Léopold Robert, sa vie et ses œuvres/04

La bibliothèque libre.
Léopold Robert, sa vie et ses œuvres
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 353-395).
◄  III

PEINTRES


ET SCULPTEURS MODERNES.




IV.

LÉOPOLD ROBERT.

CORRESPONDANCE INÉDITE. — DOCUMENS NOUVEAUX.


DERNIERE PARTIE.

LE TABLEAU DES PÊCHEURS A PARIS. - LA PRINCESSE CHARLOTTE NAPOLEON. - CAUSES DE LA MORT DE ROBERT.


VIII

L’intérêt qui s’attachait à la triste fin de Léopold Robert ne fit qu’ajouter à la curiosité publique, déjà excitée par sa peinture des Pêcheurs de l’Adriatique, et le propriétaire du tableau, M. Paturle, profita de ce sentiment pour exposer l’œuvre, au profit des pauvres, dans une des salles de la mairie du second arrondissement[1]. Le tableau figura ensuite au salon du Louvre, en 1836, avec l’esquisse du Repos en Égypte et la petite toile de la Mère heureuse, exécutée en 1834. On fut frappé tout d’abord du voile de mélancolie profonde qui couvre l’ensemble de la peinture des Pêcheurs, et qui répand sur la scène une teinte d’exagération. Si l’on va au détail des figures, ce cachet dramatique de tristesse est bien plus marqué encore. Ce n’est pas, il est vrai, que les populations maritimes livrées à la pêche au long cours ne contractent, dans les terribles chances de leur métier, un caractère sérieux de résignation que le sentiment religieux vient fortifier encore : — Si tu veux apprendre à prier, va sur la mer, dit le proverbe breton ; — mais la conscience du danger s’affaiblit par l’habitude et ne laisse subsister, dans l’attitude de ces populations aventureuses, qu’une sorte de gravité tranquille et simple.

Contre un pan ruiné de muraille, près d’un cep glacé aux premiers souffles de l’hiver, et qui laisse tomber ses pampres flétris comme l’ame chancelante du peintre laisse tomber ses dernières espérances, on voit l’aïeule assise à distance, les yeux fixés vers la terre où va s’ouvrir sa tombe. Une jeune mère, comme frappée d’un pressentiment de mort, serre tristement son nouveau-né contre son sein. Un jeune homme relève des filets avec emphase, comme s’il portait la main à une épée. Il n’y a pas jusqu’à l’enfant qui tient le fanal qui n’ait quelque chose de solennel et de sombre, caractère aussi opposé à son âge qu’à l’action si simple qu’il représente. Il semble que le dégoût qui brisait le cœur de l’artiste ait passé à tous les acteurs de la scène. Chacun d’eux vit, agit, pense pour soi, est triste pour soi ; et comme si, à l’exemple du peintre, aucun ne voulût de consolation, aucun, à ce moment suprême du départ, ne s’abandonne à cette électricité d’un sentiment commun, à ce pathétique du geste qui reste encore aux muettes douleurs ; aucun, en un mot, ne cherche la main d’une mère, d’une épouse, d’une sœur, d’un ami. Or, ce rapprochement qu’on ne peut s’empêcher d’établir entre l’œuvre et la destinée de l’auteur a quelque chose de cruel qui gêne, qui déplace, qui gâte l’impression du spectateur. De toutes les formes de l’imagination, la peinture est déjà la plus réelle et la plus positive ; elle dira plus que l’artiste n’a voulu lui faire dire, si, à l’effet naturel qu’elle produit, vient se joindre encore une idée d’actuelle et vivante réalité. Ce n’est plus une représentation pittoresque, c’est une agonie véritable, et des régions de l’idéal vous retombez à plat sur le cœur saignant de l’artiste.

Que résulte-t-il en outre de ce défaut intime et radical de la composition ? En l’encombrant de détails, en la semant de figures dont chacune est un épisode, en la morcelant sous les changemens multipliés, l’artiste a détruit ce principe d’unité d’où émane la beauté de lignes, la simplicité homérique des Moissonneurs. La vieille mère et la jeune femme avaient été peintes dès la première époque où Léopold avait introduit des pêcheurs dans son tableau sans bannir tout-à-fait les masques. Or, comme ces deux figures avaient réussi du premier coup, comme elles étaient au nombre de ses plus magnifiques études, il s’obstina à les conserver au milieu de toutes les transfigurations de sa toile. De là une incroyable difficulté dans l’agencement successif des figures voisines pour les faire cadrer avec ce premier motif ; de là défaut d’équilibre dans l’entente générale du tableau. Il faut avouer encore, pour en finir avec les reproches, que Robert avait moins saisi le caractère vénitien qu’il ne s’était souvenu, en peignant ses Chiozzotti[2], des beautés particulières à la race romaine.

Une défense en quelque sorte posthume de son œuvre se trouve dans une de ses dernières lettres inédites, adressée à M. Marcotte le 14 janvier 1835. Le pauvre Léopold était exaspéré à la lecture d’une vive critique mise dans la bouche d’un gondolier et publiée dans une feuille de Venise, durant l’exposition des Pêcheurs. Il avait été accablé d’éloges exagérés par les curieux de toute classe qui faisaient procession dans son atelier. On lui avait annoncé l’intention de l’exalter dans les journaux. A l’enthousiasme d’un certain comte quelque peu clerc, la forte plume de l’endroit, qui avait passé, près d’une journée en admiration devant le tableau, on eût dit qu’il allait composer un poème en l’honneur du peintre ; cependant l’attaque du prétendu gondolier était le seul mot imprimé à Venise sur son œuvre. Et personne qui répondît à ce dénigrement ! « Ah ! s’écriait Robert, ce souvenir, avec mes lettres, sera une bonne leçon pour ceux qui commencent un ouvrage considérable d’une manière inconséquente, tout animés qu’ils sont de la volonté de bien faire !… En lisant cet article, je serais fâché que vous crussiez que la nature n’ait pas été mon guide. J’avoue avec le gondolier que la scène ne se présentera pas semblable dans la nature comme détails : on rencontrerait plus facilement la marque de la misère physique et morale ; mais je le répéterais à extinction : s’il fallait représenter la nature comme on la trouve, sans choix, je jetterais mes pinceaux au feu. On me reproche de ne pas avoir été vrai, et moi je dirai que je doute beaucoup (je pourrais dire que j’en suis sûr) que le judicieux écrivain ait jamais vu Chioggia. Il parle de ces Chiozzotti qui se tiennent près de la place Saint-Marc ; mais il faut que vous sachiez que près de cette place sont les barques de Chioggia conduites par cette catégorie de gens qui n’a plus le vrai type, dont le costume s’abâtardit ainsi que le moral. Figurez-vous ce que peuvent être comme caractère des êtres qui, depuis le commencement de l’année, les mêmes jours, aux mêmes heures, font incessamment les mêmes voyages. Ce ne sont plus que des machines, moralement parlant. Ils passent la moitié de leur vie avec la lie du peuple de Venise, ce qui contribue encore à leur donner un aspect pauvre au physique… C’est d’après cette population bâtarde que les Vénitiens, qui ne sortent presque jamais de leur ville, jugent les gens de Chioggia. Ils ne connaissent pas la classe qui garde encore un cachet sévère, original et beau : celle des pêcheurs qui sont presque toujours en mer. Là se trouve encore un aspect de noblesse. Chose étrange ! c’est un Vénitien qui cherche à me trouver peu exact, moi qui ai été si scrupuleux. Il accuse alors bien vivement tous ses grands compatriotes qui ont fait de la peinture. A l’égard du costume des femmes, je vous ai dit qu’il n’est plus porté, mais il n’en est pas moins vrai pour cela ; j’ose même dire qu’on me doit de la reconnaissance pour l’avoir retrouvé. Mais non ! je ne suis pas Italien : voilà le grand crime ! . En cela, les Italiens sont d’une injustice criante. Un enfant né en Italie est plus né peintre que tous les ultramontains qui, comme moi, passent leur vie en Italie ! La première impression est exprimée par eux avec franchise, vivacité, enthousiasme même, et je suis sûr qu’ils ont d’abord du plaisir à faire individuellement des éloges ; mais ensuite la réflexion vient, la nationalité perce, et la crainte d’attaquer le privilège auquel ils prétendent ne leur fera jamais consacrer par écrit le propre langage qu’ils auront tenu…

« A l’égard du sentiment moral que j’ai cherché à introduire pour intéresser le spectateur, il est évident que les premières femmes venues n’auraient pu me servir de modèles de sensibilité ; mais ne se trouvât-il qu’un exemple d’attachement vertueux à Chioggia, je n’aurais pas hésité à m’en prévaloir, et en cela je crois encore ne pas avoir manqué à la vérité. Il faut le dire : ce qui m’a peiné, c’est l’intention que je crois remarquer dans un passage où l’on veut attribuer des intentions politiques au choix de mon sujet. En un temps, suivant le critique, où la poésie française rabaisse les grands et avilit les souverains, je cherche à élever le peuple, à l’ennoblir, à n’y trouver que des héros. Pourquoi pas ? Mais ce rapprochement doit avoir un but : est-il bienveillant ? Après tout, je trouve que tous les hommes ont leurs droits. Si je représentais de grands hommes, peut-être leur donnerais-je un caractère plus noble et plus grand ; je l’essaierais du moins… Quand les hommes arriveront à se ressembler tous, je serai le plus grand des républicains. »

En résumé, si l’on se met au point de vue grave et poétique de Robert, si l’on se dégage du sentiment pénible inspiré par les circonstances qui font du tableau une sorte de testament funèbre, on ne peut se défendre d’une impression vive et profonde. Moerens ac laudans, la douleur au cœur et l’éloge à la bouche, on admire l’élévation du style, la puissance de forme et de couleur, et l’on est frappé de la forte expression de quelques-unes des figures. On avait presque toujours retrouvé en Léopold les sécheresses de l’école allemande et une palette ingrate : ici, il avait manié le pinceau avec une habileté inaccoutumée ; il avait mieux compris ces belles localités qui sont dans la nature : il avait su mettre quelque chose de lui-même dans les fonds et dans les accessoires : la diversité des plans était mieux sentie ; tout l’ensemble était monté sur une gamme modulée avec plus d’harmonie et de force. Ce n’est point à dire cependant qu’il fût d’un coup devenu maître ni dans la science de la couleur ni dans la science du clair-obscur, cette entente de la distribution de la lumière et de l’ombre qu’inventèrent Léonard et le Corrége, que pratiqua et dont se joua souvent Rubens, que Rembrandt porta au plus haut degré de l’art, de l’art immortel et divin. Encore une fois, il eut l’inspiration, il eut la puissance d’expression et de dessin, il eut le caractère, le sentiment du beau dans le simple ; il fut un grand artiste, mais, moins préoccupé des conditions matérielles de son art que des parties intellectuelles, il était malhabile à dégrader les plans, à tirer parti d’une figure dans l’ombre, à sacrifier l’accessoire au principal. En un mot, en même temps qu’il ne fut point coloriste, il ne compta point parmi ses qualités essentielles le pouvoir du clair-obscur ; il fut assez fort pour s’en passer. Pitoyable manie en peinture de ne juger que d’un seul point de vue ! À ce prix, l’école florentine et la plus grande portion de l’école romaine seraient rayées de la liste des peintres. Le divin Raphaël, qui n’a été étranger à aucune des parties de l’art, qui a été si merveilleux par les finesses de la couleur locale dans sa Madone de Foligno, dans son Léon X, etc., a-t-il toujours été coloriste ? Non assurément : l’entente supérieure des grandes harmonies de la couleur n’était point sa qualité dominante, et la plupart de ses belles pages en sont dépourvues. Ainsi du clair-obscur. Le Poussin n’a pas non plus recherché toujours ce clair-obscur dont on mène tant de bruit ; en est-il moins un peintre inspiré, un des plus grands peintres d’expression qui aient honoré le pinceau ? Quels que soient les élémens qui composent le talent d’un artiste, l’ensemble, l’accord entre tous ces élémens forment une des principales conditions de l’art ; mais il suffit d’une des qualités essentielles portée à un degré éminent pour faire un grand peintre. Cette double condition, Robert l’a remplie. Il eut ce don inappréciable, qu’il ne releva de personne. Enveloppé de toutes parts et comme embaumé (aurait dit Montaigne) dans l’école coloriste de Venise, il ne chercha point à s’en assimiler la qualité distinctive. Il n’avait pas dans ses instincts, il n’avait pas non plus dans sa volonté ce qu’il faut pour tirer parti des maîtres de la lumière : avant tout, il voulait être lui, sentant trop bien que l’imitation eût jeté en dehors de ses voies naturelles un homme né moins coloriste que dessinateur. « Je m’enfuis de Venise, de peur de devenir coloriste, » disait le Poussin.

Néanmoins la dernière œuvre de Robert, sous le rapport pittoresque, était un progrès notable et plein de promesses. Or, dans les arts ainsi que dans les lettres, la difficulté n’est pas aujourd’hui de percer et d’arriver, la difficulté est de se maintenir. Nous ne sommes plus à l’époque où la gloire faisait payer si cher ce qu’à présent elle escompte souvent d’une façon indiscrète aux débutans. Le Poussin et Le Sueur avaient lentement mûri leur talent dans la retraite et le silence avant de faire éclat. Aujourd’hui qu’à travers un tourbillon de vanités frénétiques l’artiste se jette dans la mêlée avant le temps, le premier essai d’un jeune homme au cadre duquel une amitié complaisante aura cloué un lambeau de renommée peut lui valoir un brevet de génie ; mais cette ovation prématurée ne lui prépare souvent qu’une chute plus lourde aux expositions suivantes. Léopold, au contraire, doublait, à chaque pas, sa force en l’exerçant ; et si le grand artiste n’eût de lui-même quitté cette terre de douleur, et que son mode laborieux de production ne l’eût point épuisé, on ne saurait prévoir jusqu’où un talent si fortement trempé eût pu s’élever. « Si la main me voulait obéir, » disait le Poussin, dont nous aimons à reproduire les paroles, « je pourrais, je crois, la conduire mieux que jamais ; mais je n’ai que trop l’occasion de dire ce que Thémistocle disait en soupirant, sur la fin de sa vie, que l’homme décline et s’en va lorsqu’il est prêt à bien faire. »


IX

Quelles ont été les causes réelles du suicide de Robert ? se demanda-t-on de toutes parts à la nouvelle de sa mort. Une dame française (les femmes ne permettent guère de se tuer que par amour) publia, au milieu même de l’émotion causée par cette nouvelle, une brochure dédiée à Aurèle, le survivant des frères. S’annonçant comme une catholique égarée un jour au prêche de Genève, où elle avait aperçu pour la première fois Léopold en extase devant la beauté d’une fidèle, et plus occupé de la créature que du Créateur, cette dame raconte comme quoi, peu de temps après, elle le rencontra de tous côtés sur son chemin : à la promenade, au théâtre, sur le sommet romantique d’un glacier ; comme quoi enfin, arrivée avec son mari à Venise, au temps où Robert y arrivait lui-même, elle ouvrit avec lui des relations de société, en obtint des conseils en peinture, et, de degré en degré, devint assez son amie pour recevoir la confidence des plus intimes secrets de son cœur. Tombé, à la première vue, amoureux fou d’une jeune inconnue, Robert s’était laissé aller à toutes les frénésies d’une passion fantastique, quand enfin il avait retrouvé son idole et découvert qu’elle était fille d’un seigneur opulent, grand ami des arts. Sa réputation lui avait ouvert les portes du palais de la jeune fille, qui, au point de vue de la peinture, s’associait aux admirations et aux empressemens de son père pour le grand artiste. Celui-ci, endormi aux caresses des paroles, se croyait aimé, et avait l’espérance d’épouser sa Vénitienne ; mais il tremblait à l’idée de se prononcer, lorsqu’un beau jour le père, sans y entendre malice, était venu lui annoncer le futur mariage de sa fille. Robert, écrasé à cette nouvelle, s’était, dans le délire du désespoir, donné la mort. — Récit et personnages de pure invention, comme le trahissait le début même de ce roman. Ce n’est pas que Robert ne fût susceptible d’une pareille exaltation muette, et ne pût être frappé de ce qu’on appelle le coup de foudre en amour. On pourrait même dire que sa passion platonique d’artiste le livrait à des admirations juvéniles, et qu’il portait fort souvent son cœur en écharpe, suivant une expression rendue célèbre par Chateaubriand. Toutefois, ame essentiellement religieuse, pour ne pas dire mystique, protestant rigide avant d’être artiste, et ne séparant jamais la terre du ciel, il n’eût point apporté au prêche un esprit distrait en présence des plus ravissans modèles[3].

