Léopold Robert, sa vie et ses œuvres/02

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Léopold Robert, sa vie et ses œuvres
Revue des Deux Mondes, période initialetome 24 (p. 32-70).
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PEINTRES


ET SCULPTEURS MODERNES.




IV.

LÉOPOLD ROBERT.

CORRESPONDANCE INÉDITE. — DOCUMENS NOUVEAUX.


PREMIÈRE PARTIE.

IIe PÉRIODE. — ROME, NAPLES ET PARIS. - LES MOISSONNEURS. – 1822-1831;


VI.

Le tableau de la Corinne n’était point le seul pas tenté par Léopold Robert dans le domaine de l’imagination. Cette même année 1822, il avait esquissé deux grandes compositions de Roméo au tombeau de Juliette ; mais l’insuccès de Corinne le fit prudemment reculer, et les Roméo demeurèrent à l’état d’ébauche. De ce moment, il renonça à traiter aucune scène tirée du roman, de la poésie ou de l’histoire. Dès-lors il restreint sa peinture aux données humbles et familières, et ses laborieux efforts n’ont plus qu’un but : l’élévation du style et la délicatesse du sentiment dans une réalité de choix.

Ce qu’il y eut d’admirable et de frappant chez Léopold depuis cette époque, c’est l’harmonie qui s’établit entre son talent et l’Italie. La campagne romaine inculte, silencieuse et comme désolée, la sévère beauté des lignes de l’horizon, l’unité divine des vastes déserts du ciel, l’éclat prestigieux de l’atmosphère, préparent une émotion inconnue à qui arrive dans la ville de Rome, « cette Niobé des nations. » Robert, avec un sentiment pieux de la nature, un amour d’artiste qui embrassait et le paysage, et le ciel, et la création entière, s’était identifié avec ces beautés graves qui allaient à son ame mélancolique et l’emportaient dans tous les lointains de l’imagination. Il sentait un frémissement ineffable, qu’il exprime souvent dans ses premières lettres, à la vue de cette ville écrasée sous le poids de vingt siècles, et cependant si vivante, bien que tant de touristes n’y voient qu’un cadavre. Des deux Romes juxtaposées, également mortes toutes deux, la grande Rome du moyen-âge n’était pas la moins étonnante à ses yeux. Et quel cadre magnifique que cette splendide nature, ces marais Pontins, cet infini solennel de la campagne romaine pour ces grands ossemens du passé ! La magie aérienne qui enveloppe la ville de Naples, et son golfe, et ses environs, enthousiasmait Robert, tout en désespérant son pinceau, et plus d’une fois la population de ces beaux lieux lui fournit de magnifiques modèles : ainsi, après l’Improvisateur, le Retour du pèlerinage à la Madone de l’Arc ; toutefois il revenait plus volontiers à la population romaine.

En effet, le Romain, imposant dans sa décadence ; est encore le vieux Romain des temps historiques, et il offre une preuve éclatante, entre mille, de l’immutabilité des caractères originels des peuples. La dignité, chez lui, est de toutes les classes. Étranger à toute affectation, jamais pressé de montrer ce qu’il vaut, sérieux, fier, méditatif, presque triste, il semble chercher le mot de l’énigme assez obscure de ses destinées. Haut et superbe, il voit encore en nous le Gaulois ; dans l’homme du Nord, un barbare. Lui dont la ville est le grand hôpital des dynasties déchues, son premier sentiment envers l’étranger est l’attente du respect, presque le mépris. Le nil admirari d’Horace est encore, avec l’antique panem et circenses, sa devise éternelle. Tout lui est spectacle. Le Napolitain qui s’agite, qui court, qui danse, chante et crie sans cesse, et qui épuise tous les excès de la vie et du repos, est un spectacle pour l’étranger ; c’est l’étranger, au contraire, plébéien ou roi, qui est le spectacle du Romain. Et cependant semblable, en dépit de cette impérieuse nature, à ce lion qui a déposé sa royauté et se laisse conduire à la baguette d’un enfant, il laisse faire autour de lui, et ne se venge de ses maîtres que par je ne sais quel dédain superbe et nonchalant. A peine un instant, éveillé à la voix de Pie IX, a-t-il semblé vouloir reprendre sa place aux avant-postes du genre humain, et déjà le sort a désarmé son courage ; déjà le calme hautain d’une insouciance séculaire a remplacé sa gloire d’un moment.

À Rome, c’est moins dans la haute société que dans le peuple qu’il faut aller chercher cette beauté majestueuse, élégante et reposée, qui porte la tête avec toute la dignité des sénateurs et des matrones de la république romaine, et dont Robert s’était constitué le peintre. C’est là surtout que de magnifiques vieillards, qui semblent comme descendus des tableaux de Raphaël, prouvent la vérité de cette belle parole de Joubert : « Les vieillards sont la majesté du peuple. » Quand le fachino romain, aux cheveux de jais luisant, au teint chaud, au regard intelligent, à la taille vigoureuse et légère, jette avec un instinct d’artiste sa veste de velours sur son épaule, à défaut de manteau, l’expression de ses traits prend un caractère de fierté particulière, et l’on retrouve le type élevé de la statuaire antique

Solo isguardando
A guisa di leon quando si posa[1].

Tel était le milieu où Robert aimait à vivre ; tels étaient ses héros et ses dieux, tandis que d’autres faisaient poser des Jupiter et des Romulus à cinq francs la séance. Plus d’une fois, se mêlant à ses modèles, il a fait son profit de tel trait vif et court échappé à quelque bouche du peuple, et qui décelait souvent une impression plus forte et plus intelligente des beautés de la nature et de l’art qu’on n’en trouve dans plus d’un gros livre de nos jugeurs jurés.

L’année 1822, la première où Léopold ait exposé au salon du Louvre, vit paraître, avec quelques-unes de ses peintures dont les brigands des montagnes de Terracine lui avaient fourni les modèles, de petits sujets de moines et de religieuses, et les regards en France commencèrent à se fixer sur lui. Les connaisseurs furent frappés davantage encore de l’Improvisateur napolitain, substitué à la Corinne et exposé en 1824. Cette composition, d’une noble simplicité et le premier grand tableau de Robert, prépara les succès éclatans qu’il devait obtenir plus tard. Le caractère des deux figures principales est écrit avec énergie et bien contrasté. On voit aussi que l’artiste, préoccupé de l’expression variée d’attention de chacun des personnages groupés autour du chanteur, s’est étudié à rendre l’extase moitié sensuelle, moitié intellectuelle, qui berce au son de la cantilène, sous leur climat privilégié, ces voluptueux Napolitains.

La Sicile, autrefois la Grande-Grèce, le royaume de Naples, dont la capitale est l’antique colonie des Cuméens, ont conservé dans les traits et dans les mœurs de leurs races populaires de profondes traditions de leur généreuse origine. La vie en plein air qui rend l’homme à la nature en l’enlevant à la société, l’habitude de la cadence dans la démarche, de la danse dans les fêtes religieuses et profanes, de la pompe dans les processions, des costumes éclatans, des tresses de fleurs et des ornemens de fruits dans tous les usages publics et privés, tout rappelle l’antiquité païenne. C’est un violon en tête que les paysans se mettent en marche pour aller ouvrir le labourage ; c’est au son du tambourin et des castagnettes qu’ils rentrent les moissons et les vendanges. La femme danse-t-elle, son aspect revêt à l’instant une sorte de grandeur et de fierté, et son enthousiasme vertigineux et électrique finit par emprunter quelque chose du délire de la pythonisse. L’homme du peuple, comme pour attester que le laurier d’Horace, de Virgile et du Tasse n’a point épuisé le sein fécond de la campagna felice, a le don de l’improvisation poétique, cette liberté de la presse populaire de la vieille société italienne toujours divisée, quelquefois indépendante, jamais libre. La poésie est partout : dans le chant, dans la danse, dans les harmonies de la mer, dans tous les mystères d’une admirable nature qui fait vibrer à la fois les cordes de l’imagination, de l’ame et des sens. Robert en était encore à la fraîcheur des premières impressions d’un voyage à Naples. Comment n’eût-il pas été inspiré par cette population sauvage, il est vrai, indolente, frivole, dépourvue de dignité, mais non vulgaire, mais facile et bonne, si naïve surtout dans ses enthousiasmes et si fortement pittoresque ?

Tout ce qu’il exposa aux Salons de 1822 et 1824 appartenait au même ordre d’idées : toujours de ces scènes familières qui s’offraient incessamment sur ses pas ; mais l’Improvisateur attestait par la cadence des lignes, par l’élévation et la pureté du style, par le choix des détails, les efforts de l’artiste pour agrandir sa manière, et s’élever, à force de puissance de rendu, à force de vérité d’expression et de coloris, au niveau du génie créateur[2]. Quelques détails du tableau trahissaient, il est vrai, l’incertitude qui avait pesé primitivement sur la composition. Ainsi, les jeunes filles assises aux pieds du rapsode, et qui, prises individuellement, sont toutes de fort belles études, ne se lient point d’intention, d’une manière assez complète, à l’ensemble de l’action, et l’on pourrait dire qu’elles figurent là moins pour l’acteur que pour le spectateur. Cette harmonie, cette unité de composition, — l’une des plus capitales difficultés de l’art, — fut, en tous les temps, comme nous le verrons dans la suite, l’un des écueils contre lesquels le talent de Robert eut le plus à lutter. « Ces dernières parties sont du peintre, » comme dit le Poussin, « et ne se peuvent enseigner. C’est le rameau d’or de Virgile, que nul ne peut trouver ni recueillir, s’il n’est conduit par le Destin. »

La trace de ses courageux efforts n’était pas moins notable dans de petits tableaux de la même année 1824, représentant des Pèlerins se reposant dans la campagne de Rome, deux Religieuses effrayées du pillage de leur couvent par des Turcs, un Brigand en prière avec sa femme, et la Mort d’un brigand, — compositions austères, exécutées avec une grandeur de faire et surtout une profondeur de sentiment dont Léopold seul avait donné l’exemple à l’exposition de 1824. . Lors de l’incendie de Saint-Paul-hors-les-Murs, il avait fait beaucoup d’études sur place. Il exécuta, en 1824, d’après ces motifs, un intérieur des ruines de cette basilique, le lendemain de l’incendie. Le sculpteur Thorwaldsen en fut si enchanté, qu’il lui en demanda une répétition[3].

En novembre 1825, Léopold termina pour l’ambassadeur de France, le duc de Laval, un tableau dont les figures ont plus de deux pieds, et qui fut fort goûté. Il parle ainsi de cette composition à son ami Navez : « C’est une femme de l’île de Procida, sur le bord de la mer, qui attend son mari. La fin de la journée annonce un orage. La mer, qui est très grosse, lui donne des craintes ; elle tourne la tête pour chercher au loin la barque qu’elle désire ; un jeune enfant dort près d’elle. Je crois que le sujet se devine assez : du moins, je n’ai jamais eu besoin de le dire. »

Un petit tableau représentant des Chevriers des Apennins pansant une chèvre blessée avait été composé par Léopold pour le peintre Gérard en 1824 ; deux ans plus tard, il lui envoya de Rome une seconde peinture Une Mère pleurant sur le corps de sa jeune fille exposée. C’est un usage touchant des états du pape, usage plus pittoresque encore aux pays de montagnes où les costumes se conservent mieux dans leur pureté traditionnelle, d’exposer les morts à visage découvert, dans la maison mortuaire, jusqu’à ce que les confréries les emportent à leur dernière demeure. Robert avait été plusieurs fois témoin de ces tristes scènes, et il a fait une répétition de ce petit tableau pour un amateur distingué des arts, M. le général baron Fagel, ministre des Pays-Bas à Paris. Gérard fit une critique fort délicate de ce dernier tableau, qui offrait les mêmes qualités et les mêmes défauts que les précédens[4].

En 1827, Léopold exposa des Pèlerins reçus à la porte d’un couvent, des Filles d’Ischia au rendez-vous, l’Ermite de Saint-Nicolas recevant des fruits des mains d’une jeune fille, et une Pèlerine pleurant sur son enfant mourant. Dans une lettre adressée de Rome à M. Marcotte, le 15 janvier 1826, Léopold décrit ainsi ces deux derniers tableaux destinés à cet amateur : « Je profite avec empressement de la permission que vous me donnez pour satisfaire l’envie que vous me témoignez de connaître les sujets des tableaux que j’ai l’honneur d’exécuter pour vous, bien que j’éprouve assez de difficulté à exprimer avec la plume des scènes qui sont plutôt des motifs saisis sur la nature, et qui se sentent mieux qu’ils ne peuvent se décrire. Dans le premier tableau, j’ai représenté une femme des montagnes voisines du lac Fucino, qui, dans le pèlerinage qu’elle fait à Rome avec son jeune enfant, est forcée de s’arrêter pour une maladie grave, ce qui arrive fréquemment aux malheureux habitans de la campagne. Son enfant a pris un accès de fièvre pernicieuse ; elle est au moment de le perdre, et j’ai cherché à exprimer l’effet de la tendresse maternelle dans un moment aussi pénible. Le site où elle se trouve, sans être tout-à-fait portrait, est un motif qui m’a été inspiré dans les montagnes de Subiaco. L’autre sujet, qui est ébauché, m’a été fourni dans mon dernier voyage de Naples. C’est au sommet de la montagne la plus élevée qui se trouve dans l’île d’Ischia que j’ai vu un ermite recevant d’une jeune fille des fruits qu’elle lui avait apportés. Je vais l’exécuter tout de suite. »

Le petit tableau de la Pèlerine est un des plus fortement expressifs que Robert ait peints. Il n’est pas jusqu’à l’austérité du paysage qui n’ajoute à la tristesse pénétrante de la scène. Quant à l’Ermite du Mont Epomeo, il offre tout le charme que comportait le sujet, et servit de transition à la peinture d’Une jeune Fille de Procida donnant à boire à un Pêcheur, l’une des productions les plus heureuses de Léopold, et par laquelle il ouvrit l’année 1827. La jeune fille, un vase d’eau sur la tête, pose un genou en terre pour mettre le vase à la portée des lèvres altérées du pêcheur. La pantomime des deux figures est pleine de justesse, et, à la grace digne et simple de la femme, on ne peut se défendre du souvenir des compositions antiques.


