrangers visitent les villes sans voir les campagnes et sans faire des recherches un peu scrupuleuses. Toutes les grandes villes se ressemblent plus ou moins ; mais on peut essayer de faire quelque chose à Venise ; seulement il ne faut pas voir la nature bêtement, comme nous disait M. David, il faut savoir trouver le beau[8]. »

« A Chioggia, les hommes sont superbes, et tout aussi pittoresques, si ce n’est plus, que ceux de Naples. Ce qu’il y a d’intéressant ici est la quantité de costumes. Je vais quelquefois au café Turc (aux arcades Saint-Marc) ; j’y ai vu, ce soir, deux Orientaux admirables. C’est autre chose que nos brigands de Sonnino, et je suis sûr qu’en restant dans le pays, on ferait des choses d’un caractère bien plus large, d’un plus beau style, plus riches de couleur et plus originales en tout. Je me rappelle à merveille l’exposition de Paris. Eh bien ! je trouve qu’il n’y avait aucun tableau turc ou grec un peu vrai, sans en excepter ceux du plus fameux, qui sont des caricatures[9]. » « Ce peintre-là, fin coloriste et fort, est trop possédé du sentiment grotesque : peint-il des chiens, ce sont des bassets à jambes torses ; des scènes familières, ce sont des singes qu’il affuble en hommes. Et puis il fait de la peinture en relief. De lui, c’est charmant ; mais vont venir les imitateurs, toujours exagérés, qui maçonneront sur la toile et la chargeront de truellées de couleur[10]. »

« J’ai presque l’intention de faire un petit voyage en Istrie et en Dalmatie, cet été. Il me prend des envies terribles de voir du neuf. Il me semble que la peinture vieillit[11]. »

« Venise plaît, ou plutôt elle intéresse tous les étrangers et surtout les amis des arts et les artistes ; mais, quand on s’y arrête long-temps, on y trouve tant de paix et de tranquillité, que les caractères sérieux et portés à la mélancolie s’y sentent bien plus enchaînés que dans les grandes villes où l’on peut être si rarement seul avec soi-même[12]… »

« Venise est bien triste par la pluie. Il me semble que le ciel y a une teinte grise que je n’ai pas vue ailleurs ; le ton des lagunes étant aussi gris, tout est d’une monotonie inexprimable… La Salute, le Rialto sont sous le voile…

« Mais fait-il beau, je jouis singulièrement par l’effet du soleil couchant, dans mes promenades. L’autre soir, la place Saint-Marc, qui est un bijou, m’a fait un si grand effet, que j’eus envie de commencer un tableau de la façade admirable de l’église. On n’a pas d’idée de l’originalité de l’architecture et du goût fin et élégant de tous les détails. Ils sont, de plus, exécutés avec un soin, une recherche si étonnante, que l’on pourrait passer des heures à les admirer. Pour vous en donner une idée, il y a une immense quantité de colonnes dont chacune a un chapiteau différent, et tous ces chapiteaux sont charmans. Ajoutez à cela tous les fonds en or et, au milieu, des sujets en mosaïque très bien traités, avec une dizaine de petites coupoles tout-à-fait orientales. C’est délicieux, surtout à la lumière du soleil si doux, si harmonieux de la fin des journées d’automne. Chaque fois que je sors, l’aspect de la nature et l’air si particulier que l’on a ici m’empêchent de m’étonner que tous les peintres vénitiens aient été coloristes. Il me semble qu’il est impossible, pour ceux qui aiment le vrai, de ne pas avoir dans leur peinture une qualité que l’on peut trouver si facilement[13]. »

Ailleurs, il dit encore :

« Je ne connais pas d’endroit habité aussi divertissant à parcourir que Venise. A chaque pas, on a quelque chose de nouveau à voir et une variété on ne peut plus pittoresque. Il est vrai que généralement on trouve l’aspect de la misère ou du moins l’ombre d’une ancienne prospérité ; mais pour nous, peintres, cet aspect parle davantage à l’imagination. Le positif a quelque chose, si je puis dire, de trop matériel à nos yeux. Voilà pourquoi les grandes villes modernes qui brillent de tout leur lustre, tout en nous offrant beaucoup de choses à admirer, nous laissent froids pour notre art et ne nous donnent aucune inspiration. J’ai parcouru un quartier que je ne connaissais pas, celui des Juifs. Vous savez qu’en presque toutes les villes d’Italie, on les a circonscrits dans des limites d’où ils ne peuvent sortir. Ils forment, pour cette raison, bien plus un corps à part que dans nos pays, où ils sont libres d’habiter où bon leur semble. De là ce caractère extrêmement marqué qu’ils conservent. J’ai admiré des têtes superbes qui pourraient servir, avec beaucoup de succès, pour peindre des physionomies d’un grand cachet. Je voyais des grands sacrificateurs, des prophètes, des Joseph, et, parmi les femmes, des Judith, des Rébecca, même des Vierges. Je vous avouerai qu’en faisant ces observations, je ne pouvais m’empêcher de trouver l’immortel Raphaël bien au-dessous de la nature, et il me semble qu’avec son sentiment sublime, il aurait frappé bien plus fort, s’il eût donné à tous ses sujets juifs tout le caractère qu’offre la nature. Il est vrai peut-être qu’il n’a pas eu l’occasion de voir, en son temps, comme dans le nôtre, des réunions entières de ce peuple singulier, qui, malgré sa dispersion, n’en conserve pas moins un type si frappant et qui donne matière à tant de réflexions. Je n’oserais communiquer à personne autre que vous ces remarques qui pourraient paraître présomptueuses ; mais, comme je vous le disais tout à l’heure, je ne peux m’empêcher de trouver les œuvres du Créateur bien autrement sublimes que toutes les représentations que les créatures les plus heureusement douées ont pu faire[14]. »

C’est dans ce quartier juif qu’il conçut la première idée de sa Sainte Famille en Égypte, tableau qu’il n’exécuta que plus tard. Pour le moment, il ne voulait point sortir de Chioggia, ni se distraire du sujet de son tableau des Saisons. Il appréciait surtout pour sa peinture le caractère de ces cabans vénitiens dont les hardis navigateurs des lagunes s’enveloppent, l’hiver, pour leurs expéditions lointaines. Il croyait aussi pouvoir plaire par le costume des femmes, laine modeste aux immenses dessins des plus vives couleurs et qui rappelle, non la sévérité de l’antique, mais les riches damas des siècles passés. Lui, dont le cœur était si facile à toucher, ne pouvait contempler d’ailleurs, sans se sentir ému, ces populations laborieuses, livrées à tous les périls des plus pénibles voyages, et conservant encore des traces nombreuses de leurs anciens rapports avec les Orientaux. A leur vue, il se souvenait des croisades, et leurs départs journaliers le faisaient penser aux expéditions pour la Terre-Sainte. En conséquence, il s’arrêta définitivement au sujet du Départ des pêcheurs de l’Adriatique pour la pêche au long cours, et celles des figures que l’impitoyable grattoir avait respectées durent entrer dans la composition nouvelle.


IV

Voilà donc Robert à l’œuvre, et résolument ; mais presque aussitôt l’inspiration se montre rebelle. Il se dégoûte de son travail ; il veut et ne veut plus. A peine a-t-il le pinceau à la main qu’il écrit à M. Marcotte :

« J’ai commencé mon tableau. C’est un sujet si original que je ne puis savoir ce qu’il en adviendra, et quoique j’aie la certitude qu’il ne sera pas reçu défavorablement, je suis capable, je vous assure, d’abandonner cette composition ; car la première condition pour obtenir un résultat avantageux est d’être inspiré par son sujet, surtout dans le genre que je traite. Vous allez blâmer la présomption que j’ai montrée en disant que j’étais sûr du succès ; mais l’expérience m’a fait reconnaître qu’habituellement j’ai une idée assez avantageuse, non de ce que je fais, mais de ce que je ferai, tant la nature m’apparaît belle et noble ! Aussitôt donc que j’entreprends un sujet que j’ai vu si beau dans mon imagination, je me dépite d’abord de ne pas faire comme je voudrais ; mais, tout en étant tourmenté par les difficultés, je me sens une ténacité dans le caractère qui m’oblige à continuer, de manière qu’à force de patience, de raisonnemens et de tâtonnemens, j’obtiens quelque succès à la fin de mes travaux. J’espère qu’il en sera ainsi pour ma présente page. J’ai fait une espèce de carton bien charbonné où je vois mes masses. Il me facilitera pour l’effet. J’ai commencé mon tableau, et j’ai eu des opérations de perspective à faire avec des dessins et des mesures à prendre d’après nature. J’ai aussi fait, hier, une course assez longue pour observer le caractère des habitans des environs.

« Vous m’engagez à mettre la scène que je traite à une époque un peu antérieure, pour ménager plus de ressources. Je crains, si je change trop, d’être critiqué, et surtout de perdre ce cachet de vérité qui, jusqu’ici, m’a valu quelques éloges. J’ai l’intention de réunir tout ce que j’ai vu qui puisse s’accorder ; voilà tous les changemens que je me propose. En agissant ainsi, j’ai bien plus l’espérance de soutenir ma réputation qu’en demandant à mon imagination des caractères que je n’ai point vus. Si je veux faire un pendant à mes Moissonneurs et à ma Fête de la Madone de l’Arc, je dois représenter le peuple plutôt que la société. J’avoue qu’il est épineux de chercher à mettre de la noblesse là où tout le monde ne voit que caricature ; mais il faut la sentir, et j’ai quelque espérance. Il me tarde que mon tableau soit ébauché » (Lettre à M. Marcotte. Venise, 20 mars 1833.)