Une autre dame, mistress Trollope, proposa une variante également fabuleuse aux causes de la mort de Léopold. C’était, suivant elle, un désespoir religieux et la suite d’indiscrets efforts d’une parente du peintre pour lui faire abjurer sa communion et embrasser le catholicisme. Dans une lettre écrite de Venise, le 3 décembre 1831, à M. Snell, Robert s’explique de la manière la plus nette sur ce prétendu changement de communion : « Comme vous, lui dit-il, je ne ferais pas un crime à celui qui, par conviction, changerait de culte, mais je n’en suis pas là. Tout en pensant être religieux, je vois la religion plus grande que ceux qui s’attachent aux petites pratiques et disputent sur les mots. Ainsi, mon ami, veuillez dire à l’occasion que je ne suis nullement disposé à un changement. »

Ce qui avait pu donner lieu à ce bruit, c’est qu’en effet Robert avait écouté, à une certaine époque, à Rome, un monsignore, et qu’un instant persuadé par la pressante argumentation du prêtre, il avait été sur le point de se faire catholique ; mais il était vite retourné à la croyance de sa mère, et n’avait gardé de ses hésitations qu’une profonde tolérance. Par habitude d’artiste, il allait beaucoup dans les églises et se laissait prendre à l’éclat des cérémonies catholiques. Un pays comme l’Italie, bercé de légendes qui ont tari l’imagination des habitans sans lasser leur antique crédulité, doit puiser à une telle école l’impiété d’un esprit fort ou la superstition d’un enfant. Il y a un peu de tout cela à Rome, à Naples et à Venise, au milieu des plus pures croyances ; mais qu’importe à l’artiste, qui n’a point à considérer le pays en philosophe ? D’ailleurs, Robert s’accommodait volontiers de quelques coutumes du catholicisme (la fête des morts par exemple), quand elles n’effleuraient en rien les dogmes de sa confession. Sans être un de ces disciples arriérés du vicaire savoyard, manières de déistes qui, n’accordant point d’autorité à la forme religieuse, séparent le culte de la croyance et prient Dieu en abstraction, il trouvait que tout lieu consacré, église romaine ou temple protestant, lui était bon pour la prière. En un mot, il appliquait en toute occasion, sans s’en douter, cet accord des religions qui, pour le dogme, avait occupé si long-temps sans succès et Bossuet et Leibnitz. Arrivait-il au moment d’une prédication du clergé romain, il se mêlait volontiers à l’auditoire, et se faisait sa part, persuadé que la pure morale venant de Dieu est bonne dans toutes les bouches. Ainsi, après sa visite au quartier juif, il avait visité plusieurs églises. Écoutons-le lui-même.

« A Saint-Jean et Saint-Paul, j’ai trouvé en chaire un prédicateur qui avait un auditoire nombreux, ne se composant en grande partie que de gens de la classe inférieure, auxquels il faut parler un autre langage qu’aux personnes instruites. On frappe et on captive l’attention des gens du peuple bien plus par le débit que par le choix des paroles ; en d’autres termes, un prédicateur dont les gestes et la voix tiendront leurs yeux et leurs oreilles ouverts leur fera bien plus d’effet que celui qui prendra un autre moyen pour toucher leur cœur. Voilà pourquoi ceux qui aiment la simplicité et la dignité dans les prédications des hommes préposés à convaincre des vérités de la religion ne sont pas toujours satisfaits ici. Quoi qu’il en soit, je suis toujours ému en voyant les habitans de cette terre manifester leur besoin de chercher la véritable source de toute consolation pour les jours de l’adversité.

« Ce qui m’a aussi frappé à Venise, c’est le recueillement respectueux de tous ceux qui vont dans les églises. On y va pour prier. Vous pourriez me demander ce que j’y vais faire, moi qui ne suis point un adepte. Je ne crois pas pourtant y porter des sentimens blâmables. Je souffre de voir des hommes qui tous devraient vivre en frères établir entre eux une ligne de démarcation, quand il leur serait si facile de s’entendre. Le secret serait de tenir un peu plus au fond et moins à la forme. Je vous avoue, pour moi, que je suis bien autant disposé à élever mon ame vers le Créateur dans une église catholique que dans un temple protestant[4]. »

Ce n’est donc point dans les récits de Mme de Valdahon, ni dans les conjectures de mistress Trollope, qu’il faut chercher les causes du suicide de Robert : la vérité est ailleurs. Léopold, comme Jean-Jacques Rousseau, était un hypocondriaque qui portait dans son sein des germes de destruction. Jean-Jacques était un hypocondriaque atrabilaire et misanthrope dont un orgueil féroce, tourné en folie, rongeait le cœur dans la solitude en lui montrant partout l’enfer de l’humanité déchaîné contre lui[5] ; Léopold, un mélancolique doux et tendre au prochain, dur à lui-même.

Il faut considérer d’abord que Robert, quand il se frappa, était arrivé à une époque climatérique de la vie humaine ; ensuite, sa constitution nerveuse était originelle et héréditaire ; une vie d’isolement n’avait fait que la développer encore. Sujet, dès les premiers temps de son séjour à Rome, à des hallucinations qui l’enlevaient au monde réel, tantôt il croyait entendre l’harmonie des sphères célestes, tantôt il conversait avec les anges. C’est ainsi qu’un jour, en avril 1820, comme il reconduisait, avec de nombreux artistes, Victor Schnetz, qui retournait en France, il disparut tout à coup au moment où la compagnie déjeunait près de la cascade de Terni. Son digne ami le peintre Allaux, maintenant directeur de l’académie de France à Rome, le chercha de tous côtés, et le découvrit enfin réfugié sur un rocher voisin, les yeux levés vers le ciel, et prêtant une oreille attentive aux chœurs divins « Partez, je vous rejoindrai plus tard, cria Robert ; je reste avec les anges. Les voilà qui ondoient par l’air autour de nous ! »

D’autres fois, tout s’offrait à lui sous un jour funeste, et il se jetait tête baissée dans les sentiers ténébreux d’une imagination malade. Chaque chose lui était un sujet de douleur. Les sacrifices faits pour son éducation par sa famille, et qu’il n’avait pu rembourser qu’en 1828, lui revenant incessamment à l’esprit, lui causaient un attendrissement qui dégénérait bientôt en tristesse, et il finissait par y voir la cause des malheurs arrivés depuis aux siens. Son frère Aurèle, qu’il avait appelé auprès de lui, et qui se montrait, par la rapidité de ses progrès et le dévouement le plus touchant et le plus entier, digne de ses soins, lui devenait également un objet de souci. — Risquerait-il son avenir en l’engageant tout de suite dans le grand genre où un talent distingué peut seul trouver des ressources ? Se bornerait-il à lui faire commencer des dessins d’après ses tableaux pour les graver ensuite ? — Sa tendre mère, morte en 1828, mais qu’il avait eu le bonheur de recevoir à Rome, en 1826, avec sa jeune sœur, et dont la présence avait fait diversion un moment à l’obsession de ses idées, lui était un souvenir douloureux par les regrets, et cette sensibilité fébrile, ingénieuse à se forger des tourmens et des angoisses, reprenait fatalement le dessus.

Une belle parole, une belle action, lui tiraient sur-le-champ des larmes. Sensible aux malheurs privés, il l’était également aux malheurs publics. « Je ne sais, disait-il à M. Jesi (lettre du 25 avril 1832), pourquoi l’annonce de la mort de la grande-duchesse de Toscane m’a fait autant d’impression. Je ne l’ai pourtant jamais vue, mais on faisait tant d’éloges de son caractère et de sa bonté, que je suis toujours disposé à trouver que ce monde va bien mal, quand les êtres qui pourraient servir de modèles pour former une humanité meilleure nous sont enlevés ! » - « Il est bien triste, écrivait-il encore le 25 juin de la même année, de perdre ceux que nous aimons, et bien difficile de trouver des consolations pour ces événemens cruels, qui nous font voir notre néant. Le temps, en nous éloignant des malheurs que nous éprouvons, nous les fait quelquefois oublier ; mais la religion, à ce qu’il me semble, nous prépare à supporter ceux qui nous arrivent, et nous donne de la résignation et du courage. Ce n’est pas la religion de mots et de pratique, c’est celle du cœur, qui peut être, si vous le voulez, de la philosophie ; c’est, en somme, un sentiment bien intime que ce monde n’est pas notre seule demeure. »

La fin volontaire de son frère Alfred, en 1825, l’avait surtout frappé d’une commotion profonde. Depuis ce cruel événement, il était devenu plus morose, et, sitôt que cette pensée se faisait jour en lui, et elle se représentait souvent, il se sentait défaillir et frissonner. Qu’on lise ces paroles qu’il adressait à M. Marcotte :

« Voilà minuit qui sonne : j’ai voulu attendre jusqu’à ce moment pour vous dire que je pense à vous, à votre chère famille, et que mes prières pour votre bonheur, pour votre santé et pour toutes les satisfactions que vous pouvez désirer, sont plus ardentes que jamais. Voici donc une nouvelle année qui commence ! Comme le temps passe et combien d’événemens nouveaux il amène ! Il est certain qu’on ne peut les prévoir, et que la plus grande capacité humaine est souvent en défaut devant les secrets de l’avenir. Si au moins on avait la raison de se préparer à tout ce qui peut arriver, on éviterait bien des momens pénibles ; il faut dire cependant que l’on n’en aurait pas aussi de très doux. Ainsi, tout se compense assez. Il y a certainement des époques de la vie bien malheureuses, mais elles passent, et quelquefois elles sont suivies de calme et même de satisfaction, quand surtout l’ame a conservé de l’énergie dans la peine. Si, au contraire, elle est brisée dans la tempête, elle ne se relève plus quand le temps devient serein. Mais je ne sais ce qui m’entraîne à faire de ces raisonnemens : c’est, je crois, la peur, non celle d’un danger présent, mais d’un qui est arrivé (le suicide de son frère), et que l’on n’envisage qu’avec un sentiment d’effroi quand on l’a évité[6]. » Plus tard, l’image de ce frère lui revenait plus fréquemment, ainsi qu’un spectre, et faisait résonner en son cœur comme le glas d’une horloge funèbre. Alors il se tourna vers la religion, et le mysticisme de son esprit s’accrut davantage chaque jour. « Mais, le dirai-je ? s’écriait-il avec douleur, mes dispositions religieuses, qui donnent tant de résignation, cèdent, au premier moment, à un vrai découragement. Je ne vois que craintes, souffrances et chagrins dans ce monde, ce qui me fait désirer avec bien trop d’ardeur et trop peu de raison le repos éternel[7]. »

Cependant Léopold, à cette époque surtout, ne parlait qu’avec horreur du suicide, qu’avec pitié de son pauvre frère Alfred, dont néanmoins il devait suivre l’exemple. Même horreur (chose bizarre, mais vraie), même horreur du suicide dans la bouche de Gros, quand il apprit la mort de Léopold : « Je ne comprends pas, disait-il, que l’homme ose s’arroger, en aucun cas, le droit de détruire ce que Dieu a fait. » Quatre mois étaient à peine écoulés, et Gros se donnait un effroyable démenti à lui-même, tant la raison humaine a d’incohérences, d’infirmités, d’aberrations inattendues !

Ainsi, de longue date, toutes ces causes de folie et de mort ravageaient le cerveau et le cœur de Robert ; et tôt ou tard la perversion de ses sens et de ses idées devait le pousser à un acte funeste. Il avait même avoué anciennement à Aurèle que, deux ou trois fois, il en avait eu la pensée dans les premiers temps de son séjour à Rome, quand il craignait de ne pouvoir réussir et s’acquitter de ses engagemens envers sa famille et M. de Mézerac. Une extrême timidité qui l’exposait à tous les mécomptes, une sensibilité chatouilleuse qui le tenait en arrêt contre tous les sourires, étaient pour lui des tourmens continus, et cette lutte incessante entre les puissances de l’ame et ses moyens d’action donnait prise aux pointes acérées de sa mélancolie. Qu’on se rappelle ensuite cette difficulté de travail qui ne faisait jaillir qu’à force de pénible contention la moindre étincelle de la pensée ; que l’on considère cette faculté fatiguée et presque épuisée avant la production, et ne sera-t-on pas conduit à conclure que l’abus de l’intelligence, qui s’use à proportion de l’exercice et de la délicatesse du sentiment, a dû, chez Robert, altérer la fibre du cerveau, et que, si l’artiste ne se fût tué de sa main, il se serait tué par le travail ? « C’est ordinairement pendant la nuit, disait-il, que mon imagination s’opiniâtre à chercher ce qui lui convient ; alors le sommeil m’abandonne, l’insomnie me tue… Que voulez-vous ? je ne puis, quand je me porte bien, travailler froidement : c’est plus fort que moi. Il me semble que je ne réussis un peu que lorsque je travaille avec vivacité et constance… Je me livre à cette passion entièrement et sans raison quelquefois, car la peinture veut être faite plus simplement. Je ne sais, mais j’ai un besoin intérieur de rester à la place où plusieurs tableaux m’ont mis, et mon amour-propre est intéressé à faire voir que je ne crains pas d’exposer de nouveau. Jusqu’à présent, je n’ai pas redouté la peine, parce que ma santé m’a permis d’avoir assez d’énergie pour exécuter ce que j’avais pensé, et un dicton de ma vénérée mère a entretenu cette disposition depuis mon plus jeune âge : je lui ai toujours entendu dire qu’il vaut mieux s’user que se rouiller[8]. » Pauvre mère ! que de larmes elle eût répandues, si elle eût pu entendre l’esprit égaré de son fils s’abriter derrière ces paroles !

Léopold avait cru trouver le bonheur dans la renommée ; il n’a reconnu son erreur qu’après avoir atteint le but élevé de son ambition. Il dit souvent que la gloire n’est qu’une vaine fumée, qu’au lieu de lui faire des amis, elle lui en ôte. Tous ceux qui ont respiré cet encens dangereux ont tenu le même langage ; mais cette fumée qu’on appelle la gloire, Robert aussi ne pouvait plus s’en passer. C’est ce besoin qui, indépendamment de sa difficulté organique de travail, lui fait gratter, changer, refaire si souvent son dernier tableau ; car, depuis son voyage à Paris et l’immense succès des Moissonneurs, il avait perdu la naïve bonhomie de Rome. A Venise, la clameur lointaine des louanges de Paris bourdonnait encore à ses oreilles. Il pressentait l’exigence des critiques et se frappait la poitrine en disant : « A Paris, on fait et on défait si facilement les réputations ! » La peur d’être inférieur à lui-même devenait aussitôt son mauvais génie et troublait son repos. Comme un homme emporté trop haut dans les airs, il avait le vertige à l’idée de tomber dans l’espace. « Les arts, disait à Gros Mme Vigée-Le Brun, sont les plus sûrs consolateurs dans les peines de la vie. — Ah ! interrompit-il avec vivacité, il n’est qu’un mal auquel je ne les croie pas capables de porter remède, c’est celui de se survivre à soi-même. » Trois jours après, il conclut par le suicide. Ainsi, Robert, épuisé de travail, écrasé sous le poids de ses déceptions et de ses terreurs, s’est retiré de la lutte d’une manière violente.

Ce n’est pas tout, une passion funeste, sans espérance possible, était venue jeter une flamme nouvelle à sa mélancolie, et, comme tout peintre fortement épris, un invincible retour, au bout de son pinceau, des traits et des formes de l’objet aimé fatiguait, énervait sa pensée.

