Lêda ou la louange des bienheureuses ténèbres/Chapitre 2

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Édition Montaigne (p. 21-26).
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Un soir, comme elle s’éveillait à peine et songeait à reprendre son rêve parce qu’un long fleuve de jour jaune luisait encore derrière la nuit de la forêt, son attention fut attirée par le bruit des roseaux près d’elle, et elle vit l’apparition d’un Cygne.

Le bel oiseau était blanc comme une femme, splendide et rose comme la lumière, et rayonnant comme un nuage. Il semblait l’idée même du ciel de midi, sa forme, son essence ailée. C’est pourquoi il se nommait Dzeus.

Lêda le fut considérer, qui volait en marchant un peu. De loin, il tournait autour de la nymphe, et la regardait de côté. Quand il fut tout auprès, il s’approcha encore et, se haussant sur ses larges pattes rouges, étendit le plus haut qu’il put la grâce onduleuse de son col, devant les jeunes cuisses bleuâtres et jusqu’au doux pli sur la hanche.

Les mains étonnées de Lêda prirent avec soin la petite tête et l’enveloppèrent de caresses. L’oiseau frémissait de toutes ses plumes. Dans son aile profonde et moelleuse, il serrait les jambes nues et les faisait plier. Lêda se laissa tomber à terre.

Et elle se mit les deux mains sur les yeux. Et elle n’avait ni frayeur ni honte, mais une inexplicable joie, et son cœur battait à faire lever ses seins.

Elle ne devinait pas ce qui allait arriver. Elle ne savait pas ce qui pouvait arriver. Elle ne comprenait rien, pas même pourquoi elle était heureuse. Elle sentait le long de ses bras la souplesse du col du Cygne.

Pourquoi était-il venu ? Qu’avait-elle fait pour qu’il vînt ? Pourquoi ne s’était-il pas enfui comme les autres cygnes sur le fleuve ou les satyres de la forêt ? Depuis ses premiers souvenirs elle avait toujours vécu seule. Aussi n’avait-elle pas beaucoup de mots pour penser, et l’événement de cette nuit-là était si déconcertant… Ce Cygne… ce Cygne… Elle ne l’avait pas appelé, elle ne l’avait même pas vu, elle dormait. Et il était venu.

Elle n’osait plus du tout le regarder et ne bougeait pas, de peur de le faire envoler. Elle sentait sur le feu de ses joues la fraîcheur de son battement d’ailes.

Bientôt il sembla reculer et ses caresses s’altérèrent. Lêda s’ouvrait à lui comme une fleur bleue du fleuve. Elle sentait entre ses genoux froids la chaleur du corps de l’oiseau. Tout à coup, elle cria : Ah !… Ah !… et ses bras tremblèrent comme des branches pâles. Le bec l’avait affreusement pénétré et la tête du Cygne se mouvait en elle avec rage, comme s’il mangeait ses entrailles, délicieusement.

Alors ce fut un long sanglot de félicité abondante. Elle laissa tomber en arrière sa tête fièvreuse aux yeux fermés, arracha de l’herbe avec ses doigts et crispa sur le vide ses petits pieds convulsifs, qui s’épanouirent dans le silence.

Longtemps elle resta immobile. Au premier geste qu’elle fit, sa main rencontra au-dessus d’elle le bec ensanglanté du Cygne.

Elle s’assit et vit le grand oiseau blanc devant le frisson clair du fleuve.

Elle voulut se lever : l’oiseau l’en empêcha.

Elle voulut prendre un peu d’eau dans le creux de sa main et fraîchir sa douleur joyeuse : l’oiseau l’arrêta de son aile.

Elle le mit alors dans ses bras et couvrit de baisers les plumes touffues, qui se hérissaient sous sa bouche. Puis elle s’étendit sur la rive et dormit profondément.

Le lendemain matin, comme le jour commençait, une sensation nouvelle l’éveilla brusquement, et il lui sembla que quelque chose se détachait de son corps. Et c’était un grand œuf bleu qui avait roulé devant elle, éclatant comme une pierre de saphyr.

Elle voulut le prendre et jouer avec, ou même le faire cuire dans la cendre chaude comme elle avait vu que faisaient les satyres, mais le Cygne le saisit dans son bec et l’alla déposer sous une touffe de roseaux penchés. Il étendit sur lui ses ailes déployées en regardant Lêda fixement, et d’un vol droit vers le ciel monta si haut et lentement, qu’il disparut dans l’aube grandissante avec la dernière étoile blanche.