Dans une autre lettre au même (16 juin), il décrit ainsi sa composition : « Ma scène est prise à Palestrina sur le bord des lagunes, à huit lieues de Venise. Au milieu du tableau est un vieux pêcheur dans son caban. Il est assis et occupé à arranger un grand filet qu’un jeune homme, à sa droite, met en rouleau. A la gauche est le jeune chef de l’embarcation. Il attend, pour donner ses ordres, la fin du travail, et s’appuie sur le bout de colonne où est attaché le câble de son petit bâtiment. Entre lui et le vieux marin est un pêcheur agenouillé qui réunit différens objets à transporter. D’autres figures seront également occupées. Ceux qui ne connaissent pas les dangers et la longueur de ces voyages trouveront peut-être que j’ai voulu introduire un peu par force du sentiment dans mon sujet. On changera d’avis quand on saura combien les accidens sont fréquens, et que les absences sont de six mois, d’un an et quelquefois davantage. Ces braves gens vont jusqu’en Chypre et sur les côtes d’Égypte et d’Afrique. Comme les femmes se rassemblent sur le seuil de leurs portes quand les embarcations vont partir, j’ai placé sur la gauche du tableau une vieille bisaïeule assise sur la première marche. Elle vient de filer : son fuseau est rempli. Elle se repose, et ses traits annoncent que les événemens de la vie ne la touchent plus bien vivement. Mais près d’elle une jeune femme plus émue pense aux dangers auxquels un époux qu’elle aime va être exposé. Ses regards se tournent vers lui, tout en tenant un jeune enfant dans ses bras. Une femme plus âgée ne laisse pas son travail : elle est accoutumée aux départs. Tel est à peu près le premier plan de mon tableau. Voici la distribution de mon fond :

« Derrière mon vieux, et par conséquent au centre de la toile, je placerai quelques accessoires un peu cossus, de manière à faire une masse un peu élevée, et plus loin on apercevra les mâts et les voilures si pittoresques et si variées des bâtimens qui suivent le rivage, de sorte que d’un côté, à droite, on voit une partie des lagunes et les canaux qui s’y trouvent, et de l’autre, les habitations de Palestrina construites sur le bord de la mer. Une jolie église, dont Palladio a été l’architecte, y fait merveille. A l’horizon, se voit une portion des murazzi et la ville de Chioggia, qu’une partie des lagunes et le port séparent du lieu de la scène… Plusieurs figures sont très avancées, et la principale m’a, je crois, assez bien réussi… »

« Je ne veux pas faire de neige, c’est trop froid ; mais je voudrais donner l’idée d’un de ces jours d’hiver qui ont de la poésie et qui laissent dans l’ame une mélancolie profonde. Si j’y réussis et que l’expression de mes figures soit en rapport, mon tableau aura quelque mérite.

« J’avance lentement, mais enfin j’avance, même en effaçant, car je sais mieux ce que je veux faire[15]. »

Jusque-là, Robert ne faisait que lutter contre sa difficulté native de travail ; mais bientôt reviennent les vagues inquiétudes et les ébranlemens nerveux. Sa mélancolie fait des progrès rapides. Il a eu beau chercher à lui donner le change par le mouvement, il a eu beau fuir de Paris en Suisse, de Suisse en Italie, de Florence à Venise, tout chancelle en cette ame, et c’est dans ces dispositions funestes qu’il arrache à son cerveau une double composition des Pêcheurs.

Une amitié qu’il contracta, à cette époque, sous les auspices des arts, lui rendit cependant un peu de calme en lui inspirant une douce confiance pour un beau talent et un aimable caractère, M. Odier, ancien élève d’Ingres et fils de l’ancien député régent de la Banque, d’origine genevoise. Dans toutes ses lettres à M. Marcotte, Léopold parle avec ravissement de cette bonne fortune qui lui avait valu un ami, un compagnon d’études, comme lui plein de passion pour la peinture, comme lui déterminé à fuir le monde pour se retirer dans la méditation et le travail. Ainsi, tout le jour, ils peignaient presque côte à côte ; le soir, ils faisaient des lectures amusantes ou instructives, qui débutèrent par Gil Blas et continuèrent par les Ducs de Bourgogne de M. de Barante, l’Histoire de Venise par Daru, les Caractères de La Bruyère[16], et le jeune Odier, plein d’entrain, plein de montant, comme disait Robert, rassérénait cette ame toujours prête à se noyer dans les nuages ou à s’affaisser sur elle-même. Malheureusement, ce ferme esprit, si utile à l’infortuné artiste, le quitta en juin 1834[17] pour se rendre à Florence.

Dès que Léopold eut fait une première esquisse de son tableau, il l’envoya à M. Marcotte, dont il reçut les avis en même temps que ceux de Schnetz. Plusieurs défauts saillans s’y faisaient sentir. Et d’abord, la composition ne disait pas nettement le sujet : on ne pouvait deviner s’il s’agissait d’un départ ou d’une arrivée. Ensuite, l’unité du terrain et l’unité de plan des figures donnaient l’uniformité d’un même niveau à presque toutes les têtes. Il se remit donc au chevalet, et, après d’héroïques efforts, il amena à fin une composition nouvelle. C’est celle qu’il a terminée et que possède M. Paturle. Voici comment il caractérise sa composition définitive dans une lettre à M. Marcotte du 21 janvier 1834 :

« J’ai commencé à faire un petit trait de mon tableau que j’aurais aimé à exécuter convenablement pour vous en donner une idée un peu exacte ; mais ce trait est d’une si petite dimension, que j’ai fini par le barbouiller ; il me faut même une certaine résolution pour vous l’envoyer. J’ai fait les figures plus grandes pour le cadre qu’elles ne le sont dans mon tableau, d’où résulte, comme le dit Odier, une composition plus embrouillée qu’elle ne l’est en réalité.

« La figure du vieillard de milieu, qui, dans le trait, est tout-à-fait manquée, en ce qu’elle n’a pas le mouvement qu’elle offre dans le tableau, représente un chef de ces grandes barques entouré d’attirails de pêche que ses hommes sont occupés à transporter dans son bâtiment. Il porte le pavillon de son embarcation, détail très singulier et très original dont on n’a pas idée ailleurs. Avant de partir, et au moment même du départ, ils mettent un ornement de branches de verdure à ce pavillon, qu’ils placent au bout du grand mât. Il y en a un aussi sur le second mât, mais moins grand. Ce vieillard est en rapport avec les hommes qui sont sur le bâtiment et qui élèvent la grande vergue. Sa femme, malade, et sa fille assistent à la scène ; elles sont sorties de leur habitation, dont l’enceinte, garnie d’un cep dépouillé, se voit derrière. Plus loin est une petite madone dont la perspective ne laisse apercevoir que la croix qui la surmonte. J’ai cherché à donner à ces deux figures l’expression que dans la nature je crois sentir, et il paraît que ce n’est pas la partie faible de mon tableau.

« Des trois figures du premier plan, au centre, celle qui est plus à droite est le pilote chargé de la petite caisse qui renferme la boussole. Il attend le moment du départ, et ses yeux tournés vers l’horizon cherchent à deviner le temps que le ciel leur prépare dans la mauvaise saison où ils vont quitter leur famille. Je voudrais mettre sur sa figure l’expression d’une inquiétude que motivent et ses craintes et le chagrin de quitter une femme qu’il aime. Celui qui est assis auprès de lui est un de ces loups de mer à face caractérisée. Occupé, depuis le matin, à arranger les filets qui l’entourent, il vient de terminer sa tâche : l’instrument dont il s’est servi est encore dans ses mains. La troisième figure est un jeune homme de quatorze ans qui dispose ces filets sur une civière pour les transporter sur la barque. Déjà une partie est placée, il se retourne pour juger de ce qu’il lui reste.

« Je ne vous ai pas parlé de l’enfant qui est avant le vieillard. Ce rapprochement de l’enfance et de l’âge avancé m’a plu. J’ai voulu indiquer aussi combien le désir de tout voir et de tout connaître est plus précoce que la crainte des dangers. En avant de ce jeune enfant sont deux pêcheurs qui portent la même voile et se dirigent vers la lagune.

« Mon fond est bien simple peut-être, mais j’en suis revenu à ce qui m’a frappé le plus. Les murazzi s’aperçoivent en avant. Derrière est la pleine mer, où j’ai figuré quelques grands bâtimens. Après un assez grand espace de lagunes est un terrain solide sur lequel sont construits des chantiers de distance en distance.

« Pour l’explication du sujet et pour le pittoresque, j’ai fait voir à un plan reculé une grande barque qui part. Elle est surmontée de ses pavillons, qui expliquent celui que porte le vieillard. La grande voile se déploie ; elle est rouge avec une croix noire. Deux femmes, placées derrière le chef de ma scène, sont retournées du côté de cette barque ; l’une d’elles élève un enfant pour le faire voir à son père. Il faut vous dire encore que mes barques se trouvent dans un grand canal qui traverse une grande partie de Chioggia, et que l’on est obligé de suivre pour sortir du port. Mais en voilà bien assez, car je ne sais si je vous aide beaucoup à débrouiller ma vilaine esquisse.