C’est à toutes ces causes incessantes et combinées qu’il faut attribuer la mort de Robert ; c’est à toutes ces luttes engagées entre son insatiable amour pour son art et ses souffrances physiques et morales, entre l’honnêteté de ses sentimens et les étreintes d’un désespoir dévoré dans la solitude, que sa raison a succombé. Peut-être le mariage, qui semblait si bien adapté à ses goûts aimans et casaniers, l’eût-il soustrait à cette destinée cruelle. Son frère, ses amis Navez, Snell et Marcotte, qui lisaient en lui mieux que lui-même, l’en avaient pressé depuis longues années. Toujours il avait éludé doucement leurs conseils, soit qu’éprouvant sans cesse loin de son pays, comme les oiseaux de passage, le besoin de s’envoler, il ne rêvât un établissement qu’après s’être retiré en Suisse, soit que, se souvenant que le mariage n’est pas qu’un événement de plus dans la vie, mais l’événement de toute la vie, il apportât à s’y décider la lenteur de ses déterminations ordinaires. « Tu exagères, disait-il en décembre 1827 à son ami Navez, le bonheur que j’ai de vivre à Rome. Si c’en est un pour les arts, en est-ce un réel pour la vie ? Je t’assure que j’ai des momens bien tristes, et que chaque année je me trouve plus isolé. Je suis d’un caractère à ne pouvoir former bien facilement des relations intimes. L’âge augmente encore cette mauvaise disposition, et je vois d’avance que je vais devenir un ours, mais un ours mal léché. Le moyen de penser à un établissement ici ! Tu sais l’aversion que nous avons pour la vie des habitans du pays et pour leur caractère : comment serait-il possible à celui qui cherche quelques jouissances intérieures (à moins d’être romanisé) de s’allier avec des gens qu’on ne comprend pas ? »

« La vie du grand monde ne peut pas me plaire autant qu’à un homme qui y porte un esprit brillant et une conversation facile. Je sens trop que ces qualités me manquent. Et pourtant je reconnais que, pour un artiste, c’est un véritable stimulant d’être honoré par des personnages de rang et d’influence ; mais ce n’est pas là que gît le bonheur le plus appréciable. Le cœur content donne plus de jouissances que la vanité satisfaite, et rien n’est au-dessus d’un intérieur heureux et d’une épouse qui vous est attachée. C’est une chose à laquelle j’ai beaucoup pensé. Les Romaines ne sont pas faites pour les ultramontains. Leurs idées et leur manière de sentir sont trop peu en rapport avec les nôtres. D’un autre côté, il y a beaucoup à réfléchir avant de transplanter une femme de sa patrie et de sa famille dans un lieu où elle ne pourrait retrouver les plaisirs qu’elle aurait quittés. Espérer que l’amour qu’on aurait pour elle lui tînt lieu de tout, c’est ce dont je n’oserais me flatter, bien que je me sente la faculté d’aimer uniquement et d’une manière constante[9]. »

« Je vois le comte Cicognara, le seul en Italie qui puisse se dire véritablement amateur et protecteur des arts. La société d’un homme aussi estimé, et qui mérite autant de l’être, me charme. Il a un abord si bon, si amical, et tant de facilité à causer de tout, que je gagne beaucoup à le voir. Sa maison est aimable, et sa femme, qui est bonne aussi, est Italienne dans toute la force du mot, c’est-à-dire un de ces caractères qui ne pensent qu’au bonheur matériel sans s’occuper d’idées et de sentimens. La société qu’on y rencontre est instructive ; mais je vous le dirai à vous, cher bon ami, la société italienne, quelque bien choisie qu’elle soit, ne me rend jamais le cœur content ni l’ame heureuse, parce que j’y trouve bien moins souvent la réalité que l’apparence, et qu’on y parle plutôt des beaux sentimens qu’on ne les met en pratique… Ce que je suis entraîné à vous dire n’est pas pour blâmer des individus, mais pour faire des remarques générales sur un peuple qui, avec des qualités si supérieures, n’a pas encore, à mon sens, atteint le degré de perfectibilité dont il est susceptible. Chez lui, la première éducation est trop peu dirigée pour agir avantageusement sur le cœur ; trop de liberté gâte les mœurs ; la dignité d’une vertu sévère n’est pas connue, et des sentimens factices font surtout trop oublier les devoirs les plus essentiels pour les remplacer par quelques formules de religion, en faisant bon marché du fond. De là, chez les gens surtout qui ont coutume de céder à leurs passions, une superstition singulière qui transige avec elles, et que je n’ai jamais pu comprendre dans une classe qui raisonne ou qui peut raisonner. Je crois pourtant que la génération nouvelle marche à des progrès sensibles. L’instruction des femmes surtout est mieux dirigée ; elles tiennent davantage à leur intérieur, quelque légèreté qu’on remarque encore[10]. » - Jugement chagrin et exagéré de solitaire !

« D’ailleurs, poursuit-il, concluant sur la question du mariage, chacun n’est pas destiné par le sort à éprouver le bonheur. La volonté de rendre heureuse la personne disposée à se consacrer à nous n’est pas suffisante ; il faut encore en avoir la possibilité. Une vie en apparence peu agitée l’a été beaucoup et par un caractère trop disposé à s’affecter de tout et par une imagination trop ardente peut-être. Ce caractère en a pris une teinte qui obscurcit les idées de bonheur forgées dans l’âge où l’ame est neuve encore. Bien des illusions sont mortes en moi ; l’espoir s’évanouit, le désir seul reste de me faire une existence qui me permette calme et repos, et, pour le moment, rues pensées d’avenir ne dépassent pas quelques années. »

Vingt fois, dans ses lettres à MM. Marcotte et Snell, il revient sur ce sujet, qu’il rembrunit de ses tristesses et de son dégoût de la vie, et tout se résume pour lui à dire à peu près ce que disait le Poussin vieillissant : « Qu’ai-je affaire de tant tenir compte de ma vie, qui désormais me sera plus fâcheuse que plaisante ? La vieillesse est désirée comme le mariage, et puis, quand on y est arrivé, il en déplaît. »


X

Avant d’arriver aux incidens de la folle passion qui fut une des causes de la mort de Léopold, remontons un instant le cours de sa vie ; suivons-le dans le monde ; mettons-nous en tiers dans ses rares intimités, pendant ses divers séjours en Italie : on comprendra mieux le charme particulier qui exerça une si douloureuse influence sur ses dernières années.

Après ses premières peintures importantes, la renommée lui avait ouvert les salons de beaucoup de grandes maisons à Rome, à Florence, à Venise, et néanmoins, par une aversion décidée pour le monde, par une sauvagerie toujours croissante, sa vie avait été presque aussi retirée que constamment laborieuse. Il se levait de bonne heure, travaillait tout le jour, et passait une partie de la nuit à écrire. Dans le carnaval de Rome, si follement emporté au Corso, il fuyait l’étourdissante cohue ; les dimanches et les jours de fête, il n’évitait pas moins les plaisirs bruyans. Entouré de jeunes compatriotes qu’il dirigeait dans leurs études et qui l’aimaient comme un père, il visitait à l’orient et au midi de Rome, dans la partie silencieuse de la ville, quelque beau site ou quelque ruine ; il errait, aux heures du jour où tout est solitude, dans les jardins de la villa Panfili-Doria, plantés sur les dessins de Le Nôtre et de La Quintinie, ou bien encore on l’apercevait, en dehors de la porte du Peuple, aux jardins dont le grand goût de M. Joseph Massani faisait, dès cette époque, une des curiosités des environs de Rome. Souvent il parcourait, toujours seul, le territoire étrusque des Trasteverini, demi-bourgeois, demi-manans d’une trempe vigoureuse et primitive, vrais modèles d’artiste, qui se donnent pour les purs descendans des vieux Romains. Parfois, se jetant au hasard dans le désert antique de la campagne de Rome, tapissé de ronces, de genêts et de fenouil, parsemé de troupeaux de chèvres, de bœufs et de buffles, il disparaissait pour des semaines et s’ensevelissait en quelque étude, ou, vaguant sans but, il allait se chauffer au feu des pâtres et des pifferari, et son hypocondrie goûtait de tristes joies à fuir le monde pour se rapprocher de la nature. Le Colisée était aussi l’un des buts de ses promenades solitaires. L’aspect majestueux de ce monument, qui plaît autant qu’il étonne, parce qu’il est simple, relevait toujours ses esprits défaillans ; plus d’une fois, au milieu de ses travaux, on le vit jeter sa palette pour aller devant ce géant de pierre agrandir et retremper son ame. Ainsi, à l’époque où Michel-Ange travaillait à sa coupole, on l’aperçut, au cœur de l’hiver, arrêté, méditant au plus haut du Colisée.

De temps à autre, il voyait le vieux Thévenin, directeur de l’académie de France, qui laissait flotter au gré du hasard les rênes de sa direction, et sous lequel les élèves en prenaient à leur aise. Il visita plus souvent le valétudinaire Guérin, qui, par sa tenue, par son esprit fin et délicat, sut relever l’école de la décadence. Guérin prit en goût sa personne et son talent, et lui commanda plusieurs tableaux. Vint ensuite la direction d’Horace Vernet, qui ouvrit carrière à l’activité des travaux en même temps qu’à l’activité des plaisirs, et fut une longue fête pour la ville et pour les élèves. Alors le fusil de chasse fut toujours à côté de la palette et du pinceau, et le salon de l’académie de France, où Mme et Mlle Vernet faisaient les honneurs, devint un des plus brillans de Rome : — Mlle Vernet, depuis Mme Delaroche, femme ravissante et accomplie, enlevée avant le temps, laissant derrière elle le parfum de toutes les vertus et de toutes les graces. Ces deux hommes, Horace et Léopold, étaient trop dissemblables pour se goûter mutuellement : le premier, esprit quelque peu sarcastique, peintre charmant et improvisateur, qui mettait la bride sur le cou à son pinceau comme Mme de Sévigné à sa plume, et sautait d’un sujet à l’autre, selon que le vent du caprice donnait le vol à sa mobile imagination ; le second, génie voué avant tout à la synthèse, pénible, timide, défiant, qui traçait lourdement son sillon, et à qui l’éclat du salon académique faisait peur[11]. Quand Mme Récamier passa à Rome l’hiver de 1824-1825, Robert la visita assez fréquemment ; mais, dès qu’elle fut partie, il ne hanta plus guère les salons, hormis celui de M. Snell et celui du ministre de Prusse, M. Bunsen, homme de beaucoup de lettres, et dont la conversation ouvrait une source féconde d’instruction à son esprit. Parmi les exceptions, on peut citer encore le comte de Forbin, qu’il vit souvent à Rome en 1829, et il parut de loin à loin chez l’ambassadeur de France, l’illustre Chateaubriand. Le comte de Ganay, qu’il retrouva chargé d’affaires à Florence, et son ancien camarade Constantin, le célèbre peintre en émail et sur porcelaine[12], étaient aussi parvenus à l’apprivoiser, à force de bienveillance et d’amitié. Mais c’est surtout à Venise que la sauvagerie de Robert, n’exceptant que M. Odier et M. Joyant, s’abandonna à tous ses caprices ; c’est ainsi qu’il refusa au comte de Ganay lui-même et au comte d’Houdetot de leur montrer ses Pêcheurs, « trouvant piquant de faire un tableau capital sans que personne autre que ses modèles ne le vît. » « J’ai mis de côté tous les devoirs de société, » écrivait-il alors à son ami Snell.

Entre toutes les familles illustres qu’il cultivait à Rome à de longs intervalles, s’en trouvait une née Française, et que les révolutions avaient exilée. Un mari et sa femme, beaucoup plus jeunes que Robert, la composaient avec une parente. C’était la princesse Charlotte Napoléon, fille de Joseph, comte de Survilliers, mariée à son cousin Napoléon, fils aîné de Louis, comte de Saint-Leu, et de la reine Hortense, — et leur parente, Mlle Juliette de Villeneuve, depuis épouse de son cousin M. Joachim Clary : — toutes personnes mortes aujourd’hui, à l’exception de ce dernier. Ces personnes non-seulement aimaient les arts, mais elles les pratiquaient elles-mêmes, de sorte qu’à peine eurent-elles connu Robert, il s’établit entre elles et lui un genre d’intimité où, d’une part, le culte du talent et la bienveillance, de l’autre, la timidité vaincue, l’amour-propre satisfait, et plus tard l’attrait de je ne sais quel sentiment inconnu, semblaient avoir fait disparaître les distances sociales. Certes. il faut une expérience du monde bien solide, une rectitude de jugement bien affermie chez les gens de lettres et les artistes, pour ne pas se laisser aller aux séductions de cette trompeuse égalité que les circonstances fondent sur le sable entre le talent et la puissance. Les plus habiles s’y laissent prendre, et, depuis le Tasse et Voltaire jusqu’à Léopold, la leçon du réveil a été terrible. Robert le sentait, et vainement lui disait-on que le talent est une dignité en France et qu’il égalise tous les rangs : le fils du pauvre artisan de la Chaux-de-Fonds se tenait sur une respectueuse réserve. Le monde supérieur qui brillait au-dessus de lui ne l’éblouissait point. Il n’avait pas non plus contre les inégalités sociales les révoltes intérieures d’une ame qui sent sa force, ou d’un orgueil blessé et jaloux : il s’était résigné sans murmures à la place que Dieu lui avait faite, et voulait y rester. Toutefois, subjugué par les attentions, par les prévenances de tout genre, par les charmes journaliers d’une conversation où il trouvait l’écho de ses opinions et de son cœur, il se livra au courant d’un bonheur d’autant plus vif que le sentiment qui l’y poussait avait plus d’innocence.

À cette époque, il avait sa Fornarine sonninèse qui n’avait fait qu’augmenter en lui le goût de la retraite ; mais, sans se rendre compte de la passion qui l’agitait et qui l’empêchait d’en feindre une autre, même fugitive, il renonça à sa liaison, et retomba tout entier sur lui-même, ne se permettant d’autre distraction que cette société où tant d’égards flatteurs l’attiraient. Un lien de plus vint l’enchaîner encore à cette famille qui ne semblait vouloir que de l’amitié : le prince Napoléon et la princesse Charlotte entreprirent avec lui, en commun, une suite de compositions pittoresques[13]. Ce travail marchait activement au milieu des conversations et des lectures du soir, quand tout à coup, la première insurrection de la Romagne venant à éclater en 1831, le prince Napoléon, entraîné par son frère, le prince Louis, se jeta comme volontaire parmi les révoltés, et fut atteint d’une maladie violente dont il mourut subitement. Cet événement funeste rendit la présence de l’artiste plus nécessaire à la jeune princesse Charlotte, pour laquelle il peignit un portrait de son mari d’après de petites miniatures, les seuls souvenirs qui en restassent, et c’est à la suite de ces redoublemens de soins de tous les instans, d’attentions délicates, de tendre confiance, de larmes versées et recueillies, que le malheureux, à qui l’honnêteté de ses principes comme l’humilité de sa naissance n’avaient pas permis de s’avouer jusqu’ici ses sentimens, en reconnut tous les progrès et les ravages.

On peut, dans un grand nombre de lettres éparses, adressées à MM. Marcotte, Jesi et Schnetz, suivre la marche insensible des vives préoccupations qui assiégèrent dès-lors son esprit. Les premières de ces lettres que nous aurons à citer sont de l’époque où Robert, venant de Rome et se rendant à Paris, passa par Florence pour y revoir la princesse.


« A M. Schnetz, Florence, 11 mars 1831.

« Notre voyage vers cette ville a été fort heureux et très intéressant ; car nous avons traversé les troupes papales et les constitutionnelles, et je t’assure que j’ai remarqué des choses très pittoresques. Tu le concevras facilement avec ces beaux fonds de Nepi, de Civita-Castellana, d’Otricoli, et des groupes qu’on n’y avait jamais vus peut-être, et qui semblaient en vérité plutôt faits pour la peinture que pour la défense ou la conquête de l’état. »


« A M. Marcotte, Florence. 22 mars et 18 avril 1831.

« Je suis fort agréablement dans cette ville intéressante. Les habitans m’en plaisent beaucoup. Ils sont sans contredit meilleurs qu’à Rome, par exemple, où j’ai fait un si long séjour. Pourtant les peintres ne peuvent, à mon avis, trouver ici ni le pittoresque, ni le caractère qui se conserve si fortement prononcé de l’autre côté de l’Apennin…

« Je suis installé et je me trouve beaucoup mieux, sous tous les rapports, que je n’aurais osé l’espérer. Il faut cependant, avant de vous entretenir de mes relations, que je vous avoue, très cher monsieur, que personne plus que moi n’aime le calme, la tranquillité et le repos, et que les révolutions, généralement parlant, me paraissent entraîner des suites si funestes, les avantages qu’on s’en promet, sans être tout-à-fait illusoires, sont accompagnés de tant de désordres, de troubles, de haines et de misères, que véritablement il faut ne pas raisonner pour y prêter la main, surtout en pays étranger. Il y a une masse aveugle qui veut tout réformer. Le monde n’est pas encore assez éclairé pour recevoir ces idées de liberté qui, portées trop loin, ne sont plus comprises que d’un petit nombre… En France, on aura été bien étonné de la promptitude avec laquelle un petit corps d’Autrichiens a dissipé ces corps nombreux de libéraux qui s’étaient armés et qui prétendaient soutenir leurs droits. La raison en est simple. La plus grande partie du peuple n’était pas assez persuadée de la réalité des avantages qu’on voulait lui procurer ; ensuite, ce qu’il y a de très malheureux pour les Italiens, c’est qu’ils se défient toujours les uns des autres. On assure aujourd’hui que les principales têtes, les grands meneurs, ont trahi : je suis persuadé qu’il n’en est rien ; mais il n’en faut pas davantage pour jeter le découragement dans les cœurs les plus disposés à s’engager dans ces luttes.

