L’Âme bretonne série 2/Chez Taffy : Quinze jours dans la Galles du Sud

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Honoré Champion (série 2 (1908)p. 200-349).

CHEZ TAFFY

QUINZE JOURS DANS LA GALLES DU SUD

(Juillet-Aoùt 1899).




À Oscard Havard.

I


Pourquoi le pays de Galles est peu connu. — En route pour Southampton. — Où l’on retrouve la Loïe Fuller. — Cowes et l’île de Wight. — Le sanatorium militaire de Nettley. — Les light-vessels. — Dimanche anglais. — Le panier de Satan. — Un Carnac britannique. — Les alignements de Stone-Henge. — Salisbury. — Le cheval historique. — Un clergyman en goguette. — Sous la Manche de Bristol. — La fraternité celtique.


Il y a peu de pays qui soient moins connus chez nous que le pays de Galles. Cela tient à bien des raisons, dont la meilleure est qu’on ne le distingue point de l’Angleterre proprement dite. L’Irlande et l’Écosse, à la bonne heure ! Voilà des contrées originales, curieuses, passionnantes. Mais le pays de Galles ?…

J’étonnerai probablement mes lecteurs en leur affirmant que, des trois grandes communautés celtiques soumises à l’Angleterre (je laisse de côté le Cornwall, où, à l’exception de M. John Hobson Mathews, personne ne parle héréditairement l’ancien cornique), la communauté galloise est cependant la plus intéressante à étudier, peut-être parce qu’elle présente ce phénomène unique d’une race qui, sans rien abandonner en apparence de son patrimoine de croyances, de langue et de mœurs, s’est pliée avec une admirable souplesse à toutes les conditions de la vie moderne.

Comment s’est fait l’accord ? Fut-il spontané ou s’il y fallut l’exemple, le contact et peut-être la pression lente, méthodique, du génie anglais ? Et, enfin, au prix de quelles concessions a-t-il pu s’établir ? Toutes ces questions avaient leur intérêt. Je ne prétendais point les résoudre au cours d’un voyage de quinze jours dans la Galles du Sud, dont une bonne moitié serait prise par les cérémonies de l’Eisteddfodd ; mais je me liais au hasard pour me permettre de contrôler sur place quelques-unes au moins des observations que j’avais déjà faites à distance.

Nous avions choisi, pour gagner Cardiff, la voie de Southampton-Salisbury-Bristol. L’itinéraire est à retenir. Il n’y a pas de région plus anglaise ou plus normande (c’est tout un) que cette région du sud-ouest comprise entre la Manche de Bristol et les Southampton-Waters. Et, par l’effet du contraste, l’impression n’en est que plus saisissante quand on passe le seuil et qu’on entre de plain-pied en pays celte.

Nous l’éprouvâmes sans tarder. Partis du Havre sur le minuit, nous étions, vers six heures du matin, en vue des côtes anglaises ; mais elles étaient si confuses encore qu’on avait peine à les distinguer du bourrelet de fumée qui cernait l’horizon. Il n’y avait de net au regard qu’un grand carré lumineux que le soleil découpait comme à l’emporte-pièce dans les falaises crayeuses du Sussex. Mais, quand ce point de repère nous eût manqué, les approches de la terre se fussent révélées à la multitude de navires qu’on apercevait de toutes parts. Le paysage se précisa au bout d’un mille ou deux. L’hélice de la Columbia battait une eau légère et comme nacrée. Le ciel était lui-même de ce joli gris d’argent qui prête à certaines matinées d’août une délicatesse incomparable. Nous entrions dans la grande rade foraine de Spithead et, sous cette aube adolescente, par ce calme du ciel et de la mer, les rades côtes du Sussex et du Hauts s’habillaient d’un gaze multiforme et multicolore, d’une ondoyante gaze rose, orange et lilas, qui jouait autour d’elles, se déchirait et se renouait instantanément.

— Mais c’est copié de la Loïe Fuller, cet effet-là, fit remarquer quelqu’un.

Copié ou non, l’effet était ravissant. Nous étions vraiment sous le charme : il fallut pour le rompre l’apparition brusque, sur la mer, de trois massives bastilles, quadrillées de noir et de blanc et toutes hérissées des pieds à la tête de longues caronades d’acier poli qui les faisaient ressembler à de grandes pelotes d’aiguilles ou encore à de monstrueux oursins. Je doute pourtant que ces façons d’épouvantails, coulés en béton sur les basses de Portsmouth, soient aujourd’hui de quelque utilité pour nos voisins : Portsmouth a d’autres défenses dans sa flotte, ses forts intérieurs et son lacis de torpilles sous-marines. Les Anglais n’en font pas moins état de ces trois tours blindées qu’on eût vivement liquidées chez nous au lendemain de leur déclassement. Et qui sait, après tout, si, quelque beau matin, les transformations du matériel, une évolution de la tactique navale ne rendront point de leur importance à ces bastions d’un autre âge ? Ce sont là des considérations qui touchent nos voisins et qui ne trouvent point d’écho chez nous : témoin tant de forts déclassés, comme le fort la Latte, le fort Cézon, le fort de Belle-Isle, le fort Sainte-Marguerite, etc., etc., brocantés par l’État républicain pour quelques centaines de francs et qu’il faudra racheter plus tard leur poids d’or. Les Français ont la vue courte et la judiciaire itou…

En ligne sur la mer, les light-vessels à coque rouge jalonnent le chenal.

De forme trapue et ramassée, presque ronde par le haut, très fine par le bas, avec une quille principale plus saillante que dans les navires ordinaires et des quilles latérales de petit fond qui réduisent l’amplitude du roulis, ils sont affourchés au droit du plateau sous-marin par deux ancres mouillées à une centaine de brasses l’une de l’autre et empennelées avec un corps-mort de bouée, mouillé lui-même dans le sens et en dehors de l’affourche. À la différence de nos bateaux-feux, ces light-vessels n’ont généralement qu’un seul mât, solidement étayé et haubanné pour porter la lourde lanterne octogonale où l’on hisse la nuit, dans leur cage treillisée, les lampes à réflecteur.

Tels quels, ils m’ont paru inférieurs en puissance et peut-être en stabilité à nos bateaux-feux. Il est vrai que les light-vessels, non plus que les phares de terre, ne relèvent chez nos voisins d’une administration d’État. Ils appartiennent à une société particulière d’origine très ancienne, puisqu’on la voit mentionnée dans une charte de Henri VIII, datée du 20 mars 1512, la Trinity-House of Dorford Strand, qui monopolise l’éclairage des côtes pour toute l’Angleterre et le pays de Galles[1]. La société se charge de l’entretien des feux ; en échange, les navires qui passent en vue de ces feux sont frappés d’un droit de péage qu’il leur faut acquitter à leur entrée dans les ports du Royaume-Uni…

Chaque tour d’hélice fait saillir un nouveau détail du paysage. L’île de Wight, qui se confondait tout à l’heure avec la côte, s’en détache peu à peu, prend une personnalité, des lignes, une structure et une couleur distinctes. Quand nous aurons doublé la pointe sableuse de Carisbruch-Castle, mince et plate comme une lame d’épée, nous quitterons l’eau salée pour l’eau douce, le British Channel pour les Southampton-Waters, celles-ci formées par la réunion des différentes rivières qui passent à Southampton et qui s’élargissent prodigieusement à leur embouchure. Les rives basses de Wight laissent à découvert, au reflux, de grands marais dormants, des vases grises et vertes, où les pattes des échassiers s’inscrivent lisiblement en triangles contrariés. Sur la hauteur, dans la verdure, on nous montre les deux grandes tours carrées d’Osborn, résidence préférée de la reine. En pente douce, la campagne descend jusqu’à la mer, une campagne grasse, unie, sans accidents, comme les campagnes normandes qui leur font vis-à-vis…

Des cottages, des mâts, des pavillons : c’est Gowes, siège du Royal Yacht Squadron, où se courra dans quelques jours la Coupe de la reine. Il y a là tous les types de la navigation de plaisance, yachts à vapeur et à voile, ferries, cotres, racers, périssoires et jusqu’à deux ou trois de ces grands paquebots de plusieurs milliers de tonneaux de jauge nommés Océan Greyhounds, lévriers d’océan…

À mesure que nous remontons les Southampton-Waters, les berges se resserrent, l’écartement diminue. Entre Portsmouth et Southampton, parallèlement au fleuve, court une grande bâtisse, briques et tuf, dans le style vaguement oriental du Trocadéro : elle a deux milles et demi de long sur tous ses côtés ; un immense parc l’entoure. Quid ? Un palais ? Un musée ? Tout simplement un hôpital militaire, le sanatorium de Nettley, le plus vaste du monde, le plus confortable aussi, fondé par la reine Victoria, sur sa cassette particulière, pour les troupes revenant de l’Inde et du Cap… Quelques minutes après nous débarquons.

L’avantage de Southampton est qu’on y trouve de l’eau à mer basse comme à mer haute et que les appareillages et les accostages s’y peuvent faire à heure fixe. Un interprète nous attend sur le quai. Il nous débarrasse de la douane, fait charger nos bagages et nous mène à deux pas, dans un garni de piteuse apparence qui n’en porte pas moins le titre flambant d’Hôtel Continental et qui est tenu, nous dit-on, par un Mâconnais authentique. Ce brave homme, gras à lard, avec de petits yeux vairons, des bajoues luisantes et un tablier malpropre, ne parut point autrement sensible à l’honneur d’héberger des compatriotes. S’il ne nous écorcha point jusqu’à l’os, peu s’en fallut.

Nous ne pensions rester à Southampton que quelques heures, le temps de visiter la ville : nous avions compté sans le dimanche anglais. Les locomotives anglaises vont au prêche le dimanche. Il n’y avait qu’un train pour toute la journée, un train anglican, compassé, qui faisait tout juste ses quatre kilomètres à l’heure et stoppait vertueusement à Salisbury.

Force nous était de finir la journée à Southampton. Mortelle attente ! Quelques-uns d’entre nous se risquent jusqu’à Nettley. D’autres battent les rues. Pas un chat dehors. Toutes les boutiques fermées. J’essaye vainement de forcer la porte de deux ou trois marchands de tabac dans High-Street, qui est l’artère principale de Southampton. Faute de mieux, nous réintégrons notre gargote. M. Bourgault-Ducoudray, l’éminent musicographe, croque au passage le carillon d’une église ritualiste, un carillon sautillant et leste qui dégourdirait des paralytiques et serait tout à fait à sa place au Moulin-Rouge. Ici, dame…

Mais voyez les maisons de High-Street : elles vont de pair avec le carillon. C’est pourtant la rue du commerce et ces maisons extravagantes sont des magasins, des tea-rooms, des hôtels ou des banques. Mais il semble que leurs habitants aient fait la gageure de marier tous les styles connus et inconnus. Carnaval architectonique : le temple grec et le chalet suisse bras dessus, bras dessous, la pagode indienne qui s’accole au pignon néo-gothique, le trèfle arabe logé sous la fenêtre à guillotine et l’œil-de-bœuf sur le moucharabieh ! Tout cela colorié crûment, avec des airs de foire, une rue d’exposition et, pour achever notre déroute, barrant l’extrémité de High-Street, le grand mur à mâchicoulis du Bargate, ses trois porches ogivaux, ses écussons, ses meurtrières et sa fine dentelle de créneaux…

Heureusement que, vers cinq heures, les rues commencent à s’animer. Des tramways circulent. Nous prenons d’assaut le premier qui passe et, quand celui là nous a conduits au point terminus de la ligne, nous en prenons un second, puis un troisième, qui coupent la ville en tout sens.

Elle est plus grande que nous ne pensions, cette ville, à larges voies, avec de beaux jardins, comme Queen’s Park, les statues de Palmerston et de Watts et le monument très simple, très émouvant (une croix sur un chapiteau carré porté par un faisceau de colonnettes), dressé à la mémoire du général Gordon.

Comme dans toutes les villes anglaises, c’est dans les faubourgs, presque en rase campagne, qu’est le quartier riche. Par exemple, nulle lourdeur cette fois, aucune recherche, aucun faste de mauvais goût dans les constructions ; mais de gracieux cottages en brique et faïence émaillée, d’une polychromie tout à fait réjouissante sous cette grisaille du ciel saxon…

Brusquement, au détour d’une avenue, une bouffée de musique sauvage s’engouffre dans nos oreilles.

Pistons hystériques, trombones démesurés, cors de chasse qui font tout le tour des exécutants, tambours et grosses caisses, ils sont là dix ou douze orphéonistes de l’Armée du Salut, en veston feu et casquette galonnée, qui mènent un tapage d’enfer aux pieds d’une grande femme extatique, debout sur une borne, les bras en croix et qui attend que le hourvari ait pris fin pour commencer son prêche.

Le soir, il y a foule sur le Pier, la jetée en eau profonde qui fait face à l’île de Wight et à l’angle de laquelle s’amorce le bel hémicycle sablonneux du Western Shore.

Quelques bars, sur les quais, ont entre-bâillé leurs portes, mais le silence retombe vite. Le mieux est de s’aller coucher pour prendre au saut du lit le train de Cardiff, qui part à sept heures…

Toute notre caravane est à son poste, le lendemain matin. Les plus débrouillards s’occupent des bagages. On sait que les compagnies anglaises ne délivrent point de récépissés. Pas d’enregistrement. Pas de supplément. Liberté complète. Voyagez avec votre mobilier, s’il vous convient. Mais c’est à vous de le faire charger et décharger ; la compagnie vous prête ses fourgons : elle ne répond ni des erreurs ni de la casse.

Nous sommes tellement pliés en France à nous reposer sur l’État ou les administrations du soin de veiller sur nos personnes et nos biens que cette liberté nous inquiète quelque peu. Retrouverons-nous nos bagages à l’arrivée ? Du moins il n’y a qu’une voix pour louer le confortable de ces wagons anglais, hauts de plafond, ventilés à la couronne, mollement suspendus, avec de larges coussins et des tapis jusqu’en troisième. Et l’on conçoit que la bourgeoisie anglaise, éminemment pratique, ait renoncé à voyager dans les autres classes. Le train file cependant à travers des faubourgs ouvriers, bordés de maisons du même modèle, de petites maisons en briques rouges qui ont l’air de vous faire le salut militaire au passage et qui s’alignent symétriquement le long des voies, comme des soldats à la parade. Et toutes ont le bow window, la rotonde vitrée qui étend la pièce principale et ouvre de plain-pied sur le jardinet, grand comme la main, mais peigné, soigné, ratissé amoureusement.

Northam, Saint-Denys, Swaything ne sont que des haltes dans ces faubourgs. Sur l’autre côté de la voie, nous longeons l’Itchin, délicieuse à marée haute, dans la retombée des bouleaux et des saules. La vraie campagne ne commence qu’après Swaything, la moins anémique des campagnes, une terre noire avec des verdures épaisses et d’une tonalité presque dure.

Cela rappelle encore la Normandie : les champs — immenses — sont d’un seul tenant ; le blé y pousse dru ; les arbres forment le carré autour des fermes. Quelques-unes de ces fermes (et c’est pour ajouter encore à la ressemblance) sont coiffées de chaume et losangées de bois clair sur leur façade en torchis : vraiment oui, c’est tout à fait la métairie cauchoise, la métairie classique d’il y a cinquante ans, et il n’y manque, sur les bancs rustiques disposés près de la porte, que les vieilles fileuses en bonnets à fleurs. La campagne est parfaitement lisse. Vers l’ouest seulement, les plans lointains d’une ligne de coteaux s’étagent dans la brume. Un coude de la voie nous en rapproche. Ces coteaux sont des mornes crayeux, percés de longues galeries souterraines pour l’extraction de la marne, fourrés d’un gazon sale et loqueteux qui se déchire par endroits et que tachettent des genévriers noirs. Et cela aussi est bien normand. Eastleigh, Chaudlers-Ford, Romsey, Dumbridge, Dean : des bruyères rampent sur le sol, coupées de taillis, de boqueteaux. Le gibier abonde par là. Tout le long de la voie, ce ne sont que faisans qui picorent ; des lièvres détalent ; près d’un talus, des lapins en cercle tiennent un meeting.

À Salisbury, changement de voie.

Nous avons une heure et demie pour visiter la ville. Bonne affaire. Non que Salisbury ait grand caractère. Mais deux choses la signalent : sa cathédrale, en marbre de Purbeck, et les admirables alignements de Stone-Henge, propriété de la famille Antrobus, dans lesquels sir Norman Lockyer veut voir un ancien observatoire astronomique.

C’est le Carnac anglais : cent quarante-quatre pierres levées ! Le diable, dit-on, les portait sur son dos dans une hotte. Il les avait chargées en Irlande, quand la hotte creva : les énormes blocs roulèrent sur le sol : l’un d’eux glissa dans l’Avon, près d’Amesbury…

La légende n’est point neuve, mais elle a le mérite de cristalliser sous une forme populaire et concrète les renseignements de l’histoire : l’Irlande a été le grand séminaire des races celtiques, le laboratoire spirituel de leur âme… Sous ces pierres sacrées de Stone-Henge dort le vieux roi Aurélius, cause indirecte de la guerre fameuse qui mit aux prises Uther Pendragon, père d’Artur, avec le fils de Wortigern, Pascentius. Pour se débarrasser d’Aurélius, malade à Winchester, Pascentius lui avait dépêché un Saxon qui se donnait comme médecin et qui se faisait fort de le guérir par le moyen d’un philtre de sa composition. Aurélius, candidement, prit le philtre et trépassa. Sur quoi Uther Pendragon partit en guerre contre Pascentius et le défit. Les évêques se ressemblèrent alors à Winchester pour les funérailles d’Aurélius ; d’aucuns voulaient qu’on l’enterrât dans l’église Mais le vieux tyern n’avait renoncé que des lèvres au culte de ses ancêtres et il avait manifesté par testament sa volonté formelle de dormir son dernier sommeil sous les monuments de leur foi…

Il y dort toujours, et c’est depuis cette époque que Stone-Henge rend des oracles. De temps à autre, une pierre se détache du groupe et s’affaisse sur le gazon. Funèbre avertissement ! Le peuple se chuchote l’antique adage :

— Quand une pierre tombe à Stone-Henge, c’est qu’un grand de la terre est près de mourir[2].

Décidément nous sommes au seuil du pays celte. La cathédrale nous replonge en plein saxonisme.

Avec cet art spécial qu’ont les Anglais pour présenter leurs monuments, l’église est encadrée d’arbres immenses qui découpent sur les pelouses du Close de grands disques veloutés. Comme de ce nid de verdure l’église s’enlève harmonieusement ! Et quelle piété dans l’entretien du monument ! Malgré tout, le gothique m’en a paru un peu froid. Il y manque l’épanouissement, la vie fourmillante du nôtre. L’intérieur surtout est glacial. Mais il y a une explication ici : l’église a passé au culte anglican…

Il est dix heures, nous n’aurons pas le temps de déjeuner à la gare. On lunche dans la rue, de pâtisseries et de sandwiches, préalablement arrosées de tasses de lait, et le train repart à destination de Cardiff…

Le ciel s’attriste ; le paysage durcit, se hache. Et voici que sur l’accore d’une falaise crayeuse, près de Westbury, un énorme cheval blanc, taillé à même et comme frappé dans le gazon, galope à notre rencontre. Du train, à plus d’un mille, ce cheval paraît déjà plus grand que nature. De près, ses dimensions sont telles qu’on ne peut l’envelopper d’un coup d’œil.

Mais que veut dire cette équestre apparition ?

Nous l’apprenons plus tard : ledit cheval est un cheval historique ; il a été découpé dans le gazon de la falaise en commémoration de la première victoire que le roi saxon Alfred remporta sur les Gallois, l’an 900. On le rafraîchit chaque année ; l’an prochain on célébrera son millénaire.

À Bath, ville d’eaux fort agréable, décorée de jolis beffrois, notre wagon s’ouvre en coup de vent.

Stupeur ! Un colosse, tout de noir vêtu, fait gémir le marche-pied, pénètre de biais dans le compartiment et s’effondre au beau milieu de la banquette, non sans refouler du même coup aux extrémités deux de nos compagnons de voyage, le marquis de l’Estourbeillon et Léon Durocher, pris au laminoir entre cette masse de chair et la cloison.

L’ahurissement passé, j’examine le nouvel arrivant : il n’est pas rouge ; il flamboie comme l’épée de l’archange. Des bajoues monstrueuses, une triple cascade de mentons, un torse, des mains, des cuisses, des pieds… Serait-ce, d’aventure, le cavalier du cheval historique ? Mais cette lévite noire, ce tapabor aux larges ailes ? Impossible de s’y méprendre. C’est quelque prédicant, frère ou fils de ce ministre Chennery, de Wilkie Collins, qui mesurait six pieds deux pouces, pesait deux quintaux et crossait la balle mieux qu’aucun des joueurs du Cricket Club de Long-Beckley. Il aspire profondément l’air, prend son sac de voyage, l’ouvre, en tire une courte pipe de bruyère, la bourre, l’allume, pose ses larges mains à plat sur ses cuisses, me regarde et, entre deux bouffées :

Frenchman ?

Yes, Frenchman.

Sa figure s’illumine encore, si possible. Un éclair polisson brille dans ses yeux.

Paris ? (Prononcez Péré).

Yes, Paris.

Nouvelle bouffée, suivie d’une petite tape familière sur mes genoux. J’attends. Le colosse détache un de ses doigts. Il bat la mesure, il va chanter, il chante :

Le sèbre, le sèbre, le sèbre de mon père !…

On est gai dans le clergé, en Angleterre. Que dis-je ? On y est même…

Y é pès plan, y é pès plan, mé chère,
Y é pès plan, y é pès plan, cé soir…

— Assez ! dis-je. Nous avons des dames…

L’effet est produit ; c’est tout ce que demande mon homme. Mais quel diable de culte peut-il bien desservir ? Ici wesleyens, baptistes, calvinistes, papistes, anglicans portent la même livrée ténébreuse. Je fais appel à toute ma science de la langue anglaise.

You are a clergyman ?

Yes.

Wesleyan ?

Oh !

Calvinist ?

Stuff !

Baptist ?

Ffff !

Episcopalian !

All right !

J’aurais dû m’en douter et qu’il n’y a que l’église officielle pour nourrir ainsi ses ministres ; quelle performance ! C’est de l’élevage en grand. Mon clergyman se remet à tirer sur sa pipe. Et je l’admire silencieusement et il ne fait rien pour se dérober à mon admiration. Je crois même distinguer qu’il se carre, se tourne, s’expose sur toutes ses faces au risque de comprimer définitivement ses deux voisins de banquette. Et enfin, quand il juge que mon admiration est au comble, il recommence son indécent petit manège, me tape sur le genou, se touche la figure, l’abdomen, les cuisses :

Just feel that ! Oune, deux :

C’est pès d’lè chair, c’était diou mé… erbre…

— J’aurais plutôt parié pour de la brique, dis-je imperturbablement.

Yes, yes, brique… Merbre, blanc ; brique, rouge, très rouge, comme roastbeef… I am the very representative man of the national roastbeef.

Et il n’y avait pas à dire cette fois : le roastbeef national, il le représentait magnifiquement !…

Cet étrange clergyman, type plus répandu qu’on ne croit et qui, de Paris, de notre langue, de dix siècles d’une des plus glorieuses littératures du monde, n’avait retenu que quelques gravelures de café-concert, nous accompagna jusqu’à Stappleton, ville manufacturière, laide et sale, noyée de fumée jaune, à travers laquelle l’œil plongeait sur un damier de toits et de pignons tristement massés le long de grandes rues rectilignes. Bradford et Bristol ne nous parurent pas d’une beauté supérieure. Presque aussitôt d’ailleurs, le train, par une forte rampe descendante, s’engagea dans un interminable tunnel sons-marin qui ne nous laissa plus rien voir.

C’est une sensation curieuse qu’on éprouve léans d’avoir sur le chef la mer et ses poissons et ses flottes et ses orages ; mais c’est une sensation toute subjective et qu’on ne peut se donner que par l’imagination, le tunnel ressemblant à tous les autres tunnels.

Quand on en sort, on a pris pied sur l’autre rive de la Manche de Bristol. Le train stoppe une dernière fois pour la traversée de Newport. Quelqu’un trotte le long des portières, en quête des délégués bretons. C’est un Gallois, un membre du Gorsedd. Il veut être le premier à entendre le son d’une voix bretonne. Il s’informe de notre santé, de la façon dont nous avons supporté le voyage. Il n’y a qu’un quart d’heure de trajet entre Newport et Cardiff. Des fanfares, une bannière blanche mouchetée d’hermines noires claquant sur une houle de têtes nues, un grand cri de « Vive la Bretagne ! » et nous tombons dans les bras de nos hôtes gallois qui nous attendent sur le quai de la gare…

Fraternité des peuples celtiques, tu n’es donc pas un vain mot !