« Voilà donc cette lettre qui vous fera connaître le point de mon travail de deux ans presque ! Je dis deux ans, et pourtant je vous confesse que, depuis que je l’ai repris, je l’ai tout retourné. Il n’y a absolument que mes femmes que je n’aie pas retouchées. Mon fond a été non-seulement changé de lignes, mais est entièrement différent d’effet ; et ce qu’il y a de singulier, c’est qu’en quelques jours mon tableau, qui n’avait pas une harmonie agréable ; a changé de façon à me faire dire aujourd’hui que je suis bien près du but. Odier m’en paraît aussi satisfait. J’ai été, il faut le dire, favorisé par une bonne santé. Ainsi donc, mon tableau ne me donne plus d’inquiétude ; mais, ne pouvant l’envoyer à l’exposition, je prends le parti de le laisser sécher pendant quelque temps pour le reprendre ensuite d’une haleine. »

« Je suis arrivé ici comme un fou, avoue-t-il à Victor Schnetz (lettre de Venise du 27 mai 1834), et la décision d’y faire tout de suite une grande composition n’a pas été accompagnée de l’inspiration, de ce premier jet qui est beaucoup pour l’originalité d’une composition. Bien ou mal, j’en suis sorti, et je sens pourtant en moi un contentement vraiment grand d’arriver à la fin d’un travail qui, suivant toutes les probabilités, ne devait pas avoir de fin. Je me sens du courage et de bonnes dispositions pour recommencer autre chose, d’autant plus que ma santé s’est bien améliorée. Il est vrai que mon intention est de faire un Repos en Égypte ; peut-être qu’en cela je vais donner encore une preuve d’inconséquence, n’ayant jamais traité de sujets historiques. Vive la liberté cependant, et cette indépendance qui n’asservit pas l’homme aux caprices des autres, et qui retient bien souvent sa verve ! »


V

Il n’abordait qu’avec une sainte horreur ce sujet religieux, qui lui avait été demandé par le comte Louis de Pourtalès. C’était comme une communion nouvelle, et, pour se recueillir, il se mit en quelque sorte en retraite.

« Je me suis occupé exclusivement à chercher une esquisse, et vous rirez peut-être de mes caprices, quand je vous dirai comment je l’ai faite. Je me suis installé dans une petite chambre de la maison que nous habitons. Je m’y suis enfermé, et, pendant dix jours, personne n’y est entré, pas même Aurèle. Je sentais le besoin de chercher seul à rendre l’idée que je me forme de sujets qui n’avaient encore occupé que ma tête. C’est toujours un travail de mettre sur la toile ce que voit l’imagination, et ce travail devient plus grand quand il s’agit d’un genre dont on n’a pas l’habitude. Aussi pensais-je que je devais chercher plus qu’un autre, mais j’ai voulu le faire sans influence. Avant de commencer, j’ai fait plusieurs promenades dans les meilleures réunions de tableaux, non pour prendre à droite et à gauche des idées ou des motifs, mais pour voir les bornes où l’imagination doit s’arrêter. J’ai trouvé, dans mes courses, que celle des artistes vénitiens les a presque toujours portés à parler aux yeux plus qu’au cœur, et, sous ce rapport, je ne sens pas comme eux, bien que j’admire une belle exécution… Pour inspirer une religieuse vénération, ce qui est assurément une grande difficulté de l’art, il faut avoir l’esprit et le cœur pénétrés. J’ai fait trois esquisses peintes assez grandes (les figures ont trois pieds et le tableau quatre et demi). La première ne m’a pas contenté. Je pensais donner à ce sujet de la poésie par un effet nouveau. J’ai trouvé qu’il y aurait à le rendre ainsi une recherche qui ôterait la simplicité et la noblesse. Une seconde ne m’a pas satisfait davantage : je n’y trouve aucune vérité historique ; c’est une scène ordinaire. La troisième enfin, bien différente des autres, est, je crois, assez réussie ; au moins Odier se montre enchanté. La manière dont il me l’a dit m’a bien encouragé. Non-seulement il a trouvé les grandes lignes heureuses, mais même l’ajustement des détails… J’en juge bien, car cet essai m’inspire une sécurité et une confiance que je n’ai jamais eues pour mon tableau de Venise, qui m’a donné tant et tant de travail !… Après avoir passé autant d’années que je l’ai fait uniquement occupé à rendre la nature d’une manière vraie, quoique je me sois efforcé d’accompagner la vérité d’une noblesse convenable, je reconnais qu’il y a dans les sujets classiques un caractère bien autrement élevé.

« Dans les arts où le sentiment joue un si grand rôle, c’est l’inspiration qui décide du genre de travail que l’on doit faire. Il y a une grande preuve de raison à écouter cette inspiration. Aussi n’écouté-je plus maintenant que ce je ne sais quoi d’indéfinissable qui est le véritable charme des arts et ne peut venir que d’un sentiment intérieur… Je finirai mon tableau ces mois-ci, et je pourrai encore, pendant les grandes chaleurs, avancer ma Sainte Famille. Mon esquisse est faite. Chaque jour, je trouve que je n’ai rien à y changer. Mon saint Joseph est de l’âge que vous trouvez indispensable… Ce sujet me fera connaître mes forces et si je peux changer mon genre de peinture. Si un artiste peut avoir, dans un genre qui ne l’intéresse que médiocrement, une certaine réputation, il me semble que, quand il se sent ému par des sujets plus beaux à ses yeux, il doit bien espérer de lui-même ; car, pour faire une chose qui plaise aux autres, il faut (avec du talent sans doute) travailler avec plaisir. Voilà pourquoi, presque toujours, les tableaux commencés ne réussissent pas… Je vous assure que si j’ai pris le genre qui m’a valu une réputation, ce n’est pas par goût. J’ai toujours trouvé la peinture historique plus en rapport avec ce que j’aime véritablement. Souvent, je l’avoue, les goûts peuvent tromper sur les moyens. C’est ce qui me fera toujours éviter soigneusement de me livrer à mes penchans avec trop peu de raison. Vous voyez que jusqu’ici j’ai été prudent[18]. »

La défiance de Robert n’était que trop motivée, ce nous semble, et son goût pour la peinture historique lui cachait le même écueil où il était venu se briser pour la Corinne, à son début dans la carrière de la grande peinture. Le tableau du Repos en Égypte, du moins en l’état inachevé où il est resté, n’est pas fait, malgré la noble vigueur du travail, pour prouver que Léopold pût s’élever aux régions suprêmes de l’invention et de l’idéal. Il travaillait à cette esquisse, quand Ingres, passant par Venise, la vit au palais Pisani. « Il m’a fait des éloges, dit tout bas Robert à M. Marcotte ; mais, entre nous, je crois pouvoir dire que tout ce que je fais n’a pas à ses yeux le cachet qu’il désire et qu’il prêche. Il y trouve peut-être trop de nature, c’est-à-dire un effet qui rend trop naturellement les choses. Je ne lui en veux pas le moins du monde ; il ne pourrait être autrement et demeurer sincère, et il l’est… lui qui a une science si profonde, et moi qui ne me guide que d’après ce que la nature m’inspire ! lui qui a tant travaillé pour rechercher dans ce qui a été fait le caractère et le type de la peinture historique ! Tout est connu par lui, tout a été consulté, et moi qui suis d’une ignorance si grande que je m’en étonne[19] ! »

De compte fait, c’était la quatrième tentative de Léopold Robert dans le domaine de la peinture idéale et historique, à laquelle tous les travaux de sa vie l’avaient si peu préparé. Déjà, en 1829, malgré l’insuccès de la Corinne, Léopold avait eu la velléité de traiter un sujet d’église, dont il attendait la commande du gouvernement. D’autres préoccupations le détournèrent de cette pensée. « Si l’on me jugeait digne, disait-il alors, d’exécuter cet ouvrage et d’avoir part aussi aux avantages des artistes français, je me regarderais comme très heureux, puisque j’y verrais surtout une preuve qu’on m’envisage comme étant un des membres de la grande nation. Il me resterait à désirer de remplir cette nouvelle demande d’une manière qui ne fît pas regretter de l’avoir faite. Quant au prix que le ministre donne pour des tableaux commandés, s’il n’est pas très élevé, celui qui se trouve, ainsi que moi, par exemple, avec l’envie de paraître en France comme nationalisé, doit se montrer peu difficile à satisfaire[20]. »


VI

Robert peignit, à Venise, en 1832 et 1833, deux petits tableaux, qu’il envoya à l’exposition française de 1835 : Deux jeunes Suissesses caressant un chevreau, et Deux jeunes Filles napolitaines se parant pour la danse (ce dernier était commandé par le directeur des douanes de Strasbourg, M. Deu). « Le sujet, écrit Léopold à M. Marcotte (Venise, 17 novembre 1833), est une idée prise non loin de Pompéia. Deux jeunes filles se parent pour aller à une fête des environs ; elles sont sur la terrasse de leur habitation. Dans le fond, on aperçoit le Vésuve, qui offre une assez belle silhouette. Vous serez étonné que j’aie pu exécuter ce sujet ici, où je n’ai pas toutes les commodités que j’avais à Rome. »

Son projet, dès 1834, était d’exécuter une copie des Moissonneurs pour le célèbre amateur polonais établi à Berlin, le comte de Raczynski, et cette copie devait différer, dans quelques détails, de sa première composition[21]. Il l’entreprit alors, l’avança beaucoup, et la mort seule l’empêcha d’y donner la dernière main. Cependant Robert était à Venise depuis les premiers mois de 1832, et, jusqu’à 1835, en plus de trois ans, — sauf la triple ébauche du Repos en. Égypte, sauf un des deux petits tableaux que nous venons de nommer, la répétition inachevée des Moissonneurs, et un petit cadre la Mère heureuse[22] - cet homme si laborieux n’a rien fait que sa grande toile. Aussi est-ce la plus pénible, la plus travaillée qu’il ait produite, et l’a-t-il, on l’a vu, grattée plusieurs fois. Et puis, que de temps dévoré par son mal ! que de souvenirs déchirans ! que de calamités et d’angoisses fantastiques, et cependant poignantes ! Le jour des Morts, il écrit : « C’est aujourd’hui que l’on prie pour ceux qui ont été enlevés à la terre. Hélas ! nos prières feront-elles du bien à ceux que nous regrettons ? Quoi qu’il en soit, je ne suis pas moins porté à les faire, bien que, dans notre culte (il était protestant), nous n’ayons pas cette obligation ; mais tout ce qui parle à l’ame, au cœur, devrait être universellement reçu, et il me semble qu’il y a quelque chose d’attendrissant dans ce commun accord de lamentations des vivans pour ceux qui ne sont plus : elles nous font réfléchir à notre destinée. »