Quelle conduite la France tiendra-t-elle ? Il est certain à présent que la non-intervention est rompue par les Autrichiens, puisqu’ils marchent sur Imola. Bologne va être cernée. Qu’en arrivera-t-il ? Chacun se le demande ici. Je suis bien aise d’être à Florence, car tous les habitans aiment trop la tranquillité et leur grand-duc pour remuer.

… « Nous avons eu quelque difficulté à rester ici ; mais c’était seulement parce que nous venions de Rome, et que tout ce qui en arrivait était, par mesure de sûreté, renvoyé indistinctement. Nous avions traversé les insurgés, c’était encore un motif d’exclusion ; mais, grace à nos bonnes connaissances ici, nous sommes tout-à-fait installés. Il nous eût été d’autant plus désagréable de partir, que mes compagnons, plus que moi, tiennent plutôt à l’ancien régime. Tout en reconnaissant des abus, ils détestent les révolutions. Moi, je les trouve bonnes, quand c’est la plus grande masse qui les fait, quand personne n’est sacrifié, et qu’elles arrivent à ce point de satisfaire tout le monde, ou à peu près.

« J’ai commencé à travailler. Je fais un tableau pour ce bon M. Ganay, qui est ici chargé d’affaires de France. Je l’avais vu souvent à Rome, et j’ai eu beaucoup de plaisir à le trouver ici. Je le vois très souvent. Je vois aussi extrêmement souvent les Bonaparte. Je connaissais particulièrement ce pauvre prince Napoléon. Sa femme et sa belle-mère, qui sont ici, et qui naturellement sont très affligées, m’engagent tant à y aller, que chaque jour j’y vais un moment. Je les connaissais de vieille date. Elles sont extrêmement simples et accueillantes. Mais figurez-vous la situation de cette jeune veuve qui vient de faire une perte si sensible ! Sa mère est impotente et ne peut vivre long-temps. La fille est menacée de se voir seule bientôt, ce qui rend sa position plus cruelle. Vous me demandez pourquoi ce jeune Napoléon se trouvait avec les constitutionnels. C’est une de ces destinées qu’on peut dire malheureuses. Homme charmant, réunissant toutes les qualités, estimé de tous, aimant l’étude et fort instruit, il était occupé d’un ouvrage fort important qu’il allait publier, quand la fatalité amena ici son jeune frère, qui avait été renvoyé de Rome comme suspect. Ces deux jeunes gens, ayant appris que leur mère, la duchesse de Saint-Leu, partait de Rome pour venir les rejoindre à cause des troubles de la Romagne, voulurent aller à sa rencontre, et, au lieu de prendre la route de Sienne, ils prirent celle de Perugia, qui n’était pas celle que leur mère avait suivie. Ils furent reçus à Perugia, Foligno, Spoleto, Terni, avec de si vives démonstrations de joie, on leur fit tant d’instances pour les porter à se réunir aux mécontens et leur donner l’appui d’un grand nom, qu’ils se laissèrent entraîner : Napoléon, par faiblesse. Quand je les vis à Terni, j’ai pu apercevoir combien l’aîné était préoccupé de la position où il mettait sa famille : il m’en parla beaucoup, mais enfin le sort en était jeté. Il a succombé à une vie trop active pour lui, qui avait toujours vécu dans le calme et le repos. »

Un mois auparavant, Robert disait de son entrevue avec ce prince : « Il m’a ouvert son cœur. Je suis persuadé que ses intentions étaient très nobles, si elles n’étaient pas très raisonnables. On ne peut savoir encore le genre de sa mort. On parle de la fièvre jaune, d’un duel, du poison… Pour moi, je crois sa mort naturelle. Sa femme, qui est ici et que j’ai vue plusieurs fois depuis mon arrivée, doit être dans la plus grande désolation. Je n’ose encore aller la revoir. »

Florence, 16 mai 1831. — « Qu’allez-vous dire de moi en recevant encore une lettre de Florence ? Vous allez penser que je me presse bien peu pour me rendre à Paris. Que vous dirai-je, sinon que Florence m’est chère par plus d’un motif, et que je pensais bien peu y trouver des empêchemens si forts pour la quitter ? Quoi qu’il en soit, autant que je puis le dire à présent, mon parti est pris, et je partirai aussitôt que mes ouvrages seront terminés. Toutefois veuillez croire que ce n’est rien d’indigne d’un honnête homme qui me lie ici, et, sans vous donner, pour le moment, d’autres détails, je vous prie de me conserver votre estime. »

Enfin, Robert était venu à Paris, portant dans son cœur le trait fatal, et bientôt M. Marcotte d’Argenteuil avait lu dans cette ame malade. Il avait reproché à Léopold de cacher des souffrances à son amitié. « Quels remerciemens ne dois-je pas vous faire, lui répondait de Neufchâtel le malheureux artiste, pour vos excellens conseils ! J’ai la fièvre du travail : c’est mon idée unique, c’est toute ma réponse. Ma santé est excellente, et je ne crains pas d’entreprendre un nouveau voyage. J’ai toutefois l’espérance de ne pas être seul. Quant à un attachement, je n’y pense point, et je n’en ai aucun ; mais je vous assure que, dans toutes les circonstances de ma vie qui ne seraient pas calmes ni naturelles, je vous demanderais vos conseils, assuré que, si je les suis, je travaillerai à mon bonheur. Quand je ferai un nouveau voyage, peut-être penserai-je sérieusement à m’établir. Que ne puis-je vous dire combien je suis attendri que vous vouliez bien vous occuper de mon bonheur ! Je me réserve de vous en dire plus long à ce sujet dans une nouvelle lettre. Je dois me borner, pour le présent, à vous faire observer que cette époque n’est pas engageante pour prendre une détermination à l’égard du mariage ; elle changera, je l’espère. »

De Neufchâtel, Léopold retourne à Florence pour y revoir une fois encore la princesse Charlotte avant de s’établir à Venise : « Me voici enfin à Florence, écrit-il à M. Marcotte (4, 6 et 22 décembre 1831), après dix jours d’un voyage assez fatigant… J’ai trouvé toutes mes connaissances assez bien portantes ; mais je remarque que la politique est capable d’opérer bien des changemens. Des relations particulières que j’ai eues ici, il ne me reste plus que celles de gens mutuellement mécontens de leur manière de voir, ce qui jette beaucoup de froid dans les rapports…

« Plusieurs personnes, qui ne vous connaissent que par votre réputation et votre beau caractère, m’ont demandé de vos nouvelles aussitôt que je les ai vues, ce qui m’a fait grand plaisir. Parmi elles est le comte de Ganay, qui est un charmant homme, franc et loyal. La princesse Charlotte et sa famille se sont également informées beaucoup, non-seulement de vous, mais de tous les vôtres. J’aime à saisir cette occasion de vous dire, cher et excellent ami, que les rapports que j’ai et que j’aurai toujours avec cette famille n’auront rien que de très simple. J’ai trouvé ces dames mieux que je ne les avais quittées, et même la princesse Charlotte, pendant mon absence, s’est fait d’autres occupations qu’elle préfère à celles que nous avons eues ensemble. Elle s’occupe de littérature, et cherche à voir tous les hommes qui se distinguent un peu dans un genre ou dans l’autre. Je suis bien content, je vous assure, d’avoir sous les yeux un exemple de ce que le temps peut faire pour diminuer la plus grande douleur…

« Ces dames ne sortent pas du tout. Leur société m’est très agréable, parce qu’elle est douce, et que les conversations y sont plus instructives et plus de mon goût que celles qu’on entend dans bien d’autres maisons. Elles ont beaucoup d’esprit. Mlle de Villeneuve est une personne d’une instruction extrêmement étendue, et qui, avec une manière large et grande de voir les choses, a beaucoup de sensibilité et de charme. La princesse Charlotte est peut-être moins distinguée sous le rapport des connaissances ; mais, si ses raisonnemens n’ont pas un caractère aussi prononcé, ils ont ordinairement plus de naturel, d’autant qu’ils viennent d’un cœur droit, ami de la franchise et de la vérité. Il n’y a qu’une chose sur laquelle nous soyons toujours en discussion c’est la religion. Malheureusement ces dames n’ont pas une foi bien solide, et elles sont persuadées que les têtes fortes n’ont pas besoin des consolations de la religion. Cet esprit est généralement dans la famille, et il n’est pas extraordinaire que les personnes qui n’ont jamais entendu parler que d’une manière dérisoire du christianisme, comme de toutes les autres croyances, aient une espèce d’éloignement pour tout ce qui est mystique[14].

« Pardon, cher ami, de vous parler si longuement de personnes qui ne vous sont point connues ; mais l’intérêt qu’elles mettent à ce qui vous concerne m’a fait croire que ce que je vous dis d’elles ne vous paraîtra pas trop long. C’est d’ailleurs vous faire connaître en quoi consistent mes distractions et mes plaisirs… »

Plus tard, en 1833, il disait encore : « Je vous remercie, cher ami, d’avoir remis à M. Thiers une épreuve de la gravure des Moissonneurs par Mercuri. Si j’avais l’honneur d’être connu de M. Guizot, je lui aurais fait hommage d’un exemplaire, car il sent les arts, et j’ai vu de lui un petit livre fort bien touché sur un salon de l’empire, quand il n’avait que vingt ans. Je crois vous avoir déjà prié d’envoyer quatre épreuves à Mme Juliette Clary, qui se charge d’en faire la distribution à des personnes qui me veulent du bien. A propos de cette dame, je vous rappellerai que c’est une personne à laquelle je suis bien attaché. Elle a les qualités les plus grandes ; on peut dire que c’est une femme forte par sa raison, ses principes, et extrêmement intéressante par son excellent cœur. Je m’estimerai toujours heureux d’avoir des rapports avec elle. »

A peine est-il de retour à Florence, qu’une inquiétude secrète le poursuit. « Quels délicieux momens vous me faites passer, très cher et excellent ami ! Chaque lettre de vous m’inspire des sentimens plus vifs, et, quand je crois que mon cœur est plein de votre affection, les nouvelles preuves de votre amitié m’émeuvent toujours davantage. Comment ne pas croire à une autre existence où l’on pourra s’aimer sans crainte et sans le chagrin que donne l’instabilité des choses de ce pauvre monde ? Pour moi, j’ai le bonheur de sentir que je vous aimerai encore après ma mort. Je me vois réuni à toutes les ames avec lesquelles j’ai sympathisé. Cette idée, qui est une conviction intime, me donne tant de joie, me met dans un état si heureux, que je m’en attendris quelquefois comme un enfant. Je sens aussi que cette disposition, loin de m’ôter de l’énergie, m’élève et m’est une garde contre les malheurs de la vie, qui peuvent me faire bien souffrir, mais ne peuvent m’abattre. Je présume trop peut-être de ma force morale, moi surtout, qui n’ai bu à la coupe du malheur que de loin en loin ; encore l’amertume n’a pas été aussi grande que celle des infortunés qui en boivent la lie. Ma gratitude envers Dieu, que je me représente comme étant l’ame des mondes, est bien vive, quand je me demande si je mérite ces bénédictions particulières.

« Mon troisième tableau des Saisons serait bien en train maintenant ; mais, en y pensant bien, j’aime mieux quitter Florence : il y a une épine qui m’y pique ; peut-être à distance la sentirai-je moins. »

Puis, le 26 mars 1832, à Venise, son secret commençait à lui échapper par tous les pores, et ses dénégations, petite supercherie de sa timidité, devenaient presque des aveux. « Il me reste à vous entretenir d’un sujet sur la voie duquel vous m’avez mis, en me donnant vos excellens conseils. Que ne puis-je vous dire tout ce que mon cœur sent de reconnaissance pour une amitié si vraie et si bienveillante ! Votre sollicitude vous a fait découvrir des sentimens que je me cache peut-être, mais qui pourtant ne me rendent jamais malheureux, et surtout ne m’ôteront pas le besoin que j’ai de produire et de faire mieux. D’ailleurs, est-ce à mon âge que la folie souffle ses sottises ? Je ne le crois point. La raison a pris le pas et conduit d’une main plus sûre…

C’est la soirée seulement que j’allais chez ces dames, encore n’y allais-je point chaque jour (en avril 1831, il disait le contraire). J’avoue que je trouvais un grand charme à ces visites. Cette tranquillité, cette douceur de rapports, me rappelaient mes soirées dans votre maison. Ces dames se contentent, pour toute distraction, de la société de quelques amis. Les conversations, toujours intéressantes, donnent l’envie de se conduire bien, élèvent l’imagination en faisant consister la véritable gloire dans le mérite et le talent. Si vous connaissiez leur intérieur, vous ne pourriez leur refuser la plus grande estime pour leurs vertus. La comtesse de Survilliers étant depuis long-temps malade, sa sœur, Mme de Villeneuve, et sa fille, firent un voyage en Italie pour la voir, comptant n’y rester que peu de temps. L’état de la comtesse est tel actuellement, qu’il y aurait barbarie de la part de sa sœur à la quitter… Avant le malheur arrivé dans cette maison, l’année dernière, à cette époque, il y régnait plus de gaieté. Aujourd’hui, beaucoup la trouveraient triste. Pour moi, je la fréquentais toujours avec plaisir, parce que j’y trouvais des idées en rapport avec les miennes. Quant à des sentimens autres que ceux de l’estime et d’une vive amitié, je crois qu’ils n’existent pas. Ne serait-ce point, d’ailleurs, une grande folie à moi que de lâcher la bride à des sentimens toujours combattus par la raison, car enfin quelle illusion puis-je avoir ? Cher et excellent ami, je vous le répète encore, cette liaison ne peut que m’élever l’ame et me donner le désir de me maintenir dans le chemin de la vertu. Quel avantage n’y a-t-il pas dans ces relations qui donnent de l’intérêt à la vie et retrempent le cœur d’énergie ! Votre amitié n’a-t-elle pas ce mérite pour moi ? Vous avez bien voulu me distinguer : le bonheur que j’en éprouve ne doit-il pas toujours régler mes actions pour conserver votre affection qui m’honore ? Il en est de même des rapports intimes que l’on peut avoir dans la vie, quand la vertu en est la base. J’espère faire voir que mon art possède toujours mes pensées les plus continues. »

Le 3 avril 1833, ce ne sont plus des demi-confidences. Avant de les laisser échapper, il fait faire beaucoup de chemin à sa plume. Enfin il arrive, se réservant, comme Mme de Sévigné, pour le post-scriptum :

« Votre lettre m’a fait m’envisager bien coupable de ne pas avoir répondu plus tôt à celles qui l’ont précédée, et la raison que je vous ai donnée de mon retard à vous écrire me semble à présent trop faible pour le justifier. Je vous en demande donc pardon, et c’est un plaisir que j’ai, puisqu’il m’engage à me procurer celui d’être avec vous et de causer avec un ami qui m’est si cher. J’ai été enchanté d’apprendre d’aussi bonnes nouvelles de toute votre famille, et votre infatigable ardeur pour réorganiser votre administration m’assure de votre bonne santé. J’en jouis ; mais pourtant j’aimerais bien à apprendre que vos occupations sont moins grandes, et il me semble qu’elles doivent vous fatiguer beaucoup. Quand je me représente cette activité si soutenue, je trouve que la mienne pour mon travail est bien peu de chose, et j’en ai honte. Et c’est vous cependant qui m’engagez à prendre du repos, vous qui devez en avoir un si grand besoin ! Et c’est encore vous, dont les heures sont si comptées, qui me faites parvenir de si bonnes lettres ! C’est vous dont les conseils et les observations me font réfléchir et me disposent davantage à me défier d’un caractère qui peut trop être conduit par une imagination inquiète et peu sage ! Soyez sûr que mon cœur les recueille, ces conseils de l’amitié la plus excellente, et qu’il en éprouve une tranquillité qui lui donne plus de force. Vous aurez vu par ma dernière que je continue d’être favorisé d’une très bonne santé qui m’a été et m’est d’un grand avantage. Vous y aurez aperçu de nouveau un sentiment de satisfaction qui est ami de l’existence, et la manière dont je m’y exprime me semble prouver que je tiens encore aux intérêts de la terre.