II


La capitale de la Galles du Sud. — Mésaventures d’un biniou. — Ce qu’on entend par une Eisteddfodd. — Les origines du bardisuie. — Wales for the Welsh ! — Le home-rule gallois. — À Carthays-Park. — La pierre du Destin. — L’archidruide Hwfa-Môn. — Comment on devient barde. — Une pochade de l’Evening Express. — Le poireau national.


Cardiff, qui est la capitale effective du Glamorganshire, est aussi la capitale virtuelle de la Galles du sud. Elle tient à cette suprématie. Elle l’a maintes fois revendiquée et récemment encore, quand il fut question de créer une université galloise, en l’emportant par la magnificence de ses offres sur Swansea et sur Caernarvon. Le Gorsedd n’a fait que consacrer une fois de plus cette prééminence de la vieille cité kymrique, quand il a décidé que la grande Eisteddfodd nationale de 1899 se tiendrait dans ses murs.

Quoique l’objet principal de notre voyage fût d’assister à cette Eisteddfodd, je n’en dirai que ce qui est strictement nécessaire pour permettre de prendre une idée des mœurs galloises.

C’est le 17 juillet 1899 que nous débarquâmes à Cardiff. Notre fourrier, M. Jean Le Fustec, était déjà sur place, assisté d’un autre Français fixé de longue date à Cardiff, où il jouit d’une considération aussi rare que flatteuse, M. Édouard Barbier, professeur à l’Université. Tous deux s’étaient dépensés avec un désintéressement admirable pour préparer notre réception et notre séjour dans le pays de Galles ; car c’était une véritable expédition que la nôtre et qui mettait en l’air toutes les têtes de Cardiff. On allait donc les voir, ces Bretons de Bretagne, qui sont les cousins des Gallois, qui parlent la même langue, qui chantent les mêmes airs…

Ce fut justement aux accents d’un de ces airs : le Seziz Gwengamp, sonné à pleins poumons par notre unique joueur de biniou (son compère, mal remis encore des suites du 14 juillet, était resté en panne à la gare Saint-Lazare), que nous fîmes notre entrée dans la métropole de l’antique Dynevaur. Un excellent déjeuner nous remit des fatigues du voyage. L’Eisteddfodd commença dans l’après-midi même.

Le mot « Eisteddfodd » signifie proprement : séance, tenue. « Un océan de sons roule sur l’étendue de la Cambrie, » — dit un proverbe gallois. Le fait est que, dans les Eisteddfoddau actuelles, la musique, et spécialement la musique vocale, occupe une place prépondérante. Les anciennes Eisteddfoddau étaient surtout philosophiques. Ce qui n’a pas changé, c’est leur mode d’organisation et de recrutement. Les Eisteddfoddau ont à leur tête un comité qui s’appelle le Gorsedd beird ynys Prydain, — ou Trône des bardes insulaires, — dont l’origine est fort ancienne. C’était, d’après la légende, la voix du Gorsedd qui, dans les temps primitifs, avant la conquête romaine, transmettait la doctrine bardique de génération en génération. Tant que les Romains demeurèrent en Grande-Bretagne, il fut interdit au Gorsedd de se réunir. La doctrine risquait ainsi de se perdre, si l’on n’eût suppléé au Gorsedd par le Cyvail, groupe inoffensif de trois personnes qui se rencontraient où et quand elles le pouvaient et dont chacune, par la suite, se mettait en quête de deux autres personnes qui formaient elles-mêmes trois autres groupes, tant et tant que toute la confrérie finissait par être tenue au courant des décisions adoptées par le Conseil suprême de l’ordre.

Le bardisme se serait conservé ainsi, d’une façon occulte, jusqu’au règne de Lucius (173-189), où il aurait été restauré officiellement. Mais cette restauration fut de nouveau menacée en 1282, à la mort de Llywelyn, fils de Gruffydd, tué dans une bataille contre les Anglais. Avec lui disparut l’antique indépendance du Cymru (Galles) qui fut, dès lors, nominalement assujetti aux rois d’Angleterre.

Traqués par Édouard, à cause de l’opposition qu’ils lui avaient faite lors de son avènement au trône, les bardes eurent grand’peine à maintenir dans l’ombre leur vieille organisation. Des temps meilleurs luirent enfin pour eux ; les Eisteddfoddau furent autorisées par le gouvernement et, à partir de 1819, elles ne cessèrent plus de se tenir, une fois l’an, sur un point quelconque de la principauté.

C’était, cette fois, au tour de Cardiff.

Le choix de la ville n’était peut-être pas très heureux. Cardiff fait bien partie géographiquement de la région galloise. Mais, comme toutes les grandes villes qui se sont développées tardivement, elle n’a qu’une personnalité mal définie et flottante.

Les fêtes devaient quelque peu s’en ressentir. Nos Bretons de France, qui y assistaient au nombre d’une vingtaine[3], si on ne les eût point avertis, se seraient crus toujours en pays anglais. Bien différente eût été l’impression, si l’Eisteddfodd se fût tenue dans la Galles du Nord, à Caernarvon, à Llanduno, par exemple, qui ont gardé leur forte empreinte originelle. Le sentiment nationaliste est extrêmement développé dans la Galles du Nord ; il est beaucoup plus faible dans le Sud. Le vieux cri de guerre : Wales for the Welsh ! — les Galles pour les Gallois ! — n’y retentit plus que bien rarement. Dans son ensemble, cependant, la principauté envoie au Parlement une représentation fortement nationaliste ; sur trente députés que compte le pays de Galles, vingt-deux sont home-rulers, et huit seulement unionistes[4]. Le home-rule que réclame le pays de Galles est surtout d’ordre économique et législatif ; il consiste dans l’établissement d’un conseil national élu par le suffrage universel, avec un secrétaire d’État investi des attributions actuelles du Local government Board. Cela n’a l’air de rien, et cependant M. Decrais a raison de dire que l’octroi de ces privilèges équivaudrait à une véritable séparation administrative[5].

Sans doute il n’y a aucun désir chez les Gallois de dénoncer le pacte qui les lie à la couronne. Ils sont fermement loyalistes ; mais ils commencent à soupçonner, — comme le disait l’un d’eux, M. Hugues Edwards, — qu’il y a une politique plus haute que celle de la force et des accroissements territoriaux et qu’il serait temps peut-être, pour les Celtes du Royaume-Uni, de substituer à cette politique féroce et proprement anglaise une politique de paix et de fraternité.

Le 18 août 1899, quand les représentants des cinq pays celtiques : Bretagne française, Irlande, Galles, Écosse, Man, furent réunis à Carthays Park, l’archidruide Hwfa-Môn, debout sur la pierre du Destin, sortit à demi du fourreau l’épée du Gorsedd, que les bardes, l’un après l’autre, vinrent toucher de leur main droite. Et il cria : « Est-ce la paix ? — Aves hoddeoch ? » Et les bardes répondirent par trois fois : « Oui c’est la paix ! — Heddeoch ! »

L’une des cérémonies les plus curieuses de l’Eisteddfodd de Cardiff fut précisément l’intronisation des bardes. Le Gorsedd comprend trois ordres de sociétaires : les bardes, les ovates et les druides. Les bardes portent une robe verte, les ovates une robe bleue, les druides une robe blanche. Il semble qu’il y aurait là certains éléments de pittoresque ; mais la vérité est que ce costume, sauf pour les druides, témoigne d’un mauvais goût parfait. Bardes et ovates ont l’air d’avoir été surpris par quelque catastrophe nocturne et de s’être enveloppés précipitamment dans leurs rideaux de lit.

Mais Hwfa-Môn, couronné de chêne, sanglé du pectoral d’or, était d’une magnifique couleur locale. Quelle plastique ! Quel gosier d’airain et, pour dire le mot, quels coups de gueule ! J’ai encore dans les oreilles cette voix rauque, caverneuse et qui couvrait cependant d’énormes espaces. Debout sur la pierre du Destin, il haranguait en « welsh » les délégations étrangères réunies sur les pelouses ombreuses de Carthays Park. Nous ne comprenions pas une syllabe de ce qu’il éructait, et ses rugissements nous émouvaient exactement comme eussent pu faire ceux d’un lamantin ou d’un auroch préhistorique. Sur sa tête flottait la bannière bleue du Gorsedd, frappée d’un soleil d’or. Un héraut tenait à deux mains l’épée symbolique, formidablement haute, avec une poignée de cristal taillée dans un bloc du Snowdon. La coupe bardique, — le hirlaz, — merveille d’orfèverie, attendait sur un piédouche. On était là dans une sorte de cercle enchanté, que douze mégalithes en pudding ferrugineux, cravatés aux couleurs celtiques, — bleu, blanc, vert, — flanquaient de distance en distance. Le Gorsedd avait choisi, dans la délégation d’Écosse, d’Irlande, de Man et de Bretagne, un certain nombre de représentants qui devaient recevoir l’investiture bardique. Cette investiture comporte un assez long cérémonial. Le héraut du Gorsedd appelle les néophytes, l’un après l’autre, dans le cercle enchanté. Puis il leur remet une carte sur laquelle se trouvent écrits leurs noms et leurs qualités et qu’ils doivent compléter par l’inscription d’un autre nom qui deviendra leur nom bardique. Ils montent ensuite sur la pierre du Destin, où l’archidruide proclame ce nouveau nom aux quatre aires du vent ; après quoi ledit archidruide entoure le bras du néophyte d’un ruban de soie bleue. Les harpes vibrent à l’unisson. Deux jours après a lieu la cérémonie du baptême ; les nouveaux bardes reçoivent la robe et prononcent une allocution ou une poésie en langue celtique.

Nous nous conformâmes scrupuleusement au rituel. Et, quand nous ne l’eussions pas fait par courtoisie, nous l’eussions certainement fait sous le coup de l’espèce de terreur sacrée dont nous emplissait la présence d’Hwfla-Mòn[6]. Cet homme est une force de la Nature : on ne lui résiste pas. Il a bardifié un Jésuite, le R. P. Hayde ; il bardifierait Armand Dayot, si ce farouche anti barde, quelque jour, se risquait à Carlhays Park…

Telle fut, dans ses grandes lignes, l’Eisteddfodd de Cardiff. Une pochade, parue dans l’Evening Express, dégageait avec beaucoup d’esprit le sens de la manifestation. Cela s’intitulait : Retour au vrai foyer. On y voyait une Galloise en costume national, avec le tablier à carreaux et le grand feutre tronconique, qui se jetait les bras ouverts à la rencontre d’un Irlandais, d’un Écossais et d’un Breton. Pour s’expliquer le costume sommaire ainsi que les chapelets d’oignons que portait ce dernier, il faut se rappeler qu’à Cardiff comme à Londres, à Anvers comme à Rotterdam, la colonie bretonne est principalement représentée par des maraîchers de Roscoff. Après tout, les Gallois, qui remportèrent une victoire fameuse sur les

Saxons dans un champ de poireaux, ont bien pris pour insigne national ce légume trop décrié : l’oignon de Bretagne n’est peut-être pas moins symbolique en son genre.

En somme, ces fêtes de Cardiff, quelque peu déconcertantes par certains côtés, furent belles et nobles dans leur ensemble. Elles affirmèrent l’étroite union des diverses familles de la race celtique, et il y eut des moments où l’hommage rendu à la délégation bretonne s’adressa par-dessus elle à la France tout entière.


III


À travers Cardiff. — Une ville-champignon. — Castrum-Didii. — Un peu de statistique. — Le commerce français à Cardiff. — Saint-John’s Church. — Le château et l’Old Keep. — La captivité de Robert de Normandie. — Le bardit du chêne. — Un grand seigneur milliardaire. — La légende du marquis de Bute. — Les cultes dissidents en Galles. — Visite au consulat de France. — L’esprit national chez les Gallois. — À voleur, voleur et demi.


Entre temps, nous courûmes la ville et ses environs.

Cardiff est au confluent de trois rivières, le Rumney, le Taff et l’Ely. En 1801, elle ne couvrait que 2.791 acres et comptait en tout 1.018 habitants. Elle couvre aujourd’hui 9.000 acres et compte près de 200.000 habitants. C’est une de ces villes-champignons, comme il en pousse de temps à autre sur le terreau anglo-saxon.

Celle-ci, du moins, a d’antiques origines. Je ne saurais affirmer que son nom, qui s’écrivait primitivement Caerdydd, vienne du général romain Aulus Didius, d’où Castrum-Didii, Caerdydd et Cardiff. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle resta pendant des siècles à l’état d’embryon et qu’en 1841 encore elle ne comptait que 56,811 habitants. Cardiff est aujourd’hui le premier des ports charbonniers de l’Angleterre après Newcastle et qui, dans la seule année 1898 (année de grève pourtant), n’a pas expédié au dehors moins de 8,818,433 tonneaux de charbon, dont 2,022,730 à destination de la France et de ses colonies. Dans l’ensemble, Cardiff avait importé pour 2,611,788 liv. st. Le mouvement du port se chiffrait, tant à l’entrée qu’à la sortie, par près de 16,000 navires.

J’ai voulu savoir quelle proportion le pavillon français occupait dans ce chiffre : Cardiff est en effet, de tous les ports du monde, celui où le pavillon français est le plus fortement représenté.

En 1898, nous y avions envoyé 201 vapeurs jaugeant net 165,731 tonneaux et 104 voiliers jaugeant net 21,219 tonneaux. Le mouvement s’est encore accru l’année suivante : Cardiff a reçu, en 1899, 463 bâtiments sous pavillon français, dont 304 vapeurs jaugeant 250,193 tonneaux et 159 voiliers jaugeant 43,488 tonneaux, soit un excédent de 157 bâtiments et de 106,731 tonnes sur 1898[7]. Le fret français sur Cardiff se composait surtout de poteaux de mine (180,344 tonneaux), de minerai de fer (40,677 tonneaux), de pommes de terre et de légumes (11,250 tonneaux). Quant au fret de retour, le charbon sous toutes ses formes, houille, coke, briquettes, poussier, etc., en faisait l’unique élément.

L’admirable situation de Cardiff, au débouché du plus riche bassin houiller du globe, explique ce développement prodigieux de son trafic.

Jusqu’en 1798, le charbon n’y arrivait qu’à dos de mules. Un premier progrès fut réalisé par la création du canal de Glamorganshire qui desservait toute la vallée du Taff, de Mirthyr-Tydfil à Cardiff, et communiquait par un ingénieux système d’écluses avec la Manche de Bristol. Toutefois, c’est à partir de 1839, date de l’ouverture des docks, que la fortune commerciale de Cardiff prit son élan véritable.

Si remarquable qu’ils aient été pour le temps, ces docks, construits par le second marquis de Bute et agrandis d’année en année au point de former une ville dans la ville, ne sont déjà plus suffisants : Cardiff est en marche vers son avant-port de Penarth et l’aura bientôt absorbé. De tous côtés, par de larges avenues, par des faubourgs manufacturiers, la ville gagne et s’étend. Les rues, tirées au cordeau, manquent peut-être d’imprévu. Du moins le « génie du progrès » n’a-t-il point été ici, comme chez nous, un génie destructeur, Cardiff a religieusement respecté tout ce qu’il a pu du passé, depuis sa vénérable église de Saint-John[8], avec le calme cimetière qui l’entoure et qui rayonne pacifiquement au cœur de la populeuse cité, jusqu’à cet admirable château du marquis de Bute, le Pierrefonds de la Grande-Bretagne, restauré avec une magnificence toute royale, comme pour mieux souligner dans un coin du parc la détresse romantique de l’Old Keep, l’antique donjon bâti par Filzhamon en 1110, démantelé par Cromwell en 1632 et laissé tel, sur son tertre solitaire, que l’ont fait les années, les pluies d’automne et la griffe du Protecteur.

J’ai admiré, comme il convenait, la somptueuse demeure de lord Bute, le staircase, l’escalier monumental gardé par des cavaliers de bronze, les frises savantes du Winter Smoking Room, la tour de l’horloge, la bibliothèque… Et, malgré moi, je suis revenu à l’Old-Keep, au vieux donjon qui, dans un coin du parc, penche sur les eaux grises sa face délabrée.

C’est dans ce donjon que fut enfermé pendant vingt-six ans le duc Robert de Normandie, frère de Guillaume Le Roux et de Henri Ier. Par l’étroite fenêtre de sa geôle, cramponné aux barreaux, il apercevait la cime d’un grand chêne séculaire qui se dressait sur la falaise de Penarth et qui servait d’amer aux navires arrivant du large. On veut qu’ayant longtemps vécu dans le commerce des bardes, Robert se soit initié à leurs traditions et qu’il ait composé en l’honneur de ce chêne des tribannau qui nous ont été conservés :

« Ô chêne, debout sur le mur de la guerre que baignent des douves pleines de sang, malheur aux folles querelles nées de l’écume du vin !

« Ô chêne, debout sur le coteau jadis vert, rouge aujourd’hui du sang répandu, l’infortuné qui est dans les liens de la haine jette vers toi le cri de sa misère !

« Ô chêne, debout dans la plénitude de ta force, le sang crie vengeance, le sang crie malheur sur celui qui l’a répandu dans les combats !

« Ô chêne, debout près du ruisseau de la pelouse, l’ouragan a brisé tes branches orgueilleuses ; la haine et l’envie ont paralysé l’infortuné qui te parle.

« Ô chêne, debout sur la falaise chevelue, là où les vagues de la Severn répondent à la clameur du vent, je plains celui auquel l’expérience n’enseigne pas que la mort est douce.

« Ô chêne, debout sur les années de malheur, parmi les rudes émotions de la bataille, que n’est il entendu, celui qui supplie la mort d’abréger ses jours ! »

Après huit cents ans, le tragique bardit trouve encore un écho dans les cœurs.

Il paraît que la restauration du château actuel n’a pas coûté au marquis de Bute moins de 35 millions. Un beau chiffre pour vous et moi ; une bagatelle pour ce grand seigneur richissime, propriétaire emphytéotique de tout Cardiff, ou plutôt du terrain sur lequel est bâtie la ville et qui lui fera retour, avec les immeubles, au bout de quatre-vingt-dix neuf ans. Les biens du marquis couvrant un peu plus de trois lieues autour de Cardiff, il n’y a point à craindre que l’extension de la ville la soustraie quelque jour à son influence.

Présentement (car elle fait la boule d’année en année) la fortune du marquis de Bute est tout près d’atteindre 4 millions de livres sterling ou 100 millions de francs de revenu par an, ce qui lui laisse à dépenser, au calcul des bonnes gens, 2 shillings 6 pence ou 3 fr. 10 par seconde, 186 francs par minute, 11, 160 fr. par heure et 267, 840 francs par jour. Il faut reconnaître, d’ailleurs, que le marquis fait le plus noble emploi de cette colossale fortune. Déjà son père, dont une statue, trop emphatique peut-être, commémore les traits majestueux en face de l’ancien Town-House, avait doté la ville des immenses docks qui contribuèrent si puissamment à sa prospérité. Le beau parc de Sophia-Garden, que le Taff sépare de Cardiff-Castle, est également un cadeau de cette famille.

— Le nom des Bute est inséparable de notre histoire municipale, me disait un alderman. Il n’en est pas de plus vénéré ni qui mérite davantage cette vénération.

Il le faut bien pour qu’on oublie ce que les fanatiques appellent l’apostasie butienne, Butian apostasy. Né dans la religion protestante, le marquis de Bute, comme nombre d’autres grands seigneurs gallois, s’est fait catholique sur le tard. Il eût été curieux qu’on le lui osât reprocher publiquement, et plus curieux encore qu’on le lui pardonnât. L’indignation, qui était peut-être au fond des cœurs, a dû prendre sur les lèvres la forme atténuée du regret. Le fait est qu’on entend dire un peu partout dans la bourgeoisie « bien pensante » de Cardiff « que c’est vraiment bien dommage, — it’s a pity, — et qu’un si digne gentleman méritait certainement de mieux finir ; mais qu’en fin les voies du Lord Jésus sont impénétrables, qu’il faut laisser faire la justice divine et que c’est elle, sans doute, qui, pour punir le marquis de son apostasie et de son manquement à la parole donnée (il aurait juré au lit de mort de son père de ne pas se faire catholique), l’a frappé dans ses enfants, dont l’un est né sourd-muet et le second boiteux ». Et les bonnes âmes de soupirer ! Comme on ne se satisfait point dans certains milieux que le bienfaiteur de la ville, qui fut aussi son premier magistrat, persiste à donner un si fâcheux exemple d’impiété, on ajoute sous le manteau que le marquis est bourrelé de remords ; qu’il ne s’est fait catholique que pour épouser sa femme, papiste indécrottable ; qu’il n’aspirerait à rien tant qu’à retourner dans le giron de l’église réformée et qu’en attendant, comme on lui a prédit qu’il mourrait à Cardiff-Castle, il ne veut pour rien au monde habiter ce château.

C’est tout un folk-lore, comme on voit, qui est en train de se cristalliser autour du marquis de Bute. Et ce folk-lore porte bien l’empreinte de l’imagination celtique.

J’ai su plus tard, par lady Herbert, qui est une amie de lord Bute et qui s’est convertie comme lui au catholicisme, ce qu’il y avait de fondé dans la légende du marquis. La vérité est que cet excellent homme ne se fait point voir facilement en public ni même dans le privé, par suite de l’extraordinaire timidité dont il est affligé. Cette timidité va jusqu’à la phobie. Le marquis n’est vraiment à l’aise qu’au milieu de ses in-folio. Il s’est pris de passion pour l’Ancien Testament, et il a fait partager son goût à la marquise qui, pour lui plaire, s’est mise à l’étude du grec et de l’hébreu. Un fellow d’Oxford est attaché à sa personne, et il travaille avec lui sept et huit heures par jour. Même en voyage, aux eaux, à Carlsbad, le marquis n’entend point se reposer ; il lui faut son fellow et ses in-folio. Quant à l’histoire de ses enfants, il est bien exact qu’il a une fille boiteuse et qu’un de ses fils a hérité de la timidité paternelle, mais il n’est point sourd-muet. Loin qu’il songe à quitter le catholicisme, le marquis trouve de nouvelles raisons pour s’y ancrer, et il a fait récemment encore un grand pèlerinage à Lourdes. Bien entendu, le serment prêté au lit de mort de son père est purement apocryphe ; un tel manquement ne saurait s’accorder avec la vénération profonde, l’espèce de culte qu’il a voué au défunt marquis ; un jour qu’il faisait visiter ses appartements à lady Herbert, il la mena devant le buste de son père, le lui montra, les larmes aux yeux, puis le baisa dévotement. Et il y a une bonne raison aussi pour que lord Bute ne se soit point fait catholique par intérêt et afin d’épouser sa femme : c’est qu’il était catholique plusieurs années avant son mariage[9].

Il n’en est pas moins curieux de voir ce que la légende a fait de son vivant du marquis de Bute. Méthodistes-calvinistes, wesleyens, indépendants, baptistes, se disputent en Galles la prééminence religieuse. Ils constituent les quatre grands groupes du non-conformisme gallois. En lutte perpétuelle les uns contre les autres, c’est un délice de voir avec quel ensemble ils fraternisent contre l’ennemi commun, le Bélial à deux têtes qui s’appelle tour à tour conformisme et papisme. Le conformisme anglican ne compte pourtant que 250,000 adeptes ; le papisme est plus réduit encore et n’a dans son lot que 50,000 fidèles…


On m’avait dit que Cardiff, par suite de ses relations journalières avec nos ports de l’Atlantique et de la Manche, possédait une colonie française assez florissante. À en croire M. Simonin, il y aurait même eu un « café français » à Cardiff. Les Romains qui prenaient pied en terre étrangère y bâtissaient d’abord une salle de bains ; les Anglais élèvent des temples ; les Français ouvrent des cafés.

À Cardiff cependant, j’ai vainement cherché le café français. Je n’ai pas trouvé davantage sur les magasins la phrase sacramentelle qu’y avait lue M. Simonin : Ici on parle français, correspondant à l’English spoken here de nos boutiquiers autochtones. Cela m’étonnait assez pour que j’en voulusse chercher les raisons.

— Le consul vous les donnera, me dit M. Riou, un des trois membres du Parlement qui, avec le marquis de l’Estourbeillon et le comte de Traissan, s’étaient joints à la délégation bretonne.

— Soit, répliquai-je, allons voir le consul.

Aussi bien convenait-il que notre première visite en terre étrangère fût pour le représentant de la France. Mais, quand il s’agit de dénicher le consulat, ce fut toute une histoire : le consulat est au diable-vauvert, près des bassins. Il fallut héler un cab ; le cocher se trompa d’adresse et nous déposa devant le consulat hollandais, puis devant le consulat espagnol.