VII

A peu près à la même époque, Robert avait conçu le projet de personnifier les quatre saisons en quatre tableaux. Le Retour de la fête de la Madone de l’Arc, qui a lieu à Naples au printemps, devait ouvrir la série. Les Moissons dans les marais Pontins devaient représenter l’été. L’automne aurait été symbolisé par les Vendanges en Toscane, et l’hiver par le Carnaval de Venise. Le Retour de la fête de la Madone de l’Arc parut en 1827, et la Halte des Moissonneurs figura au Salon de 1831. Léopold renonça au sujet du Carnaval, et le Départ des pêcheurs de l’Adriatique, qu’il y substitua, fut l’œuvre dernière du grand artiste. La mort seule l’a empêché de peindre les Vendanges, car il méditait ce sujet en travaillant à ses Pêcheurs, ainsi qu’on le voit dans une de ses lettres à M. Marcotte (Venise, 26 juillet 1832) : « Je vous ai parlé de la Toscane pour y placer le sujet de mon troisième tableau, qui est les Vendanges. J’aimerais à m’installer pour cela sur les lieux mêmes où je voudrais trouver mes inspirations. Il y a une petite ville extrêmement pittoresque (San-Geminiano), qui n’est pas éloignée de Volterra, et où la manière de recueillir le raisin est très originale. C’est encore un pays tout neuf, et qui conserve beaucoup du caractère étrusque mêlé à celui de la renaissance, qui plaît toujours tant. Ne pensez-vous pas qu’avec ces moyens on puisse faire une scène intéressante ? Ce serait le repos à la fin d’une belle journée d’automne, et ce moment me fournirait des épisodes intéressans. L’idée m’en paraît philosophique, car c’est dans l’automne de la vie qu’on peut espérer de jouir du repos. Voilà un plan aussi bien arrêté que possible ; mais, pour laisser avec sûreté le champ libre à mon imagination, j’aimerais à mieux connaître le pays où j’ai l’intention de placer cette scène.

Le duc d’Orléans, qui goûtait le talent de Robert, avait d’avance destiné à ce tableau des Vendanges une place dans sa galerie toute moderne, où brillaient maints diamans de notre école : la Françoise de Rimini et la Consolation des affligés d’Arry Scheffer, le Joseph et la Bataille des Cimbres de Decamps, une magnifique Scène orientale du pauvre Marilhat, si cruellement frappé dans toute la force de son talent, les Vaches de Jadin, l’Évêque de Liège et le Doge d’Eugène Delacroix, le Michel-Ange de Robert Fleury, et enfin, sans parler d’un de ces chefs-d’œuvre microscopiques où Meissonnier rivalise avec les meilleurs Flamands, l’Assassinat du duc de Guise de Paul Delaroche, et l’OEdipe d’Ingres, tableau à côté duquel devait plus tard se placer sa Stratonice.

Le pèlerinage à la Madone de l’Arc, qui a pour but d’appeler sur la terre les bénédictions de la Vierge, a lieu aux fêtes de la Pentecôte, à la chapelle d’un village distant de quelques lieues de la capitale. C’est une de ces solennités qui participent à la fois du paganisme et du christianisme, et où l’ardeur du plaisir se mêle aux pratiques dévotieuses. Ces jours-là, tout le populaire de Naples est en ébullition comme son Vésuve, dont il est si fier. Des hommes, des femmes, des enfans, revêtus de leurs plus beaux habits, habits presque orientaux par la forme et par l’éclat des couleurs, montent sur un char attelé de ces magnifiques bœufs gris à grandes cornes de la Romagne, dignes de descendre des bœufs du Clitumne. Les mains sont chargées de thyrses entrelacés de feuillages, de fruits et de fleurs, où pendent des amulettes, des chapelets, des images de la Vierge et des saints. Les fronts sont couronnés de pampres, de feuilles de figuier, de branches de citronnier chargées de leurs fruits. Des bouquets de genêt et de lavande verdissent les roues du char, et le joug des tranquilles animaux qui le traînent porte un trophée de branchages et de blé en herbe. Tout est joie, tout est fête et tumulte. La marche est ouverte par deux enfans dont le plus âgé frappe en cadence une crécelle de marteaux[5]. Les chants, le bruit des tambourins et des castagnettes, répondent à cet étrange appel. De belles jeunes filles qui dansent forment le cortége du char, et la foule, une foule immense, l’entoure ou le suit à pied, à cheval, à âne, en cabriolets à berceaux d’osier (calessi) ornés aussi de bouquets et de verdure. Une fille du pays tiendrait à déshonneur de ne point figurer à la fête, et nous ne sommes pas loin de l’époque où plusieurs faisaient prendre par contrat à leur futur mari l’engagement de les y conduire[6].

Ce fut ce détail de mœurs qui fournit à Robert le sujet du premier des quatre tableaux destinés à symboliser les saisons : il s’agissait encore de prendre sur le fait la nature populaire, mais il fallut beaucoup d’efforts à l’artiste pour la saisir. Une lettre de Léopold à M. Navez (Rome, 1er octobre 1827) en contient l’aveu. « Mon tableau n’est pas fini encore, et même je prévois qu’il ne pourra partir que dans un mois. C’est ma plus grande page, puisqu’il a près de sept pieds, et, comme le sujet est compliqué, il m’a pris plus de temps que je n’avais pensé d’abord ; mais tout a une fin dans ce monde, et j’espère qu’il en sera de même de mon éternel tableau. Il est vrai que je n’y ai pas travaillé de suite, et que j’ai fait, depuis que je l’ai commencé, un assez grand nombre de petits tableaux qui avaient leur destination. Si j’avais su le mal qu’il me donnerait, bien certainement je ne l’aurais pas commencé. Toutes les figures ont des mouvemens violens ; par conséquent, la nature ne peut pas servir comme elle le fait pour un sujet calme. Ensuite, les ajustemens que j’exécute ordinairement sur le modèle ont presque été faits d’idée (je n’ai pas de mannequin) ; et moi, qui suis toujours timide et qui ne sais pas d’avance ce que je dois faire, ou plutôt qui ne puis exécuter sur-le-champ et du premier coup ce que je sens, ce tableau, je puis dire, m’a rendu malheureux, et bien souvent j’ai eu envie de le crever. Si je ne l’ai pas fait, j’ai donné la meilleure preuve qu’on puisse donner de courage et de persévérance. Je me consolerais de toutes les peines qu’il m’a causées, si j’en étais satisfait. » Le tableau fini, il dit au même : « … Je t’en prie, quand tu m’écriras, parle-moi de mes tableaux ; critique-moi vertement, si tu trouves que ce soit nécessaire. On me dit généralement que je suis tombé dans le sec et que je fais de l’allemand. »

Toujours plein de scrupules, le peintre n’avait rien donné au hasard ; il avait tout combiné pour faire ressortir la grace abandonnée à la fois et majestueuse de cette race grecque de l’Italie méridionale ; mais aussi, à force de s’étudier à écarter de la scène tout ce qui pouvait en altérer le caractère gracieux et grandiose, il l’a frappée d’une sorte de monotonie. A la rigueur, c’est bien là l’épisode principal de la fête ; ce sont bien ces montagnes fortunées que baigne la mer et que couronnent au loin des terrasses, des villa, des couvens et le Vésuve, ce roi de tout paysage napolitain ; mais les personnages posent plutôt qu’ils n’agissent, l’épisode est trop restreint pour le titre du tableau. En un mot, ce n’est point la foule, ce n’est point cette joie immense à laquelle semble prendre part la nature entière, et qui emporte une population tumultueuse, toujours dominée par la sensation du moment, et incapable de dépenser la vie sans l’agiter. Toutefois, avec un peu plus de sévérité dans le dessin, un peu plus de force de modelé dans les têtes et dans les mains, cette composition s’élèverait à la dignité de l’antique. En vain les critiques de la nouvelle école prétendirent-ils que ce n’était qu’un froid bas-relief : Robert devait, en 1831, leur donner un démenti par le succès universel d’une œuvre écrite dans le même style, mais plus puissante encore et d’une grandeur vraiment épique : l’Arrivée des moissonneurs dans les marais Pontins. Afin de se préparer à l’exécution de ce tableau, il fit un certain séjour dans ces marais si redoutés pour les émanations fiévreuses qu’ils exhalent.

« La peur que l’on a généralement de voir en détail les marais Pontins est exagérée, écrit-il le 10 août 1829 à M. Marcotte. D’abord, le mauvais air ne commence en réalité qu’à la fin de juillet ; ensuite, il n’est pas ce qu’il a été, ou bien tous ceux qui en ont parlé autrefois ont dit beaucoup de choses ridicules. Ce qu’il y a de positif, c’est qu’une amélioration de l’air se remarque parfaitement dans les villes et les villages voisins. Lorsque Pie VI eut la très bonne idée d’assainir une partie de cette terre fertile, les grands travaux qu’on fut obligé d’exécuter firent sortir des miasmes qui frappèrent de mort la population des environs. Les villes de Cisterna, Norma, Sermonetta et Sezze furent presque entièrement dépeuplées ; mais, après la succession d’années qui s’est écoulée, elles ont repris plus d’importance qu’elles n’en avaient jamais eu, et actuellement leurs habitans portent sur la figure l’empreinte d’une santé parfaite, tandis qu’autrefois ce n’étaient que teints jaunes et livides. L’année dernière, mon frère et moi, avions déjà poussé une reconnaissance dans ces endroits peu connus des étrangers ; mais à deux nous étions trop peu pour prendre les dispositions propres à nous mettre tout-à-fait à l’abri, sinon du danger, du moins de la crainte. Cette dernière excursion a été beaucoup plus agréable. Un des amis de mon frère s’était associé à nous en quittant Rome, et Schnetz est venu nous retrouver à Cisterna, où nous avons fait un séjour. Ensuite, nous sommes partis tous quatre à pied pour nous engager dans les montagnes, nous arrêtant dans les villes que je vous ai nommées, et de plus à Piperno, Sonnino et Terracina, où nous nous sommes installés.

« On ne peut se faire une idée de la beauté des hommes et surtout des femmes de ces endroits. Schnetz ne revenait pas de sa surprise. Leur physionomie exprime ce qu’ils sentent avec une vivacité qui charme, et ils ont des traits nobles, grands et fins, avec un aspect de santé qui plaît. Quand je pense à nos braves et dignes Suisses, je suis fâché pour eux et pour moi de la comparaison. Je dis pour moi, car, si je ne trouvais pas cette différence, il y a long-temps que je serais dans nos montagnes. Je n’aime pas du tout les Italiens des villes ; mais je vous assure que, dans les montagnes, ils ont quelque chose de tout-à-fait attrayant. Ils ont la naïveté de gens qui ne savent rien ; mais cette naïveté est accompagnée d’un esprit naturel très prononcé et d’une imagination surprenante, ce qui rend leur commerce assez amusant. Avec cela, on découvre en eux (surtout parmi les femmes, qui généralement sont très scrupuleusement attachées à leurs maris) un mélange de grandeur d’ame et de qualités rares, et puis de superstitions outrées alliées à des caprices qui peuvent les rendre méchans sans savoir pourquoi. Ce mélange, qui peut plaire d’abord, ne satisferait pas à la longue. Quoi qu’il en soit, je me persuade qu’un bon gouvernement en ferait de bons sujets. »

Léopold avait, par amour de l’art, bravé les exhalaisons des marais Pontins ; il en revint un peu malade. Rétabli au mois d’octobre, il écrivait à son ami Navez : « J’ai été fort long-temps peu bien, sans être cependant forcé de garder le lit. C’est par des soins convenables que j’ai échappé à une maladie réelle, et, en cette occasion, j’ai prouvé ce qu’on m’a dit souvent, à savoir, que j’ai manqué ma vocation, et que j’aurais dû me faire médecin. Schnetz, qui n’a ni mon tact en cela, ni ma pratique, est pris, et, depuis plusieurs jours, il a la fièvre. Nous avons peut-être commis une imprudence au commencement de l’été, en faisant un séjour dans les marais Pontins, où nous nous sommes trop échauffés. Cela ne m’a pas empêché de travailler, quoique je l’aie fait mollement. J’ai pourtant commencé un tableau pour pendant à ma peinture du Luxembourg, mais d’un style plus sévère : c’est une scène de Moissonneurs dans les marais. Plusieurs personnes ont vu ma toile, et trouvent qu’elle sera de beaucoup préférable à celle qui représente la Fête. Je n’en serais pas surpris, parce qu’il me semble que je sens mieux le sujet que je traite actuellement. Je peux bien me tromper, car je n’ai rien encore de fini. »

Dans cette composition qu’il avait été trois ans à méditer et qui est aujourd’hui si célèbre, il avait voulu faire ressortir la différence qui distingue les Italiens de Rome de ceux de Naples. Il y eut cela de remarquable, qu’il l’exécuta avec plus d’entrain et de plaisir qu’aucune de ses grandes toiles. On l’a vu menaçant, par dégoût, de crever celle de l’Improvisateur et de la Fête de Naples. — Il eut cent fois le même dessein pour celle des Pêcheurs ; le tableau des Moissonneurs lui donna seul les joies de l’invention et de la verve. Ce fut ce tableau qui partagea les honneurs du Salon de 1831 avec l’Offrande de la Madone, chef-d’œuvre de Schnetz, et l’une des plus belles productions de l’école moderne.

Rien de superflu, dans cette admirable peinture des Moissonneurs, entre la pensée et l’expression. Partout bonheur et variété de poses, éloquence de pantomime fine à la fois et simple, majesté imposante, étude savante, caractère profond et varié des têtes, vigueur de coloris, balancement heureux des lignes. Sur les figures, et de toutes parts, on sent le soleil dont l’atmosphère est embrasée. Le fond fin de ton, bien dégradé, bien à son plan, n’eût pas été désavoué par Claude le Lorrain. Et toute cette variété pleine de puissance et de vie se résume en une saisissante unité.