« A propos de cela, je me vois bien moins modeste que vous ne voulez m’envisager, et, en lisant l’endroit de votre lettre où vous m’adressez un éloge si flatteur, je me suis rappelé tout de suite ma lettre passée et le jugement que je fais de mon tableau, et j’ai senti le rouge me couvrir la figure… Cher ami, vous me jugez bien trop favorablement. J’espère pourtant que vous voudrez bien ne pas trop expliquer à mon désavantage ma précipitation à vous parler de mon tableau.

« Dimanche de Pâques. — J’ai différé quelques jours à vous écrire, ayant fait ma dernière course à Chioggia pour y observer quelques détails pour mon fond. En revenant, j’étais véritablement heureux de penser que c’était la dernière fois que je faisais ce voyage, au moins pour le présent. Plus je vois ce pays, Venise et ses environs, plus je voudrais y être avec un esprit tranquille. Oh ! mon cher ami, si vous saviez combien ma raison a déjà fait pour avoir ce calme ! combien elle travaille pour cela ! Vous trouveriez qu’elle se défend vivement contre une imagination qui tend à la gouverner. Comme l’amitié véritable sait lire dans l’ame de ceux qui l’occupent, m’est-il permis de ne pas vous le dire ? Non, je ne peux pas cacher les faiblesses de mon cœur, et il ne m’est pas possible de ne point répondre, ou de répondre d’une manière évasive, a vos excellens conseils et à vos observations. Comment pourrai-je vous expliquer le silence que j’ai gardé jusqu’à présent avec vous, si ce n’est en vous disant que c’est la honte qui me l’a fait garder ? — J’ose dire que ç’a été aussi l’espoir de vaincre des sentimens en apparence bien téméraires et bien condamnables. Mais en suis-je tout-à-fait coupable ? Quelle chaîne d’entraînemens il y a dans la vie ! et souvent, comme vous le dites, on en reste malheureux, si surtout on ne se persuade pas que tout est pour le mieux dans ce monde.

« J’aimerais à vous parler avec plus de détails de ce qui trouble bien trop le repos que j’ambitionnerais ; mais à quoi cela pourrait-il servir, sinon à satisfaire peut-être ma faiblesse ? Je ne veux pas vous en ennuyer, je ne veux que vous montrer la confiance la plus entière. Je vous le répéterai encore, un sentiment de honte m’a retenu jusqu’à présent, mais je ne dois plus l’écouter ; oui, la honte d’avoir fait preuve de la plus grande inconséquence, la honte d’avoir montré aussi peu de prudence que de prévoyance en une rencontre qui en exigeait tant. Je me suis long-temps fait illusion. Vous le dirai-je ? tant que j’ai conservé l’espoir de la revoir, je croyais mes sentimens très naturels. A présent, ils m’occupent trop. Si je n’avais mon cher Aurèle avec moi, et si je ne voyais pas mon tableau s’avancer vers la fin, je ne sais vraiment si je pourrais le continuer ; mais, comme je vous le disais, avec l’idée que tout peut servir, sinon à l’avantage temporel, du moins à l’avancement spirituel, on a déjà une grande consolation. Je suis bien éloigné de vous, cher ami, et pourtant vous êtes constamment avec moi. Tout ce que vous me dites se grave dans mon cœur, et mon attachement s’en augmente. Je n’ai pas voulu, je n’ai pas pu vous cacher la cause de cette disposition qu’avec raison vous blâmez en moi. En vous en faisant l’aveu, je puis vous assurer des efforts que je ne cesse de faire pour la changer. Le temps, je l’espère, m’en fera triompher, mais je resterai toujours avec les sentimens de la reconnaissance la plus tendre pour vous, qui avez été et qui êtes ma force.

« Voilà donc cette page que je vais vous envoyer et qui vous fera connaître cette inclination que vous avez soupçonnée, et que je voudrais me cacher à moi-même ! Si je pouvais en même temps vous dire ce qui l’a faite ce qu’elle est, peut-être ne me jugeriez-vous pas trop sévèrement. Hélas ! vous le savez, le cœur est entraîné quelquefois. On doit être plaint quand il ne vous entraîne pas au point de mériter le blâme de ceux qui veulent que les passions soient toujours gouvernées par le sentiment de l’honneur…

« Il y a plusieurs jours que j’ai commencé ma lettre, et vous verrez par ce qui est écrit que je me suis laissé aller à vous faire une confidence qui vous fera bien mal juger de ma raison ; mais, en beaucoup de choses, vous me jugez trop avantageusement, et vos éloges me font trouver coupable de ne pas me faire mieux connaître à vous, cher ami… Je ne veux pas quitter ce sujet sans vous faire une prière, à savoir de ne faire aucune supposition qui puisse être désavantageuse à une personne dont les qualités et les mérites appellent non-seulement la considération, mais l’attachement de ceux qui l’approchent. D’ailleurs, mes sentimens sont nobles et purs, et, quand ils auront plus de calme, ils me feront trouver un avantage dans ce qui m’a trop agité…

« … Je ne ferai que quelques petits tableaux après mes Pêcheurs, et j’irai m’installer tout-à-fait dans le pays où je trouverai le sujet de mes Vendanges. Je m’en promets déjà du plaisir. Je ne tiens pas à m’arrêter à Florence. J’y aurais même bien peu de satisfaction, n’y trouvant plus les personnes que j’aimais le mieux. La princesse Charlotte n’y reviendra pas !… »

Et plus tard : « Je toucherai encore un point dans cette lettre que je crois nécessaire. J’ai répondu à ce que vous désiriez savoir de Florence ; mais je ne vous ai pas dit que, si la personne dont vous m’avez parlé supposait que l’on fît des remarques sur une relation qui n’a rien eu que de très naturel, elle en serait très étonnée. Je vous le dis, cher ami, pour vous persuader que, de sa part, il n’y a aucune envie d’attirer des adorateurs. Sa vie est si simple, ces dames vivent si retirées, qu’on ne pourrait penser ce qui n’est pas, si on les connaissait. Ce que je vous en dis, c’est pour l’acquit de ma conscience. D’ailleurs, je crois me mettre à ma place en pensant que je ne peux fixer des sentimens bien particuliers dans le cœur d’une personne qui m’accorde peut-être quelque estime, mais que tout empêche de laisser pénétrer en elle une impression qu’il faudrait d’autres mérites et d’autres qualités que celles que je puis avoir pour faire naître. »

Au mois de mai de la même année 1833, il revient encore sur ces tristes pensées qu’il n’a pu arracher de son cœur : « Vous avez bien voulu sympathiser avec une faiblesse que je n’ai pas craint de vous découvrir. Je ne sais si cet aveu ne déposera pas trop cruellement à vos yeux de mon imprudence ; mais voilà le résultat de la peine que j’ai éprouvée en voyant une femme dans une affliction profonde. Sa sensibilité m’a ému ; ses vertus ensuite ont augmenté cet intérêt que je pensais n’être d’abord que naturel. J’aurais besoin de vous en dire davantage pour que vous pussiez comprendre que je suis peut-être excusable. Quoi qu’il en soit, c’est un rêve bien glorieux !

« J’ai lu et relu votre dernière lettre, qui m’a été si bonne ; je la relirai encore, car je ne peux me dissimuler que c’est la raison la plus convaincante pour opérer sur mon esprit. C’est donc à vous que je devrai un état plus calme. Quelle sensibilité profonde je trouve dans tout ce que vous me dites ! Et qui pourrais-je croire plus que vous, qui voulez bien, non-seulement excuser une faiblesse que je condamne, mais encore ni aider de conseils pour ramener mon imagination dans la route qu’elle n’aurait pas dû abandonner ? Comme je vous l’ai dit dans ma dernière, il me faudrait autre chose que la plume pour faire comprendre toute ma situation. Il m’est arrivé ce qui a demandé bien des sacrifices, et ici, en Italie, je sens que je suis toujours en danger par le besoin que j’ai de m’attacher, et par l’impossibilité où je suis de le faire de façon à satisfaire à la fois la raison, les convenances et, je le dirai, mon cœur. Malheureusement pour moi, en Italie, je n’ai jamais eu de rapports qu’avec des personnes dont la situation et l’existence si différentes de la mienne auraient dû me tenir toujours en garde contre des sentimens qui exigent bien d’autres rapports. On se laisse entraîner par je ne sais quel charme trompeur qui ne vous lègue, en s’évanouissant, qu’ennuis et dégoût de la vie. Ma peinture, qui peut encore tant m’occuper, fait une diversion à cet état si pénible, et je dois encore m’envisager heureux de sentir ma passion pour mon état, loin de diminuer, prendre chaque jour plus de mes idées et de mon temps. Pourtant il me semble que ce n’est qu’une fièvre qui peut passer, et je me dispose à me ménager quelques forces pour le moment où cette ardeur se préparera à me priver d’énergie en me quittant. »

C’est encore de Venise qu’il écrit : « Je viens de relire votre chère lettre, et j’y vois un endroit auquel je n’ai pas répondu encore comme votre affection le demande. Vous voulez me dire que vous n’osez plus me parler de ce qui, à votre idée, a influé beaucoup sur ma santé, et m’a beaucoup nui sous tous les rapports. Cher ami, c’est moi qui dois craindre de parler d’une faiblesse que je condamne sans doute, mais dont je ne puis être honteux. Moi seul je suis la cause d’un mal que j’aurais dû renfermer en moi-même ; ne pensez pas qu’autre que moi en soit coupable et ait, à cet égard, quelque chose à se reprocher

« Il faut toujours avoir en réserve de la patience et de la résignation ; avec cela, on se trouve toujours armé de courage et de force morale pour tout envisager avec philosophie. Chacun vieillit, et les années, qui, à une certaine époque de la vie, se passent si rapidement, nous font réfléchir au véritable but de l’existence. C’est encore une raison qui me console, car enfin les fausses illusions, qui se détruisent si facilement, ne peuvent être mises en balance avec la tranquillité que donne la réflexion saine de ce que nous devons être un jour. Dieu me préserve de désirer le mal pour essayer ma force à le supporter ! ce serait une folie condamnable. Prions plutôt pour éloigner de nous la coupe amère de la vie, et disons avec notre Modèle : « Mon père, fais que cette coupe, s’il est possible, passe loin de moi, non point comme je le veux, mais comme tu le veux ! »

Enfin, trois mois avant sa mort, il jetait de nouveau quelques paroles confuses et désordonnées sur cette passion fantastique, et le rire de l’égarement se mêlait, cette fois, à ses paroles.


Venise, 14 novembre 1834.

« Votre état, en recevant ma lettre, était plus nerveux que de coutume, et cette lettre vous a affligé encore ! J’en suis désolé, mon ami, d’autant plus qu’en l’écrivant je n’étais pas dans la situation d’esprit que vous avez cru voir. Il faut, à propos de cela, que je vous fasse rire ; j’en serais enchanté. Mon frère, avec son bon sens calme, après avoir lu les pages qui me sont adressées, me dit avec un sang-froid vraiment comique pour moi : « Ce bon M. Marcotte se tourmente beaucoup de ta passion. Cependant il me semble que quand, comme toi, on boit, on mange et on travaille, on n’est pas bien malheureux ! Tu devrais le lui dire. » Ceci vous instruira plus que tout ce que je pourrais vous écrire sur l’état où je me trouve.

« Mon bon ami, cet attachement ne me rend pas malheureux comme vous pouvez le penser, et, vous le dirai-je ? tout occupé qu’en soit mon esprit, telle impression qu’en reçoive mon ame, je trouve mon état bien moins pénible que le vide du cœur. Mais comment puis-je parler du vide du cœur, quand il est tout occupé de l’amitié qui nous lie et de mon affection pour ma famille ? C’est un blasphème ; mais le cœur n’a-t-il point des capacités pour recevoir des impressions diverses ? Nous autres artistes, nous en avons besoin plus que d’autres pour que l’imagination ne reste point froide. Oui, monsieur, je vous le répète, et je mentirais si je disais le contraire : je ne puis penser à Florence sans émotion. La raison, le devoir, le caractère de mon attachement, peut-être, ne permettent pas à une tristesse violente de s’emparer de moi, tout au plus à une mélancolie qui ne peut nuire à mes occupations. Une inclination qui n’a pour base que les sens tourmente et abaisse ; celle qui ne s’attache qu’à la beauté de l’ame, à la bonté du cœur, au charme de l’esprit, ne peut qu’élever. J’ai pu m’exagérer l’opinion d’Odier sur ces dames, mais ses lettres ne tarissent pas en éloges sur la mère et sur la princesse C… Vertus, naïveté, simplicité, tout est là ! J’avais eu souvent l’occasion de parler de cette famille avec lui pendant qu’il était ici, sans lui donner aucune idée de mes sentimens (je sais les renfermer). Il ne pensait pas alors des Bonaparte comme il en parle aujourd’hui. J’avoue même que j’avais été plusieurs fois blessé de l’opinion qu’il émettait sur les membres de cette famille, et c’est surtout afin qu’il eût l’occasion de se détromper que je lui ai remis pour ces dames une lettre dont il ne voulait pas se charger. J’étais sûr qu’il m’en remercierait ensuite. Ce que je vous en dis est pour vous faire apprécier le charme de cette maison. Je ne puis pas parler du caractère d’attachement qu’on me conserve : mais ce que je puis dire, c’est que, dans tous les cas, je ne me sens pas capable de rompre des relations qui me sont chères. A une époque bien malheureuse pour la famille, j’ai montré du dévouement qu’on a apprécié ; rompre sans motif qui puisse être su, je crois qu’on en ressentirait de la peine, éprouvant de la reconnaissance envers moi. J’aime mieux que le temps amortisse une inclination que vous voyez beaucoup trop ardente, et la transforme en amitié. Je dirai plus, je n’aurais point fait mon tableau, si mon cœur n’eût été plein d’affections. Elles sont pour moi, dans la vie, les degrés qui me font monter. Ce sont elles qui ont donné à mon énergie un ressort qu’elle ne pouvait avoir sans elles. Si la religion condamne les passions qui conduisent au vice, défend-elle les penchans qui en éloignent ? Oui, de quelque nature que ces penchans puissent être, tous ceux qui font aimer le bien doivent être considérés comme un bien… »


XI

Le cœur ne tend pas moins de piéges aux hommes par leurs vertus que par leurs vices. Le pauvre artiste dont l’ame s’était amollie aux tendresses de la famille durant sa jeunesse, qui entourait son frère Aurèle d’une affection si paternelle, qui ne pouvait penser à la Chaux-de-Fonds sans que les larmes lui remplissent les yeux ; lui qui aimait tant la simplicité et qui s’écriait avec le bon Ducis : « Oh ! que toutes ces pauvres maisons bourgeoises rient à mon cœur ! » s’était trouvé par la destinée jeté dans une sphère qui n’était point la sienne. La solitude porte au cerveau. Rendu à lui-même, il eut peur, et son esprit rêveur, méditatif et mélancolique, fut de nouveau agité de pensées poignantes. Alors il s’enfuit à Venise pour se plonger avec une sorte de fureur dans la peinture, et chercher en quelque façon l’oubli de la vie même dans le travail. Aussi presque toutes ses lettres écrites de cette ville sont-elles empreintes d’une tristesse qui empoisonne ses souvenirs les plus chers. Rome, où cependant il avait fondé sa réputation et goûté ses plus belles années de gloire ; Rome, qu’il regardait avec la France comme une autre patrie, ne lui rappelle plus guère que des chagrins[15]. C’est ensuite Venise la taciturne, si bien faite pour les travaux sérieux, qu’il maudit. L’étroite gondole, noire comme un cercueil dont elle a la forme, le fait frissonner ; il se plaint de ce que la singularité des constructions l’empêche de faire des promenades si salutaires ailleurs. Le quai des Esclavons, la seule promenade de la ville qui soit agréable, est cependant à sa portée. Son frère l’y entraîne, mais on y revoit des Chiozzotti, et il a pris le quai en aversion, comme lui rappelant son tableau des Pêcheurs, et toutes les peines que lui en a coûtées l’enfantement[16].