Nous trouvâmes enfin ce que nous cherchions au troisième étage d’une grande bâtisse marchande et que ne signalait aucun pavillon. Un employé parlant difficilement notre langue nous reçut au lieu et place du consul qui n’était point là et dont il nous donna l’adresse particulière. Je ne veux point croire, quoi qu’on ait dit, que M. X…, dont nous pûmes apprécier plus tard l’amabilité et la distinction, eût reçu des ordres précis du quai d’Orsay afin de s’abstenir de toute participation officielle à l’Eisteddfodd. Il se peut aussi que le ministre des affaires étrangères fût mal renseigné sur le caractère de la manifestation. La présence parmi nous d’un député de la majorité gouvernementale eût pleinement suffi, je pense, pour dissiper toute équivoque. Nous déposâmes nos cartes au consulat, puis nous donnâmes au cocher l’adresse particulière du consul. Il était absent encore ou ne voulut point nous recevoir. Mais il fut éclairé bien vite sur nos sentiments véritables et nous fûmes avisés dans la soirée même qu’il nous rendrait notre visite le lendemain chez M. Barbier, dont l’hospitalière demeure servait de quartier général aux délégués bretons.

Nous vîmes un homme plein de simplicité, fort au courant de toutes les questions de son métier et qui s’excusa très aimablement du petit malentendu de la veille. Je profitai de sa présence pour lui demander quelques renseignements sur la colonie française de Cardiff.

— Elle est assez nombreuse, me dit-il, mais extrêmement mêlée. À peine si l’on y compte une douzaine de négociants faisant figure. J’avais l’intention de fonder un cercle français à Cardiff ; il m’a fallu y renoncer. C’est d’autant plus regrettable qu’il y aurait fort à faire ici pour des hommes intelligents et ayant le sens du commerce. Il y paraît assez à l’affluence des éléments étrangers qui se sont portés vers Cardiff depuis une vingtaine d’années. Toute ville neuve est par définition une ville accueillante. Celle-ci n’a point fini de s’étendre. Poussez un de ces jours jusqu’à Penarth. Il y a encore, entre Penarth et Cardiff, de vastes espaces, des terres nues et vagues, des prairies où l’on fait les foins. Revenez dans dix ans ; tout cela grouillera de maisons. Mais le plus curieux, c’est que, quoique l’élément anglo-saxon forme le gros de la conquête et que l’élément indigène n’y figure que comme appoint, l’émigrant de race anglaise, dès qu’il a pris pied sur la terre galloise, dépouille le vieil homme pour revêtir les sentiments et, jusqu’à un certain point, l’esprit national du pays. Loin d’être noyé dans cet afflux étranger, l’élément indigène déborde sur lui et se l’assimile en quelque manière.

— Pensez-vous, demandai-je, que ce soit là un fait si rare et qu’il faille en attribuer le mérite aux seuls Gallois ?

— Rare ? Oui et non. On a souvent remarqué, et la remarque est juste, que l’Anglo-Saxon qui émigré aux colonies épouse avec la plus grande aisance les mœurs de sa nouvelle patrie d’adoption et s’y fait le champion enthousiaste des franchises qu’elle possède, ou prétend posséder. C’est tout le contraire du Français, qui veut tout de suite imposer ses manières de voir et traite de préjugés tout ce qui ne concorde pas avec elles. Seulement on avait affaire ici, non plus à une colonie proprement dite, mais à une partie intégrante de la couronne. Il faut vraiment que le Gallois, honni, persécuté comme il fut pendant plusieurs siècles, ait en lui une force d’assimilation toute spéciale pour avoir fini par conquérir ses propres adversaires. Les Eisteddfoddau ne sont qu’une manifestation de l’éveil national ; mais c’en est la manifestation oratoire, pompeuse et superficielle. Les Gallois ont obtenu des résultats autrement sérieux pour leurs écoles et leurs collèges. Ils veulent plus : d’abord le « désétablissement » de l’église anglicane, puis l’autonomie administrative, et je ne doute pas qu’ils ne les obtiennent à la longue. Pour subit qu’il ait été, le prodigieux développement économique de ce pays ne l’a nullement grisé et sa prospérité industrielle, loin de lui faire perdre le sentiment de ses origines, loin de le livrer au culte exclusif du veau d’or, lui a donné au contraire une plénitude d’assurance, une possession de soi vraiment extraordinaires. Ajoutez que le Gallois est bon loyaliste, mais qu’il est Gallois avant tout. Le mépris que lui a longtemps témoigné l’Anglais, qui le tenait pour un être inférieur, il le lui rend au centuple. Jadis — avant les chemins de fer et le grand rush houiller de 1839 — il n’y avait guère que les maquignons du Monmousthshire et du Sussex qui se risquassent dans la principauté. L’élevage était l’unique industrie du pays. Ces maquignons anglais jouaient près des paysans gallois le même rôle équivoque que les maquignons normands près de vos paysans bretons. À force de se faire « rouler » par eux, les naïfs Gallois ont fini par profiter de la leçon ; c’est au point que les Anglais disent communément que les Gallois sont tous des voleurs. Eh ! pourquoi se sont-ils montrés si bons maîtres et que viennent-ils jeter feu et flamme aujourd’hui si leurs élèves leur dament le pion et sont plus madrés qu’eux en affaires ?

IV


South Wales for making money ; North Wales for spending it. — L’hospitalité celtique. — Sur la route de Penarth. — Un sentier de keepsake. — Weston. — Ce qu’on voit sur un Pier. — Les docks de Cardiff. — Allumettes et faux-cols. — La philosophie des enseignes. — Les noms gallois. — Taffy, Sandy et Paddy. — De Cathedral-Road à Llandaff. — L’histoire d’une restauration. — Les morts et les cimetières en Galles. — Le budget des églises anglicanes — La question des dîmes et l’agitation non-conformiste. — En cour d’assises. — Une paire de gants bien gagnée.


South Wales for making mony ; North Wales for spending it : « la Galles du Sud pour faire de l’argent, la Galles du Nord pour le dépenser », dit un proverbe local.

Je n’eus point le loisir de vérifier la seconde partie de l’adage ; mais, pour la première, tout ce que nous vîmes à Cardiff même et aux environs nous en confirma la scrupuleuse exactitude. Est-ce à dire qu’à l’occasion et quand le point d’honneur est en jeu les Gallois du Sud ne sachent point rivaliser avec leurs frères du Septentrion ? Les merveilles de l’Eisteddfodd de 1899 témoigneraient du contraire.

J’aurais bien envie, à ce propos, de faire l’éloge de l’hospitalité celtique. Nous fûmes vraiment reçus avec une magnificence dont rien n’approche. On n’avait point voulu qu’aucun de nous logeât à l’auberge, et nous avions été répartis, par petits groupes de deux ou trois, dans les principales familles de la localité. Excellente idée, dont je m’applaudissais d’avance, à cause des facilités qu’elle me donnerait de pénétrer dans l’intimité de la vie galloise. Encore eût-il fallu pour cela que nous fussions logés chez des Gallois d’origine. Or je ne sais comment il se fit : toujours est-il que nos hôtes respectifs se trouvèrent être deux Français, M. Barbier et Mme Boulanger ; un Italien, M. Albany ; un jésuite irlandais, le R. P. Hayde ; un grand seigneur anglais, lord Windsor, et deux banquiers Israélites, les frères Samuel.

Cela manquait un peu de Gallois. J’étais logé, pour mon compte, chez un des frères Samuel, père de deux charmantes jeunes filles, dont l’une allait se marier prochainement, et je ne saurais trop remercier mes hôtes de leur exquise courtoisie et, le dirai-je même, de leur parfaite discrétion. Une seule fois, miss Hetty, en me passant le journal du soir, où je cherchais avec quelque nervosité les nouvelles de France, me demanda si c’était l’Affaire — l’Affaire par un grand A — qui me donnait cet air chafouin. Un « nò » énergique et quelque peu bourru fut toute ma réponse et la conversation stoppa net sur cette pente dangereuse. Pardon, chère petite miss !…

Pour vous parler de l’hospitalité celtique, il me faut attendre que je vous aie menés chez lady Herbert. Le programme de notre voyage en Galles comportait un séjour dans la magnifique résidence de cette grande dame galloise ; mais il fut précédé de quelques excursions aux alentours de Cardiff, à Penarth, à Llandaff, à Pontypridd et dans le bassin houiller de l’Albion.

L’une de nos joies, dans ce pays de Galles où tant de choses nous parlaient à l’esprit et au cœur, c’étaient ces vieux noms aux âpres consonnances, dont quelques-uns déjà familiers à nos oreilles bretonnes. Il y a aussi un Pennars près de Quimper, et c’est un lieu sauvage, battu des vents, tout à fait en harmonie avec l’incurable tristesse du ciel breton. Bien différent est le Penarth[10] gallois, tel que l’industrie et les habitudes mondaines l’ont transformé. On peut s’y rendre en railway, mais le mieux est de grimper dans la diligence publique qui fait le service pour trois pence. Les faubourgs franchis, on entre dans une campagne grise, crevassée d’étangs salins. La route file droit entre deux haies d’arbres maigres. La mer ne se devine qu’aux fumées des steamers et à l’enchevêtrement des cordages et des vergues. Des paquets de loques courent après la voiture, font mille sauts en l’air et découvrent parfois, dans ces galipettes savantes, des morceaux de nu singulièrement placés ; ce sont de petits mendiants gallois, dont toute la connaissance de la langue anglaise paraît tenir dans un seul cri :

Half-penny, sir, half-penny !

Après un kilomètre ou deux, le paysage se relève ; de fraîches collines, boisées des essences les plus variées, moutonnent sur l’horizon ; mille cottages s’y blottissent et, pudiquement, de leurs agrestes beautés ne découvrent qu’un bout de toit bleu ou la girouette dorée d’un faîtage.

Ce serait charmant, si tout le bas du vallon n’était gâté par des cheminées d’usines, ces tristes obélisques de notre civilisation industrielle, comme les appelle quelque part Victor Hugo. La diligence escalade une rampe à pic, s’engouffre dans Windsor-Road : Please come down, ladies and gentlemen ! Autrement dit : tout le monde descend. Nous mettons pied à terre et, par le plus joli petit sentier artificiel du monde, — un sentier de keepsake, tout ombragé de beaux arbres, macadamisé comme un trottoir, avec des bancs en retrait dans des hémicycles de verdure : un petit sentier suffisamment irrégulier pour donner l’illusion de la vraie campagne, mais retouché avec cette discrétion élégante, ce sens du confort que l’Anglais introduit partout et qu’il a fini par communiquer aux Gallois ; un petit sentier qui, comme tous les sentiers qui se respectent, passe sur un pont rustique de branches entrelacées, où (toujours comme dans les keepsakes) un digne mendiant patenté, sourd aveugle et chenu, sollicite votre générosité par l’intermédiaire d’un grand écriteau noir, pendu à son cou et portant en grosses lettres blanches : Kind Friends, I am total blind and deaf, caused hy an explosion, — nous débouchons devant une immense plage de galets, flanquée de grands hôtels, de restaurants, de tea-rooms, et toute grouillante de marmots et de nourrices.

Le populaire a visiblement envahi Penarth depuis la création des nouveaux docks et des bassins en eau profonde. Le high-life cardiffois se porte plus loin, de l’autre côté de la Manche de Bristol, à Weston, qui s’étire paresseusement dans une jolie crique de sable fin et qu’un service à vapeur relie au Pier de Penarth et, par Penarth, à Cardiff même.

C’est tout ce qui reste aux gens du monde, ce Pier, la jetée payante qu’on trouve sur toutes les plages britanniques et que défend le tourniquet de l’entrée. L’institution des péages est très répandue en Angleterre : elle a disparu de nos mœurs farouchement égalitaires. Reconnaissons qu’elle avait du bon. Et, par exemple, il est bien évident que la municipalité de Penarth n’eût point gaspillé ses guinées à échafauder cette belle jetée en eau profonde qui lui aurait coûté les yeux de la tête et ne lui aurait rien rapporté : un syndicat s’est substitué à elle, qui a pris tous les frais à sa charge. La jetée n’a pas coûté un penny à la ville, ce qui n’empêche qu’elle lui fera retour après quatre-vingt-dix-neuf ans, c’est-à-dire quand le bail du syndicat aura pris fin. En attendant, ledit syndicat n’a rien négligé pour attirer la clientèle riche, la seule qui compte. C’est toute une petite ville qu’un Pier. Fort large, avec des trottoirs à claire-voie, des rotondes vitrées où l’on peut toujours s’asseoir à contre-vent et les plus propres du monde à la rêverie solitaire et au flirt, il n’est sorte de commodités qu’on n’y trouve : boîtes aux lettres, débits de tabac, petites boutiques d’articles de plages, kiosques de journaux, etc. Mais peut-être s’y exagère-t-on la bonne volonté du public : il faut payer au tourniquet pour avoir l’accès du Pier ; il faut payer encore à un second tourniquet pour avoir l’accès du bateau de Weston. Et cela serait tolérable, sans doute, s’il ne fallait payer une troisième fois sur le bateau lui-même.

Conformons-nous à l’usage et, par manière de passe-temps, regardons autour de nous. Il fait une molle journée d’été ; le ciel cependant est léger et craquant comme une soie ; mais cette Manche de Bristol, sous les plus fraîches clartés, garde un ton sale et ocreux, qu’elle ne perd que très loin au large. Weston, en face de nous, fait la boule au soleil, comme une chatte qui se chauffe. Vers l’est, deux grands îlots, les Flat-Homs[11] ; l’un presque noir sous la verdure qui l’endeuille ; l’autre d’où pointe, comme une dague, la tour effilée d’un light-house… Des vapeurs passent, se croisent et hululent ; des voiliers cherchent le vent. On nous signale enfin un petit flocon d’ouate grise qui volette sur la mer et se dirige vers nous de Weston : c’est le vapeur de service qui passe toutes les deux heures. Il approche et, dans le tumulte blanchâtre de ses grandes roues à aubes, stoppe à l’extrémité du Pier. La passerelle franchie, nous nous calons à l’avant dans des pliants à dossier, parfaitement confortables. Nous avons beaucoup de voisins qui fument, lisent, croquent des pâtisseries ou somnolent, l’air comme chez eux. Effectivement plusieurs de ces passagers n’ont pas quitté le bateau depuis le matin : il est de bon ton dans la gentry cardiffoise de prendre des abonnements sur le vapeur de Weston. On y coule la journée sur le pont, quand il fait beau, un livre ou une revue à portée de la main. Il y a un orchestre à bord et un buffet. Tous deux sont passables, et voilà bien des raisons pour qu’on ne descende point chercher à terre ce qu’on trouve sans se déranger céans : du rêve, des rôties et du thé.

Un coup de sifflet suivi du sacramentel : Study ! « Attention ! » et nous remontons vers Cardiff, en longeant la côte.

Mais, sauf la grande falaise à échelons qui porte Penarth et dont la coupe verticale permet de saisir le curieux travail de stratification, il n’y a rien à voir d’intéressant et nous sommes bloqués presque tout de suite entre une triple haie de navires et l’interminable jetée en pierres brutes au bout de laquelle, dominant le port et les docks, s’érige le haut beffroi de la Cardiff Railway Company.

Ces docks de Cardiff sont cependant une merveille et on les tient à juste titre pour des modèles du genre. À certaines heures de l’après-midi, leur animation est prodigieuse. Il faut aller là pour apprécier toute la valeur du proverbe anglais : Time is money. L’automatisme y est poussé à ses dernières limites ; les wagons débouchent sur le port par longues files ; leur contenu est immédiatement saisi par des grues hydrauliques qui le versent dans les soutes des navires. Tout cela est réglé à une seconde près et l’on sait exactement le nombre de minutes qu’il faut pour charger un millier de tonnes de houille.

Des omnibus stationnent à la sortie des docks ; nous grimpons dans le premier qui s’offre et la rentrée s’opère par les faubourgs ouvriers, noirs de monde, mais d’un monde sordide, loqueteux, et qui fait le plus triste contraste avec la population des autres quartiers. Il n’y a point que dans les villes de la Grande-Bretagne où l’on observe cette juxtaposition des trois sortes de quartiers — l’aristocratique, le marchand et l’ouvrier ; — mais ce qui est proprement anglais, c’est que la population des uns ne se mêle pas ou très peu à la population des autres : tous trois sont comme des villes différentes qui ne communiquent pas entre elles et qui vivent chacune de sa vie propre. Les petits vendeurs d’allumettes-bougies qui nous assaillaient tout à l’heure, dans le quartier des docks, souples comme des singes et, sur leurs pieds nus, profitant d’une distraction des conducteurs pour escalader l’impériale des omnibus et nous glisser leur marchandise entre deux bourrades, font retraite d’eux-mêmes, dès que nous entrons dans le quartier du haut commerce. Ils sont remplacés par de coquets petits gentlemen en complet gris, grand col et manchettes d’une blancheur éclatante, qui vendent des journaux, distribuent des prospectus, cirent les chaussures et pratiquent le vol à l’esbroufe avec une égale supériorité.

Un linge si soigné ne laissait pas de nous surprendre ; mais on nous dit qu’il ne fallait point trop se fier aux apparences ; que, sous ces cols et ces jaquettes boutonnées, il n’y avait souvent pas de chemise ; qu’au surplus les cols étaient en papier et sortaient des fabriques de New York et de Boston, qui en débitent jusqu’à 50 millions par an, livrés à des prix dérisoires de bon marché !

Ces rues du haut commerce, Queen-Street, Adam-Street, Saint-Mary-Street, High Street, etc., droites, claires, ourlées de larges trottoirs, possèdent les plus beaux magasins du monde, et la circulation y est aussi intense que dans nos grandes rues parisiennes. « Là où il n’y a pas d’églises, aimait à dire Victor Hugo, je regarde les enseignes. » À l’exemple du grand poète de la Légende des Siècles, j’ai regardé les enseignes galloises. Mais je n’en aurais regardé qu’une que j’aurais été aussi avancé. Sur toutes ou presque toutes, en effet, éclatait le nom de Jones. J’ai su depuis que c’est le nom gallois par excellence, quelque chose comme notre Dupont ou notre Durand. Il s’accompagne le plus souvent de John, et cela ne laisse pas de faire des confusions assez plaisantes.

— Croisez un groupe de Gallois, me disait un de nos hôtes, criez au hasard John Jones, cinq des assistants sur six vont dresser la tête et vous répondre : Please (Plaît-il) ?

Le nom le plus répandu après Jones est celui de Thomas. Par surcroît, on les trouve souvent mariés et vous pensez bien que cela non plus n’a point été sans prêter à certaines plaisanteries. C’est ainsi que, dans un théâtre, le bruit se répandit que le feu venait de se déclarer chez Thomas Jones ou John Thomas, on ne savait pas au juste. Mais, dans l’indécision, toute la salle se leva et quitta précipitamment la représentation.

J’ignore pourquoi les Gallois, à l’exception de quelques Rees, Ellis, Gryffid, Owen, s’appellent ainsi presques tous Jones ou Thomas. Il est certain que jusqu’au quinzième siècle et par delà le prénom était seul en usage parmi eux et qu’on y ajoutait seulement, comme dans les généalogies grecques ou sémitiques, fils de (ap ou ab), suivi de la mention d’origine : John ap Thomas, from Pont y-Pridd (Jean, fils de Thomas, du Pont-de l’Argile).

Il y a quelque cinquante ans encore, dans je ne sais quelle petite ville de la principauté, un voyageur français (c’était, je crois, le fondateur de la Revue britanique, M. Amédée Pichot) s’informait près d’un garçon d’hôtel d’un de ses correspondants nommé Thomas.

— Quel Thomas ? lui dit le garçon. Voulez-vous parler de M. John ap Thomas, ou de M. Thomas ap Jones, ou de M. Thomas ap William, ou de M. ap Thomas le docteur, ou de M. ap Thomas l’épicier, ou de M. Thomas ap Thomas le menuisier, ou de M. Jones ap Richard ap Thomas l’avocat ?

Ce n’était aucun de ces Thomas, et notre voyageur, de dépit, planta là son correspondant.

Les choses ont un peu changé depuis lors. C’est dans les actes de l’état-civil surtout que cet usage des généalogies prêtait à d’interminables citations, et le gouvernement finit par prohiber leur emploi jusqu’à la deuxième génération ascendante inclusivement.

« Les ap disparaissant, dit M. Le Breton, les Gallois n’en restaient pas moins avec leurs prénoms servant de noms ; mais, à partir de ce moment, ils prirent l’habitude de désigner l’individu par ses deux noms — son nom et le prénom servant de nom, — ce qu’ils ne faisaient pas auparavant, puisqu’ils employaient alors ap. »

Reste à expliquer pourquoi les prénoms eux-mêmes sont si peu variés. Une hypothèse du même auteur est que le protestantisme, précisément au seizième siècle, entama la guerre contre le culte officiel rendu aux saints et que ce sont ces saints dont on porte généralement les noms comme prénoms. Mais on ne voit point que l’effet ait été le même pour le reste de la Grande-Bretagne, où les prénoms masculins ont infiniment plus de variété qu’en Galles, et peut-être faut-il chercher ailleurs la clef du mystère[12].

Je me rallierais volontiers, en ce qui me concerne, à une hypothèse un peu différente fondée sur le respect quasi religieux du Gallois pour tout ce qui lui vient de ses pères. Ces noms qu’ils portaient, il entend les porter à son tour. Taffy[13], comme on appelle familièrement le Gallois, de même qu’on appelle l’Écossais Sandy et l’Irlandais Paddy, est intraitable sur les questions de race et de foyer. Encore qu’il passe pour très serré (les Anglais disent carrément « avare »), surtout dans le Sud, on ne lui fait jamais appel inutilement dès que l’honneur national est engagé. Pour l’Eisteddfodd de Cardiff, les souscriptions particulières avaient atteint la somme respectable de 6,000 livres sterling, 130,000 francs. Il s’agissait pour Taffy de faire bonne figure devant ses frères des autres communautés celtiques, et Taffy ne rechignait pas[14]

Nous eûmes un autre exemple significatif de ce dont est capable la générosité galloise, quand la sollicite un intérêt vraiment national : ce fut, quelques jours plus tard, en visitant l’abbaye de Llandaff.

Llandaff est la première en date des églises du pays de Galles. Son nom primitif fut Llan-ar-Daff (église du Taff). Elle était placée à l’origine sous l’invocation de saint Pierre et de saint Paul et aurait été fondée, d’après une triade assez suspecte d’ailleurs, par Lleufer Mawr, au premier siècle de l’ère chrétienne. Il y a quelque brume peut-être sur l’histoire de cette fondation. La période limbaire de l’église cesse définitivement au sixième siècle, avec saint Dubric, qui fut le premier évêque connu de Llandaff et que nous retrouverons plus loin. Saint Teileiaw ou Teilo lui succéda, lequel marqua d’une empreinte si forte dans les annales de la confession britannique que l’église et les bâtiments groupés à son ombre troquèrent un moment leur nom contre le sien (Eglweys Teilo ; Plyf Teilo). Rappelons enfin que c’est à Llandaff, en 1188, que Baldwin, le célèbre archevêque de Canterbury, prêcha la troisième croisade.

Tant et de si glorieux souvenirs font comme une auréole à cette vénérable abbaye, l’un des grands séminaires du catholicisme celtique[15] et où plus de

deux mille moines, répartis en sept chœurs de trois cents voix, chantaient nuit et jour les louanges du Seigneur, « flambeau du juste, du vrai et du bien ».

Joignez que Llandaff est d’un accès ravissant. L’église n’est qu’à un mille et demi de Cathedral-Road, l’artère aristocratique de Cardiff, qui l’aurait bientôt rattrapée, n’étaient les admirables parcs qui bordent le Taff et dont le plus vaste, justement, fait ceinture au manoir du bishop diocésain. Une percée entre les ombrages de ce beau parc permet d’embrasser de fort loin l’ensemble du monument. Mais le parc est privé ; la route fait un coude, et il faut pousser jusqu’au village, lequel est perché sur un monticule à pic qui plonge sur le ravin où l’église est bâtie.

Cela gêne un peu la perspective. Nous nous consolâmes à la pensée de visiter enfin un vrai village gallois (car on ne pouvait donner ce nom à Penarth), et celui-ci nous eût vraiment satisfaits de tout point, — avec ses grands ormes, ses maisons basses en granit brut cerné de chaux blanche, ses portes cintrées, ses pignons pointus, surtout le vieux calvaire planté au milieu de la place dans une roche non dégrossie, — sans les éternels cottages néo-gothiques qui s’étaient glissés çà et là entre les anciennes habitations. Du moins l’un des côtés de la place sur quatre, occupé par les débris d’une tour et les ruines majestueuses d’un grand porche ogival, avait-il gardé tout son caractère. Un muretin bordait l’autre côté du quadrilatère qui restait vide et qui donnait sur l’église. Penchés sur le parapet, nous respirâmes longuement la noble fleur de pierre qui s’épanouissait à nos pieds, dans son ravin de silence. Des tombes l’entouraient, mais en petit nombre et bien ordonnées ; quelques-unes remontaient à une haute antiquité et la plupart, dressées verticalement, affectaient cette forme de cippes ou « pierres levées » qui donne aux champs de repos du pays de Galles l’aspect de cairns désaffectés.