Avant d’être envoyé à Paris, ce tableau avait été exposé au Capitole et fort applaudi des Romains, dont il flattait l’amour-propre national ; mais le concert d’éloges et d’acclamations qu’il excita à son apparition au salon du Louvre est inexprimable. La foule, qui se laisse porter au flot de la mode, n’avait accueilli qu’avec distraction les premières œuvres de Robert, et ne s’était que lentement initiée à ce style sévère. Le petit nombre de vrais connaisseurs qui aiment réellement la peinture s’indignait de cette froideur et criait au mauvais goût du siècle. Grace à la déplorable habitude qui porte notre pays à tout parquer par classes et à numéroter ses admirations, le gros public avait crié plus fort « Ce ne sont que des scènes familières, des figures de demi-nature, des tableaux de genre, » et l’on n’y prêtait qu’une attention secondaire, comme si autre chose que le talent pouvait créer noblesse et roture parmi les artistes. Non, ce n’est point dans la dimension de la toile et dans la nature du sujet que réside la dignité de l’art, elle est toute dans le style imprimé à l’œuvre. Le goût si sûr des anciens trouvait autant de majesté divine, autant de diligence et de beauté surnaturelle[7] dans une statuette de Jupiter par Polyclète que dans le colossal Jupiter tonnant de Phidias. Une statuette d’Hercule, chef-d’œuvre de Lysippe, partageait avec les œuvres d’Aristote l’honneur de reposer sous le chevet d’Alexandre. L’art des pierres fines de Pyrgotelès, le graveur favori du héros macédonien, l’art des pierres de Dioscorides et d’Aspasius[8] n’est-il pas le même art que celui de la frise du Parthénon ? La moindre toile de Raphaël, du Poussin, de Le Sueur, de Rembrandt, les petits tableaux de Terburg et de Metzu ne sont-ils pas autrement grands que les vastes machines des Carraches et du Tintoret, que ces toiles immenses où Le Brun, abusant d’une certaine audace de composition, d’une majesté naturelle de style, a superbement délayé Quinte-Curce dans les flots de sa mauvaise couleur ? En ses petits émaux enfin, Petitot n’est-il pas grand par les mêmes qualités qui font les maîtres ?

Certes, ce que nous représentait Léopold était vieux comme le soleil. Les types pittoresques des populations agrestes de l’Italie avaient souvent fourni des modèles à nos peintres ; mais généralement ce genre avait été traité avec négligence ou maladroitement idéalisé. Schnetz seul, le dernier des Romains, retiré comme Robert dans cette sainte Italie, l’avait reproduite avec la simplicité puissante de sa belle nature. D’autres peintres, et des plus habiles, se sont essayés depuis dans ce même genre ; mais leurs pâles productions n’ont servi qu’à prouver combien Léopold est un grand artiste. Un des défauts de certains peintres de notre temps est de prendre leurs études pour des tableaux. Il a été donné à Raphaël seul de faire autant de tableaux de ses études. Pour écrire et pour peindre avec génie, il faut penser avec génie ; pour ne produire qu’avec talent, il suffit d’une certaine dose d’idées, de sens et de goût.

Du milieu de cette foule sort glorieusement l’illustre Ingres, qui, par son exemple, avait enseigné à Robert la volonté et la tenue dans le talent, le dédain de la mode comme celui de l’à-peu-près et du genre bel-esprit qui cherche à envahir notre goût national. Robert professait pour ce grand artiste une admiration vraiment sentie ; on aimera à en trouver l’expression éparse dans un choix de confidences empruntées à sa correspondance avec M. Marcotte.


VIII

Je vais commencer à parler peinture pour répondre à vos remarques sur la manière dont on la traite aujourd’hui. Je prends pour exemple Ingres, qui est à mes yeux le modèle des artistes, celui qui envisage l’art pour l’art, et qui dédaigne de devenir fabricant ; mais, tout en mesurant sa hauteur, je suis fâché pour les arts et pour lui qu’il produise si peu. Son talent a tant de recherche, de caractère et de goût, une fermeté de dessin si remarquable, une exécution si consciencieuse, qu’il lui faut naturellement beaucoup de temps pour se satisfaire. Il travaille seul à ses ouvrages ; c’est encore un point à considérer et qui lui ôte toute analogie avec les peintres anciens, dont la plus grande partie avait de nombreux élèves occupés à les aider. L’amour des arts à notre époque n’offre non plus aucun rapport avec celui qui était si général en Italie au XVe siècle. La nouveauté et l’apparition de chefs-d’œuvre qui ne ressemblaient à rien produisaient un enthousiasme général. Les grands artistes en avaient plus de sûreté pour rendre leurs inspirations. Ils craignaient beaucoup moins la critique ; ils n’avaient point à redouter, pour l’effet de leurs tableaux, de les voir, dans des galeries ou des expositions, au milieu d’un tumulte de cadres où les bonnes choses peuvent être écrasées par les médiocres, et leurs œuvres, placées dans des églises, ne devaient inspirer que des sentimens plus favorables. Pour cette grande raison, nos devanciers travaillaient avec plus de liberté. Ils ne craignaient pas, j’ose le dire, de se permettre des anachronismes, quand leur caprice les y portait. Présentement, rien n’est perdu pour les cent yeux de la critique : ceux qui s’en inquiètent sont arrêtés, comprimés. Je voudrais pour Ingres qu’il vécût en Italie. Je suis sûr qu’il serait plus heureux et produirait plus.

« … Tout ce que vous me dites de lui me fait craindre davantage encore d’habiter une ville telle que Paris (comme peintre, je veux dire). Un homme sans passions est incapable de faire un artiste distingué, puisqu’il est reconnu qu’il faut toujours, à tout homme qui veut produire, une sensibilité qui aime à se faire jour. Mais l’ambition de satisfaire la vanité arrive aussi, lorsqu’on se trouve sur un grand théâtre, et toutes les passions qui, dans la retraite, demeurent cachées, se découvrent : les unes peut-être pour rendre heureux ; les autres, le plus souvent, pour mettre des entraves à la tranquillité et au repos… Je me rappelle toujours plusieurs conversations de M. Gérard, qui paraissait me parler confidentiellement et à cœur ouvert. Pourquoi ne pourrais-je pas le penser ? car quel intérêt cet homme aurait-il eu à me tromper par ses discours ? Eh bien ! il m’a répété souvent, et même chaque fois que je le voyais, combien je devais m’envisager heureux de travailler loin des intrigues. Il ne pouvait me dire assez combien il sentait qu’il avait ruiné sa carrière de peintre, en mettant un si grand empêchement au développement de son talent. Chez lui, comme chez beaucoup d’autres, l’ambition a détruit ou amorti la sensibilité ; il le sent, mais son âge et l’habitude d’une vie que l’on ne peut changer le lient irrévocablement…

« Ce n’est pas à dire pour cela que les grandes villes soient toujours la ruine du talent ; il y a des exceptions… Mais, pour moi, il serait bien difficile de m’ôter cette conviction que, dans les arts surtout, un cœur gâté et devenu insensible est ce qu’il y a de plus pernicieux au monde pour le talent. Or, c’est un mal qui s’opère bien plus facilement dans ces grands gouffres de population où les sentimens vrais sont presque toujours tournés en ridicule, et où le caractère le mieux trempé pour le bien reçoit tant d’atteintes de, nature à le changer avec le temps. Un homme s’y soutiendra, j’en suis sûr, c’est Ingres ; mais comment y parvient-il ? Par une force de volonté plus remarquable encore que son talent. Il l’a prouvé par toute sa vie, et cette constance admirable qui a lutté si long-temps, pour arriver au caractère vraiment classique qui le distingue, contre les attaques indécentes de la médiocrité, est le gage le plus convaincant de sa supériorité. Je l’admire, je vous assure, plus que personne, car il a conservé ce qui le rendra l’homme du siècle un cœur enthousiaste de toute chose noble, grande et vraie (car peut-on avoir des sentimens nobles et élevés, s’ils ne sont pas vrais ?). Avec cela, il possède un autre avantage que je remarque sans le blâmer, c’est le besoin que l’on reconnaisse généralement sa supériorité. Je ne blâme pas ce sentiment, parce qu’il part, j’en suis sûr, non de la pensée d’un succès personnel qui pourrait chatouiller un cœur vulgaire, mais d’un fonds louable, le désir de faire triompher ce qui est bien et beau. Combien son talent me touche et m’émeut autrement que les talens à effet, où l’on ne reconnaît pas avant tout une ame sensible et bonne !

« … Cet homme, se conservant au premier rang par des succès, maintiendrait toujours les arts dans les bornes d’une élévation propre à les faire toujours estimer. Il est malheureux pourtant qu’il ait quelque chose qui ne soit compris que des adeptes. Le public ne s’en contente pas, et l’on ne peut exiger des marques d’admiration de ceux qui ne comprennent pas les beautés. Les ignorans, ailleurs qu’en France, ont toujours du respect pour les réputations faites par les connaisseurs ; mais, en France, chacun veut porter un jugement. Il me semble toutefois que, si l’on se maintient dans la volonté de suivre ce que la nature peut inspirer, on est plus sûr d’être généralement goûté. Même dans les sujets historiques, il faut toujours que ce soit la nature qui soit le premier point de départ. Si l’on songe trop à ce qui s’est fait de bien, et si l’on veut surtout l’imiter, on exagère nécessairement le caractère que l’on a à rendre ; il ne part pas de source… Combien Ingres ne ferait-il pas, s’il se laissait simplement conduire par son propre sentiment ! J’espère cependant qu’on reviendra sur le premier jugement de son tableau (le Saint Symphorien). Le goût du public est, au premier abord, pour ce qui frappe les yeux, surtout dans ces immenses réunions de toiles où de bonnes choses ne peuvent être observées sur-le-champ…

« Je vous dirai que je suis bien aise de me rencontrer avec lui dans mes idées sur Raphaël et la nature…

« J’ai été obligé de cesser de vous écrire, par la visite d’un professeur de l’académie (de Venise). Naturellement nous avons beaucoup causé sur la peinture, mais nous ne nous entendions pas parfaitement, car il me parlait toujours grands maîtres, et moi toujours de la nature. Cela m’amène naturellement à répondre sur quelques points de vos lettres précédentes. Oui, j’accorde que Raphaël a fait un nombre prodigieux d’ouvrages admirables ; mais Raphaël est Raphaël. Il a été, de tous les artistes, le plus heureusement doué, si l’on en excepte Michel-Ange, qui, à mon idée, est supérieur encore.

« Raphaël improvisait ses tableaux ; de plus, il a eu le bonheur de venir dans un siècle où les arts étaient en grand honneur. Cependant je crois fermement qu’il n’a pas mis la main à beaucoup de tableaux que l’on regarde comme étant de lui : toutes ses Madones, qui sont si semblables, il n’est pas croyable que sa belle et si riche imagination lui ait permis de les exécuter ainsi. Si je ne me trompe dans cette dernière conjecture, Michel-Ange alors me paraît lui être supérieur et bien plus homme de génie, puisqu’il ne s’est pas astreint aux caprices de ceux qui lui commandaient des tableaux, et qui faisaient faire aux peintres des anachronismes ridicules. Raphaël s’en tire admirablement bien ; mais je préférerais qu’il eût exécuté quelques autres compositions, comme celles des Stanze, plutôt que de représenter des prêtres et des religieux avec Notre-Seigneur et la Vierge[9].

« J’ai été enchanté de me rapporter autant avec vous sur le Poussin. Ses ouvrages font toujours mon admiration par la pensée profonde et toujours élevée qui le conduit. Tout ce qu’il a fait prouve tant de fonds, un sentiment si réfléchi, que l’on ne peut voir ses tableaux sans s’y arrêter long-temps. On aime à se pénétrer des résultats d’une imagination si sûre. En somme, de tout ce qui a produit dans les arts, c’est lui et Michel-Ange qui me remuent le plus : le premier, par le fond de philosophie si bien écrit ; le second, par une imagination si grande, si gigantesque, si originale.

« Vous comparez Ingres à Raphaël ? Il me semble qu’on pourrait plutôt le comparer à Léonard de Vinci, qui n’a jamais voulu se faire aider, et qui, par cette raison, a produit si peu d’ouvrages, quoiqu’il soit mort très vieux. »

Dans ses lettres à ses anciens camarades, Robert jetait à cœur ouvert quelques mots sur les artistes qui l’entouraient, sur Granet, sur Schnetz, sur Horace Vernet, sur les écoles étrangères représentées à Rome, etc.

Décembre 1821. — « J’ai trouvé le tableau de M. Granet superbe, étonnant d’illusion. Néanmoins, je t’avoue entre nous que je désirerais une scène plus intéressante ; mais il faut avouer que c’est la nature même ; il y a un cachet particulier de maître. »

Août 1824. — « Schnetz a envoyé son tableau de Sainte Geneviève. Je suis bien impatient de voir comment on l’accueillera, s’il arrive pour l’exposition. Tu serais étonné de la verve qu’il y a. C’est d’une nature si forte, d’une énergie si étonnante, qu’il me semble qu’on ne peut rien mettre en ligne. Je le regarde comme bien supérieur à son Condé. Il y a plus de liberté, plus de caractère historique, et le pathétique du sujet fait plus d’effet. Il est facile de penser que les imitateurs de l’antique lui feront des reproches. Il est si rare qu’ils comprennent ce sentiment vigoureux !

« Quand ce tableau était exposé dans l’atelier de Schnetz, il y avait trois autres tableaux considérables d’autres artistes, et exposés également chez eux : l’un d’Overbeck, l’Entrée de Jésus-Christ à Jérusalem ; c’est allemand, mais plein de naïveté : nous l’avons été voir ensemble, Schnetz et moi, et il nous a fait grand plaisir ; — un autre, d’un Russe nommé Bruni, — Horace qui vient de tuer sa soeur :: c’est de la touche sans étude ; enfin, un sujet curieux, peint par un Anglais, une Famille anglaise recevant la bénédiction de Pie VII : on a bien ri de cette peinture ; c’est tout ce qu’il y a de plus bizarre, avec un effet très original, mais sans nulle vérité. »

1825. — « Je reviens à Schnetz. Son lot, malgré ce qu’il y aurait à dire, est beau et très beau ; il y a un sentiment d’exécution si vrai, et la pensée de ses tableaux offre toujours un quelque chose qui se trouve si peu facilement ! J’avoue qu’il pourrait un peu plus penser aux grandes lignes dans ses compositions, et ensuite à l’harmonie, au séduisant d’un effet bien entendu. Il peut acquérir pour cela beaucoup. D’ailleurs, ses grands tableaux étaient des scènes qui exigeaient trop de figures. Je voudrais voir Schnetz traiter des sujets forts, où l’action ne fût qu’une, et qui, par conséquent, n’outrepassât point le nombre de quatre ou cinq figures ; l’effet viendrait plus naturellement, et il pourrait mettre tout ce qu’il sait. Quoi qu’il en soit, je me suis beaucoup réjoui de ses succès, et je suis persuadé qu’ils lui feront faire de nouveaux pas… Nous partons pour Naples, Schnetz, Beauvoir et moi, dans un mois. Ce sera un voyage pittoresque, car nous le ferons à pied et par les montagnes. Le Moine s’y décidera aussi, je pense[10].