« Ce sujet m’est devenu insupportable, écrivait-il encore une fois ; je suis comme l’homme dont l’ennemi, qui l’a fait cruellement souffrir, vient d’être terrassé ; la victoire ne diminue point en lui l’instinct de répulsion pour son ennemi. Cette œuvre aura bien vu blanchir ma tête par tous les chagrins que j’ai eus en la faisant. Je me demande quelquefois, quand surtout j’éprouve les plus grandes difficultés pour faire ce que je me suis proposé, à quoi sert tant de persévérance pour n’aboutir qu’à contrarier ses goûts et ses désirs. Cette réflexion, qui me semble prouver que l’on travaille volontairement contre son bonheur, me porterait à changer mes idées à cet égard ; mais elles reprennent bien vite leur cours habituel, et je suis effrayé du relâchement moral que la faiblesse de caractère me donne, et ce relâchement m’est plus pénible que tous les sacrifices qu’exige la continuité de la volonté[17]. »

Ainsi, tout lui pèse à Venise, et la ville et son tableau, et le passé et le présent. Cependant, chartreux qui creuse sa tombe, je ne sais quel attrait funèbre le retient quand il songe à fuir. « Si je pense à quitter Venise, dit-il, j’éprouve une émotion incroyable. Il me semble que l’habitude d’une vie qui véritablement n’en est pas une, m’a donné quelque chose qui peut ne plus être en rapport avec ceux qui jouissent de l’existence, et que, par conséquent, je ne peux plus me faire voir que comme un original qui n’est bon qu’à vivre dans sa retraite, où il peut réfléchir à loisir qu’un peu de poussière recouvrira l’être heureux comme celui qui ne l’est pas, l’homme tourmenté par son organisation morale et physique comme l’homme impassible. Il y a là de quoi calmer[18]. »

En vain le bon Aurèle cherche à rompre la chaîne des idées habituelles de son malheureux frère ; celui-ci parle sans cesse de ses humeurs noires. Il en parle, il en écrit. Sa mélancolie veut se nourrir d’elle-même : y être arraché le fait souffrir. Les distractions extérieures, les représentations théâtrales, par exemple, depuis long-temps l’irritent : « Aujourd’hui dimanche (5 février 1833), chacun est occupé à rechercher les plaisirs bruyans du carnaval ; mais nous y prenons bien peu de part, et nous sommes rentrés avec l’intention de passer la journée à la maison, ce qui du reste est l’ordinaire. Aurèle, quoique d’un caractère sérieux, trouverait bien des distractions amusantes, s’il n’était pas influencé par moi, qui ai une véritable aversion pour les grandes réunions. Il veut me tenir fidèle compagnie, et, tout en sentant cet avantage, je suis pourtant peiné qu’il se fasse une habitude qui tient son ame dans une situation plutôt triste que gaie. Hier soir, j’ai voulu me faire violence, et nous sommes allés au théâtre San-Benedetto, où une excellente troupe comique attire journellement la foule. Je ne puis pas nier que, quelques momens, je n’aie été obligé, comme tous les spectateurs, de prêter une certaine attention aux scènes qui excitaient un rire général : mais ce qu’il y a de singulier, et que je ne puis m’expliquer, c’est le changement prompt et pénible qui s’opère en moi après avoir pris part à des momens de gaieté. Mes nerfs en éprouvent une commotion si désagréable, que je préfère de beaucoup mon état habituel sérieux et reposé. Voilà la grande raison qui m’oblige à vivre aussi retiré que je le fais… La présence de mon frère me stimule et me fait du bien. Il me semble qu’il a remis de l’huile dans la lampe prête à s’éteindre. »

Du 7. — « Hier au soir, je n’ai pas continué ma lettre, parce que j’ai été passer la soirée chez M. Cicognara, où je n’avais pas été depuis long-temps. Aurèle, qui aime encore moins les réunions de la société que moi, n’a pas voulu m’y accompagner. J’ai trouvé un petit cercle. La conversation générale roulait naturellement sur le théâtre de la Fenice, où brille Mme Pasta. On m’a sur-le-champ demandé ce que j’en pensais, et quand j’ai répondu que je n’y avais pas été, parce que j’ai les théâtres en antipathie, on s’est récrié sur ma barbarie de goût et sur le blasphème que je prononçais. Ce mot antipathie les a choqués d’une manière si plaisante pour moi, que j’en ris encore et que je me veux du bien de l’avoir dit, tellement je trouve ridicule l’existence de ces gens dont la vie se consume d’une manière aussi nulle. Je vous laisse à penser, cher ami, combien peu j’ai d’agrémens dans ces réunions où les sujets de conversation sont si peu attrayans, si vides de plaisir pour le cœur. »

Robert recherche l’isolement, l’isolement le ronge ; il est assiégé de superstitions, et, suivant l’expression de son frère, son existence n’est plus désormais que comme une contrée dévastée. Dans ses momens de calme et de lucidité, le malheureux se demande compte de cette fâcheuse tendance de son esprit ; il analyse le désordre de ses facultés mentales : « Je crois, dit-il par un pressentiment terrible, que c’est un mal qui est dans le sang. Quelles en sont les raisons ? quels en sont les remèdes ? Je l’ignore. Ne le voit-on pas, ce mal, dans des familles entières, y faire des victimes sans causes positives ? »

Un volume ne suffirait pas à reproduire toutes les lettres de ce temps où le malheureux artiste découvre son ame endolorie. Les tristesses y viennent par bouffées à travers des réflexions nuageuses sur le présent et sur l’avenir, et jettent comme un voile de deuil sur tous ses épanchemens. Son imagination malade épuise successivement toutes les gammes de la douleur, et le cœur saigne à l’entendre dire : « Je suis gai, » au moment où de cruelles étreintes lui font rouler les larmes dans les yeux. Déjà le toedium vitoe de la folie ébranlait son cerveau, égarait son ame et la noircissait de terreurs ; déjà le suicide rentrait dans ses idées délirantes. Parfois, l’oppression de sa poitrine le force à jeter la palette, et, en un instant, il passe des défaillances de l’esprit à la plus déchirante douleur, au plus violent désespoir, au plus affreux abattement. Des rêves de bonheur s’entrechoquent dans sa tête avec de sinistres hallucinations. Ses yeux se voilent, son front se brise, un froid mortel le glace, surtout à la tête, et de son sein s’échappent, sans causes apparentes de douleur, de longs cris de spasme et d’angoisse. Ainsi, une fois, comme on l’a vu dans la lettre d’Aurèle, il accourt tout éperdu à l’atelier de son frère et tombe échevelé sur une chaise, en s’écriant : « C’est fini de moi ! dans quelques jours, je serai mort ! » Trompé de la sorte par l’effervescence et le mouvement irrégulier de ses esprits, il a des anéantissemens inexplicables, il a des agonies imaginaires, il ne se sent plus vivre, comme si un voile séparait son intelligence de ses sensations réelles, et bientôt la respiration lui manque sous les débris de sa raison. Souvent, à l’époque voisine de sa mort, on le rencontrait tout effaré dans les rues de Venise ; souvent, chez lui ou chez Aurèle, il se regardait dans la glace, et se faisait peur à lui-même : « Quelle figure ! quels yeux fixes ! s’écriait-il, parlant à son frère ; un tel, que j’ai rencontré, m’a regardé d’un air étrange ; j’ai l’air d’un fou ! » Et comme il songeait, dans ce temps-là, à un voyage soit en France, soit en Suisse, il ajoutait : « Je n’oserais partir en cet état. S’il allait m’arriver un malheur en route ! Je t’en prie, viens donc avec moi en Suisse, tu te marieras : je voudrais te sentir avec une femme. Tiens, mon cher, crois-moi, les fumées de la gloire ne sont rien : elles laissent un vide affreux dans le cœur[19] ! »

Alors il prend la Bible qui ne le quittait jamais, et, dans les sublimes exhortations du livre saint, il puise quelques instans de tranquillité, mais d’une tranquillité trompeuse. Que si, en effet, il semble parfois dissiper le chaos de ses terreurs et trouver quelque résignation, ce n’est encore qu’un jeu cruel du mal qui l’oppresse ; ce n’est que ce repos funèbre dont parle André Chénier, cette résignation à la façon des morts « qui s’accoutument à porter le marbre de leur tombe, parce qu’ils ne peuvent le soulever. » Il y a, si l’on peut ainsi parler, un coup de rasoir derrière chacune de ses paroles. Pourtant, chose remarquable, l’instinct lui fait encore chercher la vie dans l’éclat du ciel. Comme Jean-Jacques, qui, avant de se donner la mort, veut contempler une dernière fois le soleil, le dernier ami qui lui reste ; comme Goethe, chargé d’années, qui, avant de laisser échapper sa grande ame, s’écrie : « Mehr Licht ! mehr Licht ! ouvrez, faites plus de lumière ! » Léopold veut se plonger tout entier dans la nature : « Rendez-moi le soleil, disait-il ; il m’émeut, il diminue mes soucis, il donne à l’espérance de l’avenir quelque chose de consolant ! »

À cette même époque, un changement notable et touchant se manifesta dans ses habitudes extérieures. Jusque-là, depuis le premier établissement d’Aurèle à Rome, il avait régné entre les deux frères une réserve silencieuse, extraordinaire chez deux hommes qui ne se quittaient jamais, et que tout aurait dû porter à vivre dans les épanchemens de l’amitié. A coup sûr, le bonheur d’Aurèle préoccupait Léopold, mais il le préoccupait en silence. Taciturne et concentré par nature, cachant à tout ce qui l’entourait ses impressions et ses sentimens, l’aîné inspirait à son jeune frère plus de respect que de confiance ; mais du jour où celui-là sentit en soi la nature à bout de force et les ressorts de la vie se détendre, il fut pris d’un attendrissement suprême. Alors il fit voir à son frère une sensibilité inaccoutumée, dont le pauvre Aurèle fut aussi effrayé qu’il en fut touché.


XII

On a peu d’indulgence pour les malheureux : on a reproché à Robert de ne pas avoir fui à la première découverte de sa passion insensée, et d’avoir eu peut-être le tort de rêver un sort pareil à celui du peintre Fabre épousant la veuve du dernier des Stuart. D’abord sur quoi fonde-t-on cette étrange supposition ? Oublie-t-on ensuite que la raison de l’infortuné avait plus de droiture que de force, et que, lorsqu’il se comprit bien lui-même, il était trop tard ? En vain alors, voulant rompre avec le passé, chassa-t-il loin de son esprit le nom même de la jeune veuve ; en vain brûla-t-il avec résolution toutes ses lettres, qui de Florence venaient le chercher à Venise : ce cœur était brisé pour jamais ; un feu s’était allumé, qui ne devait s’éteindre que dans son sang[20]. D’ailleurs, encore une fois, son mal le plus terrible n’était point l’amour : son vautour dévorant était sa mélancolie, que l’hérédité du mal, qu’un isolement obstiné, que la vision et la peur de la gloire, qu’un travail énervant rendaient si fatale, — sa mélancolie, qui cherchait son aliment dans cet amour même, et qui, à coup sûr, en eût inventé un autre, si elle n’eût pas eu celui-là. N’eût-il su à quoi se prendre, il eût combattu dans son ame avec le vide. Ses douleurs hypocondriaques s’exaspéraient sous l’influence de ses émotions successives, quelles qu’elles fussent, et tour à tour, cause et effet, l’exaspération des douleurs intimes et des cuisans souvenirs accroissait les troubles, survenus dans les fonctions intellectuelles. Certes, on ne saurait envier ceux qui peuvent vivre comme s’ils n’avaient ni souffert, ni vu souffrir ; mais malheur à qui, dans le cours de cette vie, n’a pas la faculté d’oublier, car l’homme n’est guère de force à supporter à la fois et tout le passé et tout le présent !

Que l’amour de Robert n’ait été qu’une forme de sa folie, qu’il ait eu son siège dans le cerveau plutôt que dans le cœur, — comme ces passions éthérées et visionnaires de malades pour des êtres inconnus et fantastiques, qui rappellent celle de cette jeune fille du siècle dernier morte d’amour pour Télémaque ; — qu’il faille reconnaître dans ce sentiment la cause primordiale, ou seulement occasionnelle, du suicide de Robert, c’est là une double thèse qu’on doit laisser à la médecine. Les phénomènes vitaux sont si compliqués, si intimement liés entre eux, qu’il faudrait, avant de prononcer, en avoir fait une longue étude et avoir apprécié l’influence de telle ou telle cause, en apparence éloignée, sur les fonctions cérébrales. Tâche difficile assurément que celle de sonder les mystérieux replis d’un cœur aussi secret ! Ceux qui ont le plus pratiqué Léopold n’ont pas eux-mêmes connu tous ses penchans, encore moins toutes ses pensées. Sénèque proclame quelque part qu’il y a un coin de folie dans toutes les têtes de génie, — et qui sait, si ce n’est Dieu, la limite fatale où la raison finit, où la folie commence ? Ni Aristote, ce grand esprit, le plus grand qui ait parlé le langage de la raison, ni Leibnitz, qui en a exercé le sacerdoce du haut de son universel génie, n’ont suffi à pénétrer les phénomènes de la pensée humaine. Si l’œil profond de William Harvey a percé les voiles qui cachaient les lois de la circulation, ce torrent éternel où bouillonne la vie ; » si les belles expériences de Lavoisier, de Priestley, de Sheele, de Berzélius, ont découvert en quelque sorte l’ame de la nature ; si le grand Haller et le grand Bichat ont presque deviné l’énigme de la vie, en demandant ses secrets à la mort, l’étude de l’homme intellectuel n’en est pas moins demeurée un cours complet d’humilité pratique. En vain, usufruitier de la création, l’homme dispose-t-il de l’espace et de la matière ; le sceau de Dieu lui a fermé les mystères de sa propre intelligence, la science est impuissante à le faire se connaître lui-même.

Admettons, si l’on veut, que Léopold Robert se soit donné la mort parce qu’il y avait une place dans sa vie pour une affection et que cette place n’a pas été remplie. On comprend, en effet, que cette nature délicate, élevée, mais timide, ait pu s’éprendre en secret pour une grande dame, quand surtout cette grande dame, à toutes ses séductions personnelles, joignait encore celle du malheur. On comprend aussi que tout ce qu’il y avait d’énergie dans son intelligence, de faiblesse dans son caractère, de tendre exaltation dans son cœur, se soit tourné cruellement contre lui, le jour où il comprit sa déception ; mais si le malheureux, dans la fixité de ses idées, s’était forgé de folles illusions, est-ce à lui, à lui seul, qu’il faut attribuer tous les torts ? Quelle femme ignora jamais l’impression qu’elle a produite ? et est-on bien assuré que celle à qui l’on aurait à demander compte de la destinée de l’artiste n’ait rien fait d’imprudent pour fasciner cette ame naïve, pour attiser cette passion visionnaire ou réelle qui devait emprunter de l’ardeur à l’âge même où elle était née ? Un homme autrement brillant que le pauvre Léopold par le génie et par les dons extérieurs avait eu même sort : le Tasse avait aussi aimé dans les sphères élevées. L’audace du cœur augmentant en lui la timidité des manières, il avait pris tous les voiles pour cacher sa passion sans cesser de la peindre. Dans l’épisode d’Olinde et Sophronie de sa Jérusalem délivrée, lui-même est cet Olinde qui désire beaucoup, espère peu et ne demande rien :

Brama assai, poco spera, e nulla chiede.

Lui-même encore est le Tircis de son Aminte, et ce drame pastoral exhale partout les souvenirs amoureux du poète. C’est en pensant à Leonora d’Este qu’il chante Ferrare :

Oh che sentii ! che vidi allora ! lo vidi
Celesti, Dee, ninfe leggiadre e belle,
. . . . . . ed altre ancora
Senza vel, senza nube[21]


C’est encore en pensant à elle qu’il écrit ce chœur, qui n’a peut-être rien d’égal dans la poésie lyrique de l’Italie :

Amiam, che non ha tregua
Con gli anni umana vita, e si dilegua.
Amiam, che’l sol si muore, e poi rinasce ;
A noi sua breve luce
S’asconde, e’l sonno eterna notte adduce[22].