J’ai lu, sur ces cimetières gallois, les réflexions les plus contradictoires. Touchant exemple de la façon dont les voyageurs s’accordent ! Pour M. Le Breton, rien n’est plus triste que de mourir dans le pays de Galles et d’y dormir son dernier sommeil. Lorsqu’une personne vient d’expirer, on la retire tout de suite de son lit ; on pose son corps à terre sur un matelas.

— Pourquoi, demandait un jour M. Le Breton à une Galloise, ne laissez vous pas le mort dans son lit ?

— Oh ! lui répondit-elle d’une air offusqué, ce ne serait pas convenable.

M. Le Breton voit toutes sortes de choses dans cette réponse et, pour commencer, l’indice du peu de place que tiennent les morts dans le souvenir des Gallois. S’il avait rapproché la coutume galloise de la coutume analogue qui existe en Bretagne, il se fût rendu compte que ce qu’il prenait pour un manquement aux convenances n’était qu’un legs du passé, une permanence de la tradition. Chez tous les Celtes, il est d’usage d’ôter le mort de son lit et de le coucher soit sur la table, soit sur des tréteaux, dans une chapelle ardente décorée de fleurs et d’images de piété. Le rigorisme protestant a fait disparaître en Galles les flambeaux, les images et les fleurs ; mais il n’a pas touché à la coutume principale et foncière.

C’est vraisemblablement aussi ce rigorisme qui, étendu aux cimetières eux-mêmes, leur donne le caractère un peu sombre dont se plaint M. Le Breton.

« Là, dit-il, point d’emblèmes religieux, pas de jardinets soigneusement entretenus par la famille ou les amis de celui qui dort dans une terre bénite. Rarement des croix. De l’herbe et des pierres noirâtres. Pas de prières sur les tombeaux ; pas de visites quotidiennes aux cimetières, comme dans cette bonne Bretagne. Un oubli complet et dans cet oubli un complet silence ! »

Accordez maintenant cette description avec ce passage de M. Alfred Erny sur les cimetières gallois :

« Dans la cour de l’église, on retrouve le touchant usage français de parer les tombeaux de fleurs. Dans la semaine qui précède Pâques ou la Pentecôte, on renouvelle sur la terre des tombeaux les plantes et les fleurs qui les poétisent. La rose blanche orne la tombe d’une jeune fille ; la rose rouge est destinée aux trépassés qui se sont distingués par leurs vertus. Toucher à ces plantes serait un sacrilège ; un parent ou un ami peut seul en détacher un feuille ou un rameau qu’il lui est permis de porter en souvenir du défunt. Les pierres tumulaires qu’on élève aux deux bouts de chaque tombe sont blanchies à la chaux à chaque fête annuelle. Ces usages sont communs à toutes les conditions sociales. Même sur les tombeaux placés dans l’intérieur des églises, les amis survivants viennent un jour de chaque semaine déposer des fleurs, au moins pendant tout le cours de l’année qui suit la mort de la personne aimée. »

J’ai visité pendant mon voyage, outre le cimetière de Llandaff, un certain nombre de cimetières gallois ; ils ne m’ont point paru si désolés que le dit M. Le Breton, mais je n’y ai point découvert non plus la flore luxuriante dont parle M. Erny. L’usage de parer les tombeaux est d’ailleurs inconnu des Anglais. Les Gallois ont-ils cédé à la contagion de l’exemple ? N’est-ce point plutôt de leur part simple condescendance aux dures prescriptions du méthodisme calviniste et baptiste ? À Llandaff du moins, si les fleurs manquaient, la verdure prenait sa revanche. Le cimetière, de dimension restreinte et où l’on n’enterre plus personne, je crois, à l’exception des évêques diocésains, se perd tout de suite sous les arceaux d’un beau parc. Nous admirâmes, une fois de plus, combien la nature peut ajouter à l’art. Sur ce fond d’émeraude, la vieille abbaye découpait gracieusement ses fines dentelles de granit, et nulle part les tons dorés du monument ne laissaient surprendre le rajustage des parties, encore qu’une bonne moitié de l’église ait été reconstruite de nos jours.

L’antique édifice n’était déjà qu’une ruine en 1719. époque où la foudre consomma son délabrement[16]. Les voûtes avaient cédé ; une partie de l’étage supérieur de l’abside s’était écroulée ; des lèpres végétales, rongeaient le reste. Les dessins du temps que j’ai eus sous les yeux permettent de suivre, année par année, cette agonie du vénérable édifice. En cette combe de tristesse, avec ses contreforts saillants comme des vertèbres, la vieille abbaye, telle qu’elle nous était parvenue au commencement du siècle, ressemblait au squelette de quelque monstrueux animal préhistorique.

On peut juger par là des difficultés de toutes sortes qui hérissaient sa restauration. Appel fut fait au public ; la restauration du monument lui fut présentée comme une entreprise nationale, intéressant l’amour-propre national et, dès lors, Taffy n’hésita plus. Il ne fallait pas moins de 36, 000 livres sterling, soit près d’un million, pour reconstituer le gros œuvre : les 36, 000 livres sterling furent tout de suite trouvées. Et ce n’est peut-être point encore ce qu’il faut admirer le plus, mais que la restauration du monument ait été exécutée avec un goût si parfait et si sûr. Il faut l’œil d’un archéologue, maintenant qu’une patine uniforme a revêtu tout l’édifice, pour distinguer les parties neuves des parties anciennes.

Il n’y a qu’une trentaine d’années cependant que la restauration est achevée. L’abbaye actuelle est un heureux mélange de roman et de gothique. Dans le premier de ces styles, j’ai particulièrement admiré le grand porche cintré du côté sud, l’emboîtement de ses cinq arcatures dentelées et les massifs faisceaux de colonnes qui les portent. Le chœur, qui est du même style, date de 1118. Il n’est pas jusqu’à la décoration intérieure de l’église qu’il ne faille louer pour sa juste appropriation au milieu ; plus d’une cathédrale gothique jalouserait ces verrières aux tons délicieusement fanés, ces orgues monumentales, les délicates nervures des enfeux et du jubé, surtout ces stalles du chœur, ouvrées et fouillées comme des joyaux.

Llandaff appartient, il est vrai, au rite anglican, le plus rapproché du culte catholique[17] et qui n’a point l’austérité des autres confessions. Nous sommes ici dans l’un des quatre sièges diocésains du pays de Galles. On sait que l’église officielle ou anglicane possède les quatre sièges de Bangor, de Saint-Asaph, de Saint-David et de Llandaff. Ce sont les seuls reconnus. Le diocèse de Llandaff s’étend sur tout le Glamorganshire et le Monmouthshire, plus quelques territoires du Brechnock et du Hereford, et, pour ne point être le plus riche des quatre, il n’en a pas moins des droits sur deux cent vingt-sept paroisses à prébende. Le traitement annuel de son bishop monte à 4,200 livres sterling, c’est-à-dire à 105.000 francs de notre monnaie. Qu’on ajoute au bishop un doyen appointé à 700 livres (17,500 fr.), quatre chanoines à 350 livres (8,750 francs), des archidiacres, secrétaires, organistes, etc : au total c’est près de 10,000 livres qu’engloutit par année le personnel de l’église. Nous voilà loin des 15,000 francs de nos évêques français ! Encore l’évêque de Llandaff n’est-il qu’un petit personnage comparé à certains dignitaires anglais comme l’évêque de Cantorbery qui touche 375,000 francs par an, l’archevêque d’York ou l’évêque de Londres qui touchent chacun 250,000 francs.

En bloc et par an, dans le pays de Galles, le personnel de l’église officielle perçoit 6,404,450 francs qui lui sont fournis : un quart ou un cinquième par les douaires de l’église, le reste par la dîme ou rente paroissiale [18]. Et c’est là justement ce qui révolte les Gallois. Ils se sont élevés à plusieurs reprises et dans le Parlement même contre cette monstruosité « juridique et économique », qui consiste non point tant à leur imposer un clergé officiel qu’à leur faire subventionner ce clergé, alors que, sur 1,600,000 habitants que compte le pays de Galles, 225,000 à peine, soit un septième de la population, pratiquent le culte anglican. Il en résulte qu’après s’être vue dans l’obligation de subventionner le clergé officiel, la presque totalité des Gallois se trouve encore tenue moralement de débourser 300,000 livres sterling ou 7,000,000 de francs par an pour subvenir aux besoins du clergé non officiel, calvinistes, baptistes, wesleyens, etc., fonds et tréfonds du vrai clergé national.

« Pareille atteinte à la liberté d’une population tout entière ne se conçoit ni ne se justifie, s’écriait récemment le député de la division de Rhondda. Il n’y a aucune raison pour que la principauté plie encore sous le poids d’un impôt détesté, alors qu’on en a affranchi l’Irlande qui se trouvait, nature de religion mise à part, dans des conditions toutes semblables. Qu’on ne parle pas de l’utilité qu’il peut y avoir à conserver la secte officielle à côté de l’autre, pour amender ou moraliser nos montagnards ; ce sont, nul ne l’ignore, les plus vertueux citoyens du Royaume-Uni. »

Vertueux, je ne dis pas. Patients, c’est autre chose.

L’agitation contre les dîmes (anti-tithe war), qui n’avait revêtu jusqu’en 1886 qu’un caractère de protestation platonique, prit brusquement une forme aiguë à la suite des incidents qui eurent pour théâtre un petit village montagneux de 950 âmes, Llanarmon-yn-Jal, dans le Denbrighshire.

Appauvris par des pluies persistantes et de mauvaises récoltes, les contribuables de ce village devaient payer au recteur anglican une dîme de 447 livres sterling. Une délégation fut envoyée au recteur pour le prier de réduire la dîme en raison du mauvais état des récoltes. Le recteur refusa. Il ne consentit pas davantage aux délais qu’on sollicitait de lui. Intraitable, il menaçait de la justice s’il n’était pas payé immédiatement. Cette attitude souleva l’indignation générale. L’anti-tithe war gagna de proche en proche. Des rixes éclatèrent. Les constables ne suffisant pas, on recourut aux garnisons voisines. À Llannefydd, où la troupe avait chargé une première fois en 1888, il fallut, deux ans plus tard, recommencer le siège de chaque maison, enlever par force le bétail des fermiers qui refusaient de payer les collecteurs.

Les scènes de cette sorte sont monnaie courante en Galles. La question des dîmes, toutes proportions gardées, est aux Gallois ce que la question agraire est aux Irlandais. Bien avant qu’elle n’eût pris le caractère agressif qui la distingue depuis 1886, elle avait été pour ce peuple l’un des grands motifs de son repliement systématique. Alors que le clergé officiel se désintéressait des affaires de la principauté et affectait un mépris imbécile pour ses traditions et sa langue, les confessions dissidentes se servaient de cette langue et de ces traditions pour réchauffer le sentiment national par tous les moyens en leur pouvoir : sociétés publiques et privées, eisteddfoddau, revues, journaux, écoles, etc.

On peut dire à ce point de vue que le pays de Galles est l’œuvre du clergé dissident, qui s’est opposé pacifiquement et victorieusement à la conquête anglaise et a, pour jamais, barré la route à l’assimilation. Né du peuple, vivant avec lui et de sa vie, ce clergé n’a pas eu sur la moralité des Gallois — tout bien pesé — une action moins réconfortante que sur leur mentalité politique. L’alcoolisme même, ce chancre des pays celtiques, est en décroissance depuis quelques années dans toute la Galles du Nord. Si les tribunaux civils continuent à ne point chômer, grâce au tempérament processif des Gallois, qui fait de la principauté la vraie terre de promission des solicitors, les tribunaux correctionnels et d’assises sont littéralement réduits à la portion congrue. Il n’y a pas longtemps que, devant le jury de Cardiff, le juge de circuit Shee pouvait s’écrier en pleine sincérité :

« Honneur à la principauté de Galles ! Depuis deux ans que j’y exerce les devoirs de ma charge, je n’ai eu dans trois comtés l’occasion de punir que six coupables. Je le déclare hautement, les habitants de ce fortuné pays peuvent être proposés comme un admirable modèle au reste des sujets de Sa Majesté. »

Et qu’on ne croie point qu’il s’agisse là de quelque cas heureux d’immunité criminelle. D’après M. Julien Decrais, il ne se passe guère d’année où pareille absence de délits n’amène en Galles des manifestations identiques. Tout dernièrement encore, aux assises de Beaumaris et de Flint, le président constatait que le banc des accusés restait vide… Il signifiait aux jurés qu’ils étaient libres et, à la clôture de la session de juillet, qui avait duré cinq minutes, il méritait de recevoir des mains du haut sheriff, représentant de la reine, la paire de gants blancs réservée en semblable circonstance aux magistrats assez heureux pour n’avoir pas eu à exercer leur mandat.


V


Les confidences d’un alderman. — Ce qu’il en coûte d’être maire. — Le chien quêteur du Widows and Orphans Fund. — Jack et Léo. — La chèvre du régiment. — Castell-Coch. — Un vignoble de rapport. — Volcans éteints. — Arrivée à l’Albion. — Les bâtiments. — Le plan général du bassin houiller. — Quelques chiffres. — Descente dans la mine. — Les esprits frappeurs. — Un pont historique. — Le Logan de Pontypridd. — Encore les druides. — L’agriculture au pays de Galles. — Visite à la Ty-Gwyn. — Une ferme galloise. — Les beautés du parlour.


On ne comprendrait pas Cardiff ni la plupart des villes de la Galles du Sud sans le riche bassin houiller qui les alimente. Mes amis et moi avions grande envie de visiter ce bassin. La municipalité prévint nos désirs et nous fûmes avertis qu’il y aurait à la gare de Queen-Street un train spécial qui nous mènerait à la mine d’Albion, dont le maire de Cardiff, M. Thomas Morel, est justement le principal actionnaire.

À l’heure dite, nous étions une douzaine de Bretons sur le quai de la gare, auxquels vinrent se joindre trois ou quatre délégués irlandais, l’ingénieur de la traction et M. Trounce, ancien maire, présentement simple alderman de la cité.

Il semblerait singulier chez nous qu’un ancien maire consentît à descendre au rang d’adjoint. C’est que nous entendons les fonctions édilitaires d’une autre façon que nos voisins. La charge de maire est tout honorifique chez eux et on n’y prétend que pour la consécration qu’elle procure. Mais cette consécration est fort coûteuse : le maire en fonctions se doit à lui-même de représenter magnifiquement la ville dont il est le premier magistrat et, pour Cardiff seulement, cela se solde au bout de l’année par une centaine de mille francs. Aussi les très grandes familles pourraient seules prétendre à la mairie en Angleterre, si l’on n’avait rendu ces fonctions annuelles et si le renouvellement des mandats n’y était interdit.

M. Trounce, qui me donnait ces détails dans un français excellent, avait accepté de nous piloter à travers le bassin houiller. Nous causions sur le quai de la gare en attendant le départ du train quand je sentis qu’on me tirait doucement par la manche.

— Eh bien, Jack, qu’est-ce que c’est que ces familiarités ?

Je cherchai la personne qui répondait au nom de Jack et j’aperçus un grand terre-neuve à longs poils, qui, une tire-lire en cuivre pendue au cou, fixait sur moi ses beaux yeux veloutés.

— Je vous présente master Jack, me dit M. Trounce, lequel s’amusait de mon étonnement. Master Jack est un doux obstiné ; il ne vous lâchera pas que vous n’ayez glissé un penny au moins dans sa tire-lire.

— Et que fera-t-il de mon penny ? demandai-je.

— Ce qu’il fait de tout l’argent qu’on lui donne, répondit M. Trounce. Fidèlement, scrupuleusement, il le portera ce soir au trésorier du Widows and Orphans Fund. Vous n’êtes jamais allé à Londres ? Alors vous n’avez pas connu Léo, le terre-neuve de l’hôpital des femmes. Léo vient de mourir. C’est dommage : il n’y avait pas dans la Cité de figure plus populaire. Il allait par les rues, dignement, à petits pas, secouant comme une cloche son tonnelet de cuivre, par l’ouverture duquel les passants glissaient des pièces de billon et d’argent. S. A. R. la princesse de Galles ne manquait jamais de faire arrêter sa voiture lorsque la présence de Léo lui était signalée. Elle le caressait et lui remettait son aumône, que Léo recevait avec les marques de la plus vive reconnaissance. En un mois, il recueillit 1,000 livres sterling qu’il versa au personnel de l’hôpital contre un reçu en due forme. Notre pauvre Jack n’a point de ces prouesses à son actif. Mais Cardiff n’est point Londres. Jack, tous les soirs, n’en rapporte pas moins à l’hospice une cagnotte assez rondelette. Seul la plupart du temps, il accomplit par les rues un itinéraire déterminé, s’arrêtant avec un flair admirable devant les ladies et les gentlemen qui lui paraissent susceptibles de quelque générosité, les sollicitant du regard, et, au besoin, comme vous venez de le voir, les tirant par la manche[19]

Je versai mon obole dans le tonnelet du brave animal qui m’en remercia par un jappement sonore et nous quitta peu après, comme le train entrait en gare.

Un wagon-salon nous y avait été réservé. Sur la portière extérieure, comme sur celle des autres wagons, s’étalaient complaisamment les armes de Galles : le dragon rouge, la chèvre blanche et la devise en lettres bleues : Cymru a fu. — À Cymru a feidd. La devise veut dire : « Galles et foi » ; le dragon rappelle Artur et Merlin : quant à la chèvre, j’imagine qu’elle dut symboliser à l’origine le pied vif et l’allure dégagée des montagnards de la principauté. De fait, les régiments gallois, aujourd’hui encore, ne vont jamais en campagne sans une chèvre blanche qui ouvre la marche.

À peine en gare, le train s’ébranle. Aucun avertissement préalable ; rien qui rappelle notre prévenant : « Messieurs les voyageurs, en voiture ! » En Angleterre, c’est aux voyageurs à prendre leurs précautions et à sauter dans le train dès qu’il range le quai.

Il fait un temps gris, brumeux, le vrai temps des îles. À quelques foulées d’un tunnel où le train s’engouffre pour un bon quart d’heure, nous passons devant Castell-Coch, qu’on appelle aussi le Château-Rouge et qui appartient à lord Bute. Cela ne vaut pas le château de Cardiff ; mais c’est encore, avec ses tourelles en poivrière, son pont-levis et ses douves, une fort belle résidence romantique, très artistiquement restaurée et dans la plus belle situation du monde. On domine de là Cardiff, Llandaff, Penarth et la Manche de Bristol. Toutefois Castell-Coch est moins fameux par lui-même que par son vignoble. Vous lisez bien : son vignoble, et, par surcroît, un vignoble qui donne du vin, le seul de son espèce que possède l’Angleterre, vraie gageure tentée et tenue par lord Bute, — pour embêter notre Pierre Dupont, très certainement :


Bon Français, quand je vois mon verre
Plein de ce vin couleur de feu,
Je dis en remerciant Dieu :
« Ils n’en ont pas (bis) en Angleterre. »


Eh bien si, ils en ont en Angleterre ; mais l’amour-propre national est seul capable de trouver quelque saveur à cette piquette hyperborée, dont la pièce se vend d’ailleurs des prix fous et qui est une curiosité plus qu’un régal de gourmets…

La voie s’étrangle entre de hautes collines, dominées elles-mêmes par la cime chauve du Garth-Hill. Nous traversons le village de Nantgarow, où l’on fabriqua jadis une porcelaine célèbre et qui a remplacé cette industrie par celle de l’encaustique et des briques émaillées ; nous longeons le Taff, dont les eaux noires clapotent sur un lit de cailloux blancs. Puis le paysage se brouille ; les ponts, les viaducs, les aqueducs, les voies ferrées et les canaux font une trame si compliquée qu’on ne s’y reconnaît plus. Je me souviens d’un endroit, entre Nantgarow et Pontypridd, il me semble, où trois lignes de chemin de fer et trois canaux aboutissaient de six points différents, se croisaient et se chevauchaient.

A Pontypridd, que nous visiterons au retour, nous quittons la grande ligne pour l’embranchement de l’Albion, où les trains de voyageurs ne pénètrent pas en temps normal. On attache notre car à une locomotive et nous voilà repartis, longeant de plus belle l’eau stygienne du Taff.

Des cheminées pointent de toutes parts ; une suie impalpable flotte sur le ciel. D’interminables files de wagons, chargés de briquettes, de blocs de houille et d’anthracite, se succèdent à la queue leu leu dans la direction de Cardiff. Otez ces cheminées et ces wagons, il n’y a plus rien. On sent que la vie ici n’est pas sur terre, mais sous terre.

Qu’elle dut être belle pourtant, avant que l’industrie ne l’eût déflorée, cette vallée du Taff courant dans un cercle de hautes collines granitiques, dont plusieurs sont des volcans éteints ! Nous sommes dans le pays par excellence des éruptions cambriennes et qui leur a donné son nom. Toute la région de Saint-David et le Caernarvonshire témoignent encore de ces grandes convulsions primitives : elles sont inscrites à l’œil nu dans les coulées de felsite et de porphyre noir qui zèbrent le gris des roches. Même durant le silurien, l’apaisement est loin de se faire. Rien que dans le Caernarvonshire, près de 2.500 mètres cubes de tuf, aux calculs de M. Geikie, sont rejetés pendant cette période. Tels de ces énormes massifs, comme le « noble Snowdon «, qui mesure 1.100 mètres d’élévation au-dessus du niveau de la mer, sont ainsi formés presque exclusivement par des tufs et des laves andésitives.

La mine d’Albion, où notre wagon nous débarque, est en contre-bas du village de Cilpymidd, dont les maisons proprettes et confortables, spécialement construites pour les ouvriers, se mirent à la file dans l’eau morte de l’ancien canal de Gilamorgan. Nos corons du Pas-de-Calais ne m’ont pas paru si bien tenus, si plaisants à l’œil surtout[20]. Le canal est quasiment abandonné depuis la découverte des chemins de fer. Du moins n’y ai-je aperçu aucun chaland. Des puits au canal, le transport du charbon se faisait péniblement à dos d’âne et de mulet. Ce charbon lui-même, il fallait le hisser des profondeurs à dos d’homme. Pas de bennes : des échelons et des hottes.

Tout le gros du travail se fait aujourd’hui mécaniquement, sauf dans les galeries à grisou pour lesquelles on emploie encore des chevaux. Les bâtiments de la mine que nous visitons avant de descendre dans les puits n’ont rien de luxueux. C’est l’enveloppe de briques et de planches, laide et triste comme le cocon de la chrysalide, où ronflent à l’attache les monstres d’acier de la machinerie. À l’Albion, comme dans nos mines françaises, l’enlèvement du charbon s’opère au moyen d’une énorme roue à crans de 25 pieds de diamètre dévidant un câble de transmission qui communique au dehors avec un haut échafaudage muni lui-même de deux roues et bâti sur une ouverture de puits, par laquelle montent et descendent les bennes, dont le contenu, vidé automatiquement sur des wagonnets, est aussitôt dirigé sur la station voisine. À quelques pas de cet échafaudage sont les chambres de ventilation, qui débitent 250,000 mètres cubes d’air frais par minute, la chaufferie et la lampisterie. Il n’est pas jusqu’au nettoyage des lampes qui ne se fasse automatiquement, encore qu’elles soient d’un système assez compliqué : ce sont de ces lampes Protector (la lampe Davv perfectionnée) qui brillent dix heures durant et, par un mécanisme ingénieux, s’éteignent dès qu’on les ouvre ou qu’elles tombent.

Dans les bureaux du secrétariat général, M. Trounce fait étaler devant nous le plan général du bassin, roulé dans un cylindre de zinc noir qui ressemble à une coulevrine de l’ancien temps. Tâchons de suivre ses explications.

Le terrain carbonifère, ici, comprend trois grands étages : l’étage du calcaire métallifère (metalliferous limestone), ainsi nommé parce que certaines veines de métaux et particulièrement le plomb argentifère y courent dans le calcaire ; l’étage du mill stone grit ou grès à meules, séparé du précédent par une sorte de pudding quartzeux extrêmement dur ; enfin l’étage du coal-fields ou charbon pur, qui mesure en moyenne 1,200 mètres de profondeur et dont l’étendue est évaluée à 350,000 hectares.

Du doigt, sur le plan, M. Trounce nous fait suivre les sinueuses frontières de cet énorme champ houiller qui se prolonge assez loin sous la mer. Chacune des exploitations est teintée d’une couleur spéciale : l’Albion, qui couvre pour sa part 1.400 acres, est en rouge ; elle est comprise entre la Cardiff-Rhondda et la Davies. Au sud de la Rhondda, une fuite : on ne trouve plus le filon. Et voici d’autres districts miniers : la Mountain-Ash, la Fendal, le Great-Western, la Glamorgan, la Lewis Merthyr. Le plus grand de tous est l’Océan, qui occupe 6,000 ouvriers.