Enfin, à travers tous ces paroxysmes nerveux et ces pensées de tombeaux, après des tâtonnemens sans nombre, après d’immenses labeurs et des milliers d’essais renouvelés, son tableau est arrivé au dernier degré de la retouche, et, le 14 novembre 1834, il écrit à M. Marcotte : « Enfin, je me repose, mon ami ; j’ai laissé mon tableau. Je me repose, parce que ce qu’il me reste à y faire exige tout ce que je pourrai mettre. Cinq ou six jours encore, et il n’en sera plus question. C’est la fin d’un tableau qui le sauve pour un artiste, car alors il en sent la grande masse plus que l’exécution des détails. C’est à ce moment qu’on peut mettre dans ce qu’on a fait une dernière empreinte de génie, si on en a ; c’est alors que vient la poétique par le charme mystérieux de l’effet ; c’est alors que la sensibilité indique ce qu’on doit sacrifier et ce qui doit attirer. Quand tout est fait matériellement, rien n’est fait véritablement pour l’ame. J’ai bien regardé mon tableau : je me suis pénétré de ce que j’ai voulu faire dès le principe, et de ce qui me restait à faire. J’ai pris ma grande résolution, en me disant que je l’abîmerais ou que je réussirais à en faire une production originale. Je suis tombé sur ma toile avec manches retroussées, et, en huit jours, j’ai fait un nouveau tableau. Il y a sans doute de la hardiesse à cela ; mais, que voulez-vous ? j’en suis plein. Si on ne se fait pas connaître à ses amis comme on est, à qui se ferait-on connaître ? Ne croyez pas cependant que je gâte ma peinture jamais je n’ai eu autant de plaisir à y travailler. La persévérance est bonne : elle indique peut-être la capacité. »

Le 30 du même mois, sa fougue a disparu ; il a donné le dernier coup de pinceau à ce tableau éternel que cent fois il a été sur le point de crever, comme naguère l’Improvisateur et la Tête de la Madone : — fureur étrange et déjà suicide, qui s’en prend à l’œuvre avant de s’assouvir sur l’auteur ! Le tableau est devant lui, il le repousse avec amertume et colère, comme Sisyphe repousse le rocher qui l’écrase. « Le voilà enfin fini !!! s’écrie-t-il, parlant à M. Marcotte, le voilà enfin fini ! mais le beau jour pour moi sera celui où il sortira de mon atelier ! Il a été mon mauvais sort, et, tant que je le verrai, il me restera mille sensations pénibles. Puisque ma bizarrerie excite quelquefois votre gaieté, cher ami, je ne veux pas vous la cacher. Vous me faites du bien quand vous me dites que mes lettres vous font rire : eh bien ! je vous assure que, dans ce moment où toute la peine que je me suis donnée m’est encore présente, j’aurais un plaisir indicible, avant que le public eût jugé mon œuvre, de l’anéantir de façon qu’il n’en restât que la poussière, en lui disant : Je te mets au néant pour qu’on ne dise pas que tant de constance n’a été mise en pratique que pour satisfaire ma vanité ! Ce sentiment est trop bas. Ma récompense est d’avoir en moi l’assurance d’avoir quelque courage contre les obstacles qui se présentent, ce qui me rend plus riche, et me flatte davantage que tous les éloges que je pourrais recevoir… »

Quoi qu’il en soit, il expédie sa peinture à M. Marcotte ; mais, par je ne sais quelle fatale circonstance, quelle sotte mesure de douane ou d’octroi, la caisse est retenue à Lyon, et n’arrive à Paris que trois jours après l’ouverture de l’exposition du Louvre, où les règlemens, égaux pour tous, empêchent le tableau des Pêcheurs de paraître. L’artiste était fort inquiet sur le sort de son œuvre, quand un article de journal vint lui en apprendre l’arrivée à Paris, et le succès auprès de ce petit nombre de connaisseurs qui a le droit de disposer des renommées.

Le tableau avait été exposé d’abord à Venise. Le vice-roi et tout, ce que la ville et les cités voisines, Padoue, Trévise, renfermaient d’artistes et d’hommes distingués étaient venus payer un tribut d’éloges à Robert. L’académie s’était empressée de le recevoir dans son sein. Les félicitations, les cris d’enthousiasme de tous les vrais connaisseurs retentissaient à ses oreilles. Même sensation à Paris à l’arrivée des Pêcheurs chez M. Marcotte, quand tout à coup une nouvelle éclata comme le tonnerre : Léopold Robert s’est tué ! En effet, le 20 mars 1835, au milieu de son triomphe, il s’était coupé la gorge avec son rasoir, ce même rasoir qui lui servait à gratter ses tableaux. Il s’était frappé avec une telle frénésie, qu’il avait entamé l’une des vertèbres cervicales.


VII

Les trois dernières lettres qu’il ait adressées à son digne et fidèle ami, M. Marcotte, et dont la dernière a été écrite cinq jours avant qu’il se donnât la mort, sont, comme on va en juger, empreintes d’une mélancolie profonde ; mais c’était le caractère de toutes celles qu’il écrivait depuis long-temps, et la dernière, non plus que les autres, n’était pas de nature à faire pressentir une catastrophe immédiate.


Le 14 février 1835.

« Quand je cause avec vous, je suis heureux ; je goûte ce repos d’ame que je voudrais toujours avoir, et, pour mon avantage, je ne vous écris pas assez, je vous assure. Vous allez vous récrier et me trouver bien déraisonnable ; mais, que voulez-vous ? après de grands et douloureux sacrifices exigés par la raison, l’irritation qui en résulte réduit à un pénible état de faiblesse. Vous le savez, les violens remèdes ont souvent fait périr ; mais je ne suis pas disposé encore à ne plus faire usage du courage qui ranime, et c’est à vous, mon ami, mon bon génie, que je le dois. L’assistance divine me rendra toute ma force et mon énergie elle m’a mis en situation d’envisager la vie comme un bien. La nouvelle que M. Granet vous a donnée de ma nomination de correspondant de l’Institut m’a fait plaisir, mais je suis étonné qu’on ne m’en ait pas donné l’avis ici. Je suis même surpris de n’avoir rien appris de Rome, ce qui me fait presque penser que M. Granet s’est trompé. Si cette nouvelle se confirme, j’en serai certainement content ; mais je ne ferai jamais aucune démarche pour obtenir un pareil honneur, qui ne me semblerait plus alors avoir de prix. »

Puis il parle de ses caisses et de son malheureux tableau retardé. « Il a été, ajoute-t-il, commencé sous l’influence d’un mauvais sort. J’y ai toujours travaillé comme poussé par un génie malfaisant. S’il avait été entraîné dans une avalanche, je n’y trouverais qu’un complément à ma mauvaise inspiration, et je tâcherais à m’en consoler, en pensant qu’on ne peut aller contre la volonté de Dieu. »


Du 19 février.

« Je vous ai écrit une lettre bien sotte, mon excellent ami, et j’ai eu de plus la sottise de vous l’envoyer. Je la fais suivre bien vite par celle-ci, pour que vous ne soyez pas long-temps indisposé contre moi. Je devrais toujours choisir mes momens pour causer avec vous, afin de ne pas vous donner des idées désagréables. Vous direz peut-être à cela que vous préférez connaître la vérité sur l’état moral où me jette mon imagination. Cette imagination est si mobile et si rapide parfois dans ses changemens, que je me figure ne pas jouir de toute la raison nécessaire à l’homme sensé. Mon bon frère en est trop affecté, car j’ai le tort de ne pas dissimuler avec lui, et je lui dis des choses que je me reproche bien ensuite. Il est d’une bonté et d’une raison qui, chaque jour, me fait mieux apprécier ses mérites et son attachement. C’est mon bonheur. Dans les momens d’humeur noire où je vous écrivais ma dernière, je vous annonçais que je voulais reprendre mon genre de vie sédentaire. Il me semblait être raisonnable ; mais le souvenir des réflexions qu’Aurèle vous a faites à ce sujet m’a fait réfléchir moi-même, et j’en ai conclu que je devais un peu plus écouter les autres pour ma direction. Ainsi, vous me retrouverez, comme je l’espère, plus sensé. J’ai reçu aujourd’hui mon diplôme de membre étranger de l’académie de Venise. La demande a dû être faite à l’empereur, et toutes ces démarches, qui ordinairement sont très longues, ont eu cette fois une promptitude dont tout le monde me félicite.

« Le bon Aurèle est bien le meilleur être que je connaisse ! Je suis si heureux de lui voir ce caractère calme et content, si nécessaire pour goûter la vie et donner le plaisir aux autres, que toujours de le voir, de l’entendre, me charme. C’est, en somme, ma grande satisfaction.

« Quant à moi, je reconnais à présent, mieux que jamais, combien il est essentiel à l’homme de ne pas s’abandonner à cette disposition malheureuse de se complaire en ses seules idées. On finit par se persuader que l’on n’est plus en rapport avec personne.

« Que de réflexions j’ai déjà faites à ce sujet en récapitulant ma vie, en reconnaissant que dès l’enfance j’ai eu ce tort, qui, je crois, m’est venu d’une timidité trop grande, d’une sensibilité exagérée et du peu de contentement de soi-même, ou, pour mieux dire, de ma trop grande envie d’avoir l’approbation des autres, et de la crainte que j’ai toujours eue de ne pas la mériter ! Avec cette propension, une imagination ardente qui travaille toujours est capable d’entraîner vers bien des malheurs. Oui, excellent ami, je m’étonne souvent de voir le bon et le bien mêlés avec le mal d’une manière si particulière, que je me demande où se trouve le bonheur. Je reconnais la puissance divine qui dirige tout, et j’aime à la croire toute bonté et toute justice. Je reconnais toutes les faveurs qu’elle a bien voulu m’accorder : j’en suis attendri ; mais comment se fait-il que cet attendrissement me laisse toujours une tristesse dont je ne puis me débarrasser ? Je voudrais en être heureux, en jouir comme je le devrais, et je ne puis ! Ne dois-je pas y reconnaître une destinée singulièrement funeste ? Pardonnez-moi, ô vous que j’aime tant et à qui je ne voudrais donner que des sujets de contentement, si je vous parle de manière à vous attrister ! Soyez sûr qu’une partie de mon contentement est venue par vous ! Puissiez-vous en avoir quelque satisfaction ! »

Voici la dernière lettre :

« Le 15 mars 1835.