Eh bien ! quel fut le prix de tant de génie et de tant d’amour ? Le dédain, la prison et la folie ! Malheur à l’amour qui ne sait pas compter avec l’orgueil et le rang ! Cette Léonora d’Este, que l’imagination des romanciers s’est plu à embellir de tous les trésors d’une sensibilité poétique, s’amusait à se laisser aimer, mais sans daigner le savoir. Pour la princesse, Torquato n’était qu’un homme qui faisait de beaux vers à sa louange, et Léonore jeta son blason entre elle et lui le jour où l’imprudent laissa trop éclater son cœur. Ainsi de Léopold. Confident sans défiance de ces mille riens, de ces petites choses du cœur que toute femme a besoin de laisser échapper, et qu’elle dirait au vent, si les hommes ne les écoutaient pas, l’amour de Robert commença par un culte d’enthousiasme. Autrefois, Mme de Sévigné s’était égayée de la passion gauche du pauvre Ménage ; on fit de même, on se fit un jeu de cette étincelle d’amour. Malheureusement ce n’était point là un de ces beaux esprits soupirant Tibulle et aimant par citations ; c’était une nature inflammable et concentrée, qui prenait au sérieux tous ses sentimens, comme elle prenait au sérieux tous les devoirs. La vie de Robert avait été sans jeunesse ; d’un même pas, il avait passé de l’adolescence à l’âge mûr, ayant à peine, hormis les douceurs de la famille et les impressions d’une liaison de passage, goûté quelqu’une des tendresses du cœur. Combien alors l’amour devait pénétrer en cette ame et en exalter les puissances ! Chacun d’ailleurs, comme l’a fait observer Sainte-Beuve, chacun, plus ou moins, a « son idéal, son rêve, sa patrie d’au-delà, son île de bonheur. » Heureux si l’on y aborde ! plus heureux peut-être si l’on n’y aborde pas !! On y croit toujours. Le grand Michel-Ange lui-même n’avait-il pas aussi cultivé en secret une passion idéale et mystique pour la marquise de Pescara-Colonna, l’illustre poétesse, et, voyant passer son cercueil couvert de lauriers et de fleurs, n’avait-il pas laissé échapper ce chaste et poétique regret : « Que ne l’ai-je baisée au front[23] ! »

Léopold a donc eu son rêve, et, trop faible pour laisser mourir ou s’apaiser en lui les brûlantes facultés du cœur, il est mort avec elles et par elles ; mais, dans tous les cas, les dévouemens de sa jeunesse et la longue ingénuité de cette ame austère avaient préparé sa maturité féconde, et ces souvenirs protecteurs forment une couronne lumineuse autour de sa tête. Trop souvent, sans doute, le suicide est le résultat du délire de passions mauvaises ; mais jamais les mauvaises passions n’ont ébranlé cette inflexible droiture, n’ont souillé cette candeur d’enfant. Disons-le donc avec confiance, Robert était trop plein de cœur et de bonnes pensées morales et religieuses pour avoir, de propos délibéré, sacrifié sa vie. Si, chez lui, le frein religieux s’est détendu, ce n’est qu’après le bouleversement de toute l’économie intellectuelle. S’il eût pu échapper aux convulsions de son esprit agonisant, il eût chassé le spectre au signe de la croix. Un calme et un sang-froid apparens ont bien pu, comme l’a rapporté son frère, présider à son action suprême : un quart d’heure avant l’accomplissement de son dessein funeste, la vieille servante qui soignait l’atelier a bien pu le voir encore la palette à la main ; néanmoins l’infortuné a succombé finalement à une affection organique. Et, en effet, l’autopsie de son corps a constaté un épanchement séreux considérable dans le crâne, et l’une de ces altérations cérébrales qui, au rapport de quelques médecins, accompagnent toujours les troubles de l’intelligence.

Un point, du reste, est encore demeuré un mystère, à savoir la circonstance fatale et précise qui a déterminé l’accomplissement du suicide. De temps à autre, il est vrai, le défaut de liaison entre les idées, les jugemens et les résolutions de Robert était manifeste ; mais aucun paroxysme précurseur n’avait annoncé, ce jour-là même, le divorce de l’ame et des sens, — tant il est commun que le passage de la raison au délire, comme le retour du délire à la raison, ne soit précédé que d’obscures influences ! Ce fut peut-être, chez Robert comme chez nombre de mélancoliques, la cause la plus futile et la plus insignifiante ; ce fut peut-être une lésion soudaine des forces vitales du cerveau, une de ces hallucinations qui poussent invinciblement à se soustraire à des souffrances imaginaires ou réelles.

Ses obsèques eurent lieu sans pompe. Son corps, placé dans une gondole, escorté par son frère, par ses amis et par les artistes nationaux et étrangers qui se trouvaient à Venise, a été descendu, arrosé des larmes de tous, à Saint-Christophe, petite île des lagunes, qui, sous la garde des religieux du couvent de Saint-Michel de Murano, sert de cimetière à la grande ville[24]. Une simple pierre, encastrée dans le mur lézardé du cimetière, en face de la tombe, porte, avec la date de sa naissance et de sa mort, ces simples mots :

À LÉOPOLD ROBERT, SES AMIS ET COMPATRIOTES.

Sur les bords de l’Arno, à Florence, dans l’église de Santo-Spirito, non loin du palais Serristori, autrefois l’habitation de la jeune princesse Charlotte, s’élève une chapelle funèbre, qu’elle a construite pour y déposer son mari. C’est là qu’en 1839 elle est venue dormir à ses côtés du dernier sommeil[25] ; mais, avant de le rejoindre, la princesse avait plus d’une fois donné des pleurs amers au souvenir du grand artiste, de l’homme de bien dont le sentiment de famille était si délicat et si profond, dont la journée avait été si rude, dont les défauts même étaient si touchans ! Malheureux Léopold ! tes sueurs et tes larmes avaient trop baigné le livre de ta vie pour ne pas effacer le sang de la dernière page !


F. FEUILLET DE CONCHES.


P. S. Le catalogue de l’œuvre d’un peintre est le complément naturel de l’histoire de sa vie. Personne n’avait encore dressé une liste complète des tableaux de Léopold Robert : nous avons cru devoir prendre ce soin ingrat, mais utile, n’ayant eu l’occasion de citer, dans le cours de notre travail, qu’un petit nombre des ouvrages de Léopold. Sa correspondance, son frère et M. Marcotte d’Argenteuil nous ont fourni de sûrs matériaux. Robert dit, dans une lettre du 1er octobre 1830, qu’il avait peint, à cette époque, cent trente à cent cinquante tableaux. Or, ce qu’il fit depuis n’ajoute guère à ce nombre qu’une douzaine de toiles. Les récapitulations du catalogue suivant sont donc d’accord avec les siennes, si l’on défalque du total donné par Léopold ses nombreuses répétitions, qu’il a comprises avec les originaux.

1817 - Portrait de Léopold Robert, — appartenant à Mme Huguenin-Robert, à la Chaux-de-Fonds.
1818 - Intérieur d’une cour à Rome, avec un pèlerin faisant baiser des reliques à des enfans, — à M. Fischer, ancien avoyer, à Berne.
1818 - Église souterraine de Saint-Martin-des-Monts, à Rome, avec figures, — au comte d’Affry, à Fribourg, en Suisse.
1819 Procession de moines dans l’église des saints Côme et Damien, à Rome, — à M. de Beauvoir, à Paris.
1819 - Intérieur du cloître de l’Ara-Coeli, à Rome, — à la famille de Robert.
1819 - Intérieur de la sacristie de Saint-Jean-de-Latran, à Rome, avec figures, — à Mlle Adèle Robert, sœur de Léopold.
1820 - Tête de jeune fille de Sonnino, grandeur naturelle, — à lord Kinnaird, en Écosse.
1820 - Un vieux pâtre et sa fille endormis auprès d’une madone, — à ***.
1820 - Brigand avec sa femme, — à ***.
1820 - Femme de Sonnino et son enfant endormi, — au roi des Belges.
1820 - Brigand retiré avec sa famille dans le creux d’un châtaignier, et se préparant à la défense, — à la duchesse de Berry, à Venise.
1821 - Vieille disant la bonne aventure à une jeune fille de Sonnino, — à ***.
1821 Brigands dans les montagnes de Terracina, — au baron de Foucquancourt.
1821 - Jeune religieuse recevant la bénédiction d’une abbesse, — à ***.
1821 - Portrait de lord Drummond et de deux de ses amis, — à lord Drummond, en Angleterre.
1821 - Procession de pèlerins chantant les litanies du matin, — à M. Roullet de Mézerac, à Neufchâtel.
1821 - Religieuse mourante, — au même.
1821 - Religieuses effrayées par des brigands qui envahissent leur couvent, — à lord Kinnaird.
1821 - Même sujet, mais composition tout-à-fait différente, — à la maréchale de Lauriston.
1822 - Brigand blessé, — au roi des Belges.
1822 - Femme de l’île d’Ischia, scène de désespoir, — à M. Coulon-Marval, à Neufchâtel.
1822 - Tête de jeune fille de l’île de Procida, — au roi de Prusse.
1822 - L’Improvisateur napolitain, grandeur naturelle. Gravé en grand à la manière noire soutenue de burin par Zaché Prévost, en petit au trait par Joubert. — Était au palais de Neuilly.
1822 - Frascatane au rendez-vous, — à feu le chevalier Bartholdy.
1822 - Enlèvement de jeunes filles par des brigands, — à M. de Rothschild, à Naples.
1823 - Femme de brigand veillant sur le sommeil de son mari, — quatorze répétitions appartenant à autant de cabinets différens.
1823 - Repos de pèlerines dans la campagne de Rome, — à la maréchale de Lauriston.
1823 - Brigand en prières avec sa femme, — à M. le prince Aldobrandini-Borghèse, à Rome.
1823 - Berger romain, — à M. de Rothschild, à Naples.
1823 - Pillage d’un couvent de religieuses par des pirates turcs, — à***.
1823 - Brigand mourant, — à M. le duc de Fitz-James, à Paris.
1823 - Deux jeunes filles napolitaines revenant de la fête, — à M. le comte de Gourieff, en Russie.
1823 - Vieux pâtre des Apennins endormi. Près de lui, un jeune garçon joue du haut-bois. — Au même.
1823 - Jeune chevrier des Apennins soignant une chèvre blessée, — à la baronne Gérard, veuve du peintre, à Paris.
1823 - Étude de tête de jeune Frascatane, demi-nature, — à M. Marcotte d’Argenteuil, à Paris.
1823 - Danse napolitaine dans l’île de Capri, — à M. le marquis Hutchinson, à Londres.
1823 - Femme de l’île de Procida, — à M. Philipps, à Londres.
1824 - Costume de Sorrento, grandeur naturelle, — à M. Ranch, sculpteur à Berlin.
1824 - Pêcheur improvisant, — à M. le général Disney, à Londres.
1824 - Vieille disant la bonne aventure, — à M. Mari, en Belgique.
1824 - Brigand blessé à mort et sa femme se livrant au désespoir, — au roi des Belges.
1824 - Répétition du tableau précédent, — à M. le duc de Fitz-James, à Paris.
1824 - Deux vues intérieures de Rome, avec beaucoup de figures de contadini, de moines, de marchands de poissons et de marchands de légumes, — à M. le vicomte de Fontenay, à Stuttgardt.
1824 - Intérieur des ruines de Saint-Paul-hors-les-Murs (Rome), le lendemain de l’incendie, — au musée de Neufchâtel.
1824 - Répétition du précédent tableau, — au sculpteur danois Thorwaldsen.
1824 - Retraite de brigands, — à M. le comte Basilewski, à Saint-Pétersbourg.
1824 - Famille de brigands en alarmes, — à M. le prince de Metternich.
1824 - Jeunes filles de Frascati portant des corbeilles de fleurs et de fruits, — à M. Rougemont de Loewenberg, à Paris.
1824 - Deux brigands. — Brigand et sa femme en prières, costume de Monticelli. — A lord Honson, en Angleterre.
1824 - Brigand mourant, — à M. le comte de Schœnbrunn, à Vienne.
1825 - Jeunes Napolitaines revenant d’une fête, — à Mme la princesse de Souwaroff, à Berlin.
1825 - Brigand veillant à côté de sa femme endormie, — à Mme Huguenin-Robert.
1825 - Jeunes filles de l’île de Capri, — à lord Acton, à Naples.
1825 - Famille de brigands se parant, dans une grotte, d’objets enlevés à des voyageurs, — à Mme la comtesse de Nesselrode, à Saint-Pétersbourg.
1825 - Femme de l’île de Procida, sur le bord de la mer, attendant son mari durant une tempête, — à M. le duc de Laval-Montmorency.
1826 - Pèlerins reçus à la porte d’un couvent, — à Mme Schickler, à Paris.
1826 - Tête de femme de Sera, demi-nature. — Pèlerine des montagnes voisines du lac Fucino, avec son enfant mourant, — à M. Marcotte d’Argenteuil.
1826 - Le marinier napolitain avec une jeune fille de File d’Ischia, — à feu Guérin le peintre.
1826 - Répétition du sujet précédent, — à M. Roullet de Mézerac.
1826 - L’ermite de Saint-Nicolas, au mont Epomeo, île d’Ischia, recevant des fruits d’une jeune fille, — à M, le comte de Feltre, à Paris.
1827 - Jeune fille de Procida donnant à boire à un pêcheur, — à M. Casimir Lecomte, à Paris.
1827 - Retour de la fête de la madone de l’Arc, — au Musée du Louvre.
1827 - Une fille de Procida au rendez-vous. — M. Édouard Bertin avait donné ce tableau à sa mère, à qui il a été volé.
1827 - Répétition du tableau précédent, esquisse terminée, — à M. Snell, à Rome.
1827 - Jeunes filles d’Ischia au rendez-vous, -à ***.
1827 - Vieille femme disant la bonne aventure à une jeune fille, — à M. Mari, en Belgique.
1827 - Tête de jeune fille de Frascati, demi-nature, — à M. Marcotte d’Argenteuil.
1827 - Deux jeunes filles de San-Donato se déshabillant pour se baigner, — à M. Marcotte aîné, à Troyes.
1827 - Ermite trouvé mort près de son ermitage par un pecoraro, à M. Marcotte d’Argenteuil.
1827 - Deux jeunes paysannes à la fontaine, — à M. de Manu, en Belgique.
1828 - Tête de jeune fille des environs de Rome, demi-nature, — à M. Marcotte d’Argenteuil.
1828 - Les petits pêcheurs de grenouilles dans les marais Pontins, — à M. Marcotte aîné.
1828 - Jeune fille de Sonnino ôtant une épine du pied à une de ses compagnes, — à M. Marcotte-Gentis.
1828 - Jeune Grec aiguisant son poignard, grandeur naturelle, — à M. Frédéric Pourtalès, à Berlin.
1828 - Répétition du même tableau, avec variantes et de plus petite dimension, — au sculpteur Thorwaldsen.
1828 - Femme de Sera pleurant sur sa fille morte, — à Mme la baronne Gérard, veuve du peintre.
1828 - Répétition de ce tableau, — à M. le comte de Schœnbrunn, à Vienne.
1828 - Idem, — à M. le général baron Fagel, ministre des Pays-Bays à Paris.
1828 - Deux petits pecorari chantant l’Angelus du matin sur une des sommités des Apennins, — au roi des Pays-Bas.
1829 - Pifferari devant une madone, — à M. Casimir Lecomte.
1829 - Jeunes filles à la fontaine, — à M. Dubois, à Paris.
1829 - Vieille femme malade entourée de ses petits-enfans, — à M. Armand de Werdt, à Berne.
1829 - Portrait de jeunes personnes, filles de la comtesse de Celles, petites-filles de Mme de Valence, arrière-petites-filles de la comtesse de Genlis, en costume de paysannes des environs de Rome, — à Mme la comtesse de Celles.
1829 - La femme du marin, costume d’Ischia, — à M. Coulon-Marval, à Neufchâtel.
1829 - Deux brigands avec leurs femmes. — Brigand arrêtant une femme. — A M. le comte de Hahn, à Berlin.
1830 - Jeune fille de Frascati, — à M. Falconet, à Naples.
1830 - Halte de moissonneurs dans les marais Pontins, gravé en grand à la manière noire, soutenue de burin, par Z. Prévost ; en petit au burin, par Paolo Mercuri ; au pointillé, par Desclaux ; au trait, par Joubert, et de nouveau au burin, par les frères Varin, — au Musée du Louvre.
1831 - Tête de Frascatane, grandeur naturelle, — à M. le comte Demidoff, à Florence.
1831 - Tête de femme de Sezze, — à M. le vicomte de la Villestreux, à Paris.
1831 Enterrement d’un fils aîné de paysans romains, gravé par Z. Prévost. — Était dans la galerie du Palais-Royal.
1831 - Femme napolitaine pleurant sur les débris de sa maison détruite par un tremblement de terre, gravé par Z. Prévost pour la société des Amis des Arts, — au Musée du Louvre.
1831 - Épisode de l’insurrection italienne à Civita-Castellana. Deux femmes effrayées par les révoltés de Bologne en 1831. — A M. le comte de Ganay, à Paris.
1831 - Portrait du prince Napoléon Bonaparte, mari de la princesse Charlotte, grandeur naturelle, — à la famille Napoléon.
1832 - Deux jeunes filles des environs de Berne caressant un chevreau, — à M. Marcotte-Genlis.
1833 - Deux jeunes filles napolitaines se parant pour une fête champêtre, — à M. Deu, à Strasbourg.
1831 - Portrait en petit de M. Odier, peintre, — à Mme Odier mère.
1834 - Deux esquisses du repos de la Sainte-Famille en Égypte, — à la famille de Robert.
Troisième esquisse du même sujet, — à M. Marcotte d’Argenteuil.
1834 - La mère heureuse, gravé en taille-douce par Mandel de Berlin, sous le titre de la Vedova, — à M. Marcotte d’Argenteuil.
1834 - Départ des pêcheurs de l’Adriatique pour la pêche au long cours, gravé en grand à la manière noire soutenue de burin par Z. Prévost, en petit au pointillé par Desclaux, au trait par Joubert, à M. Paturle.
1835 - Répétition inachevée, avec des changemens et de petite proportion, de la Halte des moissonneurs dans les marais Pontins, — à M. le comte Raczynski, à Berlin.