Mais le charbon est loin d’être de même qualité dans toutes ces exploitations. Le meilleur se rencontre vers le centre — le vrai « Cardiff », le premier charbon du monde, bien supérieur au Newcastle lui-même en ce qu’il donne moins de fumée, plus de calorique et dure plus longtemps. Il coûte d’ailleurs un peu plus cher que le Newcastle ; actuellement, rendu à bord, il revient à 15 francs la tonne[21], tandis que le Newcastle ne revient qu’à 14 francs. Mais ce n’est là, encore une fois, que le prix des qualités supérieures. À l’est du bassin, par exemple, le charbon est dur, brûle mal : c’est de l’anthracite. En d’autres exploitations comme la Rhondda, où il s’émiette au moindre choc, on ne peut l’employer que pour les industries stationnaires et il descend à 10 francs la tonne. Ici, dans l’Albion, il y a, paraît-il jusqu’à six couches différentes de charbon. Celui du fond est très recherché pour le service des bateaux à vapeur ; au contraire, le charbon des couches supérieures n’est propre qu’aux usages domestiques.

L’Albion est cependant une des plus petites exploitations du réseau : elle ne compte que 1,500 mineurs, dont 1,000 travaillent le jour et 500 la nuit, et son rendement moyen n’est que de 1,500 tonnes de charbon par jour, soit 547,500 tonnes par an[22]. Or la production totale des houillères galloises, qui était de 8 millions de tonnes en 1862, passe aujourd’hui 35 millions.

Pourra-t-elle s’accroître indéfiniment, comme essayait de l’établir Stanley Jevons dans ses calculs audacieux ? Ce n’est pas tout à fait l’avis d’un spécialiste français, M. Lozé, qui, dans une magistrale étude sur les Charbons britanniques et leur épuisement, estime qu’à la grande rigueur la production totale du Royaume-Uni, qui est actuellement de 200 millions de tonnes, pourrait bien atteindre 350 millions vers 1950 (soit une augmentation de 150 millions de tonnes pour un demi-siècle), mais qu’elle ne saurait aller au delà dans un pays où la population est déjà aussi dense, la main-d’œuvre si exigeante et qui se voit de plus en plus « concurrencer » sur le marché des deux mondes par les pays jeunes, nés d’hier ou qui vont naître à la civilisation. Joignez que les difficultés économiques dont nous souffrons en France plus qu’en aucun autre pays ne sont point tout à fait inconnues de nos voisins : eux aussi ont leurs syndicats ouvriers, leurs agitateurs et leurs grèves. Et ces grèves n’ont pas toujours le caractère pacifique que nous leur supposons à distance : « Jacob » et « Sarah » interviennent dans la discussion autrement qu’à titre de conciliateurs, et plus d’un patron éprouva qu’il ne fait point bon lier connaissance de trop près avec ces graves personnages bibliques[23]. Les prétentions des syndicats augmentent d’année en année. L’an passé (1898), la grève générale des mineurs, qui réclamaient les fameux trois huit du programme international, ne fut pas sans causer quelque perturbation dans la marche des affaires. La grève échoua sans doute et les ouvriers mirent les pouces. Mais elle peut reprendre et le dernier mot n’est pas dit. Actuellement le salaire moyen des mineurs dans l’Albion varie entre 30 shellings et 2 livres par semaine. L’écart est sensible, mais il provient de ce que les mineurs sont payés à la tonne et non à la journée…

Une visite à l’Albion comportait de toute nécessité une descente dans la mine. J’étais curieux pour mon compte de comparer au sous-sol de nos mines françaises le sous-sol d’une mine britannique. Mais il ne me parut point qu’il y eût entre eux des différences bien marquées : c’est toujours le même réseau de galeries noires et humides, le même terrier de misère où instinctivement l’échine se courbe, la poitrine s’oppresse, la marche prend des allures de rampement.

De fait, il faut une certaine habitude pour secouer l’indéfinissable sensation d’étouffement qui saisit les plus courageux à la seule pensée de cette voûte de plusieurs millions de mètres cubes suspendue sur leur tête et misérablement étayée à sa couronne par quelques poteaux en sapin tronçonné. Mais cette barrière de bois fruste ne peut arrêter la transpiration du roc et l’on perçoit distinctement le bruit cristallin et doux des filets d’eau qui tombent du plafond ou qui s’égouttent le long des murs.

Tout au fond d’une galerie d’abattage, très loin, très haut, semble-t-il, une lampe brille : on ne voit point l’homme qui la porte, on n’entend point son pic, et la lumière de sa lampe, oscillant dans ces profondeurs, est pareille à une petite larme de diamant, au pleur mystérieux de l’Abîme. Brusquement une corne mugit dans les ténèbres : nous traversons une galerie de roulage.

— Rangez-vous ! crie l’un de nos guides.

Nous nous collons contre les murs et, dans un tonnerre de ferraille, trépidant, vertigineux, sinistre, un train passe, un long serpent de wagons bas à traction électrique et dont le conducteur est benoîtement assis, les pieds ballants, sur les blocs de houille de la berline d’arrière.

Le premier émoi surmonté, nous reprenons notre marche à la queu leu leu. On nous fait visiter successivement les chambres d’accrochage, les postes de secours, les remises et les écuries, avec leurs cent trente chevaux aveugles qui ne remonteront d’ici que blessés ou morts. Peu à peu, cependant, notre respiration s’égalise : les puissantes machines de la chambre de ventilation nous envoient un air frais qui, je ne sais comment, ne se confond pas avec l’air chaud de l’intérieur, mais semble plutôt se superposer à lui. Les deux ingénieurs qui nous servent de guides et que rien ne distinguerait a priori des ouvriers qui nous croisent en chemin, vêtus qu’ils sont des mêmes habits de toile brune, coiffés de la même casquette, les yeux agrandis et luisants dans leur halo de charbon, nous donnent au fur et à mesure les explications nécessaires[24].

Je m’enquiers auprès d’eux du chapitre des superstitions. Le folk-lore minier était particulièrement riche, jadis, dans le pays de Galles. On y croyait aux Coblynau ou Frappeurs, petits êtres invisibles qui, par le moyen de trois coups successifs frappés contre la paroi, avertissaient les mineurs de la présence d’un filon. Il y avait des jours, paraît-il, où on les entendait jouer de leurs maillettes par centaines ; mais, si le mineur qui travaillait aux environs s’arrêtait pour les écouter, les trappeurs s’arrêtaient aussi, afin de le punir de sa paresse plus encore que de sa curiosité.

Hélas ! les mineurs Gallois ne croient plus aux Frappeurs. Un vent de mort a soufflé sur les petits lutins de la mine : ils se sont évanouis, dissous comme fumée au contact du rigorisme protestant. C’était bien la peine qu’au dix-huitième siècle un homme grandement estimé pour son savoir, sa judiciaire et sa probité, l’ingénieur Merris, eût pris sous son bonnet d’affirmer leur existence dans un numéro du Gentleman’s Magazine :

« Des personnes qui ne connaissent pas les arts et les sciences ou le pouvoir secret de la nature, écrivait Merris, se moqueront de nous autres, mineurs du Cardigan, qui soutenons l’existence des Frappeurs. C’est une espèce de génies bons, mais insaisissables, qu’on ne voit pas, mais qu’on entend et qui nous semblent travailler dans les mines ; c’est-à-dire que le Frappeur est le type ou le précurseur du travail dans les mines, comme les rêves le sont de certains accidents qui nous arrivent : quand fut découverte la mine de Esgair y myn, les Frappeurs y travaillaient vigoureusement nuit et jour, et un grand nombre de personnes les ont entendus. Mais, après la découverte de la grande mine, on ne les entendit plus. Lorsque je commençai à fouiller les mines d’Elwyn-Elwyd, les Frappeurs travaillèrent si fort pendant un temps qu’ils effrayèrent de jeunes ouvriers. C’était lorsque nous poussions des niveaux et avant d’arriver au minerai que les bruits avaient le plus de consistance : ils cessèrent quand nous atteignîmes le minerai. Et, sans doute, on discutera nos assertions. J’affirme cependant que les faits sont réels, quoique je ne puisse ni ne prétende les expliquer. Les sceptiques peuvent sourire. Pour nous, mineurs, nous n’en continuerons pas moins de nous réjouir et de remercier les Frappeurs ou plutôt Dieu qui nous envoie leurs avertissements. »

Les Frappeurs ont-ils été mortifiés par l’incrédulité croissante des ouvriers ? N’avaient-ils plus de filon à leur révéler ? À quelque parti qu’on se range, un fait demeure : c’est que la même croyance était répandue dans tous les pays d’origine celtique et que les Frappeurs étaient connus dans la Cornouaille anglaise comme en Bretagne, du temps qu’on y exploitait les mines argentifères de Pompéan, d’Huelgoat et de Poullaoüen.

J’aurais voulu, en sortant de l’Albion, visiter deux ou trois de ces maisons de mineurs dont les gracieux dehors nous avaient si favorablement prévenus le long du canal de Glamorgan. Mais l’heure pressait. Un déjeuner offert par la municipalité nous attendait à Pontypridd. Il n’y avait qu’à plier bagage. Notre wagon était heureusement muni d’un lavabo, mais c’est un tub complet qu’il eût fallu pour nous purger de toutes les horreurs noirâtres qui s’étaient collées, je ne sais comment, sur la face entière de notre épiderme.

Le déjeuner expédié, les inévitables speeches expectorés, nous priâmes l’aimable M. Trounce de donner campos à ceux d’entre nous qui désiraient visiter Pontypridd.

Aboutissant ferré du bassin houiller de la Rhondda et du Taff, Pontypridd, qui voit passer moyennement 600,000 tonnes de charbon par semaine, a pris en ces dernières années un développement considérable. Elle est devenue un centre important d’aciéries et de fabriques de briquettes. Mais c’était à d’autres titres qu’elle nous intéressait. Pontypridd est surtout célèbre par son pont d’une seule arche et comme sanctuaire de la religion druidique[25]. Le pont mérite d’être vu. D’une jambée, hardiment, il franchit le Taff. C’est, paraît-il, le premier pont de cette sorte qui ait été construit par le monde. Une plaque commémorative fixée dans le parapet nous apprend qu’il eut pour auteur William Edwards, quelque chose comme le Perronet du pays de Galles.

Simple maçon pour commencer, cet Edwards gagna ses galons un par un jusqu’à devenir l’un des ingénieurs les plus renommés de la Grande Bretagne. Mais sa réputation date vraiment de l’exécution du pont sur le Taff. L’œuvre était de valeur, puisqu’elle a résisté au temps : encore le brave Edwards s’y reprit-il à trois fois pour la mener à bien. Un premier essai malheureux (1746) ne le découragea point. Le pont était à peine achevé qu’une crue du Taff l’emporta ; les culées n’offraient point de résistance suffisante. Le second essai réussit mieux (1751) ; mais le couronnement était trop mince et il fallut procéder à une réfection presque totale de l’œuvre.

Cette fois (1756), Edwards prit ses mesures en conséquence. Averti par ses échecs précédents, il pratiqua trois ouvertures dans les culées, réduisit le poids du tablier et soulagea du même coup les clefs de voûte. La portée du pont est de 140 pieds anglais avec une section de cercle de 173 pieds de diamètre. Sa hauteur au-dessus de l’eau est de 34 pieds ; la largeur du tablier de 14. Quant à sa forme, c’est celle dite à dos d’âne. Les rampes en eussent paru un peu fortes : Ewards les adoucit au moyen de gradins très larges et très bas qui pouvaient être escaladés facilement par des mulets, du temps que ces animaux servaient au transport du charbon, mais qui ne seraient point très pratiques pour nos modernes automobiles.

Nous pûmes admirer là cependant l’esprit tout à la fois progressiste et conservateur des Gallois. Ils tenaient à leur vieux pont et ils en étaient justement fiers ; mais ce pont ne s’accommodait plus à leurs besoins. Nous n’eussions point demandé tant chez nous pour le flanquer bas et construire à sa place quelque ignoble passerelle de fonte. Mieux inspirés, les Gallois ont conservé leur vieux pont historique ; mais ils ont construit tout à côté un pont moderne, répondant à toutes les nécessités de la vie moderne. Et voilà de ces petits faits qui ne sont point très importants en eux-mêmes et dont la répétition finit par faire éclater le caractère fondamental d’une race.

Nous n’avions qu’à suivre jusqu’à mi-côte, le pont franchi, un petit sentier en lacet qui grimpait au flanc de la montagne voisine, pour aboutir à ce fameux Logan, sorte de roche branlante consacrée par une longue tradition et autour de laquelle le restaurateur officiel du druidisme britannique, feu Myfyr Morganwg, s’avisa, voici plusieurs années, de fonder un sanctuaire en plein vent.

Ce Morganwg (de son vrai nom Ewans Davies) prenait le druidisme au sérieux. Ce n’était pas, comme Hwfa-Môn et ses collègues du Gorsedd, un druide pour rire et de parade. Il avait instauré toute une religion dont il était le grand prêtre et qui comptait, quand il mourut, un assez grand nombre de fidèles. Parmi eux se trouvait le Dr Price, un zélateur, s’il en fut, et qui prêcha d’exemple en commandant que son corps fût brûlé sur le Logan, où il avait déjà fait incinérer son propre fils. On ne dit point que Morganwg, qui rendit sa belle âme à l’Éternel le 23 février 1888, ait poussé jusque-là le respect des traditions ancestrales. Chaque année cependant, au solstice et à l’équinoxe, il reprenait processionnellement avec ses fidèles la route du Logan sacré et y officiait, selon l’us, « à la face du soleil et sous l’œil de la lumière ».

Le décor avait tout l’archaïsme souhaitable. Imaginez un large entablement granitique, le Cyffredinoc, faisant saillie au flanc de la montagne et dominant l’immense cirque jumelé de la Rhondda et du Taff avec ses hauts fourneaux, ses brumes perpétuelles et l’espèce de rumeur infernale qui monte de ses ateliers souterrains. Feutrez cette étrave granitique d’un gazon maigre et roussâtre que le roc crève de toutes parts. Et enfin sur ce gazon de misère, sur ce tapis de lèpre végétale, dressez en esprit un énorme bloc de schiste, une de ces grandes pierres erratiques qui, en tout pays, sont restées l’objet d’une vénération mystérieuse.

Le respect qu’inspirait celle-ci s’accroissait de la propriété singulière qu’elle avait et qu’elle conserve toujours de remuer au moindre choc. Le fait est qu’un enfant pourrait la mettre en branle d’un coup d’épaule. Des inscriptions en caractères gallois, noms de druides, de bardes ou de simples curieux, parmi lesquels dominent nécessairement les Jones et les Thomas, sont gravées par centaines sur toutes les faces du Logan. La tradition veut que Llevelyn, le dernier roi de Galles, ait tenu sa cour sur cette garenne, au pied même du Logan. Les briqueteries et les aciéries ont pris la place du château féodal : elles ont gâté tout cet admirable pays ; attestant le viol effronté de la Nature, leurs cheminées s’érigent de toutes parts dans la vallée comme de monstrueux emblèmes phalliques. Quelque solennité que le brave Morganwg dût donner à ses cérémonies trimestrielles, j’imagine qu’à certains moments la vue de ces cheminées devait refroidir l’enthousiasme des fidèles et paralyser leur émotion rétrospective.

Quant au temple à ciel ouvert dont on nous avait tant parlé, il consiste bonnement dans une double haie de « pierres levées » qui font le tour du Logan et processionnent ensuite à travers la garenne par une avenue en forme d’S. L’avenue conduit à une esplanade circulaire ménagée sur l’éperon même de la falaise et fermée par huit pierres plus hautes. Au centre de cette esplanade, trois pierres plates posées sur champ dessinent une sorte de fourche à trois branches, de trinôme symbolique, représentatif de la Trinité. Deux autres pierres cylindriques, légèrement inclinées vers le Levant et frappées de caractères mystérieux, signalent l’entrée du cercle. C’est dans ce cercle qu’évoluait, tous les trois mois, la théorie des néo-druidisants. Elle partait du Logan. Debout sur la pierre sacrée, Morganwg saluait d’abord la lumière et récitait les solennels tribannau :


           Donne, ô Dieu, ta protection,
           Et dans la protection la force,
           Et dans la force l’intelligence,
           Et dans l’intelligence la science,
           Et dans la science l’amour du bien,
Et dans l’amour du bien l’amour de tous les êtres,
Et dans l’amour de tous les êtres l’amour de Dieu.


Un telynor succédait à Morganwg, puis la procession se déroulait par le sentier bordé de « pierres levées » jusqu’au trinôme symbolique inscrit dans le deuxième cercle. Les druides s’adossaient contre les huit menhirs, et Morganwg, debout au milieu du cercle, dans sa tunique de lin vierge, saluait une nouvelle fois le soleil levant…

Il y avait au-dessus de nous, chevauchant l’arête de la colline, une manière de cottage ou villa rustique qui me tirait l’œil depuis quelques instants. Toute blanche, dans un fouillis de verdure, je demandai à un passant comme elle s’appelait et s’il pourrait me servir d’introducteur près de ses hôtes. Avec une courtoisie parfaite, l’homme, un forgeron de Pontypridd, nommé George Guinbleth, se mit tout de suite à ma disposition.

— J’ai moi-même une commission à faire près du propriétaire de la maison, me dit-il. Ce n’est point un cottage, mais une métairie. Elle s’appelle Ty-Gwyn, c’est-à-dire la maison blanche (ti-wen, dirions-nous en breton), et c’est, comme vous voyez, une des très rares exploitations agricoles qui subsistent encore autour de Pontypridd.

Nous reprîmes de compagnie le sentier de chèvre qui m’avait mené au Logan et qui serpentait à travers une culture maigre et fragmentée comme la culture bretonne, chaque champ formant blockhaus et flanqué, comme en Bretagne, de hauts talus en pierres sèches.

Où l’analogie cessa de m’apparaître, c’est quand je vis l’étrange personnel qui travaillait dans ces champs : au lieu des frustes paysannes du Léon ou de la Cornouaille, les pieds nus, la poitrine lâche dans leur justin dégrafé, j’avais sous les yeux des façons de demoiselles chapeautées à la dernière mode, en jupes à volants et en mitaines, et qui, pour faner le foin, avaient tout juste daigné nouer sur leurs robes un coquet tablier de couleur. Mon guide m’expliqua qu’il en était ainsi presque partout ; que les vieux costumes avaient disparu et que les paysans de la principauté, fort soucieux de leur quant-à-soi, ne pouvaient se résigner, même aux champs, à s’habiller autrement qu’à la ville. Les hommes, sur ce point, valent les femmes : ils portent des complets à carreaux et on ne connaît point chez eux les sabots ni la blouse, cette livrée presque universelle du prolétariat agricole.

J’ignore si l’abandon de l’ancien costume gallois a retenti en quelque façon sur la culture elle-même. En général, dans les districts que j’ai visités, elle paraissait assez relâchée. L’industrie a très certainement appauvri la terre, quand ce ne serait qu’en réduisant au strict minimum les bras qu’elle employait jadis. Peu de blé ; quelques carrés de patates ou de ces navets jaunâtres nommés turnips et qui servent à la nourriture du bétail. En revanche, beaucoup de prairies, l’élevage restant la principale ressource des derniers paysans.

Après une ascension qui ne fut pas toujours des plus aisées, nous arrivâmes devant le clos qui entourait la Ty-Gwyn et dont les murs eux-mêmes étaient enduits de chaux fraîche. Des dindons, des canards et des poules vaguaient aux abords. À l’angle du clos, sous une tonnelle de houblon, un vieillard à barbe blanche, silencieux et fier, laissait errer ses yeux sur la vallée. Il l’avait connue tout autre, peut-être, et il se lamentait intérieurement sur le présent. Mon guide le héla de la barrière et lui fit part du désir que j’avais de visiter sa maison. Il se leva poliment ; mais il garda sa réserve mélancolique et, sans aucune parole, nous ouvrit la barrière.

Des arbres fruitiers, des haricots à fleurs rouges, des castilliers et des groseillers, poussés en désordre, formaient toute la végétation du courtil. La maison était vieille et ne devait sa coquette apparence qu’à la couche de chaux vive dont elle était nouvellement badigeonnée. Nous pénétrâmes, mon guide et moi, sur les pas du vieillard, dans une pièce assez vaste qui voulait être un salon et qui est le parlour gallois.

Pas de maison en Galles, pas de chaumière, si misérable soit-elle, qui n’ait son parlour. Le parlour est comme le complet à carreaux des hommes, comme la jupe à volants et les mitaines des femmes : c’est la poudre aux yeux, la respectability mal comprise, le besoin de paraître, vice foncier des Gallois de ce temps. On a peine à s’expliquer cette déformation du caractère national : si le laisser-aller de nos Bretons de France est bien souvent critiquable, j’avoue l’aimer mieux que cette ostentation des Gallois. Ceux-ci se défendent cependant et l’on trouve de nos auteurs pour leur prêter l’épaule. Témoin François Vallée, l’érudit et modeste rédacteur de la Kroaz ar Vretoned, qui rompit plus d’une lance en faveur des parlours gallois. Fraternellement accueilli sous le chaume domestique et à la mense hospitalière d’un charpentier du nom d’Owen Lewis, plus connu sous son nom bardique de Madoc Mòn qu’il a rendu célèbre dans les Eisteddfoddau[26], Vallée, après une conversation de quelques minutes avec ce brave homme, sentit fondre l’un après l’autre tous les préjugés qu’il gardait contre les parlours.

« Le Saxon, dit il, plongé dans la matière, n’a nul besoin que l’art décore son foyer. Le Celte sans art, c’est comme la fleur sans eau ; il lui faut de la poésie, de la musique et un endroit bien calme pour chanter. Le parlour est comme le sanctuaire où le Gallois rend un culte familier à l’art national ; c’est là que se renouvelle et se retrempe son âme celtique, après le labeur de la journée. »

Madoc fit voir à notre ami le recueil manuscrit de ses œuvres, puis il lui chanta « quelque chose d’admirablement simple et beau sur Dieu et la patrie, Duw a Cymru, tandis que sa jeune fille, vêtue de blanc comme une prêtresse, jouait sur l’yberdonec une de ces mélodies celtiques qui semblent plutôt faites pour le ciel que pour la terre ».

il y a des grâces d’état pour certains hommes. Vallée, ce moine laïc qui marche dans le siècle les yeux baissés et qu’on dirait détaché par miracle d’une fresque des primitifs, Vallée a vu ce que je n’ai point vu. Dans le parlour de la Ty-Gvyn où j’entrai, un grand banc de forme cintrée, à dossier plein, faisait cloison entre la porte et la cheminée ; le mobilier de la pièce n’avait ni la solidité ni l’intimité de nos mobiliers bretons, et, depuis la chaise longue tendue d’un cuir trop éclatant jusqu’aux porcelaines de faux chine plaquées contre les murs, aux chaises en acajou et aux rideaux liberty, tout sentait le bric-à-brac, la pacotille, le luxe à bon marché. Entre ce mobilier de rencontre et les respectables solives du plafond, il y avait en vérité une trop choquante disparate. Et notre hôte aussi était père d’une jeune fille, comme le Madoc Môn de Vallée ; mais elle portait un canotier noir à galons blancs, des boucles d’oreilles, un corsage rose, une robe bleue, et elle était chaussée de bottines jaunes ! Quant à l’yberdonec, je le cherchai vainement au mur : dans les fermes riches, on lui a substitué le piano ; la fille de notre hôte l’avait plus modestement remplacé par un accordéon.

Tel quel, l’ameublement de la pièce pouvait faire illusion. Mais que cachait ce décor ? Qu’y avait-il derrière ce parlour aux rideaux liberty glissant sur des tringles de cuivre rouge, selon les plus récentes prescriptions de l’esthétique anglo-saxonne ? Quitte à passer pour un indiscret, je voulus en avoir le cœur net. Je poussai une porte : je vis une grande pièce enfumée, un fourneau rouillé dans un coin, des loques qui traînaient, un chariot à coulisse où un baby prisonnier geignait lamentablement…

Je ne suis pas encore réconcilié avec les parlours gallois.

VI


Sur la route de Llanover. — Une grande famille patriote. — La légende de lady Herbert. — L’hôtel de tempérance de Rhyd-y-Meirch. — La Porth-Mawr. — Un épisode de la bataille de Saint-Gast. — La fille de Gruffyd. — Le costume national des Galloises. — Post-scriptum au chapitre des chapeaux. — L’ancêtre du gibus. — Les trophées bardiques de Suzanna. — La telyn galloise. — Variations sur le chiffre 3. — Un rhododendron gigantesque. — Les sept fontaines de Saint-Gower. — Collections anciennes et modernes. — Le coffret d’Iolo-Morganwg. — Une lettre inédite de Brizeux. — Le pwcka de Mynydd-y-Twyn.