« Mon cher ami et précieux conseil, m’est-il possible de ne pas sentir avec la reconnaissance la plus vive votre bonté pour nous ? J’ai deux longues lettres auxquelles je dois répondre, mais mon cœur est si plein, que je ne sais de quelle manière commencer, ni ce que je puis vous dire pour me satisfaire. Puisque vous voulez me réjouir de l’arrivée de mes caisses (contenant les Pêcheurs), je vous dirai aussi que cette nouvelle nous a donné un moment de bonheur bien grand, et qu’elle nous a mis dans un état plus tranquille. Avec ma malheureuse imagination, il semble que j’aime toujours voir le pis en tout, ce qui est mal, et je m’affecte toujours bien à tort, comme si l’on ne devait pas réserver sa force morale pour supporter le mal réel. Je vous parle de résignation, cher ami, et je n’ai pas assez de confiance ! Ce qui surtout m’a ému au dernier point, c’est le succès d’Aurèle. Quel bonheur, et qu’il va avoir de fruit ! Quel plaisir pour notre famille ! et lui, comme il est heureux ! Il n’en a pas dormi, la nuit passée, d’émotion. Il faut tout attribuer cela à qui de droit. Oui, mon incomparable ami, la Providence nous conduit chacun par le chemin qu’elle trouve convenable. Plus je vais, plus je me le persuade. Mais je ne veux pas me jeter dans un sujet qui m’entraînerait en de longues réflexions, que je n’expliquerais pas comme je voudrais. C’est Aurèle qui s’est empressé de voir la fin de votre lettre pour savoir si les caisses étaient arrivées, et je vous laisse à penser quelle joie il a eue à me lire votre dernière page, et quel plaisir elle m’a donné à entendre ! Vous faites trop d’éloges, excellent ami, de ce tableau (les Pêcheurs), fait avec tant de peines, tant de chagrins ; et toute cette volonté et cet entêtement d’énergie, employés pour satisfaire la vanité, auraient pu être placés sur un bonheur plus solide. Mais, enfin, les réflexions à ce sujet m’ont été faites par vous souvent, et je sais ce que vous pensez à cet égard.

« Mais, pour en revenir à mon tableau, il paraît qu’il est arrivé en bon état. C’est une grande chose que je sens. Nous verrons ensuite s’il parvient à être exposé. Pour vous dire franchement, je crois qu’il le sera, avec votre désir et vos bons soins ; mais véritablement, quant à moi, il me semble que je n’y pense pas assez pour que j’y trouve un grand bonheur, si cela arrive. Voilà encore quelque chose que vous condamnerez, et vous aurez raison, car, enfin, il est naturel, quand on fait quelque chose, de désirer de le voir juger. J’en reviens au tableau d’Aurèle. Ce bon M. Delécluze ! je l’embrasserais pour son article au sujet de mon frère[23]. Voilà donc un pas en avant de fait pour ce cher frère, et son genre pris : un genre qu’il sent, qu’il aime, et dans lequel, je suis sûr, il peut mieux faire encore. Que de raisons pour lui donner de la confiance ! Ce vilain intérêt que l’on semble mépriser donne tant de soucis, qu’il peut miner la vie, si l’on n’a pas une confiance religieuse bien ferme ou au moins bien juste. Mais la défiance est une maladie que l’on doit attentivement chercher à détruire, car elle fait bien du mal.

« J’en reviens à vos chères lettres, à toutes vos inquiétudes pour nous, à vos peines, à vos soins et à vos courses ; tout cela me fait mal, je vous assure. Je voudrais vous les avoir évités, d’autant plus que votre santé me donne vivement à craindre par cette augmentation d’occupations ; comme si vous n’aviez déjà pas assez des vôtres !

« … Ah ! mon ami, cette vie est mêlée ; je ne vous le dis pas comme avertissement, ce serait une espèce de conseil que je n’oserais jamais vous donner.

« Je n’ai pas répondu sur-le-champ à votre lettre du 27, parce que cette incertitude de l’arrivée de mes caisses me coupait toute réflexion, anéantissait même tous mes projets pour cela. Je restais avec mon désir et ma reconnaissance, ce qui ne me rendait pas content, ne faisant pas ce que j’avais envie de faire, ni ce que le devoir me commandait ; mais, à la fin, votre dernière m’a redonné un contentement dont je ne puis assez vous remercier. Ce qui m’a fait le plus de plaisir dans son contenu a été d’y trouver toujours la marque de cette anxiété, qui m’est devenue si nécessaire. Si je l’eusse obtenue plus tôt, et que j’eusse pu suivre vos conseils, comme je le fais à présent, il est probable que je serais autrement placé ; mais la vie de ce monde ne dure pas : elle n’a qu’un temps. Si elle est heureuse, c’est un bien sans doute ; si elle ne l’est pas autant que l’on voudrait, il faut toujours chercher à y voir des espérances. Mais toujours mes interminables réflexions ! Elles doivent bien vous ennuyer. Mon ami, pardonnez-les-moi.

« Je n’ai aucun événement dont je puisse vous faire part et qui mérite une place ; je suis réduit à remplir ma lettre de mes pensées et de mes idées de chaque jour. J’ai cependant à vous faire les remerciemens de Joyant pour lui et ses tableaux. Il vous doit de savoir que ses peintures sont exposées

« Je dois répondre à une question que vous me faites dans votre avant-dernière lettre. Je vous avais demandé votre sentiment sur ma première composition, en le réclamant bien franc. A présent, je dois vous avouer que, sans ces dames de Florence, j’aurais bien probablement continué mon tableau comme il avait été conçu d’abord ; mais leurs observations réitérées m’ont fait réfléchir et changer, et voilà ce qui en est résulté.

« On a été ici généralement bien peiné et affecté de la mort de l’empereur d’Autriche. Chacun se plaît à en faire des éloges, comme homme surtout. Quelle bonne chose pour un souverain, dont toutes les passions peuvent être si facilement satisfaites ! Jusqu’à présent, la conduite de son successeur ne donne pas de craintes de changemens.

« Je viens de relire votre lettre, mon ami : que la page où vous voulez bien vous occuper de moi m’a touché vivement ! Soyez heureux par le bien que vous me faites ; que cette pensée soit toujours douce pour vous ! Sans doute que des conversations me plairaient davantage et me serviraient encore plus ; mais, comme vous, il m’a toujours semblé qu’un aussi long voyage que celui de Paris ne me conviendrait aucunement à présent. Ainsi, je me rends non-seulement à vos raisons, mais encore à ce que je pense. Je voudrais cependant essayer une course, mais je ne suis pas décidé où. Je craindrais Rome pour l’été ; il y fait une chaleur qui me semble ne devoir pas me convenir. Du reste, je n’ai pas trop de raison de me plaindre physiquement, car je ne sais ce que c’est que la douleur. Ce que vous m’avez dit de votre intention à l’égard de mes lettres m’a attendri ; mais, comme vous le dites, il faut penser à nos fragilités, et ne pas porter trop loin dans l’avenir nos prévisions. C’est Dieu qui règle tout, et qui sait tout, par conséquent, et tout est bien réglé, puisqu’il est toute bonté et toute justice. Je vous remercie toujours de vos conseils pour la direction que je dois prendre : je tâcherai de les suivre en tout point.

« Aurèle, qui écrit à mon côté, me dit qu’il oublie de vous parler de la copie qu’il a commencée pour vous. Elle vient tout-à-fait bien, et je suis sûr qu’elle vous fera plaisir. »

Tandis que Léopold traçait ces paroles, Aurèle, qui avait accoutumé de joindre pour leur ami commun, M. Marcotte, quelques lignes aux lettres de son frère, exprimait ainsi les craintes où le jetait l’état nerveux dont il le voyait accablé. Cette lettre servait d’enveloppe à la dernière de Léopold :

« … J’aurais voulu vous communiquer toutes mes réflexions ; la crainte de prendre l’habitude de veiller, à cause de mes yeux, m’en a empêché. Toutefois il m’en reste de surplus pour remplir ces deux feuilles.

« Je commencerai par le sujet qui m’occupe le plus : c’est mon frère. Certes, vos conseils à l’égard du voyage projeté sont sans doute les plus clairvoyans ; mais j’aimerais mal mon frère si, à la suite d’un conseil que je lui ai donné contre mes intérêts et uniquement pour son bien, je n’osais, cher monsieur, vous soumettre les motifs qui m’ont guidé.