« Nous avons été bien attristés ce soir (28 juillet), en apprenant la mort de M. David, de cet homme extraordinaire. Son fils aîné était parti pour aller le rejoindre : il ne retrouvera plus son père. Je le plains sincèrement. Dans ta première lettre, je te prie, donne-nous tous les détails que tu sais sur la mort de notre cher maître, pour le talent duquel nous avions tous une si grande vénération. »

1829. — « Schnetz, qui est ici depuis plusieurs mois, vient de terminer entièrement un très beau tableau (figures de grandeur naturelle), qui augmente encore sa réputation. Je suis persuadé qu’il aura un plein succès au Salon, car il est original, outre le mérite de la peinture. Ce tableau est pour l’église de Saint-Étienne, et, en le lui demandant, on l’a instruit qu’au-dessus il y aurait cette phrase : « Consolation des affligés. » Il a eu l’idée de représenter l’intérieur d’une église avec un autel à la Madone. Au pied, se trouve une famille de paysans romains, qui l’implore pour une jeune enfant assise par terre et très malade. Ce groupe est admirable et le principal du tableau. Il y a aussi une vieille qui est parfaite, et plusieurs autres figures qui toutes sont occupées à implorer l’assistance divine. C’est enlevé, c’est d’une force d’expression qui émeut et d’une exécution meilleure que tout ce qu’il a encore peint. Il fallait réussir comme il a fait pour ne pas risquer d’être critiqué pour une innovation, car c’en sera une de voir cette composition placée à côté d’histoires de saints ou de traits de la vie de Jésus-Christ.

« Il dit qu’il veut changer sa manière en peinture. Néanmoins on trouve que le tableau qu’il vient de finir est de la même peinture que ceux de Paris. Il représente le portrait du pape Pie VIII porté[11]. La première chose qu’il ait faite ici est un tableau raté qu’il ne finira point. C’est une Judith coupant la tête à Holopherne, ou plutôt s’y préparant. Elle a déjà le coutelas en main, et se retrousse la manche, — motif, par parenthèse, trivial et bas, et qui ne donne l’idée que d’une femme bourreau. Il se faisait ensuite un jeu de sa facilité. On allait le voir un jour ; en votre présence, il disait : — Tiens, ce bras est mauvais, cette jambe est de travers ; — crac ! il barbouillait pour les changer et faire admirer sa facilité extraordinaire ; mais ces ficelles ne jettent pas de la poudre aux yeux ici… Il a fait plusieurs études de têtes qui sont véritablement bien. Ce n’est pas fort comme le seraient celles d’un homme plus solide, mais, en somme, elles sont bien, sans qu’il y ait à crier miracle. »

Une société des amis des arts vient de se former à Rome (mars 1830), et sa première exposition a lieu, dans ce moment, au Capitole… Il y a plusieurs années que différens artistes allemands et italiens avaient conçu ce projet. M. Guérin, auquel on en avait parlé d’abord, n’avait pas pensé que ce fût avantageux pour les arts. Il croyait, au contraire, que cela serait de nature à engager beaucoup de jeunes gens à les embrasser sans vocation, dans l’espoir de vendre facilement leurs travaux après quelques années. M. Guérin trouvait d’ailleurs la France désintéressée dans cette institution, qui n’avait pour objet réel que d’aider une foule d’artistes du Nord tombés à Rome sans ressources et y végétant dans le besoin, tandis que les Français ne sont point dans ce cas, et qu’ils ne viennent à Rome que pour acquérir du talent et non pour chercher à y vivre. Si Horace Vernet n’a pas envisagé la question au même point de vue, c’est qu’il n’a considéré qu’une chose l’honneur de la nation, et, en cela comme toujours, il a prouvé assez de tact, car bien certainement, si aucun Français n’eût exposé, on ne dirait pas, comme chacun le fait généralement, que cette école est de beaucoup supérieure e aux autres.

« Horace y a sa Judith, qui, à mon sentiment comme à celui de beaucoup d’artistes et d’amateurs, n’est pas exempte de défauts graves et ne donne pas une idée juste du sujet ; mais, comme ce tableau est exécuté avec l’adresse qu’on lui connaît, et que de plus on ne lui fait pas le reproche, comme à son Pape, d’être de la peinture de décoration, en somme il plaît assez

« Les deux derniers tableaux de Schnetz se distinguent d’une manière brillante. Orsel a une grande peinture qui lui fait honneur. Roger en a une aussi dans son genre qui plaît beaucoup. J’ai à l’exposition un tableau fini depuis peu et destiné ; une quinzaine de personnes m’ont déjà fait des offres, et parmi elles se trouvent plusieurs Italiens et même des Romains, chose étonnante, car, depuis que je fais des tableaux, aucun Romain, pour ainsi dire, n’a visité mon atelier. Ils ne vont pas plus chez les autres ; sinon chez leurs peintres ; mais, comme ils ont du jugement et que les peintures de leurs compatriotes leur donnent peu d’envie de décorer leurs appartemens, ils ne font aucune acquisition. L’exposition est bien curieuse sous ce rapport : on y voit à côté les unes des autres les différentes écoles. L’allemande a des vices très grands, mais elle a des qualités majeures, si l’on veut être juste, et l’école anglaise, sous le rapport de la couleur et d’une certaine naïveté d’expression, est à voir, mais pas l’ombre de goût un peu élevé.

« L’exécution française ne plaît pas tout-à-fait aux Anglais et aux Allemands. Les premiers recherchent un choix de couleur et une manière de peindre totalement opposés à nos méthodes. Les autres n’aiment pas la touche et la peinture qui n’est pas faite avec des glacis, des frottis de brosse à crever l’œil d’une mouche, comme disait M. David. Pour eux, l’exécution française est trop matérielle.

« L’école italienne est d’une faiblesse, d’une misère désolante ; il n’y a rien, mais rien qu’on puisse remarquer avec plaisir : on dirait de la peinture d’ennuyés. »

« … J’avais entendu rapporter par quelques amateurs et artistes (écrivait plus tard Robert à M. Marcotte) que les meilleurs tableaux des expositions italiennes étaient des compositions historiques : je n’y ai vu qu’une affectation de noblesse sans vérité et un mérite très commun, sans parler de la faiblesse de l’exécution ; mais tout ce qui se dit amateur en Italie ne sort pas, en fait d’art, de cette catégorie de sujets, et n’accorde son approbation, qu’aux artistes qui traitent ce qu’ils appellent « le genre noble. » Quand cette noblesse n’est pas accompagnée de vérité, ce n’est plus qu’une singerie qui ne peut plaire aux véritables connaisseurs. A une exposition, j’ai vu la foule se porter à un tableau très simple, qui, je le crois, n’eût pas eu grand succès à Paris, étant dépourvu de qualités essentielles, mais où j’ai trouvé un grand sentiment de vérité et beaucoup de finesse d’expression. Cette observation m’a prouvé combien la foule est plus éloignée de partialité et d’erreur que certaines personnes qui font profession de s’y connaître, parce qu’elle se laisse toujours conduire par le sentiment, et que le sentiment veut avant tout la vérité.

« Il faut avouer que tout a bien changé à l’égard des arts. Toutes les années, les artistes de chaque nation augmentent à Rome, et les amateurs, qui viennent en infiniment plus petit nombre à présent, apportent des idées de patriotisme qui les empêchent en grande partie de visiter même les ateliers des artistes en réputation qui ne sont pas leurs compatriotes. C’est fini, on fait beaucoup trop de tableaux, et les artistes qui commencent sont bien à plaindre. A mon arrivée à Rome, il n’y avait aucun Anglais qui y exerçât les arts ; actuellement il y en a un grand nombre, dont quelques-uns ont un talent réel, de celui-là surtout qui plaît aux riches insulaires. Les Allemands ont aussi un goût particulier, et leurs artistes les contentent merveilleusement. Il n’y a pas jusqu’aux habitans des pôles qui n’aient leurs jeunes peintres, que naturellement ils protègent. Dire qu’il y a des Sibériens et des Cosaques qui sont dans les arts, c’est dire assez que tout le monde se mêle de faire des ouvrages pour ses nationaux, chose toute naturelle, et qu’on ne peut blâmer ; mais, par suite, cette masse considérable de tableaux produira une satiété universelle, comme elle existe déjà chez les Romains, parmi les seigneurs les plus riches, parmi ceux même qui placent leurs collections de tableaux anciens dans leurs plus beaux appartemens, et se retirent dans les mansardes pour laisser aux étrangers le libre accès de leurs galeries. Plus le concours de curieux est grand, plus ils sont honorés. Malgré cela, ils ne donneraient pas un iota pour encourager leurs artistes. Aussi, depuis dix ans, aucun de tous les princes romains n’a-t-il acheté un tableau. »

En général, tout ce que disait Robert des diverses écoles de peinture représentées à Rome est encore vrai de nos jours, et nous avons recueilli avec d’autant plus de soin ces jugemens qu’aujourd’hui même il n’aurait, à peu d’exceptions près, rien à retirer de cette opinion sévère exprimée il y a dix-huit ans.


IX

A l’apparition des Moissonneurs, l’œuvre non la plus parfaite du pinceau de Robert, mais celle où se résument avec le plus d’énergie son système de composition et les habitudes sérieuses de sa pensée, le cri d’admiration fut général. Ainsi, sans coterie, sans cabale, par la seule autorité de son talent, Léopold avait su conquérir une gloire à laquelle applaudissaient la plupart même de ses rivaux. Aux yeux des peintres alors en possession de la vogue, il pouvait bien avoir le tort du succès ; mais il avait aussi cet avantage inappréciable, que sa retraite à Rome l’avait rendu, comme le pensait Gérard, complètement étranger à toutes les querelles qui bouleversaient, en France, le domaine de la pensée et des arts, et que dès-lors il n’excitait les défiances de personne.

Les écoles de peinture, qui, depuis plusieurs siècles, s’entremêlent et se détrônent tour à tour, étaient, à cette époque, dans un moment de crise. On reniait les dieux classiques, et l’ancien comme le nouveau servait de base à des théories plus ou moins ingénieuses, que le temps a fait triompher par leur côté vrai, et qu’il a brisées aux endroits contestables. Chacun, bien entendu, voyait la vérité suprême de son côté, et la soutenait comme on soutient une faction. Tous les débris des anciennes palettes des temps gothiques et même du temps de Louis XV étaient revenus pêle-mêle sur la mer qui les avait engloutis. On avait repris avec fureur, en peinture et en sculpture, mille idées disparates abandonnées ou décriées naguère, et destinées à l’être encore le lendemain même de leur triomphe. C’était un tumulte d’essais confus qui n’avaient d’analogie que par l’impuissance. Cette anarchie qui, dans les beaux-arts, a suivi la révolution de 1830, a été pour la peinture une époque meurtrière.

Il est vrai que la vieille école, s’arrogeant sans façon le nom d’école du beau, en vertu d’une loi académique inventée par l’érudition à la vue des premières fouilles d’Herculanum et de Pompeï, appliquait à tous les arts sa recette universelle, l’imitation de l’antique, un faux idéal parodié d’après les anciens, et l’on voyait constamment un perfide et maladroit souvenir des bas-reliefs et de la bosse s’interposer entre ses yeux et la nature. C’est ce qui fit dire, avec plus de justesse que d’urbanité, au peintre anglais Constable, le père de notre école moderne de paysage : « Ils font leurs tableaux avec des tableaux et des plâtres, et ne connaissent pas plus la nature que les chevaux de fiacre ne connaissent les pâturages. » Pourtant, ne le dissimulons pas, le tort non moins grand de l’ancienne école devant les novateurs pressés de jouir, c’est qu’elle n’enseignait qu’une voie lente pour arriver au savoir ; c’est que, par un principe sage, dont malheureusement elle appliquait mal les conséquences, elle pensait que le génie même n’est pas dispensé d’apprendre pour connaître, et que c’est dans une forte discipline de l’ame que les plus fiers talens, les esprits les plus originaux ont trouvé leur premier ressort. Robert en est l’exemple : si la nature, institutrice de sa première enfance, l’avait initié au sentiment du simple et du grand, si les champs et la montagne avaient fait de lui le peintre du peuple, c’étaient les enseignemens de David qui l’avaient rendu l’artiste consciencieux, sévère, en quelque sorte inexorable pour lui-même.

Ainsi, d’un côté agonisait l’école ancienne décriée ; de l’autre s’agitait l’école nouvelle, qui n’avait souci que de l’inspiration, et qui cependant avait son pédantisme et s’était faite antiquaire. En résumé, que gagnait-on au change ? La casaque et les fontanges au lieu de la tunique, le soulier à la poulaine ou la mule au lieu du cothurne, les Grecs modernes au lieu des anciens. Une exactitude de costumier suppléait au défaut de la composition. L’école avait bruyamment inscrit sur sa bannière : « Retour à la vérité, » mais sans daigner se souvenir que la vérité n’est que la réalité de choix, la réalité possible. Alors, incorrecte à plaisir, laide et triviale par goût, plus avide de commotions que d’émotions, la foule bouillonnante et capricieuse se précipita dans la réalité nue et grossière. L’école de David avait préconisé le dessin, rien que le dessin ; les nouveaux venus ne virent de salut que dans le faire impétueux, la fantaisie, l’effet et la verve, et honnirent le dessin, comme si l’art sans étude, l’art sans dessin, n’était pas, pour emprunter un mot de Bacon, « la statue de Polyphème à laquelle on aurait arraché son œil. » Bientôt les hommes les plus vigoureux qui avaient imprimé le mouvement à la réforme furent dépassés et impuissans à contenir les imitateurs. Des ébauches, de simples pochades furent prônées à l’égal des œuvres les plus sérieuses, et le sentiment de l’art s’abâtardit par la promiscuité de l’usage. Il y eut autant de juges que de peintres, autant de peintres que d’élèves effrénés de renommée, et l’on eût dit que chacun des hommes de génie dont les ateliers regorgeaient allait s’écrier comme Vespasien mourant : « Je sens, mes amis, que je deviens dieu ! »

Encore si ce tapage réformateur avait produit cette espèce de fusion généreuse dont l’Allemagne littéraire avait donné l’exemple au temps de Goethe, de Wieland et de Klopstock. Non, les généreuses concessions sont rares dans tous les temps ; chacun voulait faire école. Après l’école du laid, on eut l’école du joli : le laid et le joli, deux variétés de la manière et de la peinture de pratique. La seule conquête de cette époque fut une école de paysage, dont nous étions dépourvus depuis Desportes et Oudry, car on ne saurait appeler de ce nom ce triumvirat caduc et solennel des Bidault, Bertin[12] et Bourgeois (les trois B, comme on les appelait alors, par allusion aux quatre G : Gros, Guérin, Girodet et Gérard), qui régnait en ce temps-là. Thiénon et Nicole, deux dessinateurs de même force, étaient les ombres de satellites de ces ombres de planètes. Watelet et Régnier, si ternes qu’ils fussent, étaient, par le contraste, transformés en novateurs fougueux aux yeux des disciples badauds des trois B. Quoi de plus ? De courageux artistes en appelèrent de la monotonie des paysages soi-disant historiques et poussinesques de l’empire à la sainte nature primitive, et notre jeune école fut fondée. Elle jetait, au temps de Robert, un vif éclat, et se maintient aujourd’hui avec honneur en regard de l’Angleterre, dont l’école paysagiste est si merveilleusement habile en peinture, comme elle l’a été en poésie[13].