Nos excursions à Pontypridd, à Llandaff, à Penarth, etc., ne nous avaient que faiblement éloignés de Cardiff. À Llanover, nous entrions dans une région toute nouvelle et nous allions faire connaissance avec l’hospitalité galloise, dans tout ce qu’elle a de rare et de vraiment seigneurial.

Lady Herbert, l’illustre patriote galloise, descendante de Caradoc, un des rois de la principauté au temps de son indépendance, avait marqué le désir de recevoir chez elle la délégation bretonne. Son invitation nous avait été transmise par notre compatriote, M. Barbier, professeur à l’Université de Gardiff, et nous l’avions accueillie avec une joie d’autant plus vive qu’elle avait deux précédents célèbres : il y a soixante ans, lors de l’Eisteddfodd d’Abergavenny, c’était la mère de Me Herbert qui avait reçu la délégation bretonne composée de MM. de la Villemarqué, de Blois, de Roisrouvray et Rio. Quelques années plus tard, Henri Marlin s’asseyait à son tour au foyer de l’hospitalière châtelaine ; nous nous rappelions enfin, non sans quelque émotion, que, lors du congrès de 1867 tenu à Saint-Brieuc par l’Association bretonne, cette même châtelaine de Llanover, relevant d’une longue maladie qui l’obligeait à de grands ménagements, s’était fait représenter par le barde Gruffyd, le roi des telynors gallois, aveugle et chenu comme Homère et que conduisait par la main la charmante Suzanna, digne élève d’un tel maître.

Nous savions que la mère de lady Herbert revivait dans sa fille, qu’elle lui avait transmis son patriotisme chevaleresque, sa flamme et sa décision.

À l’avant-garde du pays de Galles, en plein comté anglais de Monmouth, les beaux domaines de Llanover étaient plus menacés que n’importe quelle autre partie de la principauté. Sans une surveillance de tous les instants, l’infiltration anglo-saxonne les eût pénétrés, submergés peut-être à la longue. La légende, — car ici la légende se mêle à toutes choses petites et grandes, — la légende donc ajoutait que lady Herbert, qui s’est faite catholique comme lord Bute, avait juré à sa mère, fervente wesleyenne, de n’agréer sur ses terres que des tenanciers wesleyens. Un tel engagement lui coûtait à tenir. Elle l’avait tenu cependant. Du moins avait-elle exigé de tous ses fermiers qu’ils parlassent gallois, qu’ils élevassent leurs enfants dans les écoles galloises, qu’ils gardassent les coutumes et les mœurs galloises. Sauf elle-même et ses fils, il n’y avait que des protestants sur ses terres : il n’y avait pas un seul Anglais.

En bloc, voilà ce que nous savions de notre châtelaine et de cette grande famille conjuguée des Halls et des Herbert, l’une des plus riches du pays de Galles, l’une aussi de celles qui ont exercé la plus décisive influence sur l’orientation intellectuelle et morale de la principauté.

Le domaine de Llanover est assis dans une pittoresque vallée que dessert la ligne de Newport à Abergavenny. Trois grands breaks nous attendaient à la station de Nantiderry, la plus proche de Llanover. Nous filâmes au trot de notre attelage sur une route légèrement déclive, encadrée de grands massifs montagneux, — les Black Mountains, — dont les lignes harmonieuses n’étaient point déshonorées par les usines qui nous avaient gâté jusqu’alors le pays de Galles. Le creux de la vallée était occupé par l’Usk, une des rivières les plus poissonneuses de la principauté et dont le mille se loue couramment 250 livres sterling, quand les eaux du domaine public ne rapportent à l’État français que 40 francs le kilomètre.

L’Usk serait délicieux, si l’Usk était plus limpide ; mais toutes les rivières galloises ont cette teinte plombée qu’elles doivent sans doute à la nature métallifère de leurs lits.

Après avoir traversé le coquet village de Rhyd-Y-Meirch (le Gué des Chevaux), où l’on nous montra en passant une gwesty dirwestol, un hôtel gallois de tempérance, — la seule auberge que la châtelaine de Llanover tolère sur ses domaines, — nous arrivâmes par une grande allée d’ormes à l’entrée principale de Llanover, la Porth-Mawr, reconstitution de l’ancienne porte gothique des Tudor qui s’élevait à Abergavenny.

Une inscription en caractères gallois courait sur le fronton. On nous la traduisit :

« Qui es-tu, voyageur ? — Si tu es ami, du fond du cœur sois le bienvenu. — Si tu es étranger, l’hospitalité t’attend. — Si tu es ennemi, la bonté te retiendra. »

Il n’y eut qu’une voix parmi nous pour louer le caractère antique et charmant de cette inscription.

Nos breaks nous entraînaient dans un immense parc à l’anglaise, tout zébré du vol d’or et de pourpre des faisans et dont les éclaircies nous découvraient par endroits des hardes de chevreuils au pacage qui tournaient vers nous leurs beaux yeux familiers.

Le château nous apparut enfin. C’est une grande construction rectangulaire du style Renaissance, à toit plat, flanquée de quatre tours carrées, avec une tour plus petite qui occupe le milieu de la façade. Cela est vaste, confortable et sans grande beauté. Le vieux château, la Court of Llanover, comme on l’appelle officiellement, s’élève à quelque distance. Il est fort bien conservé encore, mais le petit nombre des pièces l’a fait abandonner et il ne sert plus que de débarras.

Lady Herbert nous attendait sur le perron du château. Je fus frappé par le contraste que faisaient ses yeux, les plus doux du monde, avec la rouge flambée de ses cheveux, ses sourcils épais, son masque aux traits énergiques et presque durs. De taille moyenne, mais relevée par un grand air de dignité naturelle, elle nous conquit tout de suite par la bonne grâce de son accueil. C’est d’ailleurs une des parures de la race galloise que cette cordialité empressée, ces manières chaudes et avenantes, qui tranchent si vivement sur la raideur anglo-saxonne. Mais ce qui nous ravit plus qu’aucune chose, ce fut quand nous aperçûmes, dans le grand vestibule du château, une harpiste en costume national qui, pour mieux symboliser la fraternité celtique, avait choisi dans son répertoire l’air de marche des hommes de Harlech, lequel se retrouve en Bretagne sous le nom de Seziz Gwengamp (le Siège de Guingamp).

Notre unique sonneur de biniou le soufflait à joues pleines, pour l’entrée dans Cardiff, ce vieil air qui rappelle un des plus dramatiques épisodes de l’histoire des deux peuples. C’était à Saint-Cast, en Bretagne, il y a quelque cent ans. Une compagnie de fusiliers gallois appartenant à l’armée anglaise marchait contre un des détachements du duc d’Aiguillon. Tout-à-coup les Gallois s’arrêtent : sur les lèvres des hommes qu’ils s’apprêtaient à combattre, un bourdonnement confus s’est éveillé. Les Gallois tendent l’oreille : dans la rumeur qui grossit, enfle, s’approche, ils ont reconnu la Marche des Hommes de Harlech. L’officier qui commande les recrues galloises est un Anglais. Il interpelle rudement ses soldats, leur demande s’ils ont peur ou s’ils ne veulent plus obéir.

— Non, disent ils, mais, à l’air que chantent ces gens, nous avons reconnu des hommes de notre race. Nous aussi nous sommes Bretons.

Lady Herbert ignorait moins que quiconque ce légendaire épisode des dernières guerres de la monarchie française et il y avait dans le tour délicat qu’elle avait pris pour l’évoquer, comme aussi dans le choix du milieu et de l’heure, une attention qui nous toucha jusqu’aux larmes.

Que fut-ce donc quand nous apprîmes que la musicienne qui jouait céans n’était autre que Suzanna, la fille du vieux Gruffyd qui avait passé la mer en 1867 pour donner à nos Bretons de France un échantillon de la musique galloise ! Jadis tous les châtelains du pays de Galles avaient leur telynor attitré. Gruffyd seul, par exception, portait le double titre de telynor of Llanover et de Welsh Harper to H. R. H. the Prince of Wales. Mais le temps a fait du chemin : Gruffyd est mort et Suzanna n’est plus la mince et coquette jeune fille qui ravit là-bas Henri Martin, Luzel et La Villemarqué, et dont la harpe paternelle éveillait les arpèges de cristal. Du moins Suzanna, qui est devenue Mrs Richards, porte-elle toujours à son doigt le rubis serti d’or qui fut offert au vieux Gruffyd par les congressistes et, à son cou, la broche en mosaïque qu’elle reçut en personne lors de ces mémorables journées.

Suzanna, pour nous accueillir, avait revêtu ses habits nationaux, et nous pûmes tout à loisir admirer sur elle cet antique et pittoresque costume des femmes galloises, qui a presque entièrement disparu de la principauté et dont les petites vendeuses de l’Eisteddfodd ne nous avaient donné qu’un timide aperçu.

La pièce principale de ce costume, c’est le chapeau tromblon en feutre noir à bords plats. Un vrai monument, ce chapeau taillé en tronc de cône, haut de 50 centimètres et dans lequel il faut saluer évidemment l’ancêtre du gibus moderne. Mais combien l’ancêtre est supérieur à ses fils et quelle dépression chez ceux-ci ! Tout de même on a quelque peine à s’expliquer l’origine d’un pareil objet de toilette. Dire que c’est la coiffure la plus appropriée au climat pluvieux du pays n’explique rien. Et le donner aussi comme une coquetterie, un caprice de la mode, paraît excessif. Les femmes, là-dessous, ont l’air de tuyaux de poêle en marche.

Ce qui sauve un peu la disgrâce de cet horrible chapeau, c’est le bonnet en tulle blanc ruché qui frange le front et la nuque et dans lequel court un mince ruban bleu.

Mrs Kichards, à son chapeau, portait l’insigne de Galles, le poireau en nacre, dont les racines sont figurées par une tresse d’argent et les feuilles par un flot de rubans verts. C’est qu’elle-même occupe un rang élevé dans la congrégation des bardes où elle est inscrite sous le nom de Pencerddes y Dé, ce qui veut dire Chef des chanteuses du Sud. Un petit châle rouge était croisé sur sa guimpe et, sous ce châle, on distinguait un corsage de même couleur, mais rayé de blanc. Une jupe et un devantier à raies blanches et noires, des souliers à boucles, de longues mitaines de fil, qui parlaient du coude et venaient expirer comme une frêle écume à la naissance des doigts, complétaient son ajustement, qui était bien tel qu’on l’attendait d’une paysanne. Ce qui en rehaussait le côté un peu rustique et lui donnait vraiment une fière allure, c’était le grand manteau rouge liseré de martre, avec un capuchon doublé de soie noire, qui disposait autour de la musicienne ses plis harmonieux.

Suzanna s’accompagnait elle-même en chantant. Sa voix n’avait plus la fraîcheur de jadis et se brisait aux notes élevées. Mais, comme harpiste, elle était incomparable. Hélas ! cette harpe aussi, qui fut l’instrument préféré des Gallois[27], cette harpe à trois rangs de cordes, spéciale à la principauté, nous n’avons plus longtemps à l’entendre, et déjà, sous les doigts fuselés de Mrs Richards, il nous semblait lui trouver la grâce inquiétante des choses surannées et qu’on sent près de mourir…

Tout marche par trois chez les Celtes. Trois est le nombre divin par excellence[28]. C’est le nombre des degrés de parenté en ligne directe : père, grand-père, bisaïeul ; c’est le nombre des plus anciennes divinités : la terre, le ciel et l’eau. Le roi suprême d’Irlande, Lugaid, a trois pères qui sont trois frères, époux de leur sœur. À la bataille de Moytura, les trois ouvriers chargés de réparer les armes de Tuatha font chacun leur travail en trois mouvements ; le héros Conall a les cheveux de trois couleurs ; la sagesse galloise ne s’exprime que par triades ou groupes de trois vers. Pour devenir barde, il fallait posséder trois disciples, passer par trois degrés, subir trois concours publics. Nul doute que les trois cordes de la harpe n’aient symbolisé à l’origine cette triple initiation, d’autant que, si les légendes disent vrai, la telyn galloise fut inventée par le fameux Idris Gawr, un des trois bardes primitifs de l’Ynis Britain…[29].

Les présentations terminées, les bagages portés dans nos chambres respectives, nous fîmes un tour de parc pour nous dégourdir les jarrets.

Des massifs d’hortensias arrondissaient sur les pelouses leurs jolis dômes de faïence ; un rhododendron gigantesque formait à lui seul un bosquet naturel de 25 mètres carrés de superficie. Je passe sur les mille et une variétés de la flore exotique qui s’épanouissait dans les serres monumentales ; il me suffira de dire que vingt-sept jardiniers sont occupés d’un bout de l’année à l’autre à l’entretien de cette partie du domaine.

Mais la merveille du parc et qui nous retint plus que tout le reste, ce sont les sept fontaines de saint Gower, le vieil ermite gallois qui a donné son nom au château (Llan-Gower et par corruption Llanover). Le culte des sources est très répandu dans le pays de Galles. Celles-ci sortent de terre l’une à côté de l’autre, mais sans se confondre. Cela fait sept petites vasques juxtaposées du plus curieux effet. Le trop-plein des vasques se déverse dans un ruisselet qui court se jeter dans l’Usk. Les sept fontaines sacrées de LIanover ont, paraît-il, la propriété d’être aussi fraîches l’été que l’hiver et de ne tarir jamais, fût-ce dans les plus chaudes saisons.

La cloche du déjeuner nous surprit dans notre contemplation. D’autres voitures, dans l’intervalle, avaient déposé à Llanover des parents et des amis personnels de la châtelaine, parmi lesquels sa belle-sœur, lady William, son fils aîné, colonel de horse-guards, une jeune fille du monde, excellente musicienne, miss Abaddam, et la moins Anglaise de toutes les Anglaises à qui j’ai eu l’honneur d’être présenté, Mrs Bridson Smith, fanatique de la France, où elle passe les trois quarts de l’année et dont elle parle la langue avec une pureté, une grâce et, si je puis dire, un parisianisme incomparables. Tous nos hôtes, d’ailleurs, savaient le français. Les domestiques parlaient le gallois, si bien que, dans cette terre anglaise de fait, il n’y avait que l’anglais que l’on ne parlât point.

On déjeuna. Le programme de notre après-midi avait été tracé par lady Herbert ; il comportait une ascension du Skyridd et une visite à un château du voisinage nommé Cold-Brook et qui passe pour hanté. Les breaks devaient nous prendre après le café, qu’on nous servit dans le hall, immense pièce haut voûtée comme une église, lambrissée de pilastres, de colonnes, de chapiteaux et d’entablements, avec une galerie intérieure qui faisait jubé et dont nous ne nous expliquions pas d’abord la destination. Ce hall lui-même ouvrait de plain-pied sur un grand salon meublé des pièces les plus rares, décoré de tableaux, de statuettes et de faïences émaillées, dont la merveille est une faïence à l’effigie de Nell Gwyn (Nell la Blanche), la célèbre favorite galloise de Charles II. Une deuxième porte donnait sur la bibliothèque qui n’a point sa pareille dans toute la principauté et qui contient, entre autres spécimens de l’art indigène, le coffret en bois de chêne où dorment, gardés par leurs massifs fermoirs en fer forgé, les antiques manuscrits kymriques provenant de la succession d’Iolo Morganwg. C’est ce Morganwg qui fut, comme on sait, l’un des trois restaurateurs des Eisteddfoddau. De grands portraits de famille, d’autres de Guillaume III et de Cromwell, un autre signé Michel-Ange, attirèrent notre attention. Mais la bibliothèque est surtout riche en vieux recueils de musique galloise. Nous n’avions qu’un regret : c’est que le temps nous manquât pour étudier de près toutes ces merveilles.

La châtelaine s’empressait autour de nous avec sa bonne grâce habituelle. Elle ouvrit une vitrine, y prit une grande liasse de papiers nouée d’une faveur verte, — la couleur bardique.

— Tenez, nous dit-elle, lisez ce paquet de lettres : c’est toute la correspondance échangée entre ma mère et ceux de vos illustres compatriotes qui vinrent la voir en 1838, lors de l’Eisteffodd d’Abergavenny, où les avait priés la Société des Cymreigyddion. Voici des lettres de M. de la Villemarqué, de M. de Marhallac’h, de M. de Blois, de M. de Francheville. En voici d’autres d’Henri Martin, qui fut l’hôte de ma mère quelques années plus tard. Un grand commerce épistolaire était né entre eux. Il y eut même un de nos hôtes, M. Rio, celui que Brizeux appelle :


… l’éloquent Rio, l’enfant de l’île d’Arz,


qui s’attacha aux Herbert par des liens plus étroits, en épousant miss Jones of Llanarth, une cadette de la branche de Pembrok à laquelle appartenait mon mari. Vous voyez que nous sommes ici, non seulement entre amis, mais presque entre cousins.

— Cousins à la mode de Bretagne, répliqua Grivart en s’inclinant.

Lady Herbert daigna sourire. La correspondance était là, sur la table, et je la feuilletai avec une fièvre véritable. Que n’a pu, pour la défense et la propagation de l’esprit national, une femme comme cette lady Hall of Llanover, plus fière de son nom bardique, Gwenynen Gwent (l’abeille du pays de Gwent), que de tous ses titres nobiliaires !

Une des lettres de la correspondance était de Brizeux. Ce grand nom me fit désirer vivement d’en prendre copie. Lady Herbert me le permit gracieusement et voici cette lettre demeurée inédite jusqu’ici :


My lady,

L’honorable invitation que vous m’avez fait transmettre par mon compatriote, M. Rio, augmente mes regrets de ne pouvoir (cette année du moins) assister au Cymreigyddion. Les rêves les plus chers de mon esprit et de mon cœur sont ainsi détruits. Ne pas connaître le beau pays de Cymrie, c’est ignorer, il me semble, la moitié du mien. Mais, je le répète, la patronnesse du Cymreigyddion et aussi lady Charlotte Gwest, près de laquelle j’aurais besoin d’un interprète de ma reconnaissance, ajoutent par leurs faveurs à mes présents regrets.

Vous donnez, my lady, un bel exemple aux femmes de notre Bretagne et que j’aimerais à leur présenter. Dans le grand cercle de la fraternité humaine, il en est de plus resserrés, où chacun se sent mieux vivre et qu’il ne faut pas briser. Heureux le pays défendu, comme le vôtre, par un gracieux génie !

Daignez agréer, my lady, mes respectueuses salutations.

A. Brizeux.
Paris, 7 octobre 1838.


Heureux en effet ce pays, dirai-je après l’auteur des Bretons. Le présent l’a comblé de ses dons ; la civilisation moderne l’a fait riche, puissant, plein de sève et d’avenir. Mais il n’a conçu de ces dons aucun orgueil ; il n’a point rougi de ses humbles origines et aujourd’hui encore, parvenu à l’apogée de ses destins, il les revendique hautement, il entoure d’une piété filiale les reliques de son passé.

Le fait est que, pendant ce séjour à Llanover, il nous fallut souvent faire effort sur nous-mêmes pour ne pas nous croire transportés à cinq cents ans en arrière, en plein moyen-âge celtique, dans un décor à la Walter Scott.

Songez que nous allions visiter un château hanté et, qui plus est, que chacun de nos hôtes croyait aux revenants. J’avais lu toutes sortes de choses piquantes sur le folk-lore du pays de Galles. Mais je n’imaginais point, connaissant la haine farouche des puritains contre tout ce qui dégage un parfum d’idolatry, — idolatry et abomination sont synonymes en anglais, — que, cessant d’être papistes, les Gallois pussent être demeurés si superstitieux.

— Détrompez-vous, me dit un de nos hôtes. Ce n’est pas seulement Mme Herbert, catholique depuis son mariage, mais la plupart des gens de ce pays, excellents wesleyiens, baptistes convaincus, qui croient encore aux lutins et aux fées. À Llanover même, il y a un lutin spécial, un pwcka, comme nous disons.

— Et ce pwcka, vous l’avez rencontré ? demandai-je quelque temps plus tard à Mme Herbert.

— Moi, non, me répondit-elle sérieusement. Je n’ai pas la double vue. Mais je sais de mes gens qui ont été plus favorisés que moi. Chaque maison, en Galles, a son pwcka familier. Ce sont nos lutins domestiques. Ils ne sont pas méchants. Dieu sait, mais plutôt malicieux. Ils rendent même service à leurs hôtes et s’occupent volontiers des travaux du ménage. Tout leur plaisir est de danser la gigue sous la lune ; quand ils sont las, les champignons leur servent d’escabelles Ils n’ont de haine que contre les ministres calvinistes, qui les payent amplement de retour, je vous jure. Aussi n’est-il d’espiègleries qu’ils ne leur jouent. Quand un de ces ministres prêche dans une maison, le pwcka se faufile par derrière et tire brusquement à lui le tabouret du prédicant. Voilà le cher homme les quatre fers en l’air… Non, continue lady Herbert, je n’ai pas eu la chance de voir de pwckas, mais j’ai vu souvent, au matin, dans les prairies, le gazon tout foulé et comme piétiné en rond par des milliers de petits sabots.

— J’ai vu aussi de ces ronds, répliquai-je. Certains savants les attribuent à une poussée de champignons minuscules qui dessèchent subitement le gazon. Pendant un de mes séjours à Bréhat, avec le regretté Luzel, on vint nous chercher un matin pour nous montrer un de ces ronds de korrigans ou follikeds qui sont les pwckas de la Bretagne ; l’herbe était toute blanche à la périphérie, comme si un objet pesant de forme circulaire, une grande roue de charrette, par exemple, y avait été posée à plat pendant plusieurs jours. Mais le propriétaire de la prairie nous affirma qu’il n’en était rien, que la veille au soir l’herbe était nette et lisse et qu’il fallait chercher une autre explication. Je me penchai sur le rond pour essayer d’y découvrir les champignons minuscules dont on m’avait parlé ; mais sans doute qu’ils n’étaient visibles qu’au microscope, car je n’aperçus rien.

— Le microscope ne vous eût rien fait découvrir de plus, me répondit mon interlocutrice, et vous raisonnez comme un mécréant. J’aime mieux croire aux lutins qu’à vos cryptogames. Les lutins, au moins, on les a vus. Pas moi ni vous. Mais avons-nous vu César, Cromwell et Napoléon, et cela nous empêche-t-il de croire à leur existence, certifiée par tant de témoins ? Tous les lutins portent des fog-caps, des chapeaux de brouillard qui les rendent invisibles. Un des tenanciers de ma mère, dont le pwcka domestique avait laissé tomber par mégarde son fog-cap et lui était apparu à l’improviste, fut prié sur-le-champ d’en donner une représentation graphique aussi exacte que possible. Il traça sur le mur, au charbon, la figure que voici. Le pwcka n’était pas très joli, comme vous voyez ; sa tête tient de l’oiseau et du poisson. Mais il ne faut pas oublier que notre artiste improvisé n’avait rien d’un Raphaël et quelque gaucherie est manifeste dans son dessin. En général, cependant, on peint les pwckas comme assez difformes et terriblement poilus. Leur voix tinte comme une clochette fêlée ; ils n’ont ni os ni sang et, quoique sans ailes, ils sont aussi légers que le souffle. Tel est le gobelin de Minydd-y-Tvvyn, la montagne que vous apercevez de cette fenêtre et qui domine Llanover. Il n’y eut jamais de pwcka plus espiègle, non pas même Tom-Thumb en personne. Brouiller les fils des fuseaux, écrémer le lait, chiffonner le bavolet des fermières, vider dans le poivrier le contenu des tabatières et dans les tabatières le contenu des poivriers, étaient les moindres de ses malices. Mais où sa joie passait les bornes, c’est quand il pouvait arrêter les mulets chargés de houille qui traversaient la montagne ; les mulets, comme pétrifiés, refusaient tout service. Il était partout à la fois. Dans une ferme, à la veillée, une coquette disait un soir : « Voyez les jolis pieds que j’ai. » — « Ils ne valent pas les miens », dit une voix flûtée derrière elle. Et brusquement, dans l’ombre, il avançait un pied de bouc et fondait comme bulle dans un éclat de rire. Ses hôtes le soignaient malgré tout. Chaque soir on déposait pour lui, sur la pierre du foyer, une cruche de lait doux. Une servante fallacieuse s’avisa de remplacer le lait par de l’eau salée. Mal lui en prit : la nuit suivante, des griffes invisibles l’arrachèrent de son lit et la traînèrent par les escaliers. On la releva au matin toute meurtrie.

— Et qu’est devenu le pwcka de Minydd-y-Twyn ? demandai-je à lady Herbert.