« Vous savez ainsi que moi que le travail n’est pas la seule cause qui ait plongé mon frère dans un dégoût de la vie et un découragement qui, je l’espère, passeront, mais n’en sont pas moins préjudiciables à son travail, à sa santé et à son bonheur. Il m’a semblé que l’exercice et les distractions étaient, dans ce cas, les meilleurs remèdes. La vue de nos chères soeurs, celle du meilleur des amis ainsi que ses conseils, me semblaient devoir produire une diversion heureuse dans une existence que l’on pourrait à toute justice comparer à une victoire désastreuse, ou plutôt à une contrée dévastée. Il est vrai que Léopold n’a jamais montré de penchant pour cette idée, dans la crainte de porter ses ennuis partout où il irait, et parce qu’il est singulièrement attaché à cette ville de Venise dans laquelle il a tant souffert. La manière dont nous y vivons est, sous bien des rapports, préférable à toute autre. A Rome, nous ne sommes pas certains de rencontrer les mêmes avantages. D’ailleurs, le climat est plus chaud qu’ici, et le sciroccho s’y fait sentir d’une manière accablante sur les personnes nerveuses. Plus encore, la personne que nous devons tant redouter s’y trouvera, et, à moins d’une rupture qui n’est pas motivée, comment l’éviter ? Ensuite qu’aller faire à Rome, si ce n’est pour travailler encore ? Cela fatiguerait des gens qui n’auraient pas besoin de repos. Enfin, si ce n’est à Paris, je trouverais et je trouve encore (pardon de mon opiniâtreté à cause du motif) que la Suisse serait un lieu favorable pour passer l’été. Nous avons près de la Chaux-de-Fonds des bains, et Léopold, qui aime le cheval, pourrait s’en servir pour faire chaque jour une course, et ainsi faire provision de santé. Il pourrait revenir ici en automne, ou aller à Rome entreprendre quelque nouveau travail, étant en meilleure disposition ; car c’est fort important, et l’économie de temps devient nulle quand la santé ne répond pas à la volonté : ces trois années passées en sont un exemple bien convaincant.

« D’ailleurs, nous avons des amis dans plusieurs villes de Suisse, et, sans rester tout-à-fait oisif, Léopold pourrait, sous le prétexte d’aller les voir, visiter le pays et reconnaître si, plus tard, nous pouvons espérer d’y aller travailler. Il trouverait déjà à Neufchâtel de superbes ateliers qu’il ne connaît pas, que l’on a construits dans un bel édifice destiné à l’éducation publique. Malgré les raisons que je croyais voir à cette décision de voyage, je vous déclare cependant, cher monsieur, que je baisse pavillon devant celle que vous venez de donner en faveur d’un voyage à Paris, parce que vous êtes si rempli de sollicitude pour nous, que nous ne pouvons mieux faire que de nous en remettre à votre prévoyance éclairée. Toutefois je ne puis vous cacher une faute que j’ai commise et qui me fait tenir à ce projet de voyage en Suisse c’est que j’en ai parlé à nos chères soeurs, qui sont dans l’attente, et Dieu sait quel crève-cœur ! Il m’a semblé qu’un voyage de quelques mois n’était pas une affaire si importante, et dans ma joie de pouvoir apprendre une bonne nouvelle à ces excellentes soeurs, qui nous aiment tant et voudraient tant nous revoir, je me suis laissé entraîner, croyant avoir convaincu Léopold, et sans attendre les conseils de votre prudence. Qu’allez-vous dire de mon étourderie ? Cela mériterait au moins une bonne tirée d’oreilles. Quant au projet d’engager notre sœur Adèle à venir nous rejoindre, nous désirerions pouvoir l’effectuer, et certainement elle nous aime assez pour s’y décider dans un cas de maladie pure et simple ; mais il y aurait de notre part égoïsme à le demander. Nous avons vu, pendant son séjour à Rome, bien que l’ayant fait avec notre chère mère, combien cet éloignement de la patrie, de ses amis et de ses habitudes lui coûtait de privations. Ensuite, nous avons notre père âgé qui habite avec elle, et qui resterait bien isolé, ne pouvant recevoir les mêmes soins dans la famille de ma sœur aînée. Cette réunion de motifs, et bien d’autres encore, font que je désirerais que Léopold fût en disposition de se marier. Quand je le lui dis, il me répond Marie-toi toi-même ; je ris, et ça finit là. Mais je suis contrarié de ne pouvoir réaliser l’idéal du bonheur pour mon frère. Les circonstances ne nous ont pas toujours rapprochés comme maintenant. Peut-être mon caractère en serait-il meilleur. Ce qu’il y a de certain, c’est que, malgré tout le bien qu’il veut vous dire de moi et celui que vous en pensez déjà, je me trouve au-dessous de l’opinion, et la justice exige que j’avoue que je suis souvent fort peu propre à servir de consolateur et de soutien à mon frère. Mon travail m’occupe exclusivement, et je ne puis, comme le ferait une femme, suivre toutes les réflexions de Léopold pour leur ôter l’amertume qu’elles contractent dans son cerveau. Quelle malheureuse disposition pourtant ! Tant d’élémens de bonheur : de la religion, du mérite, des vertus, des talens, et tout cela pour se tourmenter ! Mystère inconcevable de notre pauvre organisation humaine ! On s’y perd ! Changeons de discours… »

Quand, un mois après la mort de Léopold, Aurèle fut revenu de son premier trouble, et que son esprit put rassembler les circonstances de ce tragique événement, il écrivit (le 17 avril) à M. Marcotte :

« Très cher et excellent ami, le 15, date de la dernière lettre que vous écrivit Léopold, était un dimanche. Nous avions l’habitude de passer ces jours-là à la maison, soit à écrire, soit à nous reposer. Dans la matinée, un jeune peintre allemand, qui est un ami bien dévoué, vint nous prendre et nous conduisit chez des dames vénitiennes pour voir des miniatures. Après être rentrés et avoir déjeuné, nous étions dans la grande salle à causer avec Joyant. En parlant de mes petits succès, Léopold, qui, déjà la veille, m’avait tenu un langage semblable, me dit que je devrais me marier tandis qu’il en était temps, que ce serait une folie de ne pas le faire, etc., etc. Il me prêcha avec tant de chaleur, de force et de sentiment à ce sujet, que toutes les raisons que j’aurais eues à lui opposer ne valaient plus rien. Le soir, nous dînâmes avec quelques amis chez le restaurateur, et notre Allemand nous conduisit chez un médecin de son pays venu ici pour sa santé et accompagné de sa femme et de sa belle-soeur. J’y allais assez ordinairement le dimanche soir, et enfin, à force de prières, j’étais parvenu, ce soir-là, à conduire Léopold chez ces dames, qui s’informaient toujours de lui avec intérêt.

« La soirée se passa d’une manière charmante. Ces dames, fort bonnes musiciennes, offrirent d’abord de faire de la musique, et demandèrent à Léopold ce qu’il préférait qu’elles exécutassent. Elles avaient le Requiem de Mozart, qu’il les pria de faire entendre. Puis vinrent des valses, et l’on se mit à danser. Léopold lui-même prit part à nos divertissemens, et se mit à causer avec une vivacité et une gaieté que je ne lui avais pas vues depuis long-temps. Je jouissais de le voir dans cette disposition. Aussi me promettais-je bien de mettre tout en œuvre pour le faire revenir au milieu de cette aimable famille. Avant de rentrer, nous fîmes encore, avec nos jeunes Allemands, une assez longue promenade. Nous trouvâmes à la maison le Journal des Débats, dans lequel M. Delécluze annonce l’arrivée du tableau des Pêcheurs à Paris ; le consul de France, M. de Sacy, avait eu l’attention de nous l’envoyer. Je fis lecture à Léopold de l’article qui le concerne, et, après lui avoir donné le bonsoir, je montai à ma chambre. Les jours suivans, jusqu’au vendredi, nous travaillâmes, selon notre coutume, l’un près de l’autre dans le même atelier. Ordinairement nous causions fort peu, autant par habitude que pour ne pas nous distraire de nos travaux ; mais ce jour-là nous étions souvent en conversation. . . .

« Dans les derniers jours, il était inquiet…

« … Il laissait voir tout ce qu’il avait de mobilité dans ses idées, dans ses projets. Sa parole était entrecoupée, ses discours peu clairs, et je m’efforçais de lui faire rendre sa pensée plus nettement, afin de pouvoir combattre ce qu’il y avait d’inquiétant dans ses discours.

« Excuse-moi, me disait-il alors avec une douceur angélique qui m’arrache aujourd’hui des larmes, je t’inquiète, je te tourmente, mais j’aime à t’entendre : parle, cela me fait du bien.

« Un matin, il me dit qu’il se sentait mieux, qu’il avait lu la Bible, qu’il croyait à la grace. — Eh bien ! oui, lui dis-je, n’es-tu pas convaincu maintenant que tu dois être heureux ? que Dieu t’a accordé la force d’atteindre à ton but si noble, si difficile, et qu’il t’accorde maintenant la récompense de tes peines, dont tu recueilleras le fruit en jouissant de l’amitié, de l’estime de tes parens, de tes amis ?

« Souvent il venait mettre ses deux bras sur mes épaules, et, regardant mon travail : C’est bien, c’est très bien ; ta copie est mieux que la mienne, disait-il en poussant un soupir. Ça ne va plus, ma vue baisse ; je n’ai plus de plaisir au travail ! Je lui répondais : Quand tu te seras reposé et que tu feras un tableau original, tu auras sans doute plus de plaisir qu’en faisant cette copie (celle des Moissonneurs, pour le comte de Raczynski).