Robert a laissé une grande quantité d’esquisses peintes, souvent fort terminées, de dessins à l’aquarelle, au crayon noir, à l’estompe, à la plume, qui, pour la plupart, appartiennent à sa famille.

Esquisses peintes. — 1818 - Vue du lac d’Albano. Intérieur de cour à Rome. Deux intérieurs du cloître de Saint-Laurent à Rome. Un paysage. Voûte du Colisée. Intérieur de cour à Rome.
1819 - Autre intérieur de cour à Rome. Cloître de chartreux à Rome. Brigand romain. Femme de Sonnino. Femme de Verroli. Intérieur de l’église de Sainte-Constance à Rome. Autre femme de Sonnino. Vieille ciocriera.
1820 - Costume de San-Lorenzo. Vue du temple de Vénus et Rome, prise des arcades du Colisée. Intérieur de l’église de Sainte-Agnès près Rome. Religieuse franciscaine. Femme de Sonnino. Étude de chien des Pyrénées. Intérieur de cloître. Escalier de la villa Mécène à Tivoli. Porte de Saint-Laurent à Rome. Cloître de Sainte-Praxède à Rome. Deux intérieurs du Colisée.
1822 - Attelage de buffles. Roméo et Juliette, esquisse appartenant à la famille de Robert. Même sujet, appartenant à M. Snell, à Rome. Assemblée de famille romaine sur une terrasse, appartenant au même M. Snell. Pâtre et sa femme retirés dans une grotte, pendant l’orage. Pompiers romains. Étude de mer sur la côte de Salerne. Autre marine même côte. Vue prise de Monte Porzio. Vue du Vésuve. Vue d’Albano.
1823 - Pèlerin.
1821 - Religieux bénédictin.
1825 - Capucin. Esquisse du tableau appartenant au prince de Laval-Montmorency. Boeuf romain, grande étude pour le tableau de la madone de l’Arc, et appartenant au musée de Neufchâtel.
1827 - Première esquisse du retour de la fête de la madone de l’Arc.
1828 - Tête d’étude du bouvier qui est en tête du tableau des Moissonneurs, chez M. Marcotte d’Argenteuil.
1829 - Ébauche d’une tête de sainte, grandeur naturelle, chez M. Dubois, à Paris.
1832 - Église construite par Palladio à Palestrina, lagune de Venise.

M. Marcotte d’Argenteuil possède plusieurs dessins de Robert, dont deux à la plume, très remarquables, du sujet des Pêcheurs, dessins exécutés, l’un quand le tableau était avancé, l’autre quand il était terminé. Ce sont ces deux dessins qui ont été gravés par Joubert pour la notice de M. Delécluze sur Léopold. M. Marcotte a en outre une esquisse au crayon du sujet abandonné du Carnaval de Venise.

Robert m’a fait à la plume, en 1831, un charmant dessin pour la fable de Daphnis et Alcimadure de La Fontaine.

On voit chez Mlle Robert, à la Chaux-de-Fonds, une étude de paysage représentant une grotte entourée de végétation, peinte par le Hollandais Verstappen, et dans laquelle Léopold a ébauché une ou deux figures. Enfin Mme Huguenin-Robert a recueilli et classé en deux albums, avec l’aide d’Aurèle, tous les croquis, esquisses, dessins finis ou non terminés qu’elle a pu ramasser de son frère, à commencer par les informes essais de sa première enfance et par ses gravures. Parmi les dessins encadrés qu’elle a recueillis, on remarque une fort belle étude à la seppia, qui porte la date de 1833, et représente une femme en costume de Marina, environs de Venise.

Il nous reste, pour compléter cette liste, à enregistrer la disparition de quelques-unes des plus belles peintures de Robert, englouties, avec nombre d’autres chefs-d’œuvre de notre école, dans le flot populaire de février. Le palais de Neuilly n’est plus qu’une ruine, la galerie du Palais-Royal n’est plus qu’un souvenir. Les hangars des musées du Louvre sont jonchés de débris innombrables, souvent informes, de sculptures, de peintures, qui faisaient l’ornement de ces deux palais. Parmi les peintures, les unes sont percées de balles ou éventrées à coups de sabre et de baïonnette : les autres sont brûlées, morcelées, déchiquetées, triturées : ici une colonne, ou un arbre, là une tête ou un corps : disjecti membra poeta. C’est le chaos, c’est un champ de bataille, charnier immonde dont l’art a fait les frais. De trois tableaux de Robert qui se trouvaient dans les deux palais, l’un est mutilé, mais réparable : c’est la Mère napolitaine sur les débris de sa maison ; deux ont disparu : c’est l’Improvisateur au cap Misène et l’Enterrement d’un fils aîné de paysans romains. Quelqu’un a vu chez un restaurateur de tableaux, vis-à-vis du Louvre, le groupe principal de l’Improvisateur arraché ; du milieu de sa toile, car, à la faveur du désordre, des voleurs, glissés au milieu des combattans, ont trouvé le moyen d’exercer leur industrie ! Quantité de toiles, coupées soigneusement au raz du bord intérieur de leurs cadres et détachées de leurs châssis, ont été enlevées : — ainsi le Gustave Wasa d’Hersent, cette délicate et fine peinture ; ainsi la Porte de Constantine, chef-d’œuvre impétueux d’Horace Vernet où le général de Lamoricière volait, à travers les balles, au front de bataille. D’autres peintures, coupées de même pour être enlevées, sont restées sur leurs bordures : le temps avait manqué sans doute pour les dérober. La colère du peuple a frappé, dans la chaleur de ses vengeances, sur ses propres favoris. Horace Vernet, par exemple, le peintre du soldat, est l’un de ceux qui ont été le plus atteints. Sa bataille de Haguenau est trouée ; Jemmapes, Valmy, Montmirail, sont des cadavres ; l’Arrestation des princes au Palais-Royal n’est que lambeaux. La Mort de Poniatowski et le Soldat laboureur sont détruits. Ajoutons que le beau portrait de Maria Grazia, la femme du brigand, par Schnetz, est méconnaissable. Des deux portraits du duc d’Orléans-Égalité peints par sir Joshua Reynolds, l’un est à Eu, l’autre était au Palais-Royal : le premier est intact, le second est mutilé ; heureusement la réparation en est possible. C’est au Palais-Royal qu’appartenaient encore les deux fameuses peintures de Géricault, le Cuirassier et le Chasseur : par un miraculeux hasard, elles sont sauvées ; un propriétaire exigeant et mal payé les retenait comme gage dans les salles de l’exposition des artistes quand éclata la révolution. Elles vont faire la décoration du Louvre colonnes vigoureuses restées debout au milieu de lamentables ruines.


Feuillet de Conches

  1. Le prix d’entrée était fixé à un franc, et en deux mois seize mille visiteurs avaient apporté leur tribut.
  2. Habitans de Chioggia, en dialecte vénitien Chiozzia ; de là Chiozzotti.
  3. Du reste, la délicatesse de certains traits de cette nouvelle révélait une plume de femme, et quelques personnes distraites avaient ajouté foi au récit. L’auteur est Mme la comtesse César de Valdahon, née de Saporta, qui habite le château d’Azans, près Dôle. La brochure de 116 pages a été imprimée à Auxerre, chez Gallot-Fournier, 1835.
  4. Lettre à M. Marcotte, Venise, 14 septembre 1832.
  5. Tout ce que l’on a dit du caractère quelquefois odieusement ingrat de Jean-Jacques disparaît devant le fait de sa folie hypocondriaque. Personne n’a mieux analysé et défini l’état de cet homme de génie, si étrange et si malheureux, que la comtesse de Boufflers dans ses lettres à David Hume (Vie et Correspondance de cet écrivain publiée, en 1846, à Édimbourg, 2 volumes in-8 ; Correspondance du même publiée à Londres, in-4o, et lettres autographes inédites de la comtesse de Boufflers, déposées à la bibliothèque de Neufchâtel). C’est mieux que de l’esprit qui brille en ces étonnantes lettres, c’est la plus haute, la plus ferme raison. Et cependant cette dame, qu’il ne faut pas confondre avec la marquise, née de Beauvau-Craon, mère de l’esprit facile et léger qui écrivit au pastel comme il peignit le portrait, est à peine connue ! Marie-Charlotte-Hippolyte Campet de Saujon avait été mariée au comte Édouard de Boufflers-Rouvre). Sa mère avait épousé en secondes noces un marquis de Montmorency-Laval, et son fils épousa Mlle Desalleurs, en 1768.
  6. Lettre du 31 décembre 1839.
  7. Lettre à M. Marcotte, 21 février 1834.
  8. Lettres de Robert à M. Marcotte, 1834.
  9. Lettre à M. Marcotte, 5 février 1829, à Rome.
  10. Lettre à M. Marcotte. Venise, 12 octobre 1832.
  11. M. Gaullieur, dans une notice déjà citée, parle d’un grand repas durant lequel le spirituel Horace persifla sans relâche le pauvre Robert, qui, n’ayant d’esprit qu’au bas de l’escalier, ne sut que répondre. Il aurait pu ajouter qu’à ce propos un des convives dit à l’oreille de son voisin le mot de Molière sur La Fontaine : « Nos beaux esprits auront beau se trémousser, ils n’effaceront point le bonhomme. »
  12. Constantin, né à Genève, où il vit aujourd’hui dans la retraite, a produit en émail et surtout sur porcelaine, d’après les grands maîtres, de magnifiques ouvrages. Quelques-uns sont à la manufacture de Sèvres, le plus grand nombre a été acheté par le roi de Sardaigne, Charles-Albert, qui leur a assigné les honneurs d’une salle particulière au musée de Turin.
  13. C’étaient de grands paysages de fantaisie lavés à l’encre de Chine et à la seppia, que le prince Napoléon composait et exécutait, et dont Robert faisait les figures. La princesse Charlotte les lithographiait ensuite. Il y a une douzaine de planches, imprimées chez Salucci. Elles portent les trois noms des auteurs : Napoléon, inv. ; Robert, fig. ; Charlotte, lith. Les figures de Robert sont des moines, des paysans. La plupart des motifs ne sont pas bien neufs, et se retrouvent soit dans les lithographies qu’il a exécutées lui-même à Paris et en Suisse, soit dans ses tableaux. Léopold, dans le cours de ces soirées studieuses, avait fait aussi au lavis, au crayon et à la plume, de nombreux croquis pour la princesse Charlotte et pour Mlle de Villeneuve. C’étaient des têtes, des compositions quelquefois fort avancées et d’un beau caractère. Le recueil de ces dessins est assurément fort précieux, venant d’un homme qui s’est si peu livré à la fantaisie.
  14. « Quand Léopold revint de Terni, où il avait vu mon pauvre Napoléon, dit la princesse Charlotte après la mort de Robert, il m’en rapporta des nouvelles, et nos conversations nous reportèrent souvent, depuis, à ce moment où il l’avait vu pour la dernière fois. Que de sujets sérieux n’avons-nous pas traités ensuite ! et combien ses sentimens étaient religieux ! Que de fois je lui ai envié cette croyance inébranlable qu’il cherchait à m’inspirer ! S’il y a réellement une autre existence, elle doit être bienheureuse pour lui, qui était si bon, et dont les sentimens étaient si élevés et si beaux. » (Lettre de la princesse à Aurèle, en date de Rome, 19 avril 1835.)
  15. Lettres à M. Marcotte, du 29 février 1833 ; à M. Navez, du 14 janvier 1834.
  16. Lettre d’Aurèle à M. Marcotte.
  17. Lettre de Robert à M. Jesi, Venise, 10 avril 1834,
  18. Lettre de Robert à Jesi, 17 octobre 1834. Six mois avant, il en écrivait une du même ton mélancolique à son ami Navez.
  19. Lettre d’Aurèle à M. Marcotte.
  20. Aurèle écrivait ce qui suit à M. Marcotte, le 3 avril 1835 : « A l’égard du secret qu’il vous a confié, mon devoir m’oblige de vous dire, cher ami, que j’ai eu connaissance de toutes les lettres que ce pauvre Léopold, dans un dernier effort de vertu, a brûlées. A force de vertu et de réflexions, il était parvenu à se convaincre de tous les inconvéniens de sa passion ; mais, à la suite d’un combat de trois ou quatre ans entre la raison et une imagination indocile, son cœur aimant n’a éprouvé qu’un vide affreux. Les lettres que j’ai vues étaient empreintes d’un intérêt constant qui pouvait provenir de l’estime pour le talent et pour le caractère de Léopold ; il aurait fallu des yeux plus clairvoyans que les miens pour y découvrir d’autres sentimens, car il y régnait une retenue plus que platonique. Peut-être est-ce là ce qui a fait durer l’illusion. Il fallait se déclarer ouvertement dès le principe, afin de recevoir un refus ou une réciprocité. Le respect, dans ce cas-ci, était motivé par la différence des situations ; mais, si le génie ne se croit pas égal aux titres, pourquoi s’en approche-t-il ? »
  21. Aminta, acte Ier. « Oh ! que sentis-je ? que vis-je alors ? Je vis des dieux, des déesses, des nymphes gracieuses et belles…, d’autres objets ravissans, sans voile, sans nuage… »
  22. Aminta, acte Ier. « Aimons : la vie humaine n’a point de trêve avec les années, et elle s’écoule. Aimons : le soleil meurt et renaît ; nos yeux se fermeront bientôt à la lumière, et voici venir le sommeil de l’éternelle nuit. »
  23. Vasari rapporte que Michel-Ange avait fait faire le portrait de cette illustre poétesse par deux de ses élèves, notamment Sébastien del Piombo. Le portrait de celui-ci s’est retrouvé à Florence, et il est maintenant à Rome entre les mains d’un peintre anglais nommé Macpherson. La peinture en est d’une conservation parfaite : c’est un des beaux portraits qui se puissent voir. On sait que la marquise ne porta plus que des habits de deuil depuis son veuvage ; c’est dans ce costume qu’elle est représentée : robe noire, voile brun sur la tête, un livre de prières à la main. Sébastien del Piombo avait déjà peint le même personnage, mais beaucoup plus jeune. Le premier portrait est empreint du sentiment de sa première école, celle du Giorgion ; le second, du sentiment de l’école de Michel-Ange.
  24. Saint-Christophe et l’île du couvent sont sur la route de Venise à la petite ville de Murano, où l’on fabrique les glaces, les perles, les verroteries, qui font, depuis des siècles, la célébrité de Venise. L’île de Saint-Christophe est de toutes parts enceinte de murailles pour fermer le cimetière, qui ne s’ouvre aux visiteurs que le dimanche. Un petit enclos, à l’un des angles, est réservé pour la sépulture de ceux qui ne professent pas le culte catholique, les Juifs exceptés, qui sont enterrés au Lido, petite île du bassin de Venise, autrement dit les Lagunes.
  25. La princesse, se rendant de Florence à Gènes pour sa santé, est morte des suites d’une hémorragie, à Sarzane, en avril 1839.