— Voilà des années qu’il ne nous a donné de ses nouvelles. On dit qu’il est parti, mais qu’il reviendra quelque jour. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il hantait encore la montagne quand j’étais enfant. Les domestiques de ma mère m’en menaçaient : « Il viendra vous prendre, si vous n’êtes pas sage », me disaient-ils. Cela me causait une frayeur mortelle. J’avais bien tort, car le pwcka de Minydd-y-Tvyn n’était point méchant, je le répète, malgré ses pieds de bouc et son bec d’espadon. La preuve en est que sur la montagne, quand les mules s’arrêtaient brusquement et se mettaient à flageoler sur leurs jambes, les muletiers n’avaient qu’à dire à voix haute : « Pour l’amour de Dieu, pwcka, laissez-les passer ! » Tout de suite il suspendait son sortilège…

VII


Les trois géants des Black-Mountains. — Cold-Brook. — Le château hanté. — Tragique histoire de deux Têtes-Rondes et d’une dame blanche. — La flaque de sang. — Un exorcisme peu commode. — Le fantôme de la reine. — L’intersigne du tambour. — Ce qu’on voit sur un tronc de hêtre. — La chapelle maudite. — Un hammam dans une église. — Sur la crête du Skyridd-Fawr. — Abergavenny. — Encore les parlours. — Le mariage chez les Gallois. — La coutume des biddings. — Une circulaire matrimoniale. — Le soir des Rois en Galles. — Un chœur de villageois. — La musique à l’école primaire. — Affinités de la musique galloise avec certains thèmes allemands. — L’opinion de M. Bourgault-Ducoudray. — Adieux à Llanover. — La pierre noire du Snowdon.


Nos breaks, maintenant, filent à grande allure dans la vallée de l’Usk, déroulant sa coulée de sombre émeraude aux deux côtés de la route.

Les plans lointains du Bloreng, du Sugarloaf (pain de sucre) et du Skyridd-Fawr, les trois géants des Black Mountains, le premier haut de 580 mètres, le second de 558 et le troisième de 487, commencent à s’étager dans la brume. La route oblique sur la gauche ; une grille s’ouvre, et nous entrons dans la mystérieuse nuit verte des hêtraies de Cold-Brook. Quelque chose miroite au bout de l’avenue, une petite tache blanche imperceptible qui grandit à mesure, prend forme et se développe, la hêtraie franchie, en un spacieux château de la Renaissance.

Château, ai-je dit ? Plutôt maison de campagne, — comme les trois quarts de ces châteaux gallois, — mais décorée à l’ancienne mode, avec des lambris de hauteur et de grandes cheminées à chambranles. Sauf la salle à manger du rez-de-chaussée, où l’on avait disposé quelques tables et des chaises pour le lundi de cinq heures, toutes les pièces étaient vides. Cold-Brook était encore aux mains des tapissiers et des peintres qui achevaient de le mettre en état pour recevoir ses nouveaux hôtes : un fils de Mme Herbert, diplomate à Copenhague, et sa jeune famille.

Tel quel et dans sa fraîcheur récente, je n’ai point vu de château qui donnât moins l’impression d’un château hanté. Et comment hanté, et par qui ? Nous nous le demandions en visitant ces grandes salles insipides, où la lumière entrait à gros bouillons et dansait jusque dans les coins.

— Attendez d’être dans la murder’s room (la chambre du meurtre), nous dit Mme Smith.

— Et où est-elle, cette murder’s room ?

— Au second étage, dans les combles du château.

— Eh bien, montons au second étage.

Effectivement, la clef du mystère était là. Un dédale de corridors obscurs, enchevêtrés les uns dans les autres et coupés par des portes basses et cintrées, conduisait dans une petite chambre tout à fait lugubre, cette fois, baignée d’une odeur fade et cireuse qu’aucun courant d’air ne parvenait à chasser et prenant le jour ou ce qu’elle pouvait de jour par une unique fenêtre en retrait percée dans l’épaisseur de la muraille. La chambre était vide, comme toutes les autres chambres du château ; mais on ne s’en apercevait point dès l’abord, parce qu’il y avait quelque chose qui l’emplissait toute, qui lui donnait un relief et une animation extraordinaires : c’était une grande flaque de sang noir qui s’éclaboussait violemment sur le plancher, à quelques pas de la fenêtre, et qui ruisselait de là jusqu’au milieu de la chambre. Lavages, grattages, rien n’a pu effacer la sinistre maculature. Nous l’essayâmes nous-mêmes avec nos canifs ; mais les planches sont si profondément imbibées que le bois s’écaille et que le sang reparaît par-dessous.

La tradition veut que Cold Brook, lors des guerres de religion, ait été emporté d’assaut par une bande de Têtes-Rondes. Une discussion s’éleva, dit-on, à propos d’une femme, entre deux de ces reîtres ; les épées sortirent d’elles-mêmes du fourreau ; l’un des Roundheads, acculé à la fenêtre, poussa brusquement un cri : l’épée de son adversaire lui avait décousu le ventre, et il demeura sur place jusqu’à ce que ses entrailles fussent vidées. Le duel n’avait pas eu de témoins, et ce ne fut que de longues années après qu’on découvrit le cadavre. On l’enterra ; on voulut purger la pièce du sang qui s’était coagulé sur le plancher ; mais tous les efforts furent inutiles et, comme la tache de lady Macbeth, la tache de Cold-Brook ne s’effaça plus. Ce n’est point tout, comme on pense ; des bruits de chaînes et des gémissements remplissent, à certaines heures de la nuit, les combles du château, et maintes gens ont aperçu le fantôme d’une dame blanche, qui se promenait au clair de lune dans les corridors ou qui collait son front pâle aux vitres de la murder’s room.

Jusqu’à Lady Herbert on n’avait rien tenté pour couper court à ces manifestations surnaturelles. Lady Herbert, bonne catholique, fit dire des messes ; mais les apparitions et les bruits continuèrent. Un exorcisme en forme s’imposait : lady Herbert s’y résolut et pour commencer, elle amena son chapelain à Cold-Brook, où il devait passer la nuit seul et en prières.

— Figurez vous, me racontait Mme Smith, que j’étais de la partie : Mme Herbert, que préoccupaient en même temps les réparations à faire au château, frappait à petits coups de canne sur les cloisons pour éprouver la solidité du crépi. Pendant ce temps, notre brave homme d’ecclésiastique faisait ce que vous faisiez tout à l’heure et, à genoux sur le plancher, grattait la tache avec son canif. Nous venions de le quitter, le laissant à son grattage, quand nous entendîmes un tapage épouvantable et nous vîmes reparaître le pauvre chapelain pâle, défiguré et tout prêt à s’évanouir. « Quoi ? Qu’y a t-il ? » lui demandâmes-nous. Mais il ne savait rien, sinon qu’au moment où il était le plus absorbé dans son grattage un grand corps dur lui était tombé sur l’occiput avec un bruit infernal et en l’enveloppant d’un nuage de poudre suffocante. Nous voilà tout interdites et sa peur qui nous gagne. Les domestiques étaient accourus au bruit. Fort heureusement il y en eut un plus audacieux que les autres qui consentit à glisser un œil dans la murder’s room et qui ne tarda point à nous rassurer : l’aria venait d’un morceau du crépi qui s’était détaché de la cloison, où les petits coups de lady Herbert l’avaient ébranlé sans doute ; la poudre suffocante était du plâtre ! Mais le chapelain n’entendait pas de cette oreille : la peur avait glacé tout son courage et, pour rien au monde, il ne consentit à passer la nuit dans une maison qui n’était même point sûre en plein jour…

J’ai quelque idée que Mme Smith n’a qu’une confiance modérée dans les histoires de fantômes : cette charmante femme a trop lu nos auteurs, et l’air de Paris, où elle passe la moitié de l’année, est fatal aux revenants. Ils sont chez eux ici, dans ces brumes mélancoliques, sous ce ciel bas et voilé, en deuil de la lumière absente.

Et puis l’exemple vient de haut. Ne dit-on point, en Angleterre, que la reine elle-même a son spectre qui rôde dans les appartements de Windsor ? Et ce spectre, drapé de noir, n’est ni plus ni moins que le fantôme de la grande Elisabeth.

Il y a quelques mois à peine on l’a vu à Windsor. C’est le lieutenant Glynn, de faction dans la bibliothèque, qui l’aperçut, comme le fantôme pénétrait dans la pièce attenante. Or cette pièce n’a plus de sortie ; mais elle en avait une autrefois, du vivant d’Elisabeth, et qui a été condamnée depuis. Le lieutenant, sa première frayeur passée, courut après le fantôme et arriva juste à temps pour le voir s’enfoncer dans la boiserie. Le fait, d’ailleurs, se reproduisit à diverses reprises. Des gémissements et des plaintes furent perçus par plusieurs témoins et la frayeur fut si grande à Windsor qu’on dut doubler la garde de nuit.

Windsor a sa dame noire, Cold-Brook sa dame blanche, et lady Herbert, comme la plupart des Gallois, croit à l’une et à l’autre.

— Vous souriez, nous dit lady Herbert, quand nous la rejoignons dans le hall du rez-de-chaussée. Je vous répondrai par le mot d’Hamlet : « Il y a dans le ciel et sur la terre, ô Horatio, plus de choses que n’en peut rêver notre philosophie. »

— Mais à quoi riment ces apparitions ? demandai-je.

— Je ne sais, me répond lady Herbert. Tantôt, comme l’Église nous l’explique, ce sont des âmes en peine qui sollicitent la pitié des vivants oublieux. Tels autres de ces spectres font le rôle d’avertisseurs. C’est le cas, je crois, pour la dame noire de Windsor. Sa présence dans le château annonce toujours quelque grave événement, une guerre, une catastrophe prochaine. Mais il n’est pas besoin de fantômes. Les avertissements ou, comme vous dites en Bretagne, les intersignes, revêtent toutes les formes. Quelquefois ces formes sont spéciales à certaines familles. Les Grey de Ruthwen sont avertis de la mort de leurs membres par l’apparition d’une voiture à quatre chevaux noirs, La famille Airl, quand un des siens est sur le point de mourir, entend un roulement de tambour. Dans un diner auquel assistait un de ces Airl, on demandait par passe-temps : « Quel est donc l’intersigne de votre famille ? — Le tambour. » Et, comme pour attester le fait, un roulement sourd et voilé gronda dans le lointain. Lord Airl pâlit : quelques instants après, un messager venait lui annoncer qu’un des membres de sa famille était mort. Les Mac-Gwenlyne — descendants du célèbre clan de ce nom — possèdent depuis des siècles, dans le nord de l’Écosse, le vieux manoir de Fairdhu : une grande voûte cintrée y donne accès et l’on prétend que la pierre qui sert de clef à cette voûte se met à trembler quand un Mac-Gwenlyne va mourir…

— Et personnellement, à Llanover, n’avez-vous point votre intersigne ?

— Si fait : ce sont les coqs. Je les ai entendus chanter toute la nuit qui précéda la mort de ma mère.

La conversation, qui menaçait de prendre une tournure funèbre, fut heureusement interrompue par l’arrivée du fils de lady Herbert, qui nous proposa de faire l’ascension du Skyrridd. On nous laissait le choix de monter à pied par le parc ou en voiture par la garenne.

Quoique l’ascension fût assez longue, quelques-uns d’entre nous, dont j’étais, préférèrent le premier itinéraire.

Je n’eus point à m’en repentir. Ce parc de Cold-Brook est unique en son genre : il y a là des arbres à rendre jaloux les wellingtonia gigantea de la Californie, entre autres un énorme hêtre millénaire de neuf mètres de diamètre, dont le tronc n’est qu’un enchevêtrement de formes apolyptiques, de mystérieuses et titanesques musculatures. L’écorce est tombée par endroits et l’aubier a pris par-dessous le poli de l’ivoire : tantôt vous diriez les cent bras d’une hydre ; tantôt deux géants qui s’étreignent, groupe encore confus, à peine dégagé du bloc par le ciseau du hasard. On aurait livré le tronc tout entier au cauchemar d’un Rodin qu’il ne présenterait pas de modelés plus extraordinaires, de tentacules plus monstrueuses, de grouillements reptiliens plus inextricables : c’est le pilier mal dégrossi de cette Porte de l’Enfer qui hante depuis tant d’années l’imagination du génial artisan.

L’arbre couvre à lui seul plus d’un are. Telle de ses branches, trop lourde, s’est affaissée sur le sol, à vingt mètres du tronc, d’où elle rejaillit en surgeons vigoureux. Et, dans la chevelure du monstre, on entend des tourterelles qui roucoulent…

Visiblement, ici, la nature n’a point été retouchée. C’est presque la forêt vierge que ce parc, — la forêt vierge avec des routes bien sablées. Il n’y manque même point la ruine réglementaire. Mais, au lieu d’un burg féodal, la ruine est une chapelle gothique du treizième siècle, veuve de sa toiture et qui bâille au vent par tous ses arceaux.

On nous avait promis une surprise, quand nous en aurions franchi le seuil. La surprise, qui n’était point ordinaire en effet, fut de voir que le bas du chœur avait été creusé en forme de piscine et les murs incrustés de rocailles.

Il n’est point rare chez nous, depuis la Révolution, de voir des églises muées en magasins à fourrages. Mais c’était la première fois que je voyais une chapelle transformée en hammam.

Par qui ?

Mais par les mêmes compagnons qui, au temps de Cromwell, s’étaient emparés de Cold-Brook et y menaient la vie que vous savez.

Pourquoi ?

Tout bonnement en haine du papisme.

Ces bons gentilshommes prisèrent éminemment ingénieux et plaisant de détourner le ruisseau qui coulait près de la chapelle[30] et de le diriger sur la chapelle même, après avoir creusé le bas du chœur en forme de piscine. À la place de l’autel, ils installèrent des divans et des sièges, d’où ils assistaient le plus commodément du monde aux ébats aquatiques des belles filles razziées dans les fermes et les châteaux du voisinage. Quelques-unes faisaient bien les revêches, mais il y avait tant de moyens excellents pour les décider à sauter le pas qu’elles finissaient par y venir toutes. La petite chapelle de Cold-Brook connut là des moments bien pénibles. Mais quoi ! Le civisme républicain des Roundheads était à couvert ; de l’ancien repaire du papisme n’avaient-ils point fait le vrai temple de l’égalité ? Comme on y quittait ses vêtements à la porte, il n’y avait plus que leur seule beauté naturelle qui distinguât les grandes dames des paysannes et la messe qu’on leur servait à toutes, fermières ou châtelaines, au sortir de ce galant baptême par immersion, pouvait différer par les officiants, mais non par la manière de la servir.

Il n’y a point de fumée sans feu ni de légende sans quelque fond de vérité, et celle-ci jette un jour singulier sur les mœurs privées de ces Têtes-Rondes, de ces farouches puritains qu’on nous peignait pour des miroirs de sainteté, pour des séminaires de vertu et d’honneur. Une malédiction pèse depuis lors sur la vieille chapelle ; le stupre et le viol sont ses hôtes ; ils empoisonnent l’air autour d’elle, et cette impression est si vive, même en plein jour, que les tenanciers de Cold-Brook coupent à travers bois pour éviter ses approches. Lady Herbert, qui a toutes les charités, voudrait purifier la chapelle maudite et la relever de ses ruines. Le sentiment est louable, mais l’histoire et la poésie y perdront.

En pente douce, le parc menait vers le Skyrridd-Fawr, but et terme de notre excursion. Il cessait à mi-côte, et des fougeraies roussies, des mousses et des lichens roulaient jusqu’au sommet de la montagne leurs vagues courtes et frisées. Une brise aigre les rasait par moments et en tirait des sons métalliques d’une tristesse infinie.

Nous atteignîmes enfin la crête du Skyrridd et nous embrassâmes de là toute la vallée de l’Usk, ses grasses prairies verdoyantes, ses bouquets d’arbres, son lacis de routes et de ponts et les vingt petits villages éparpillés dans la plaine. Vers l’ouest, un rectangle de pierre plus massif, chevauchant l’Usk, signalait Abergavenny. Mais, de ce côté, l’horizon ne se dégageait point ; les détails apparaissaient mal, et, quoique notre guide nous désignât successivement les points intéressants de la ville, ici les vestiges du prieuré de Bénédictins fondé sous Henri Ier, là l’antique abbaye de Sainte-Mary’s Church, plus loin les tours démantelées du château municipal, — un des plus anciens de l’Angleterre, bâti tôt après la conquête — il nous fallut suppléer par l’imagination à l’insuffisance de nos yeux.

Des nuages rampaient au flanc du Bloreng et du Sugarloaf, se déchiraient et se reformaient en bancs pressés qui noyaient les sommets. Nous en sentions de pareils qui pesaient sur nous, et leur ouate humide nous glaçait.

Entre temps notre guide nous expliquait que, quoique le Skyrridd-Fawr soit sensiblement moins élevé que le Bloreng et le Sugarloaf, il est la vraie clef stratégique de la région. C’est un belvédère naturel qui commande toute la vallée de l’Usk, d’Abergavenny à Llanover. L’épreuve de la position a été faite d’ailleurs, voici deux ou trois ans, lors des manœuvres de corps d’armée dirigées par le duc de Clarence, qui fut l’hôte de lady Herbert à Llanover : un train d’artillerie, conduit par le duc en personne, fut hissé sur le Skyrridd, et l’on y procéda sous ses ordres à des exercices de tir. Un grand mât, à l’extrémité duquel flotte le pavillon particulier du prince, commémore cet événement.

L’humidité qui nous transissait abrégea notre visite au Skyrridd-Fawr, et comme, par précaution, on avait envoyé à notre rencontre un break chargé de plaids et de châles, nous le prîmes pour rentrer à Cold-Brook. Le cocher lança ses chevaux dans une grande garenne solitaire, feutrée d’un gazon élastique et velouté, où leurs pieds rebondissaient comme sur du caoutchouc. De ce train là nous ne pouvions tarder d’être au château. Mais, comme nous quittions la garenne pour la grande route, j’avisai le toit d’ardoises et les murs grisâtres d’une petite ferme bordière et je fis arrêter notre attelage.

La ferme, me dit-on, était au nom d’un certain Jones (naturellement !), qui la louait à un châtelain du voisinage.

Nous y entrâmes sans plus de façon que dans les chaumières bretonnes. À droite, l’éternel parlour, mais réduit à sa plus simple expression : meubles boiteux, chaises dépaillées, tapis effilochés. Voilà bien mes Gallois. Une des vitres de la fenêtre est brisée, et on a bouché le trou avec un tampon de paille ; mais il y a des rideaux liberty sur les autres. Toujours la misère qui veut faire figure et qui se drape dans ses oripeaux !

Dans la pièce de gauche, près du poêle, les poings au menton, un homme rumine, en complet brun à carreaux, ce complet qui est le vêtement des campagnards comme des bourgeois et qui « uniformise » ici toutes les conditions sociales.

Dijdd da (bonjour), dis-je en entrant.

Dydd da répond machinalement Thomme sans se déranger.

Il dort peut-être, et toute la maison dort aussi, je crois, à l’exception d’une petite fille troussée en demoiselle, coiffée d’un lamentable toquet à plumes, que ma présence semble plonger dans une agitation extraordinaire et qui, flanquée de quelques autres recrues de son âge, trottera tout à l’heure après notre break pour demander des pence.

Enhardi par l’immobilité de mon hôte, je pousse jusqu’au premier étage.

Deux pièces comme en bas.

Dans l’une, rien qu’un lit de sangle et un vase de nuit ; il est cinq heures du soir : le vase n’est pas vidé et le lit est défait.

Dans l’autre, même désordre, même saleté, aggravés par la présence d’un grand fainéant vautré sur le lit et à qui à mon entrée dans la chambre n’arrache qu’un grognement inarticulé…

Singulière demeure et qui en dit long sur la misère secrète des Gallois ! Mais les apparences sont sauves : la maison, vue de l’extérieur, a quelque coquetterie ; le courtil qui l’entoure est égayé par les fleurs rouges des haricots. Et nous avons un parlour, dearest ! Vraiment oui, un parlour. Mais, ô chère petite chose, si vous tenez à vos illusions, de grâce ne leur faites point franchir le seuil.

Il ne faut pas non plus trop généraliser. J’ai visité d’autres fermes en Galles et particulièrement aux environs de cette aimable résidence de Llanover, et, si quelques-unes trahissaient la gêne, beaucoup passaient en décence, en confort véritable, nos rustiques intérieurs bretons.

Et les habitants ? me demanderez-vous.

Le temps m’a manqué pour pénétrer dans leur intimité aussi scrupuleusement que je l’aurais voulu. Je le regrette d’autant plus que ce sont ces gens des campagnes qui, à bien meilleur titre que l’ouvrier des villes, constituent le vrai fonds, le substratum de la race. Il m’a paru cependant que, si les traits généraux du caractère celtique ne s’étaient pas sensiblement modifiés chez eux, s’ils étaient restés expansifs et d’âme hospitalière, s’ils s’ouvraient volontiers aux séductions du surnaturel, la race, dans son ensemble, avait subi certaines diminutions importantes du fait de son accession au méthodisme calviniste. Une doctrine si sévère, à la longue, devait déteindre sur ce peuple. Elle l’a certainement assombri : les noces, les baptêmes, les fêtes chômées, tous ces incidents aimables de la vie privée ou publique, qui étaient autrefois l’occasion de cérémonies pittoresques et touchantes, n’ont plus aucun retentissement dans la conscience populaire. Le méthodisme a tout glacé, tout réduit à quelques prêches ennuyeux entre quatre murs froids et décolorés.

Seul, le mariage chez les Gallois prête encore à quelques particularités curieuses. La plus originale est le bidding.

« Faire bidding », c’est solliciter la générosité du voisin, le piquer d’émulation en publiant son nom et la liste des présents en nature qu’il doit offrir aux fiancés. Mais, par suite des habitudes communautaires de ce peuple, ces dons en nature constituaient bel et bien une manière de placement ; il est aisé de s’en rendre compte à la lecture de la circulaire imprimée que voici, portant la date du 30 juillet 1859 et adressée par deux fiancés gallois à leurs amis et connaissances :

« Comme nous avons l’intention d’entrer dans l’état conjugal, nous sommes encouragés par nos amis à « faire bidding », les jeudi et vendredi 15 et 16 août prochain, en notre maison de Belle-Vue, sise en Lower-Street, dans la ville de Landoverry, date et lieu où la faveur de votre bonne et agréable compagnie est très humblement sollicitée par nous. Sachez que, quelques dons qu’il vous plaise nous accorder, ces dons seront reçus avec gratitude, publiés avec empressement et rendus avec joie à tout appel fait en semblable circonstance. »

Hélas ! les biddings eux-mêmes deviennent rares. Sans doute qu’on ne les prisait plus assez « convenables », qu’ils froissaient ce sentiment de la respectability, à quoi tiennent tant les Gallois d’aujourd’hui. Mais il est toujours d’usage parmi eux que les invités attendent les nouveaux mariés près de leur maison pour les cribler au passage d’une grêle de riz sec.

Et c’est à peu près tout ce qui subsiste des anciennes mœurs galloises. Abolies les luttes si fort en honneur jadis chez ce peuple, comme chez nos Bretons de France. Abolis les arddangos ou jeux scéniques qui, sur les garennes de la principauté et les parvis des églises, déployaient une pompe inconnue du théâtre armoricain. Abolie la coutume du Mary-Lewyd, la promenade nocturne du fantôme à tête de cheval, le soir des Rois[31].

En somme, toute la poésie du peuple gallois s’est réfugiée dans ses chants. C’est la musique qui fut vraiment en Galles l’ange gardien de l’âme traditionnelle et populaire. Nous en eûmes un nouveau témoignage le soir même. Nos breaks nous avaient ramenés à Llanover, et, après le dîner, nous causions par petits groupes dans le hall, quand un chœur de voix fraîches s’éleva du jubé. C’étaient des villageois et des villageoises en costume national qui s’étaient glissés silencieusement dans la galerie et qui venaient d’entonner une de ces mélodies galloises d’un accent si mélancolique et si pur tout ensemble. Quand les chœurs eurent cessé, lady Llanover fit descendre les exécutants et nous les présenta : leur chef ou penkerdd était un simple artisan nommé Peder qui, pour la circonstance, avait revêtu l’habit à basques, la culotte gros bleu, les bas à carreaux et les souliers à boucles. Ce joli costume d’opéra comique lui seyait à merveille, mais il ne détonnait point ici et s’accordait parfaitement avec le milieu.

Peder fut prié de chanter quelques soli : Suzanna l’accompagnait sur la harpe, et nous fûmes pleinement ravis de sa voix souple et nuancée et plus encore du secret instinct musical qui dirigeait tous ses mouvements. Mais cette sûreté d’exécution ne lui était point particulière, et on la retrouvait chez les moindres choristes, chez des petites filles d’une dizaine d’années qui, dans le jour, paissaient leurs bestiaux autour de Llanover.