Quelle pouvait être la place de l’humble et timide Robert dans une pareille mêlée ? De son belvédère lointain, il n’apercevait même point la lutte, et, confiné dans sa foi silencieuse, il continuait de conclure à sa façon et de faire son chemin tout seul.

On était donc en pleine fièvre romantique quand s’ouvrit le Salon de 1831, où parurent les Moissonneurs, et, avec ce tableau, une Mère napolitaine pleurant sur les débris de son habitation ruinée par un tremblement de terre, l’Enterrement d’un aîné de famille de paysans romains, et les Pifferari devant une Madone, trois peintures qui sont au nombre des meilleurs ouvrages de Robert. Rien de plus simple que le sujet des Pifferari. Ce sont de ces joueurs de cornemuse et de chalumeau, mendians couverts de peaux de mouton, qui descendent des Abruzzes et des Calabres avec leurs familles, à l’époque de l’Avent, pour donner à Rome des sérénades aux Madones dont tous les coins de rue sont décorés. Hors ce temps, on leur ferme la ville, à moins qu’ils ne soient engagés comme modèles. Dès quatre heures du matin, ces gens-là inondent les rues de Rome, et jouissent de l’odieux privilège de l’éveiller en sursaut au bruit du fausset criard et mélancolique de leurs instrumens. Chaque quartier les paie par neuvaine. L’Italien de Rome est fort dévot à la Vierge, et lui demande tout, même des choses qui la feraient rougir. La femme innamorata, l’homme qui ne dort pas, le dévot qui veut se mettre en paix avec sa conscience, son voisin ou son curé, s’abonnent pour une ou deux neuvaines. Robert a tiré un excellent parti de son sujet. Deux de ces pauvres paysans s’arrêtent devant une Madone ; l’un enfle sa cornemuse tandis que l’autre vient de souffler dans un chalumeau. Les derniers sons qu’il en a tirés expirent dans les airs ; alors il chante, et, l’œil pieusement tourné vers l’image de la Vierge, il semble attendre qu’un sourire d’indulgence et de faveur s’imprime sur les lèvres de la Mère de Dieu. A leurs pieds sont deux petites filles dont le recueillement fait ressortir l’ardeur musicale, l’air de foi vive et profonde des musiciens campagnards églogue charmante qui respire un parfum de naïveté, de vérité locale, et laisse dans l’ame une douce et pénétrante émotion. Quand l’illustre peintre anglais sir David Wilkie passa l’hiver de 1825-1826 à Rome, il peignit, de sa seconde manière, deux petits tableaux dans le genre de Léopold : la Princesse Doria-Pamfibi lavant les pieds à de pauvres pèlerines, et un sujet de Pifferari tout-à-fait identique à celui de Robert. Il est curieux de comparer ces deux derniers ouvrages. La conception de Wilkie est heureuse, l’ordonnance est d’un peintre ; mais son exécution manque d’accent, de profondeur et de puissance. L’oeuvre de Léopold a plus de foi, et témoigne d’un sentiment plus fort de l’Italie pittoresque et religieuse.

Plus puissant et plus sympathique encore était le sentiment excité par la Femme Napolitaine. Absorbée, anéantie dans une pensée de destruction et de mort, la pauvre mère est immobile, et si un enfant à la mamelle, qui repose près d’elle sur les débris, ne se jouait avec l’insouciance de son âge, rien là ne serait vivant que la douleur. C’est toujours le même ton local compris et rendu en maître, toujours la même poésie de dessin, le même pouvoir de modelé, la même harmonie générale ; mais on voit que, mis à l’aise par l’unité d’idée où il se complaît, le peintre a pu se livrer à toutes les beautés pittoresques de détail et d’ensemble qu’il lui était donné d’atteindre. Ce tableau me paraît être son chef-d’œuvre ; il est irréprochable, et, dans la tête de la mère surtout, l’artiste a su atteindre à ce grand goût, à ce pathétique d’expression qui semble n’être le secret que des maîtres de l’art. Les mêmes observations générales peuvent appliquer à l’Enterrement d’un aîné de famille de paysans romains, sujet dont la profonde tristesse révélait l’état de l’ame de l’artiste, mais dont l’austère ordonnance et la fermeté d’exécution attestaient une force de pinceau peu commune.

A côté de ces tableaux figurait, à la même exposition, celui des Petits Pêcheurs de grenouilles dans les marais Pontins. Le plus âgé tient en main sa ligne intacte encore, tandis que le plus jeune, penché vers la terre, gémit sur sa ligne brisée. Quelques esprits délicats virent dans le ton mélancolique et l’à-propos de cette composition une allégorie douloureuse où Léopold avait retracé le souvenir de la vie brisée de son frère Alfred.

Ce fut aussi dans cette même année 1831 que, cédant aux conseils du peintre Gérard, qui le pressait de peindre de grandeur naturelle, Léopold, dont toutes les figures, les Moissonneurs compris, n’étaient que de demi-nature, et le plus souvent même plus petites, peignit de grandeur naturelle une Tête de femme et un Jeune Grec aiguisant un poignard[14]. Ces essais étaient heureux ; la tête de femme surtout respirait un charme inexprimable. Ce n’était qu’un portrait, qu’une étude, et par cela même l’artiste, dégagé de la préoccupation, toujours pénible pour lui, de l’ordonnance d’une composition, avait pu se livrer en toute liberté à l’entrain de son pinceau, il eut toujours, pour le dire en passant, une délicatesse extrême et une prédilection marquée pour les études de femme. On le voit par une de ses lettres à M. Marcotte.

« … Je trouve une bien grande différence entre exécuter des figures d’hommes ou des figures de femmes. La raison en est simple : ce qui frappe et touche dans la peinture est un caractère d’énergie, de force dans les hommes ; de sensibilité, de douceur dans les femmes. La nature est moins avare de ces dernières qualités que des premières, à mes yeux du moins. Trouver dans un homme avili ce qui est propre à frapper, attirer et plaire, est un travail qui, je vous assure, donne bien plus de peine que de chercher quelque chose de touchant et de sensible dans une femme. C’est ce qui fait que généralement même les plus habiles peintres y ont mieux réussi. Il n’y a que les ouvrages de Michel-Ange qui se distinguent d’une manière particulière ; mais son génie était si supérieur, qu’il a presque inventé la représentation d’une force, d’un caractère et d’une énergie qu’il n’a pu trouver dans la nature qu’avec de grandes difficultés et une observation continuelle. Voilà pourquoi, à mon sens, il doit être placé tout-à-fait au premier rang. »

Fidèle à ce penchant d’artiste, à sa nature sensible, qui ne s’attachait pas seulement, comme le font un si grand nombre d’artistes modernes, à la beauté extérieure et matérielle de la femme, mais à sa beauté morale, Robert a immortalisé sur la toile nombre de ces types nobles et expressifs que l’Italie a le privilège de conserver dans leur pureté. Déjà il s’était plu à peindre, pour M. d’Argenteuil, deux belles études de femme, de demi-nature, et il donne sur l’une d’elles une particularité assez curieuse dans une lettre datée de Rome, 4 juin 1826.

« J’ai accompagné les deux petits tableaux que je vous envoie d’une étude de tête d’une jeune femme de Sora, qui est fort jolie, mais qui offre un caractère de beauté bien différent de celui qu’on se représente d’ordinaire comme celui de l’Italie, et par conséquent tout-à-fait opposé à celui qui m’a frappé dans la jeune fille qui a posé pour le tableau de l’Ermite. J’ai pensé que ce contraste vous intéresserait, puisqu’il se trouve dans la nature, et qu’il y a, dans les montagnes, des villages dont la population presque entière se distingue par ce type si particulier… Nous voyons tous les jours le caractère italien sans mélange disparaître de Rome ; mais si les cheveux, d’un brun extrêmement clair, des habitans que je viens de vous signaler les rapprochent beaucoup des septentrionaux, je trouve qu’ils n’ont pas moins un caractère italien, lequel se remarque dans leurs expressions vives et variées, et surtout encore dans la finesse et la régularité des traits… »

Un passage de sa correspondance avec Victor Schnetz garde le souvenir de la découverte du modèle de la Jeune Femme, qui eut tant de succès au salon de 1831 ; et comme si ce bonheur d’artiste eût jeté un charme particulier sur une existence si souvent déchirée, on jouit du calme où reposait son ame quand il traçait ces mots :


« Frascati, 15 septembre 1830.

« … Je suis dans un calme de passion qui me charme : je philosophe tout seul, bien doucement, en contemplant notre belle plaine de Rome, l’horizon et le ciel, et je respire avec un véritable ravissement l’excellent air que nous avons ici. J’ai commencé une tête de grandeur naturelle, d’après la plus jolie créature que j’aie vue. Je suis sûr qu’elle vous plairait, mais beaucoup. Elle a seize ans, plus grande que Maria Grazia, admirablement faite ; une tête d’une pureté remarquable, mais surtout d’une expression délicieuse ; enfin, c’est une figure qui ferait partout le plus grand effet, même à côté des plus belles voisines !… »

Il est remarquable qu’avec un sentiment si vif des beautés les plus délicates de la création, Léopold ait à peine tenté de peindre le nu. Une curieuse lettre qu’il adressa, le 12 septembre 1827, à M. d’Argenteuil, montre jusqu’où, sur cette question, pouvaient aller ses scrupules de protestant spiritualiste : « Des deux sujets que j’ai traités pour messieurs vos frères, quelques personnes ont trouvé dans celui qui est destiné à M. Marcotte aîné un peu de liberté. Ce n’a été nullement mon intention. Cependant, pour ne pas faire toujours des figures vêtues de la tête aux pieds, j’ai peint deux jeunes filles qui se déshabillent pour se baigner. Je les ai supposées dans un endroit entièrement retiré, où elles ne doivent craindre aucun regard curieux. Si monsieur votre frère se trouvait avoir cette opinion en voyant le tableau, je m’engage volontiers d’avance à lui en faire un autre. Le second tableau est un sujet plus sérieux. J’ai supposé un vieil ermite mort tranquillement au pied de son ermitage, et qui est trouvé par un pecararo. J’ai représenté ce dernier lui soulevant le capuchon et cherchant à voir si c’est le repos éternel. Je suis extrêmement impatient d’apprendre le jugement que vous porterez de ces tableaux. »

Les scrupules de Léopold étaient exagérés. Le tableau des Baigneuses de San-Donato était d’une décence parfaite. Si d’autres artistes, plus soucieux de produire des sensations que de s’adresser à l’intelligence, ont donné l’occasion de dire que le cynisme, impitoyablement chassé de la langue, a trouvé un asile dans la peinture ; s’ils ont oublié trop souvent qu’il est une faute de goût quand il ne serait pas une injure aux bienséances, il faut, d’une autre part, dans la nue imitation de la nature humaine, savoir distinguer entre la nudité et le nu. Tandis que la nudité est la honte des écoles de décadence, le nu aura toujours sa décence, le nu sera toujours une des plus belles ressources de l’art sérieux. Grace au climat, aux opinions, aux mœurs de la Grèce, l’art antique a pu tout à son aise interroger sans voile la beauté vivante et la reproduire. Pour nous, dont les idées sur ce point délicat sont plus sévères, le problème sera moins aisé à résoudre ; mais, sans se préoccuper d’une morale étroite et prude qui, dans son zèle aveugle, briserait toutes les statues de nos musées, le véritable artiste saura satisfaire à toutes les conditions de l’art et respecter en même temps les saints préjugés de la modestie. Raphaël et Michel-Ange, Titien et Rubens, Poussin et le religieux Le Sueur, en ont, comme tant d’autres gardiens des grandes doctrines, multiplié les preuves.


X

Depuis 1816, Léopold Robert n’avait pas revu la France. Il fit, durant l’exposition des Moissonneurs au salon du Louvre, en 1831, un voyage à Paris avec son frère Aurèle, et tomba au milieu de l’orage soulevé contre l’école qui avait été son berceau, et pour laquelle il conservait un vieux respect. Les deux écoles se pressèrent à l’envi autour de lui. Fiers de son origine, les classiques le revendiquèrent ; et de fait ils partaient du même principe, ils tendaient vers le même but, le beau ; mais combien ils différaient sur les moyens et dans les résultats ! Sans aller, comme les classiques, par des chemins détournés, Robert attaque franchement la question. Au lieu de faire le pastiche des statuaires anciens ; au lieu, pour ainsi parler, de sculpter en peinture, il regarde la nature même, la copie d’original à son tour, et parvient ainsi à s’approprier au plus haut point cette noblesse et ce haut style que les Girodet et les Guérin n’avaient fait que rêver. D’un autre côté, le tact naturel de Léopold l’avait mis de bonne heure en garde contre toute exagération. S’il ne prenait point les livrées de son ancienne école dégénérée, il n’avait pas moins de répugnance pour la fureur d’outrer la nature, et se méfiait des avances de réformateurs qui ne voyaient en lui que le triomphe de l’imitation sur la création. Aussi, dès qu’il reprit les pinceaux, retourna-t-il tout droit à sa peinture, telle qu’il l’avait conçue jusqu’alors, et aucune des deux écoles ne vint à bout de le confisquer à son profit.