« Enfin, je faisais des efforts incroyables pour ranimer son courage ; mais, si l’effet de mes paroles était bon dans l’instant, il était bientôt détruit par la maladie. Une inquiétude constante et vague m’empêchait de manger, et souvent même de travailler. Léopold, qui ne pouvait se dissimuler qu’il en fût la cause, s’accusait d’entretenir mon chagrin, et, de son côté, il paraissait tout aussi préoccupé de moi que je l’étais de lui.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« La dernière lettre qu’il reçut de Florence est arrivée le 8. Elle lui annonçait le projet d’aller à Rome, le félicitait de la réussite de son tableau dont on lui demandait une description. Cette lettre fut brûlée, comme les autres l’avaient été quelques jours avant, avec un calme qui annonçait une détermination fixe. Il n’aimait pas à me parler de sa passion ; cependant je ne pus m’empêcher alors de lui dire que c’était à elle que j’attribuais l’état de découragement auquel il était réduit : « Tu te trompes, me répondit-il, j’en suis guéri, je n’y pense plus. — Si ce n’est pas de la passion que tu souffres, c’est de ses suites, lui dis-je ; maintenant que tu l’as arrachée de ton cœur, tu dois sentir un vide ; c’est le moment d’essayer à te distraire. Allons en Suisse ou à Paris, là tu trouveras une occasion de te marier. – Ah ! mon cher, il est trop tard ! Ô Dieu ! si je pouvais revenir dix ans en arrière, comme je le ferais !… »

La veille de sa mort, nous étions réunis le soir, comme de coutume, dans la chambre de nos padroni di casa, avec MM. Fortigue[24] et Joyant. Léopold était encore plus triste qu’à l’ordinaire, et il ne prit aucune part à la conversation générale. J’affectais de paraître gai, mais par momens je sentais les forces m’abandonner, autant par inquiétude que par besoin de sommeil. Ses yeux étaient sans cesse fixés sur les miens, et souvent il me demandait ce que j’éprouvais. Nous sortîmes enfin, et, dans ce moment, il me recommanda d’entrer dans sa chambre en montant vers la mienne ; ce n’était pas mon habitude, parce que Léopold se couchait ordinairement de bonne heure. Lorsque j’entrai chez lui, il m’attendait pour m’offrir un verre d’eau sucrée à la fleur d’orange, dans l’intention de favoriser mon sommeil, et il me tendit la main avec une expression tendre et triste qui me déchire maintenant le cœur.

« Je dormis fort mal. Le matin, je me levai un peu tard, et Léopold, contre son habitude, monta jusqu’à ma chambre. Après nous être réciproquement demandé et donné de nos nouvelles, sans doute avec aussi peu de sincérité l’un que l’autre, Léopold me demanda ce que je lui conseillais de faire et s’il devait partir. Comme nous avions souvent parlé de ce voyage, de ses chances et de ses avantages ; comme je savais que tous ses amis lui avaient conseillé de le faire, je ne vis dans cette question de Léopold qu’une preuve nouvelle du peu de fixité qu’il y avait dans ses idées et ses résolutions, et je me bornai à lui répondre que je m’en référais à lui, et qu’il devait bien se consulter pour prendre le parti le plus sage. « Eh bien ! je pars, » dit-il ; puis, après un moment de réflexion, il fait quelques pas pour entrer dans la chambre de M. Fortigue, avec lequel il aurait pu se mettre en route le lendemain. Il s’arrête, il revient, il retourne ; puis, revenant encore tout à coup, et comme entraîné par un mouvement involontaire qui fut sans doute l’arrêt de sa mort, il me dit : « Avant de me décider, il faut que j’aille dire deux mots en bas. » Il descend avec rapidité en me criant : « Aurèle, voilà ton tailleur qui monte. » En effet, je suis forcé de m’arrêter quelques instans avec cet homme, puis je descends. Joyant était à déjeuner dans la chambre de ces dames, et là je ne pus m’empêcher de témoigner l’inquiétude que me causait la situation de Léopold, qui, à ce que j’appris en cet instant, était allé à l’atelier. Comme nous avions l’habitude constante d’y aller et d’en revenir ensemble, son départ me surprit, et, sans savoir pourquoi, j’y courus plus vite que de coutume. En chemin, je m’aperçus que j’avais la clé de l’atelier dans ma poche. Il n’aura pu entrer, me dis-je, où sera-t-il ? En ce moment, il arriva qu’au détour d’une rue un malheureux chien vint se jeter dans mes jambes en aboyant, et de cet instant un pressentiment funeste s’empara de moi. Tout troublé, j’arrive au palais Pisani ; je demande à notre vieille servante si mon frère y est. — Oui. — Par où est-il entré ? — Il a donné le tour. Je donne le tour ; je trouve la porte fermée. Un trait de lumière m’a frappé : tout mon sang se met en mouvement ; je fais une courte prière pour demander à Dieu du secours, et je revole à la première porte, que j’essaie encore d’ouvrir avec ma clé. Je frappe, j’appelle… rien ! Je m’élance comme un furieux sur la porte, que je brise avec effort ; je traverse un petit vestibule, j’enfonce la seconde porte comme la première… Grand Dieu ! quel coup de foudre ! Mon pauvre Léopold étendu la face contre terre, au milieu d’un lac de sang.

« Pétrifié à cette vue, je tombe à genoux pour recevoir deux soupirs qui s’exhalaient encore de cette dépouille mortelle. Notre vieille bonne poussait des cris et des gémissemens. Je la supplie d’aller chercher du secours et je reste seul. Je jette alors les yeux avec effroi sur ses mains pour chercher l’instrument cruel qui m’a ravi ce malheureux frère, et je le vois posé sur une malle où le sang avait coulé d’abord, et d’où Léopold était tombé après avoir fait son coup infernal.

« Devant ce cadavre sanglant, le souvenir de mon frère Alfred, mort de la même manière dix ans avant, jour pour jour, se présenta à mon esprit, et je sentis qu’il fallait rassembler tout mon courage pour ne pas succomber au désespoir, pour me conserver à mes chères sœurs. Je priai Dieu pour nous tous ; mais mes idées n’avaient aucune clarté, un froid d’horreur les arrêtait ; je ne pouvais proférer aucune plainte, car la douleur entrait en moi comme un liquide entre dans un vase…

« … Lorsque nous vînmes habiter cette maison (à Venise), il avait éprouvé déjà une espèce de crise qui m’effraya beaucoup : c’était en été ; la chaleur lui avait causé une inquiétude et un malaise qui lui firent croire qu’il était atteint d’une maladie très grave. Un matin, il arrive à l’atelier où je travaillais, se jette sur une chaise, et, poussant un grand soupir, s’écrie : « Mon cher Aurèle, c’est fini de moi ; dans quelques jours, je serai mort ! » Je faillis tomber à la renverse. Cependant, comme je ne vis pas immédiatement des signes sensibles du mal qu’il disait éprouver, je m’efforçai de le rassurer. Il m’affirma alors avoir entendu dire qu’il existait des maladies venant tout à coup, et qu’il était certain d’en avoir une de cette sorte. Nous courons à la maison ; on fait appeler un médecin, qui, après avoir visité et questionné mon frère, déclara qu’il n’y avait pas apparence de maladie. Léopold fut le premier à rire de sa terreur. Il se remit, et bientôt les distractions que nous trouvâmes dans cette maison lui rendirent de la gaieté et son énergie. Nulle part ailleurs il ne se serait trouvé mieux qu’ici, entouré comme il l’était d’amis, de son frère, de trois dames remplies d’obligeance pour lui et qui prévenaient tous ses désirs. Que lui manquait-il ? Y a-t-il de la faute de quelqu’un ?… »

Nous n’ajouterons rien à ce triste récit. On connaît maintenant toutes les circonstances qui ont rempli les dernières heures de Robert ; mais par quelle suite de tourmens, par quel enchaînement de causes intimes et douloureuses était-il arrivé à cette agonie ? Comment a-t-il succombé dans ce duel terrible entre son mal et sa raison ? C’est ce que nous aurons à chercher en terminant cette étude. À travers tous les récits contradictoires répandus sur la mort de Léopold, les conjectures se sont égarées dans des détails de désespoir et d’amour. Un nom glorieux et historique a été mêlé à ce drame sanglant. Le respect a dû contenir les confidences publiques, tant que la femme, cause innocente de la fin de Robert, était encore vivante. Aujourd’hui que la tombe s’est refermée sur elle et sur lui, l’histoire a repris tous ses droits. Nous lèverons donc un coin du voile, sans néanmoins nous croire affranchi du devoir d’interroger avec ménagement ces funèbres souvenirs.


Feuillet de Conches.