Étourdi de tout le bruit de la rue, des ateliers et du Salon, Robert, facile comme il l’était à effaroucher, ne comprit rien au mouvement des idées d’alors, et, dès qu’il eut touché le sol de Paris, il fut pris d’un vif désir de se dérober. Déjà, avant de venir, il exprimait des craintes à M. Marcotte (Florence, 15 mai 1831) : « Je ne puis me cacher que la vue de tant d’intrigues et de clameurs me fera mal, à moi qui aime tant la tranquillité. Ces immenses réunions de tableaux me tuent, parce que je pense toujours que les miens y sont faibles, ou plutôt je remarque dans les autres des qualités que je n’ai pas. » Le cri d’admiration qui l’accueillit à son arrivée ne suffit point pour rassurer ses esprits émus. Il se trouvait quelques critiques parfois justes, souvent rigoristes, qui révisaient à son endroit le jugement du public. Il le sut, mais leur voix semblait aller se perdre dans la glorieuse victoire des Moissonneurs, des Pifferari et de la Mère napolitaine. On ne saurait dire cependant qu’il eût été insensible à ces attaques. Délicat, en effet, comme tous les artistes, au contact de la critique, de même qu’à celui de l’éloge, il s’effrayait de l’un à l’égal de l’autre. On n’aura que trop souvent, dans la suite de ce récit, l’occasion de se convaincre que ce double souvenir ne fut pas étranger à la défiance qu’il montra plus tard de son talent et de sa fortune.

Léopold Robert avait été nommé, en 1825, membre de l’académie de Berlin, et, dans cette ville, il était fort considéré des artistes et des amateurs. Le comte de Raczynski, le comte de Hahn, Mme de Souwaroff et le célèbre sculpteur Rauch lui avaient commandé des tableaux. C’était surtout des commandes faites par les artistes qu’il était le plus flatté. Tandis qu’il recueillait tant de marques d’estime de la plupart des connaisseurs de Berlin, tandis qu’il recevait un accueil si flatteur de ceux de Paris, et que même un hetman de Cosaques, le prince Laboukime, lui achetait un tableau, le dénigrement ne lui manquait pas ailleurs. Un esprit jaloux, le Romain Vincent Camuccini, cherchait à rabaisser son talent. L’Italie, qui, à notre époque, se soutient très haut quant à la sculpture, est, dans la peinture, tombée au dernier point de faiblesse et d’impuissance, en dépit de la leçon vivante de tous les chefs-d’œuvre de ses anciennes écoles. Camuccini et le chevalier Agricola, tristes successeurs des Carle Maratte, des Pompée Battoni, des André Appiani, ces peintres de la décadence, en étaient une preuve flagrante. On avait vu à Paris le vieux Le Thière pleurer d’admiration devant les Moissonneurs. On avait vu Gérard, qui avait tendu la main à Léopold dans ses premiers débuts, lui commander aussi des tableaux, de 1824 à 1826, pour le soutenir en des momens difficiles. Chose plus rare encore pour l’un des doyens de l’art, dont l’histoire tient toujours un peu de la mythologie de Saturne, on avait vu Gérard encourager le nouveau venu de ses conseils, le prôner comme son enfant, jouir de son succès comme d’un succès propre. Incapable de tels sentimens, le Romain Camuccini à l’amertume de critiques légitimes ajoutait des critiques injustes. Dépourvu de naturel et de vérité, cet homme était un artisan d’adresse et d’industrie, un arrangeur habile plutôt qu’un véritable artiste. Trop faible pour dérober leurs secrets aux maîtres et demeurer original tout en se portant leur imitateur, il est resté faux et conventionnel dans sa composition, dans ses lignes, dans sa couleur, et n’a que trop justifié ce jugement prononcé sur lui par notre Pierre Guérin : « Il s’est nourri des anciens et de Raphaël, mais il n’a pu les digérer. » C’était cependant là l’homme qui tenait le sceptre des arts dans la patrie de Michel-Ange et de Raphaël ! Également injuste envers M. Ingres, il lui était arrivé le même malheur qu’à Diomède, qui, en poursuivant un ennemi devant Troie, se trouva avoir blessé une divinité. Toujours, comme l’académicien de Venise, il avait à la bouche : « Les maîtres, » et Robert : « La nature. » Ces deux principes, qui assurément ne devraient point s’exclure, s’excluaient l’un l’autre quand ils devenaient les mots d’ordre de deux systèmes ennemis.

Et qu’on ne croie pas pour cela que Léopold n’eût point fait des grands modèles une étude profonde, et ne se fût pas imbu du génie antique en interrogeant les restes divins de la statuaire grecque. Les anciens, il le savait autant que personne, sont ceux qui ont le mieux compris et appliqué cette vérité éternelle : « que la fin de l’art est l’expression de la beauté morale à l’aide de la beauté physique, » et c’est dans ce sens qu’il me répétait un jour ce mot de Winckelmann : « que la contemplation de l’Apollon du Belvédère le rendait meilleur. » Mais Rome est le tombeau ou le piédestal des intelligences : si les faibles succombent à l’épreuve, les forts y grandissent après avoir d’abord douté d’eux-mêmes ; témoin Robert. L’étude de l’antique lui avait appris à lire dans la nature les beautés sans nombre qu’elle recèle ; et les efforts heureux qu’il a faits pour élever le caractère de ses œuvres à la dignité simple des grands modèles disent assez s’il les avait compris. Seulement, en sa ferme organisation, l’invasion grecque et romaine n’avait point détruit la virginité du naturel, et, ce qu’il redoutait avant tout, c’était l’appauvrissement du génie natif par le pastiche. Copier et se mouler sur autrui n’est point d’un artiste, c’est contrefaire misérablement comme ces mimes et baladins des funérailles de l’antiquité.

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques ;

ce vers exquis d’expression, d’André Chénier, était la devise de Robert, amant passionné du vrai. Il vient, en effet, pour les esprits droits et sûrs, un temps où l’on trouve la nature si belle, si franche, si liée, même dans ses défauts, qu’on penche à la rendre telle qu’on la voit, et c’est l’extrême difficulté qu’on rencontre à être assez vrai pour plaire, en la suivant de près, qui seule en puisse détourner.

« Nos maîtres David, Girodet, etc., dit Robert, n’ont pas formé d’élèves, parce que l’étude des arts est devenue bien différente. On pense tant à l’intérêt maintenant ! Les maîtres ont des élèves pour se faire de l’argent, et non pour se faire aider à des tableaux. C’est l’argent qui compte ; mais je ne puis concevoir qu’on ait un atelier d’élèves faisant chaque semaine, depuis le 1er janvier jusqu’au 31 décembre, une figure nue, tournée, retournée et contournée. Il y a là une fausseté d’enseignement que les anciens n’ont pas eue. On lie l’imagination en voulant apprendre par ce moyen la science du dessin. Je sais, quant à moi, que, lorsque j’étais à Paris à étudier, je pouvais dessiner d’idée une figure sous toutes ses faces et la disséquer jusqu’aux os, en nommant tous les muscles, leur office, leur origine et leurs insertions. A présent, cela me serait de toute impossibilité, je vous assure ; et, pourtant, je me sens capable de mieux composer une figure, de la mieux faire marcher, et de l’exécuter avec plus de justesse et de science sans me tourmenter à faire plus que la nature n’indique. »

Telles étaient les paroles de Robert. Or, un homme pourvu d’une aussi vivace prédilection pour la nature ne pouvait être goûté par l’artificiel Camuccini. La France vengea Robert. Son tableau fut acheté par la liste civile, à la suite de l’exposition de 1831, et l’artiste reçut publiquement la croix de la Légion-d’Honneur des mains du roi.

A l’imitation de la Restauration, sous laquelle les récompenses nationales étaient distribuées aux artistes par le souverain lui-même, Louis-Philippe avait clos en personne la première exposition de son règne et remis sans intermédiaire les récompenses aux plus dignes. Cette solennité eut un grand éclat. Tout ce que la France possédait de plus éminent parmi les artistes et les connaisseurs se groupait, dans le grand salon du Musée, autour du roi. Les seuls artistes qui reçurent cette décoration de la Légion-d’Honneur, qui, pour les gens de cœur, n’a jamais été un hochet, furent Léopold Robert et son ancien camarade d’atelier, Henriquel-Dupont, ce véritable artiste, peintre avec le burin, qui répand sur toutes ses œuvres une fleur si vive de sentiment et de goût, et qui aux charmes du talent joint les charmes du caractère. Des applaudissemens unanimes couvrirent les noms de Robert et de Dupont, aimés de tous ; mais rien n’égale la sensibilité modeste avec laquelle Léopold reçut la distinction dont il était l’objet, rien n’égale le bonheur de ses amis, quand ils le virent si heureux. Sa première visite, à son arrivée à Paris, avait été pour son premier maître de dessin, le vieux Charles Girardet, établi alors dans une ruelle du quartier Saint-André-des-Arcs. La reconnaissance l’y porta de nouveau. « Je viens, lui dit-il, faire hommage de mes couronnes à celui qui m’a mis le crayon à la main. » Et le vieillard et l’élève pleuraient en s’embrassant.

L’administration chargée des encouragemens dans les arts, qui semblait s’être fait une loi de ne jamais deviner un grand artiste, avait bien quelques torts à réparer envers Léopold. En effet, il exposait depuis 1822, et six années s’étaient écoulées sans que le gouvernement lui eût acheté ou commandé aucun ouvrage ! Il avait fallu qu’en 1828, dans son vif désir de voir figurer une de ses œuvres au musée du Luxembourg, le pauvre Léopold fît le sacrifice d’une partie considérable du prix de son tableau de la Madonna dell’ Arco pour l’y faire admettre. Encore le tableau n’y entra-t-il point sans difficulté, et il fallut que le premier peintre du roi, le baron Gérard, usât de son crédit pour faire acheter 4,000 francs une page qui en vaudrait 30,000. Quant aux Moissonneurs, ils furent payés 8,000 francs, prix qu’avait demandé Robert[15].

C’est encore au Luxembourg que Léopold eût désiré que son tableau fût exposé, et, dans cette pensée, il avait refusé à Rome des offres bien autrement avantageuses. Tout heureux qu’il était de voir son œuvre achetée par la liste civile, il se consola difficilement qu’elle dût figurer dans la pénombre de la galerie du Palais-Royal, qui était close au public. C’est depuis la mort de Léopold que le roi avait tiré les Moissonneurs de sa galerie particulière pour les donner au Louvre. Figurer au Luxembourg parmi les peintres vivans de l’école française était pour Robert une affaire de sentiment. La France, où il avait fait ses premières études en peinture, où il avait contracté ses premières amitiés, la France, où il voyait ses émules et ses juges, était pour lui la patrie. Français de cœur, il voulait être traité en Français.

Les premières années que j’étais ici, dit-il à son ami Navez, dans une lettre écrite de Rome en 1828, je voulais ménager le passé et le présent ; mais j’ai reconnu que, dans le fait, c’est une duperie, et qu’on ne s’attache personne. Tu sais que mon pays est sous la domination du roi de Prusse : aussitôt que j’ai obtenu ici quelque succès, on m’a réclamé comme compatriote. Cependant il ne m’a pas été difficile de voir qu’on ne le faisait que pour m’éloigner de la France que j’aime, et que, je ne pouvais rien espérer de bien honorable ni de bien solide d’un gouvernement qui ne nous regarde que comme de demi-sujets. Au contraire, j’ai trouvé en France beaucoup de personnes qui se sont intéressées et s’intéressent encore à moi. Presque tous mes tableaux y vont, et j’ai pris mon parti ; mais ce n’est pas sans savoir que je me suis fait beaucoup d’ennemis. Enfin, il en arrivera ce qu’il plaira à Dieu. Te rappelles-tu de combien de sarcasmes, toi et d’autres, me poursuiviez là-dessus ? Actuellement on ne me dit plus rien de semblable. Je viens d’avoir encore une preuve que le gouvernement français veut bien m’envisager comme un de ses nationaux, puisqu’il vient de faire l’acquisition de mon grand tableau du Retour de la fête de la Madone de l’Arc pour le placer dans la galerie du Luxembourg. C’est un honneur qui me flatte beaucoup, et qui me fait espérer de voir continuer l’attention qu’on veut bien accorder en France à mes productions. »

Robert avait à peine quitté Paris, que s’ouvrit le champ de bataille dernier et définitif où se rencontrèrent les deux écoles rivales. Ce fut la mémorable vente de l’amateur Coutan, qui eut lieu en 1831, et dont le résultat fut pour Léopold l’objet d’une vive curiosité, quand il fut de retour à Florence, avant de passer à Venise. Coutan avait donné indistinctement droit de bourgeoisie dans ses albums aux dessins de tous les habiles : c’était comme un pandomonium où figuraient pêle-mêle les Girodet avec les Géricault, les Delaroche avec les Delacroix, les Thiénon, les Thomas, les Watelet avec les Bonington, les Charlet, les Decamps, les Ingres. Pour protester contre l’invasion des idées qui avaient reçu leur baptême de Géricault et de Delacroix, les derniers des classiques s’arrachaient les dessins des leurs, et le conflit des amours-propres fit la fortune de la vente, Ce furent les dernières lueurs du soleil couchant de l’école classique ; depuis, les dessins des Girodet, des Guérin et des Gérard, sont tombés à des prix injurieux. Ceux de Géricault, d’Ingres, de Robert, de Bonington, de Decamps, de Charlet, se maintiennent à des taux élevés ; mais la vogue en est partagée par des lavis légers, qui, il y a vingt-cinq ans, étaient à vil prix, — les croquis de Watteau, de Fragonard, de Boucher, de Lancret, — improvisateurs charmans de jolis masques qui rient éternellement, de délicieuses marionnettes qui ressemblent assez à des hommes. A voir le retour de la vogue de toutes les bluettes du règne Pompadour et de ce carnaval de sept ans qu’on appelle la Régence, on se demande, en vérité, si nous sommes faits pour l’art sérieux. Le gros public n’admire Ingres, le savant peintre, que sur parole et par respect humain. Nicolas Poussin, ce peintre des penseurs, comme on l’appelait, ne serait pas mieux accueilli de nos jours qu’il ne le fut au temps passé ; Eustache Le Sueur paraîtrait fade. En définitive, on serait tenté d’appliquer à l’art sérieux ce que Voltaire disait des œuvres littéraires : « Le public, en fait de livres, est composé de quarante ou cinquante personnes, si le livre est sérieux. »

Le goût est aussi rare que le talent, les bons juges sont aussi rares que les bons peintres.


XI

Robert, en quittant Paris, laissait, on le voit, la peinture française dans une phase périlleuse : lui-même entrait dans une époque critique de sa vie, et nous touchons à la partie en quelque sorte psychologique de cette étude ; mais, avant d’assister aux cruelles angoisses qui, de douleur en douleur, ont conduit à la mort le peintre des Moissonneurs, profitons de l’époque où il était encore en pleine possession de lui-même pour nous résumer sur le caractère et la valeur de son talent.

« L’or est confondu avec la boue pendant la vie des artistes : la mort les sépare, » a dit Voltaire. De cette épreuve, qui rappelle celle que subissaient les rois d’Égypte après leur mort, Léopold Robert, depuis plus de treize ans que la postérité est venue pour lui, est sur plusieurs points sorti vainqueur. Tandis que les sectateurs exagérés de David, maladroits Argonautes embarqués à la recherche de la beauté, se sont engloutis dans l’oubli, Robert surnage avec une réputation plus pure, maintenant qu’elle est dégagée de cette atmosphère mondaine, souvent suspecte, où son succès l’avait jeté. Sa place est désormais fixée parmi les peintres les plus habiles de notre école ; et, en effet, à côté des œuvres des maîtres, ses principales productions exposées au musée du Louvre soutiennent, sans trop de désavantage, la comparaison.

Robert, cependant, n’était point un artiste complet. Il avait ses défauts : qui n’a pas les siens ? — Il est deux familles bien distinctes entre les artistes : d’abord les génies d’instinct, et par conséquent inégaux dans leur essor. Tel jour la lave coulera sur la toile en traits de feu ; quelques jours encore, et le volcan sommeillera ou sera éteint. Puissans de verve et de sentiment poétique et pittoresque, avides de l’infini, embrassant d’un coup d’œil l’ensemble et les détails, obéissant aux grandes lois intérieures qui les dominent, dédaigneux de procéder de celui-ci ou de celui-là, ils frappent une nouvelle monnaie et rajeunissent l’effigie sans altérer le coin. Ils sont fondateurs, originaux sans alliage, marchant droit dans leur individualité et dans leur force, nés d’eux-mêmes, en un mot fils de leurs œuvres. Ces génies-là sont controversés, car ils ne sont pas accessibles à tous, et chacun les interprète suivant sa façon de sentir. — Voilà les uns.

A côté de ces esprits générateurs fleurissent les intelligences égales et progressives. Pureté, sobriété, ordonnance, tel est leur programme. Toujours sûrs d’eux-mêmes, ils obéissent plus au raisonnement qu’aux tumultes de l’imagination, qu’aux courans de la sève. Leur veine, calme et sans caprice ni fantaisie, donne son jet en son temps et sans qu’une goutte s’en perde sur la route. Leur talent a ses procédés nobles, savans, définis : l’analyse en met à nu la racine. A eux le grand soleil pour mûrir, à eux l’héroïque patience, la correction scrupuleuse, une vie consumée dans l’ajustement du beau, une idée et un sillon où ils se maintiennent ; et progressivement ils grandissent, donnent leurs branches, et leurs fruits, et leur ombre. On voit en eux, pour ainsi parler, se superposer les couches de la végétation. -Voilà les autres : ceux-ci finissent toujours par être compris de tout le monde, et, dés-lors, se concilient à peu près tous les suffrages.

Robert tient de ces deux familles : — de la première, par la vérité et l’originalité de nature, par le dédain de la mode, par le profond caractère ; — de la seconde, par la timide sobriété de la pensée comme par le procédé d’exécution.

Il a, il est vrai, cet immense mérite que, sans ancêtres dans les arts, il est lui, toujours lui ; mais la composition ne lui apparaît point une, entière et tout armée. Que la toile soit petite ou grande, la partie esthétique et de conception n’a pour lui que malaise et labeur : il ne saurait produire sans s’ouvrir les quatre veines. Lorsqu’il commence, il ne sait où il va, et voilà pourquoi son goût le porte, comme il le dit lui-même, vers les sujets où il n’y a qu’une idée. Après qu’il en a rencontré un qu’il veut traiter, il essaie, sous des formes innombrables, les lignes et les masses dont il veut faire usage ; il arrange, il défait, il arrange encore. Ce n’est pas tout : subjugué comme il l’est par l’amour de la vérité, qui pour lui est la religion du devoir, il va,

Comme un poète qui prend des vers à la pipée,


il va cherchant autour de lui des modèles pour en adapter les traits, l’expression, les gestes à son canevas laborieux. Une belle tête, une expression, une pose, un geste, naturels, francs et hardis, s’offrent-ils à son regard, au lieu d’en confier la garde à la poésie de sa mémoire et de se les assimiler, il les glace sur le papier. A force de révision et de délibération, à force de difficulté à saisir l’ensemble, il se perd dans le dédale des détails, et comme le dit le poète allemand, les arbres l’empêchent de voir la forêt. ’Sa main-d’œuvre devient un art véritable : mais, en dépit de cet art même, on aperçoit la place des pièces de rapport et des soudures. Rivarol disait de l’abbé Delille : « il fait un sort à chaque vers et néglige la fortune du poème ! » Ce mot peut, jusqu’à un certain point, s’appliquer à Robert, dépourvu de toute spontanéité de jet, et qui travaille en mosaïque. Quand ce bon Delille avait achevé quelque morceau, il avait coutume de dire : « Maintenant où mettrons-nous cela ? » Ne serait-ce point le langage que Robert se tenait à lui-même, procédant de l’expression à la pensée, au lieu d’aller de la pensée à l’expression ?

Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

Au contraire, qu’on examine les dessins des maîtres, qu’on suive dans les traits d’une plume ou d’un crayon rapide la première pensée de telle de leurs œuvres, tout, sauf à revenir, tout, du premier coup, a été écrit avec ce parti pris, avec cette intuition d’ensemble qui fait jaillir la Minerve tout armée ; et, dans les linéamens informes, l’œil trouve la place de chaque chose : le principal et l’accessoire, la lumière et l’ombre.

Loin de là, Robert concevait et exécutait figure à figure, et ce qu’il déployait ensuite de peine et d’artifice pour relier et fondre le tout ensemble, pour grandir en même temps son style et l’élever au-dessus de la prose, est inoui. « Je fais mes tableaux d’une manière si singulière, dit-il lui-même dans une lettre à Gérard, qu’il ne m’est possible d’en donner la description que quand ils sont près d’être terminés. Je ne peux faire une ébauche arrêtée, car je ne peux conserver les mêmes motifs. La nature que je vois, que j’observe sans cesse, me fournit des idées nouvelles, des mouvemens de figure différens ; je fais des changemens à n’en plus finir, et cependant je ne sais comment j’arrive au terme après un embrouillement où quelquefois je ne me reconnais pas moi-même[16]. »

« Je ne perds pas une heure de temps sans regret, écrit-il à M. Marcotte le 1er novembre 1832, quand je peux travailler depuis le commencement du jour jusqu’à la nuit, et ce n’est pas par devoir, c’est par passion. Je suis si heureux quand je puis travailler ainsi ! Et c’est toujours après ces bonnes journées, pendant les dernières heures, que je suis le mieux dispos. J’ai calculé approximativement ce que la Fête de la Madone de l’Arc et les Moissonneurs m’ont coûté de temps, et je suis certain que, si j’y eusse travaillé de suite, j’aurais employé plus d’un an à chacun de ces tableaux. Ceci paraît extraordinaire à ceux qui ne voient que quelques figures de petite dimension ; mais s’ils savaient que sur ces toiles, si simples en apparence, il a été nécessaire de faire quatre ou cinq fois plus d’ouvrage que celui qu’on y voit ! C’est malheureux, mais je vous assure qu’il n’en peut être autrement à mon égard. J’en prends mon parti en brave. Vous me connaissez, et vous savez combien je suis incapable de faire un discours improvisé pour rendre ce que je sens. Il en est de même pour mon talent en peinture. Quant aux petits tableaux, je les fais assez facilement, parce qu’ils ne demandent qu’une idée. Mais, aussitôt qu’il doit y avoir l’accord qu’exige une composition plus compliquée, je n’ai plus assez de logique pour me conduire pas à pas au but et sans m’écarter de la route qu’il trace. Je me dirige par instinct, en aveugle : je tâte, je tâte, jusqu’à ce que je sois content, ou pour mieux dire jusqu’où la patience me conduit. »

« Je sais, ajoute-t-il (lettre du 30 suivant), qu’on trouve le genre que je traite trop facile ; mais, pour être bien fait, il a des difficultés qu’on ne connaît pas. Pour trouver le beau d’une chose, ne faut-il pas la voir, la tourner et retourner sous toutes ses faces ? Que s’il ne s’agissait que de faire vrai, il n’y aurait qu’à copier servilement son modèle ; mais, dès qu’on veut ajouter à cette qualité l’élévation et la noblesse, la difficulté devient plus grande : on rencontre l’écueil de la manière, qui est juste l’opposé de ce qu’on doit chercher. Quand on vient comme moi dans un pays pour en rendre le caractéristique, il faut, avant de pouvoir le rendre, faire un travail long et pénible. S’il est question, par exemple, d’agencer une grande composition, pensez-vous que le premier modèle venu soit convenable pour servir à rendre une figure ou un sujet ? Avec de grandes draperies on peut ajuster toutes les poses ; mais avec de malheureux haillons, qui n’ont que l’aspect de la misère et qui n’inspirent que la pitié pour ceux qui les portent, n’y a-t-il donc qu’à copier ce qu’on a sous les yeux pour donner un sentiment de noblesse et de goût ? Oh ! non, je vous assure ; j’en ai fait trop souvent l’expérience. Ce n’est que par l’étude la plus grande, la patience la plus méritoire, ce n’est que par la force d’un sentiment intime qu’on peut arriver à une création. Que si l’on ne veut que gagner de l’argent, oh ! alors c’est autre chose : on prend son parti, et l’on fait de la fabrique ; mais, pour moi, ce serait impossible. J’ai voulu toute ma vie faire de la peinture comme je la sens. Je ferai un tableau pendant que d’autres en feront dix : qu’est-ce que cela me fait ? Je ne leur envie pas ce qu’ils gagnent de plus que moi ; au contraire, je m’envisage bien plus heureux ; puisque je me trouve avoir une bien plus grande indépendance avec mes goûts simples. »

Ainsi, on le voit, l’à-peu-près n’allait point à cette nature correcte et sévère ; et, comme il y avait en cet homme un sens droit, le génie et la passion de la vérité, une volonté de fer, une indomptable patience, il arrivait qu’à la fin la poésie se dégageait et se faisait jour. Sa langue avait d’abord bégayé sa pensée avant de trouver le mot propre ; tout à coup, après de longs efforts, elle se déliait jusqu’à l’éloquence. Qu’importe, en définitive, que l’enfantement d’une œuvre ait été long et pénible, si le résultat est bon ? Dans les arts, il n’y a que l’excellent qui compte. L’histoire ne nous rappelle-t-elle pas le Rhodien Protogènes passant plusieurs années à peindre son chasseur Jalise ? Et, chez les modernes, Léonard de Vinci n’a-t-il point consacré des mois, d’autres disent des années, de labeur assidu au portrait de la Lisa Giocondo, l’une des peintures les plus comptées de ce grand artiste ? Raphaël, dont une si prodigieuse abondance d’idées conduisait la main, refit jusqu’à sept fois sa Galatée de la Farnésine. Quand le Poussin composa son Testament d’Eudamidas, la plus digne à la fois et la plus simple de ses compositions[17], il fit une foule innombrable d’études et d’essais avant d’arriver à cette simplicité qui dit tant avec si peu de choses, et qui est le comble de l’art : ira-t-on chicaner le Poussin sur la voie qu’il a prise pour arriver au sublime ? Le pressait-on un peu trop pour quelque peinture, il répondait familièrement : « On ne peint point à tire d’aile, et, comme dit le proverbe italien, avec le temps et la paille se mûriront les nèfles. » Et il prenait son temps.

Un point dont la critique doit tenir compte, c’est que le modelé manquait parfois aux têtes que peignait Robert, et que fort souvent, dans les Moissonneurs même, les mains restaient à l’état de lourde ébauche et n’étaient point articulées. Malheureusement, l’éducation du burin lui avait laissé crudité de ton, sécheresse et âpreté de contours, comme si ces contours fussent peints à sec ; une silhouette trop découpée, un arrangement trop formel et trop symétrique, défaut surtout des tableaux qu’il peignit avant les Moissonneurs. Sa couleur était noire et sans transparence, et une exécution monotone produisait toujours égalité de valeur dans les vêtemens divers, lourdeur et raideur dans les linges et les draperies. Il demeura long-temps ainsi, plus graveur encore que peintre, sculptant trop souvent des détails dans le chêne, comme ces chefs-d’œuvre taillés à la pointe du couteau par les Phidias de Berne et de Nuremberg. Cette rigidité, cette sécheresse, cette maigreur, dont il convenait lui-même dans sa réponse aux critiques de Gérard[18] et dans ses lettres à M. Marcotte, ne semblent-elles pas d’ailleurs être les défauts natifs de toutes les races allemandes ? Hans Holbein, Albert Durer, Lucas Cranack, fins, il est vrai, et faciles, sont secs, découpés, et n’ont jamais atteint à ce succoso, à cette plénitude harmonieuse qui, après le Pérugin, fit la gloire des maîtres de l’Italie, et fut si souvent l’écueil de Robert.

Moins peintre que Gros, chez qui l’effervescence et la richesse d’une exécution qui déborde sont trop fortes, non pour son imagination, mais pour sa pensée ; — plus ferme et plus magistral que Gérard, dont l’organisation si éminemment fine et délicate, dont l’intelligence si ouverte à tout ce qu’il y a d’élevé, ne rencontrent qu’une sève froide, une langue pâle pour vivifier la toile ; — plus sérieux enfin que l’école de nos jours, vouée généralement aux frivolités du métier, école de fleurs artificielles et d’élégans à-peu-près, — Léopold offre, en tant que peintre, cet heureux phénomène d’un équilibre complet entre la tête et la main, entre l’invention et l’exécution ; mais cette invention timide tient un compas toujours trop ouvert, mais cette exécution manque de largeur. Souvent de la grace et de l’élégance dans un geste, moins souvent dans tout l’ensemble d’une figure, et cependant bonheur dans les poses et dans les expressions ; un sentiment exquis du dessin, des lignes majestueuses, un style antique, mais aussi trop d’égalité dans la raison ; jamais l’entrain d’une grande nature en verve, jamais rien de cette fantaisie multiforme, de ce je ne sais quoi qui va de soi seul et se joue, et qui, dans les grands maîtres italiens, étonne par sa puissance de fécondité, par ses mille ressources inspirées, unies à un principe constant d’ensemble et d’harmonie : voilà Robert. En un mot, c’est un peintre plus réaliste qu’idéaliste. Qu’on mette, par exemple, en parallèle la Famille malheureuse, refaite par Prudhon, avec la peinture de Léopold représentant l’Enterrement d’un aîné de famille de paysans romains : l’effet produit par ce dernier tableau est grave et solennel, mais combien la poésie de l’autre est plus pathétique et plus touchante ! Des deux peintures, l’une vous étonne, l’autre vous saisit, vous émeut comme un cri du cœur. Ne demandez point à Robert une composition dont l’imagination fasse seule les frais, une allégorie, un dessin de caprice ; il ne saurait atteindre à la puissante poésie de la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime ; son crayon ne saurait faire revivre Phrosine et Mélidor, ni l’Avarice foulant aux pieds les sentimens de la Nature, ni même les Vendanges, et tant d’autres charmantes compositions dont la main facile de Prudhon a fait autant de chefs-d’œuvre, comme en se jouant. Celui-ci, en quelque sorte, tient toujours le milieu entre la terre et le ciel :

Et même, quand il marche, on sent qu’il a des ailes ;


mais encore une fois, le crayon de Léopold ne se joue jamais : il garde toujours son sérieux et sa lenteur d’allure. A chacun son génie : le sien n’a point d’ailes.