  1. Poussin sentait d’une manière touchante l’amitié passionnée de son patron ; qu’on en juge par la lettre qu’il lui écrivit un an avant sa mort. C’est son testament d’Eudamidas.
    « De Rome, le 16 novembre 1664.
    « Monsieur,
    « Je vous prie de ne pas vous étonner s’il y a tant de temps que j’ai eu l’honneur de vous donner de mes nouvelles. Quand vous connoîtrez la cause de mon silence, non-seulement vous m’excuserez, mais vous aurez compassion de mes misères. Après avoir, pendant neuf mois, gardé dans son lit ma bonne femme, malade d’une toux et d’une fièvre d’étisie, qui l’ont consumée jusqu’aux os, je viens de la perdre, quand j’avois le plus besoin de son secours. Sa mort me laisse seul, chargé d’années, paralytique, plein d’infirmités de toutes sortes, étranger et sans amis, car en cette ville il ne s’en trouve point. Voilà l’état auquel je suis réduit : vous pouvez vous imaginer combien il est affligeant. On me prêche la patience, qui est, dit-on, le remède à tous maux ; je la prends comme une médecine qui ne coûte guère, mais aussi qui ne me guérit de rien.
    « Me voyant dans un semblable état, lequel ne peut durer long-temps, j’ai voulu me disposer au départ. J’ai fait, pour cet effet, un peu de testament, par lequel je laisse plus de dix mille écus de ce pays à mes pauvres pareils qui habitent aux Andelys. Ce sont gens grossiers et ignorans, qui, ayant, après ma mort, à recevoir cette somme, auront grand besoin du secours et de l’aide d’une personne honnête et charitable. Dans cette nécessité, je vous viens supplier de leur prêter la main, de les conseiller et de les prendre sous votre protection, afin qu’ils ne soient pas trompés ou volés. Ils vous en viendront humblement requérir, et je m’assure, d’après l’expérience que j’ai de votre bonté, que vous ferez volontiers pour eux ce que vous aurez fait pour votre pauvre Poussin pendant l’espace de vingt-cinq ans.
    « J’ai si grande difficulté à écrire, à cause du tremblement de ma main, que je n’écris point présentement à M. de Chambray, que j’honore comme il le mérite, et que je prie de tout mon cœur de m’excuser. Il me faut huit jours pour écrire une méchante lettre, peu à peu, deux ou trois lignes à la fois, et le morceau à la bouche : hors de ce temps-là, qui dure fort peu, la débilité de mon estomac est telle, qu’il m’est impossible d’écrire quelque chose qui se puisse lire. Voyez, je vous supplie, monsieur, en quoi je vous peux servir en cette ville, et commandez-le à celui qui est de toute son ame votre très, humble, etc.
    « Poussin. »
  2. Voici le titre de ces lithographies, publiées chez Mme Delpech et chez Rittner et Goupil : l’Improvisateur, la Prédication, le Repos du Pâtre, la Mère italienne, une Suissesse, Bergère de Suisse avec un enfant, Brigand napolitain.
  3. Lettres à MM. Marcotte, Victor Schnetz et Jesi, 1832. — M. Jesi, l’un des correspondans de Robert, est un graveur de premier ordre, né à Modène et établi à Florence, où il vivait dans l’intimité de la famille Bonaparte. Il réunit un sentiment élevé de l’art à un grand charme d’exécution. Entre autres planches capitales, on a de lui le pape Léon X, d’après Raphaël, qui lui a valu les applaudissemens de tous les connaisseurs et sa nomination de membre correspondant de l’Institut de France, Académie des Beaux-Arts. Il s’occupe, en ce moment, de la gravure de la Cène de Raphaël, découverte, il y a trois ans, dans un ancien couvent à Florence.
  4. A Paris, il avait été demeurer avec son frère, rue de Navarin, chez son ami, M. Ulrich, de Zurich, habile peintre de paysages et de marines, dans la maison de son ancien camarade d’atelier Gassies, homme de talent aussi solide que modeste, le même qui mourut en 1832, laissant de fort bons tableaux, notamment la Dernière Communion de saint Louis et une charmante peinture d’un Bivouac de la garde nationale, dans la cour du Louvre, durant le procès des ministres, en 1830. A Rome, la demeure et l’atelier de Robert étaient, depuis 1822, dans la via Felice, no 113, près la place d’Espagne. C’est là qu’il a peint les Moissonneurs. A Florence, il habitait via del Cocomero. A Venise, il prit un logement sur le grand canal, en bon air, vis-à-vis l’église de Santa-Maria della Salute. Son atelier était également près du grand canal au palais Pisani, qui est surmonté d’une plate-forme d’où l’on découvre un panorama de Venise plus beau que cela de la tour de Saint-Marc. Mais rien de plus modeste que son installation. « J’ai, dit-il lui-même, trois ateliers pour un dans le palais, des pièces immenses, mais il n’y a que les murs nus et quelques chaises et tables pour nous servir à notre peinture. Notre ameublement est de la dernière simplicité, ce qui a arraché une exclamation à nos compatriotes, qui comparaient notre atelier à ceux des artistes en réputation à Paris. Je ne m’en aperçois pas, quant à moi ; je ne désire l’atelier garni que de bons tableaux, s’il est possible, et des moyens de les faire, à savoir, pour première chose, des modèles un peu pittoresques et beaux.
    « Il serait bien difficile dans une autre ville de se placer d’une manière aussi commode. Nous avons ensuite la facilité d’avoir pour modèles toute la population de Venise (hormis les femmes, fort empêchées par les confesseurs, et même par l’autorité). Tu peux m’adresser tes lettres à Venise. Comme j’en reçois beaucoup, il n’est pas nécessaire d’autre direction. Je suis connu ici, non comme le loup blanc, mais comme l’ours suisse, et ici cet animal est aussi connu que l’antre où il se tient. » (Lettres à MM. Schnetz, Marcotte et Navez.)
  5. Les muracci ou muraglioni, en dialecte vénitien murazzi, sont d’énormes digues de plus de quinze milles vénitiens, construites en pierres de taille et en rochers, éperonnées de brise-lames pour rompre le flot de l’Adriatique et protéger Venise. C’est un superbe et imposant ouvrage d’une solidité admirable, digne des anciens Romains. Rien de moins rare, pour le dire en passant, que la grandeur dans les œuvres des Italiens modernes, tout déchus qu’ils sont. A Rome, par exemple, où le gouvernement est si pauvre, on rebâtit sur une immense échelle la basilique de Saint-Paul hors les murs, brûlée en 1823. Il y a peu de temps encore, par un magnifique travail, on a percé, à Tivoli, le mont Catulle pour détourner le Teverone (l’ancien Anio) et ses cascades si célèbres, qui menaçaient d’emporter quelque jour la ville, surtout le temple de Vesta.
  6. Lettre à M. Marcotte. Venise, 28 avril 1832.
  7. Ibid., du 20 mai 1832.
  8. Lettre à M. Marcotte, 8 avril 1831.
  9. Lettre à V. Schnetz, 20 mars 1832.
  10. Mot de Robert durant une promenade au Salon de 1831.
  11. Lettre à V. Schnetz, 30 mars 1832.
  12. Lettre au sculpteur Ranch, de Berlin. Venise, 28 octobre 1832.
  13. Lettres à V. Schnetz, 30 mars, et à M. Marcotte, 14 décembre 1832.
  14. Lettre à MM. Marcotte. Venise, 14 septembre 1832.
  15. Lettre à M. Marcotte, 12 octobre 1832.
  16. « Nous faisons une lecture amusante. Nous nous sommes abonnés à un établissement de lecture, et nous avons la facilité d’avoir des livres à la maison. Le premier ouvrage auquel ces messieurs (Aurèle et Odier) ont pensé est du nombre de ceux qui excitent plutôt la gaieté ; c’est Gil Blas. Je vous le dis, cher ami, pour vous assurer que notre état moral n’est pas triste. M. Odier n’aime pas, non plus que moi, le théâtre, et nous n’y allons pas.
    « … En ce moment, La Bruyère fait l’objet de mes méditations. Étant jeune et encore rempli d’illusions, ses jugemens peuvent paraître un peu sévères ; mais tout ce qu’il dit, si l’on connaît par observation et par expérience ce qu’est le monde, frappe et plaît à l’honnête homme. Le bien, le bon, sont tout pour lui. De tout ce qui brille ici-bas, rien ne peut se comparer à la vertu, qui y est si cachée quelquefois. C’est une impression touchante que l’on ressent en l’entendant dire que le héros ne vaut pas le grand homme, mais que tous les deux ne pèsent pas un homme de bien. Mais je vous en parle comme il vous était inconnu, et je me laisse aller au plaisir que sa lecture me procure journellement. » (Lettres à M. Marcotte.)
  17. Léopold fit, d’après M. Odier, un petit portrait à l’huile pour la mère de son ami. « Je n’y ai travaillé que trois jours, dit-il à M. Marcotte. Quoiqu’il soit ressemblant je n’en suis pas content. Il m’a donné séance le dernier jour de son départ ; mais sa figure était si empreinte de contrariété et d’humeur, que je ne suis pas arrivé à lui donner l’expression que j’aurais désirée. »
  18. Lettres à M. Marcotte. Venise, 10 février, 6 avril et 17 mai 1834.
  19. Lettres à M. Marcotte, 22 décembre 1834 et 18 janvier 1835.
  20. Lettre à M. Marcotte, 21 avril 1829, à Rome.
  21. « Il me sera facile de mettre quelque variété dans des ajustemens, sans cependant pour cela rien changer d’important. Il y a aussi un autre changement que je me propose de faire et auquel j’étais presque décidé pour mon premier tableau : c’est la tête du danseur près du char. Elle n’a aucun développement, et de baissée qu’elle est, si je la relève de façon à ce qu’elle regarde les personnes qui sont sur le char, j’aurai le moyen de faire une tête plus intéressante. » (Lettre à M. Marcotte. Venise, 30 juin 1834.)
    Robert fit beaucoup de répétitions de la plupart de ses tableaux. Il peignit, par exemple, en 1821, pour le comte de Gourieff, une Femme de brigand veillant sur le sommeil de son mari, sujet qui eut un tel succès, qu’on lui en redemanda jusqu’à quatorze copies ; mais ces copies furent toujours variées et refaites d’après des modèles différens. Quelle que fût sa difficulté d’invention, Léopold ne pouvait s’astreindre à se copier lui-même, et il est rare que ses répétitions n’offrent pas des différences assez notables qui en font autant d’originaux.
  22. « Demain, je commence le petit tableau que j’ai à vous faire, et dont vous m’avez donné l’idée. C’est une Heureuse mère. Elle est assise sur les rochers des murazzi. Dans le fond, on aura une vue de Chioggia assez pittoresque. Je vois dans ce travail un double avantage : celui d’abord de faire un tableau pour vous, ce qui va me stimuler, et ensuite j’aime bien, avant de commencer ma Sainte Famille, m’inspirer des mouvemens de l’enfance pour y donner, sans sortir de ma composition, un cachet de vérité qui, à ce qu’il me semble, dans les sujets les plus élevés, est aussi nécessaire pour plaire que dans d’autres sujets ; mais il faut que ce cachet soit accompagné du caractère convenable. » (Lettre à M. Marcotte, 30 juin 1834.)
  23. Léopold Robert devait beaucoup personnellement à M. Delécluze, vrai modèle dans la critique par le savoir comme par la conscience. La courageuse persistance de cet écrivain à soutenir, à recommander le talent de Léopold au milieu des distractions du public, n’a pas médiocrement contribué à appeler sur Robert, de son vivant, l’attention et les sympathies sérieuses qu’il méritait. M. Delécluze a donné en outre sur cet artiste une notice très intéressante, et qui, répandue à plus de trois mille exemplaires, a également servi à populariser le nom de Léopold.
  24. M. Fortigue était un ancien président de la Colombie, homme jeune et de grand mérite, qui, ayant passé l’hiver à Venise, avait montré une vive estime à Robert, et devait partir avec lui.