Robert, il est vrai, n’avait pas dit son dernier mot dans le tableau des Moissonneurs. C’était son point de maturité complète à cette époque : il s’y montrait avec des défauts de moins et des qualités de plus ; mais, en parlant de son dernier ouvrage, les Pêcheurs de l’Adriatique, nous aurons à remarquer que chaque œuvre nouvelle attestait chez lui un progrès nouveau, que sa palette prenait successivement plus de richesse, son exécution plus de largeur, plus de cette liberté qui vivifie la toile, de même qu’un sang pur anime une belle carnation.

Quoi qu’il en soit, les Moissonneurs furent, à leur apparition, l’occasion de discussions plus ou moins vives. On souriait en entendant voler de bouche en bouche les noms du Giorgion, du Poussin et de Raphaël ; mais, certes, le discret artiste, si modeste même qu’il ne comprenait pas son succès, n’avait la prétention d’être ni Raphaël, ni le Giorgion, ni le Poussin ; et le prudent esprit qui, redoutant la haute mer et les tempêtes des régions de l’idéal, avait eu le bon sens de ne point quitter terre, sentait à merveille qu’il n’avait le vol ni de l’un ni des autres. En résumé, tout en laissant à chacun sa place, on ne peut disconvenir que, dans sa sphère, nul n’a été nourri de plus forte étude que Léopold. Il a parlé un langage magnifique et simple que tout le monde comprend aujourd’hui, mais qui n’appartient qu’à lui seul. Sa volonté réfléchie, infatigable, pour rassembler et coordonner dans un sentiment élevé tout ce qui peut concourir à la beauté d’une œuvre, lui donne de l’analogie avec le Poussin ; et si pour l’idéal, si pour l’étendue, la richesse et l’originalité du cadre et de la pensée, il n’a qu’une lointaine filiation avec Raphaël, peut-être pourrait-on ajouter qu’il a possédé au plus haut point les qualités de ses propres défauts, qu’il a senti avec l’ame du divin maître la réalité de choix, et qu’il a compris la nature rustique, comme il semble que Raphaël l’eût comprise lui-même, s’il eût fait des paysans. Les Thébains avaient rendu une loi qui, sous des peines pécuniaires assez fortes, prescrivait aux statuaires et aux peintres de donner à leurs figures la plus grande beauté possible : Léopold n’était pas de ces artistes de serre chaude, qui sont nobles par décret, de propos délibéré, ou par convention d’école ; il l’était par instinct, usant librement de toutes les formes de la riche nature qu’il avait sous les yeux, plaçant la noblesse, non dans telle recette académique, mais dans la convenance et la propriété de chaque chose. En un mot, par la vérité de la forme, par le sentiment profond de la nature, il a, dans ses œuvres, comme frappé en médaille la beauté franche et primitive qui sort du sein du peuple pour perpétuer cette noble race humaine, image de Dieu. Interrogé sur la voie qu’il avait suivie pour ennoblir les haillons, pour découvrir la beauté suprême dans les plus triviales créatures : « Je me suis souvenu, répondit-il, de mon catéchisme ; Dieu a fait l’homme à son image, et, pour l’artiste qui en est convaincu, la vie n’offre rien de grand ni rien de petit. »

Nous connaissons l’artiste, il nous reste à étudier l’homme. Chemin faisant, nous suivrons Léopold dans les progrès de son dernier tableau, dont l’histoire est trop irrévocablement liée au récit de ses souffrances morales pour qu’il soit possible de l’en séparer.

  1. Dante, Purg. VI ; V. 65-66.
  2. Ce tableau fut payé à Robert 3,500 francs.
  3. « Le tableau est assez grand. Il n’y a pour ainsi dire pas de figures. Je me suis fort amusé à le faire, parce que c’était une occupation nouvelle pour moi de faire des lignes droites et des colonnes… Je ne m’en crois pas davantage pour cela un Bramante, ni même un Perrault ou un Mansart. » Robert à Navez, 1er et 7 août 1824.
  4. « D’après ce dernier ouvrage, » écrit-il à Robert, dont il commence par louer la composition simple, noble et touchante, » je crains franchement que vous n’adoptiez une manière un peu rude, non par l’excès du fini, mais parce que les contours semblent peints à sec. Les plis de la manche de la mère ont quelque raideur, et la tête est peut-être trop virile. Je suis ennemi de la beauté systématique ; mais dans toutes les classes et à tous les âges il y a, surtout chez le peuple que vous savez si bien peindre, un genre de beauté relative que vous pouvez mieux que bien d’autres découvrir et retracer. Enfin, permettez-moi de vous rappeler que c’est au dessin et au caractère que vous avez su donner à ce genre, qu’on avait traité un peu trop négligemment avant vous, que vous devez la réputation bien méritée dont vous jouissez. »
  5. Cet étrange instrument de percussion, formé de trois marteaux ou maillets mobiles, s’ouvrant en éventail, et maintenus par une lame de métal, est une particularité toute napolitaine, digne de la première enfance de l’art, et destinée à produire le bruit rhythmé qui, dans ces âges primitifs, constituait en grande partie toute la musique. Pour le peuple de Naples, plus le bruit est fort, plus il est beau : cette crécelle informe est donc son fait, et la musique qui en résulte rappelle merveilleusement celle des cymbales et des crotales que l’antiquité met aux mains des satyres et des bacchantes.
  6. A Venise, il y a aujourd’hui encore des femmes qui stipulent par article formel que leur mari leur donnera chaque année une loge pour l’ouverture du théâtre de la Fenice. Les contrats de l’Italie ont été de tout temps les confidens de traits de mœurs qui méritent d’être conservés. J’ai un contrat en original sous les yeux qui garantissait à l’épousée le droit de se choisir un sigisbé. Ce genre de contrat était fort commun ; l’occupation française en a fait cesser le scandale. L’année dernière, une héritière génoise, épousant un noble milanais, fit stipuler en son contrat de mariage que son mari n’aurait pas le droit de la conduire chez l’Autrichien vice-roi du royaume lombardo-vénitien.
  7. Expression du Poussin.
  8. Pyrgotelès, le seul graveur qui eût le droit de reproduire les traits d’Alexandre-le-Grand ; Dioscorides d’Ægée, en Asie mineure, le plus célèbre graveur du siècle d’Auguste ; Aspasius, qui fleurit dans le second siècle après Jésus-Christ. La Bibliothèque nationale de France, les musées de Naples et de Vienne, les cabinets de M. Roger à Paris, de M. Currie à Rome, possèdent de belles pierres de ces grands artistes. M. Currie, qui fait les honneurs de sa collection avec une grace et un savoir parfaits, a le chef-d’œuvre connu de Dioscorides, pierre vraiment antique, provenant du célèbre cabinet Poniatowski, où tant d’ouvrages modernes avaient usurpé les honneurs de l’antiquité.
  9. Allusion à la Dispute du Saint-Sacrement.
  10. Le Moine, sculpteur français médiocre, établi à Rome, qui a répandu dans diverses églises de cette ville, notamment à Saint-Louis-des-Français et à San-Lorenzo in Lutina, de faibles monumens de son ciseau. On a de lui, au jardin du Palais-National à Paris, le groupe en marbre d’un jeune pâtre tenant une chèvre, ouvrage exécuté avec une mollesse que rachète peu la composition. C’est pourtant son chef-d’œuvre.
  11. Il est d’usage, à Rome, lors de l’exaltation du pape à Saint-Pierre, et lors de son installation comme évêque de Rome à Saint-Jean-de-Latran, que le saint-père, assis sur une sorte de trône, soit promené dans l’église, porté à dos d’hommes, entouré de suisses en costume du XVIe siècle dessiné par Raphaël, et escorté, de chaque côté, d’un massier qui tient un immense éventail. Cette cérémonie a encore lieu le jour de Pâques, quand le pape donne la bénédiction Urbi et Orbi du haut de la tribune de Saint-Pierre. Le jour de la Fête-Dieu, il est encore porté ; mais, cette fois, assis sur un petit tabouret masqué de brocards d’or, il est censé à genoux, appuyé devant un prie-Dieu, etc. C’est une de ces cérémonies que représente le tableau d’Horace Vernet, tableau un peu théâtral qui est maintenant dans la galerie historique de Versailles.
  12. Il est bien entendu qu’il s’agit là du vieux Jean-Victor Bertin, le Nestor du feuillis classique, mort en 1842. Son homonyme, M. Édouard Bertin, ami de Robert, et qui lui avait acheté un charmant tableau, n’appartient à la même famille ni comme homme, ni, à coup sûr, comme peintre. On a de celui-ci, dans l’église de Saint-Thomas d’Aquin, une Tentation du Christ, un Christ au mont des Oliviers ; dans le musée du Luxembourg, une vue de la Forêt de Nettuno et une de la Forêt de Fontainebleau. M. Véron possède une des plus belles œuvres de ce peintre. — M. Édouard Bertin, qui malheureusement produit trop peu, est un talent sérieux et puissant, qui met un cachet levé à tout ce qu’il touche.
  13. S’inspirant de Constable ou de Bonington, surtout de la nature, MM. Flers, Jadin, Cabat, Laberge, furent les premiers qui arborèrent l’art sur des rives nouvelles, en même temps que Paul Huet, Corot et Aligny. Ces deux derniers eussent peut-être trouvé le grand, s’ils l’eussent moins cherché ; le vrai a été au-devant des premiers. Sur leurs pas se sont pressés de plus jeunes : Jules Dupré, Rousseau, Français, Charles Leroux, Troyon ; et tous ces émules, anciens ou nouveaux, forment une pléiade de talens frais et rians. Est-il un flamand plus joli que ce Parc de Saint-Cloud, par Français, semé de figures de Meissonnier ? Quel sujet de vive improvisation c’eût été pour Diderot ! Que tous ces artistes dérobent quelques rayons au soleil, qu’ils n’encourent point le reproche, qu’on peut adresser à quelques-uns d’entre eux, de se montrer inégaux, et leurs ouvrages seront recherchés un jour comme les diamans des maîtres.
  14. « On a trouvé que la couleur et l’exécution sont assez vigoureuses, et j’ai cherché un dessin ferme et positif. D’ailleurs, mon modèle, ayant une très belle tête, m’a servi plus qu’un autre qui m’eût laissé avec le désir de faire quelque changement de mon chef. J’ai eu beaucoup de plaisir à faire ce tableau de grandeur naturelle, et je vous avoue que j’aimerais quelquefois à changer comme cela mes occupations. ». (Lettre de Robert à M. Marcotte, 1829.) Cette figure de Grec fut exposée en 1830 à Berne par le propriétaire, M. Fritz Pourtalès, et valut à l’auteur une médaille d’or.
  15. Les Moissonneurs ont eu, à cette époque, la bonne fortune d’être gravés en taille-douce avec une finesse, un goût et un bonheur de rendu et d’harmonie vraiment extraordinaires, par l’un des premiers artistes modernes, M. Paul Mercurj. La valeur de cette petite estampe, exécutée in-4o sur cuivre, pour le journal l’Artiste, est montée aujourd’hui à un prix excessif, et les épreuves, dites d’Artiste, ne se sont pas vendues moins de 3 à 400 francs, dans le temps où les objets d’art se vendaient.
  16. Cette lettre est écrite le 31 mai 1832, de Venise. La même idée et à peu près la même expression étaient sous la plume de Léopold dans une lettre adressée quelques jours avant, le 8 du même mois, à Mme Huguenin-Robert, sa sœur : « J’ai deux figures terminées. Celle que je viens de finir est une des plus importantes du tableau (les Pêcheurs). Je crois avoir réussi ; c’est un pêcheur qui revient de son travail ; j’ai un modèle superbe. Je vous parlerai de toutes les figures que je ferai, car je ne puis vous faire la description de mon ébauche. J’ai une manière d’opérer à moi. Il faut nécessairement que je me serve de la nature et que je fasse chaque figure l’une après l’autre. Mes ébauches ne me servent à rien, car, quand des idées nouvelles, que je crois bonnes, surviennent, il faut que je fasse des changemens : c’est plus fort que moi. »
  17. Cette magnifique peinture a été engloutie dans un naufrage, comme on la transportait de Londres en Russie. En ces derniers temps, un curieux, M. Desmares, fouillant les magasins d’un marchand de tableaux, fit, sous un pouce de poussière, la précieuse découverte d’une composition première de l’Eudamidas, datée et signée du Poussin. Malheureusement cette composition, fort différente de celle qui a été gravée par Pesne et qui va paraître gravée en commun par Bervic et Toschi, est beaucoup moins heureuse, et ne peut qu’augmenter nos regrets.
  18. « … Je vous remercie, monsieur, et je reçois avec la plus vive reconnaissance les observations que vous avez pris la peine de me faire sur le petit tableau que je vous ai fait remettre. Je les aime de tous, mais elles me sont d’autant plus précieuses de vous, monsieur, qu’elles me viennent de l’artiste le plus distingué de ce siècle. Toutefois, si votre critique a été si peu sévère, je l’attribue à votre indulgence et à votre bonté. Je reconnais que, dans mes derniers ouvrages, j’ai eu une propension à tomber dans la sécheresse et la maigreur. Aussi, chercherai-je dorénavant à me préserver de cet écueil en me rappelant toujours vos conseils et vos observations. » (Robert à Gérard, Rome, 21 décembre 1826.)