Comment ne pas s’en étonner ? On nous expliqua qu’en Galles, comme en Allemagne, tout le monde naît musicien ou le devient peu ou prou. L’enseignement de la musique fait partie du programme de l’école primaire et ne le cède en importance à aucun autre ordre d’enseignement. Chez ce peuple de paysans et de mineurs, une voix juste et bien timbrée ne paraît pas moins nécessaire au bonheur individuel que la possession des quatre règles et la connaissance de l’orthographe.

— Nos outils ne nous donnent que le pain du corps, me disait Peder ; la musique nous donne le pain de l’âme.

À vrai dire, celle que nous entendîmes chanter en Galles, tant à Llanover que dans le pavillon de l’Eisteddfodd, nous surprit quelque peu par ses affinités singulières avec certains thèmes allemands contemporains. La musique galloise a pourtant derrière elle une longue tradition qui en fait l’une des plus riches et des plus anciennes de l’Europe. Mais, transmise oralement de génération en génération, elle n’a été fixée qu’en ce siècle par les soins pieux de miss Williams d’Aberpergwyn. S’est elle modifiée au cours du temps, sous l’influence des mélodies allemandes, ou faut-il voir au contraire des réminiscenses de cette musique dans certaines pages de Mozart, d’Haydn et d’Hændel ? Hændel, cela est prouvé, habita longtemps l’Angleterre, et tout fait penser qu’il connut les mélodies populaires de la principauté. La chose est moins sûre pour Mozart. M. Erny croit cependant que l’auteur de Don Juan, lors de son voyage en Angleterre, put avoir connaissance des mélodies du pays de Galles. Dans l’air appelé New Year’s Eve (la Veille du Jour de l’An), l’ensemble et surtout une certaine ritournelle ressemblent d’une façon frappante à une composition de Mozart[32]. Or cet air remonte à deux ou trois cents ans et son authenticité n’est point douteuse, quoiqu’il n’ait été fixé que de nos jours.

— Je crois pour ma part, me disait M. Bourgault-Ducoudray, que l’usage très répandu de la harpe, instrument essentiellement national, n’a pas peu contribué à « civiliser » la musique galloise et à lui enlever dans une certaine mesure l’âpreté savoureuse qu’elle dut posséder à l’origine et qui éclate encore dans nos mélodies bretonnes. Cela n’empêche pas les mélodies galloises d’être charmantes, bien frappées, expressives, pleines d’humour ou de rêverie. Ce que dit par ailleurs M. Erny de la ressemblance qui existe entre certaines de ces mélodies et les thèmes correspondants de Mozart et d’Haydn me semble parfaitement juste. Il est non moins exact que le grand Hœndel n’a pas hésité à faire entrer dans ses immortelles compositions des airs populaires écossais et gallois. Il y a cependant un point qui m’inquiète dans cette musique galloise, une énigme que je n’ai pu élucider. La musique galloise se présente-t-elle encore « à l’état spontané » ? Les paysans, les mineurs, que nous avons entendus chanter, ont tous passé par l’école. Ils répétaient docilement ce qu’ils avaient appris. Ce ne sont point là de vrais chanteurs populaires, et, pour être franc, je me demande s’il existe encore de ces chanteurs dans le pays de Galles, comme en Bretagne.

Populaires ou non, les choristes de Llanover remportèrent ce soir-là un franc succès d’enthousiasme. Nous ne voulûmes point être en reste avec nos hôtes, et, quand les chœurs eurent cessé et que, sous la douce clarté lunaire, notre petit groupe se fut répandu dans le parc, nous sollicitâmes M. Bourgault-Ducoudray de se faire notre interprète à tous en harmonisant au pied levé un délicat compliment breton du barde Jaffrennou, que Mlle Abadam, qui avait bien voulu se faire notre complice pour la circonstance, s’engageait à apprendre et à chanter le lendemain.

Ce lendemain était justement un dimanche. La cloche du château nous éveilla pour la messe de huit heures qui fut dite selon le rite romain, dans la chapelle privée de lady Herbert, par un dominicain de passage. Deux ou trois mécréants s’étaient attardés au lit : nous les retrouvâmes devant leur chocolat. Le parc nous ouvrait ses enchantements ; des fumées bleuâtres traînaient sur le gazon. Comme écoliers en maraude, les invités se débandèrent. Tandis que certains poussaient jusqu’au village de Pen-y Parc, où ils voulaient saluer le barde-menuisier Owen Lewis, dit Madoc Môn, les autres s’en allaient pèleriner autour des sept fontaines miraculeuses de Saint-Gower. Quelques uns enfin, plus sensibles aux beautés intérieures du château, ralliaient Llanover pour s’y caresser une dernière fois les yeux aux émaux du salon et aux palimpsestes kymriques de la bibliothèque.

J’étais tombé personnellement, sur un livre déjà ancien de M. Wirt Siks relatif aux contes et légendes du pays de Galles et dont les illustrations étaient signées T. H. Thomas, le barde héraut du Gorsedd, qui nous avait suivis à Llanover. Vraie source de Jouvence, la Tradition découvre à qui remonte jusqu’à elle et pénètre sous le limpide cristal de sa face des trésors d’innocence et de fraîcheur ; par elle nous est un peu rendu de la jeunesse du monde. Faut-il voir dans ces contes et légendes, avec Max Muller et Gubernatis, des mythes astronomiques dégénérés ? Ne vaut-il pas mieux penser, avec M. Anatole France, que les combinaisons de l’esprit humain à son enfance sont partout les mêmes et que contes et légendes n’étaient pas moins à l’origine qu’une représentation de la vie et des choses propre à satisfaire des êtres très naïfs ? Sont-ce au contraire, comme tendait à l’admettre Sainte-Beuve, les résidus combinés des religions, des superstitions diverses, celtiques, païennes, germaniques, qui, rejetés et refoulés au sein de nos campagnes, y auraient fermenté et auraient produit, à une certaine heure de printemps sacré, cette flore populaire universelle, « comme au fond des mers, où tout s’accumule et se précipite, fermente déjà peut-être ce qui éclora un jour ? » La question demeure indécise, et, si l’on avait pu nourrir un moment l’illusion que, « grâce à la somme considérable de documents rassemblés, aux recueils remarquables de toute provenance connus jusqu’à ce jour et enfin aux savantes études et dissertations parues sur la matière », une solution était sur le point d’intervenir, il en a fallu rabattre singulièrement et reconnaître, avec Luzel, que « jamais on n’a été plus loin de s’entendre ».

Quelle que soit, au reste, l’origine de ces récits populaires et qu’on les élève à la dignité de mythes astronomiques ou qu’on les rabaisse à des imaginations de nourrices, l’important, au point où nous nous plaçons, n’est pas là, mais bien seulement qu’ils existent encore, qu’il y ait des âmes pieuses pour les recueillir et des artistes pour s’en inspirer. Après quoi les artistes y enfermeront le sens qui leur conviendra, et même, si bon leur semble, n’y en enfermeront aucun. Il suffira qu’ils les revêtent de beauté.

Ainsi a fait M. Thomas. Un de ses gracieux dessins m’avait particulièrement frappé. Cela représentait une bergère galloise, une bergère d’autrefois en bavolet et cotillon rayé et, autour d’elle, toute une sarabande de petits êtres ailés et coiffés de pétales de roses.

— Je sais depuis hier qu’il y a encore des lutins en Galles, dis-je à M. Thomas, mais j’ignorais que vous eussiez aussi des fées. À quelle espèce appartiennent celles-ci ?

— À l’espèce des Tylwyth-Teg ou fées bienfaisantes, me répondit aimablement M. Thomas. Tylwyth Teg, en gallois, veut dire proprement « la belle famille ». Je leur ai donné le costume et l’apparence qu’on leur prête d’ordinaire ; elles sont de petite taille, mais, à la différence des pwekas, elles sont fort mignonnes. Elles portent un chapeau tressé de fleurs rouges ; le reste de leur costume est entièrement vert, afin qu’elles puissent se cacher dans l’herbe et s’y mieux confondre avec elle. Ce sont des fées bocagères et sentimentales ; elles veillent sur les amours des jeunes laitières et des garçons de ferme courageux. Shakespeare, qui était un Celte égaré sur les rives de l’Avon, leur a emprunté sa fée Mab. Il n’est pas difficile de reconnaître une Tylwyth-Teg dans cette gracieuse création de l’auteur du Songe d’une nuit d’été, comme on retrouve dans son Puck notre pweka indigène. — « N’es-tu pas, lui dit-on, celui qui effraye les filles du village, — écrème le lait ; — tantôt dérange le moulin ; — tantôt empêche la ménagère essoufflée de riboter son beurre — et la boisson de fermenter ; — tantôt égare les voyageurs nocturnes en riant de leur déconvenue ? » — Et Puck répond : — « Tu dis vrai : je suis le joyeux rôdeur de nuit. — J’amuse Obéron et je le fais sourire, — quand je trompe un cheval gras et nourri de fèves — en hennissant comme une jument amoureuse. — Parfois je me tapis dans le fourneau d’une commère — sous la forme d’une pomme cuite, — et, lorsqu’elle lève son verre pour boire, je me heurte contre ses lèvres — et je répands l’ale sur son fanon flétri. — La matrone la plus sage, contant le plus lugubre conte, — me prend quelquefois pour une escabelle à trois pieds. — Je glisse sous son derrière ; elle tombe, — assise comme un tailleur et prise d’un brusque catarrhe. — Et tous alors de se tenir les côtes et de rire — et d’éternuer et de pétarader — et de jurer que jamais on n’a passé de plus gais moments ! » En vérité, n’est-ce point tout à fait notre pweka ?… Pour en revenir aux Tylwyth-Teg, si vous désirez lier connaissance avec elles, je vous confierai que c’est à minuit, quand la lune est dans son plein, qu’on a le plus de chance de les rencontrer autour des tertres et dans les clairières. Un de mes amis, grand magicien, a pu les approcher et noter, sans qu’elles s’en doutassent, leur air favori. Le croiriez-vous ? C’est tout bonnement l’air si connu de Toriad-y-Dydd ou le Point du Jour. Quant à la langue qu’elles parlent, il y a plus d’hésitation. Mais il est sûr que ce n’est pas le gallois. Le bon Girald le Cambrien, qui en surprit quelques mots, prétend qu’ils offraient beaucoup de ressemblance avec le grec.

— Me voilà renseigné sur les Tylwyth-Teg, dis-je à M. Thomas. Et l’autre espèce de fées, comment l’appelez-vous ?

— Ce sont les Ellylon. Autant les Tylwyth-Teg sont gracieuses et bienfaisantes, autant les Ellylon sont d’un commerce désagréable. Malheur à l’imprudent voyageur qui passe à leur portée ! Happé par mille griffes invisibles, il a le choix entre trois sortes de voyages : au-dessus de l’air, sur l’air et sous l’air. S’il adopte le premier mode de transport, ce n’est que pour tomber de plus haut et se casser les reins dans sa chute ; s’il choisit le dernier, ce sont les ronces, les pierres pointues et la vase infecte des marais qui se chargeront de l’arranger. Il n’a qu’une manière d’échapper au double péril qui le guette : c’est de choisir la route intermédiaire. « Ni trop haut ni trop bas », ou, comme disaient les Latins, in medio stat virtus, telle paraît être la devise secrète des Ellylon. Mais ne trouvez vous point un grand sens dans ce joli conte de nourrice ?

— Assurément, dis-je. Mais les fées galloises ont dû faire comme les pwekas et les coblynau : elles aussi doivent être en train de plier bagages ?

— Hélas ! oui, me confessa M. Thomas. Les dernières fées s’en vont. Elles n’étaient déjà plus ce qu’elles étaient autrefois, et leur puissance avait bien diminué. La tradition ici est d’accord avec l’histoire, quand elle fait de ces petits êtres rabougris, pwekas, ellylon, tyl wyth-teg et autres, les descendants des druides et des druidesses qui ne voulurent point recevoir le baptême. Chaque siècle qui s’écoule leur ôte un pouce de leur taille : ils vont ainsi se rapetissant à mesure, se rapprochant un peu plus du sol jusqu’à ce qu’ils y aient disparu tout entiers. La vieille terre galloise, dont ils étaient le sourire, les reprendra tôt ou tard dans son sein maternel : mais c’est qu’alors la fin du monde sera venue…

Ceux de nos amis qui étaient partis à la recherche de Madoc Môn rentrèrent peu d’instants après, et la cloche du second déjeuner nous chassa de la bibliothèque. L’après midi fut pris par des courses aux environs, et le soir, groupés dans le hall autour de notre chère hôtesse, nous lui fîmes la surprise du compliment breton de Jaffrennou, magistralement harmonisé par M. Bourgault-Ducoudray et que miss Abadam interpréta de la plus délicieuse voix du monde.

Ce fut notre chant du cygne. La délégation bretonne, déjà bien réduite, allait s’éparpiller aux quatre vents. Les moins heureux devaient rallier Southampton dans la matinée du lendemain ; Grivart filait sur Liverpool ; Jaffrennou, son pen-baz au poing, partait à la conquête de la Galles du Nord ; Bourgault-Ducoudray s’informait du Snowdon et des moyens les plus pratiques pour tenter l’escalade du géant.

Que ne pouvais-je l’accompagner, dormir sur la montagne sacrée ma dernière nuit galloise, conformément au programme tracé par les anciens bardes ! Quiconque voulait entrer dans cette confrérie célèbre devait passer la nuit sur la pierre noire du Snowdon. Aux premières lueurs qui rosissaient l’orient, les druides qui s’étaient tenus en prières sur les gradins de la montagne se rendaient processionnellement au chevet du dormeur. Celui-ci se dressait alors, et un chant divin s’exhalait de ses lèvres : l’Awen, le vent sacré, avait passé sur lui. Mais il arrivait parfois que son cerveau n’avait pu résister à l’épreuve de cette nuit terrible, pleine de gémissements et de râles et durant laquelle un brouillard de sang s’étendait sur ses yeux : la pierre était vide au matin, et le dormeur, frappé de folie, s’était évadé dans le mystère nocturne. Les druides purifiaient la pierre, faisaient trois libations et allumaient le bûcher de cèdre parfumé. Le « noble » mont fumait comme un grand encensoir ; les bardes accordaient leur telyn ; l’hymne à la lumière montait vers les prémices du jour et, quand Heol, le dieu soleil des anciens Celtes, issant de son tabernacle de nuées, posait enfin ses pieds d’or sur la crête du Snowdon, il n’y avait plus trace du lâche cœur qui s’était couché un moment sur la pierre de l’Épreuve et dont l’Awen s’était tout de suite détourné[33].

VIII


Au pays du roi Artur. — La Mecque du panceltisme. — Le vrai et le faux Caerléon. — Un clergyman patriote — Les écoles galloises. — Ce qu’on voit dans un musée. — L’église de Caerléon. — Les protomartyrs de la Grande-Bretagne. — Saint-Dubric et le mariage d’Artur. — Les puits sacrés en Galles. — La Table-Ronde. — Au bord de l’Usk. — La maison de Tennyson. — Un pèlerinage à la High-Tower. — La mort d’Artur. — L’espérance celtique est immortelle !


Le temps ne me permit point d’accompagner Bourgault-Ducoudray et de consulter avec lui l’oracle du Snowdon. Au moins ne voulus-je point quitter la Galles du sud sans avoir accompli mon pèlerinage à la ville des Légions, à l’ancienne métropole du christianisme en Grande-Bretagne, au sanctuaire par excellence des traditions arturiennes, ce Caerléon-sur-Usk, qu’on a justement appelé la Mecque du panceltisme. Il y eut bien un autre Caerléon dont la légende fait mention et qui dut sa célébrité passagère à une victoire d’Artur. Mais son nom exact paraît avoir été Carlion ou Cairlion. C’est aujourd’hui Exeter.

Le vrai Caerléon est situé plus à l’ouest, dans le Monmouthshire, à quelques lieues de Newport, qui commande l’entrée de l’Usk et qui a peu à peu dérivé vers ses docks tout le commerce de la région. Les navires que le flux poussait jusqu’à Caerléon s’arrêtent maintenant à Newport. Ils ne connaissent plus ce petit bourg de douze à quinze cents âmes, desservi par le Great Western Railway et qui s’est réfugié dans les placides occupations de l’élevage ; une exposition heureuse, des terres chaudes et humides, le vallonnement du sol l’y invitèrent de tout temps. C’est à peine si quelques cheminées d’usines, pointant à travers le feuillage, troublent encore de leurs lourdes fumées la quiétude des alentours.

Et cette impression de calme, d’agreste sérénité, on la retrouve jusque dans les rues de Caerléon. Ce sont moins des rues que des routes, tant la campagne s’y insinue et y ouvre d’échappées. La gare elle-même, qui pourrait donner quelque animation à la ville, est dissimulée dans un repli de la colline. On ne saurait point qu’elle existe sans les traînées de vapeur qui montent de la tranchée, pareilles à ces écharpes de mousseline que les Tylwyth-teg, les petites fées bocagères de la mythologie galloise, déroulent pudiquement autour des tertres où l’aube les a surprises.

L’avenue en dos d’âne qui attend le voyageur au sortir de cette gare traverse d’abord une grande place nue et poudreuse, comme nos foirails bretons. On accède de là, par des embranchements successifs, jusqu’au gros de la ville, pressé autour de l’église et du musée et qui forme le quartier marchand. Encore les maisons, galonnées de glycine et de vigne vierge, perdent-elles de leurs façons bourgeoises sous cette livrée champêtre. Presque toutes cependant sont dans ce style néo-gothique qui sévit en Angleterre depuis quelques années et qui tend à devenir le style national du pays. La préoccupation de s’y conformer est visible jusque sur des masures de l’autre siècle qu’on a remises à neuf : le premier soin des restaurateurs a été d’y percer des fenêtres ogivales.

Mais ce gothique de circonstance ne doit point faire illusion : c’est du pastiche, du faux vieux. Il n’y a de vraiment antique à Caerléon que la butte d’Artur, l’amphithéâtre, quelques fragments du portail de l’église, l’orifice d’un puits miraculeux, un pan de muraille et les assises des deux bastions qui flanquaient à ses extrémités le pont en bois jeté sur l’Usk.

La tradition populaire rattache indifféremment toutes ces ruines au cycle de la Table-Ronde : il en faut rabattre. Ancienne métropole des Silures, Caerléon devint sous Auguste la capitale de la province de Britannia Secunda, Urbs Legionum, la ville des Légions [34]. De fait les Gallois rappellent avec orgueil qu’Auguste était obligé d’y entretenir deux légions pour surveiller les montagnards de leur pays, quand une lui suffisait pour tout le reste de la Grande-Bretagne.

L’histoire corrobore ici la tradition : la domination romaine eut grand’peine à s’implanter en Galles. On sait assez, par Tacite, l’héroïque résistance de ce Caractacus, roi des Silures, le Vercingétorix breton, comme on l’a surnommé, qui fit entendre à l’empereur un langage digne des beaux jours de la République : « Parce que vous voulez nous asservir, qui vous dit que le monde entier aspire après votre servitude ? » Mais Caractacus tomba, et sa capitale devint le centre de l’occupation romaine en Grande-Bretagne.

C’est de cette occupation, vraisemblablement, que datent la plupart des antiquités de Caerléon. Il faut tout au moins rapporter aux Romains la muraille qui entourait la ville et dont il subsiste tout le pan sud. Le pan nord a été retrouvé quand on ouvrait les tranchées du Great Western, à un kilomètre environ de l’Usk, ce qui confirme les dires des légendaires sur l’étendue et l’importance de la ville. Un peu en dehors de la corne sud de l’enceinte se voit la grande cuve gazonnée à laquelle les paysans du district ont donné le nom de Table-Ronde et qui fut évidemment un amphithéâtre romain. Les fouilles qu’on y a pratiquées ne laissent aucun doute sur ce point : elles ont mis à nu des gradins circulaires en assez bon état et dont les arêtes percent encore le gazon de place en place. On trouve trace enfin d’une voie romaine qui allait de Caerléon au bord du canal de Bristol, de l’autre côté duquel elle reparaissait pour rejoindre le « Fosway » à Bath et filer de là jusqu’à Ilchester.

Aussi bien, et alors qu’un simple coup d’œil au musée de Caerléon fait éclater la désolante indigence du fonds celtique, on ne peut manquer d’être frappé par la prodigieuse quantité d’objets romains provenant de la ville ou de ses environs et spécialement de Caerwent.

L’occupation romaine en Galles dura plusieurs siècles et se prolongea même jusqu’au temps d’Artur, s’il est vrai qu’au moment où ce prince fut couronné à Caerléon les Romains lui envoyèrent une ambassade pour exiger le renouvellement du tribut que ses prédécesseurs payaient à l’Empire. À cette époque pourtant (sixième siècle), les Gallois s’étaient à peu près affranchis de la domination impériale. Le christianisme avait pénétré parmi eux, probablement vers le deuxième siècle de l’ère chrétienne, selon l’estimation de Tertullien, mais sans qu’on sache exactement par quel intermédiaire.

Restent donc, comme remontant à la période arturienne, le monticule appelé par les Anglais High Tower et les substructions des deux fortins qui flanquaient l’ancien pont de bois. Quand il n’y aurait que ces débris commémoratifs de la présence du grand héros breton, Caerléon vaudrait encore le voyage pour l’antiquaire. À plus forte raison pour le poète qui se satisfait à meilleur compte et pour qui un paysage vaut beaucoup moins par lui-même que par sa puissance de suggestion.

Sous ce rapport, Caerléon ne laisse rien à désirer. J’éprouvais, pour ma part, comme un attendrissement mêlé de respect en pénétrant, par ce matin d’août, dans les petites rues de l’antique cité. La rencontre d’un clergyman vêtu de noir, funèbre et solennel, ne réussit point à dissiper cette impression. Sans doute portais-je sur moi quelque indice révélateur de ma nationalité, car il s’approcha jusqu’à la distance de trois pas, ouvrit une mâchoire formidable et me cria de toute la force de ses poumons :

Hail ! All hail, dear sir ! You are perhaps one of the Breton delegates ?[35]

Dixisti, répondis-je dans la langue de Jules César. Sur quoi l’excellent homme fit deux nouveaux pas en avant, me saisit la main, lui imprima une terrible secousse verticale et tourna sur ses talons comme un automate.

Je n’essayai point de le retenir. Il faisait un clair soleil d’été ; mais les brumes légères qui montaient de l’Usk tamisaient les lointains et leur donnaient une imprécision, un vague délicieux. C’est Amiel qui a dit qu’un paysage n’est qu’un état d’âme. Je n’ai jamais mieux compris la profondeur de ce mot : le paysage était vraiment ici de la nuance exacte de mon émotion et, avec quelque complaisance ou un peu plus de naïveté, j’aurais pu voir comme une complicité des choses dans cette soumission de la nature au trouble de mes sentiments…

Je m’étais tracé un itinéraire qu’il m’était d’autant plus aisé de suivre qu’avec une bonne grâce parfaite l’instituteur principal de Caerléon avait bien voulu se mettre à ma disposition. Je l’avais trouvé à table, pendant que son petit peuple d’écoliers s’ébattait dans les préaux et les salles. Ce me fut une assez forte surprise que celle de ces enfants ainsi livrés à eux-mêmes, à qui les plus grands servaient de moniteurs et qui ne profitaient point de l’absence du maître pour « chambarder » l’établissement. Je cherchais partout ce maître : les deux écoles de garçons et de filles occupent des bâtiments voisins (de style néo-gothique, bien entendu), et je pus les visiter l’une après l’autre sans que personne me fît d’observation.

Les salles surtout me frappèrent par leur nombre, leur confort et leur propreté ; elles étaient meublées d’élégants pupitres et de bancs vernissés ; des tableaux de choses pendaient aux murs, en bonne lumière ; des vitrines régnaient à hauteur d’appui, chargées de collections de toutes sortes, et cette décoration scolaire était complétée par un grand portrait de la reine, accroché à la place d’honneur, au-dessus de la chaire du maître.

Filles et garçons, répandus dans les salles et dans la cour, jabotaient, ballaient, couraient, mais avec un tact parfait et je ne sais quel sentiment de leur dignité personnelle ; d’autres faisaient leur toilette dans les lavabos qui sont annexés aux communs. Une petite girl en tablier d’indienne, qui sautait à la corde avec ses amies et dont les tresses blondes secouaient en mesure le grand papillon de rubans piqué à leurs pointes, se détacha du groupe le plus voisin et me conduisit au logement de l’instituteur. Je sus par ce brave homme que les écoles étaient mixtes, c’est-à-dire que l’enseignement de l’anglais s’y donnait par l’intermédiaire du gallois.

— Double profit pour les enfants, mon cher monsieur, me dit l’instituteur, puisqu’ils apprennent ainsi à parler convenablement les deux langues et à n’en mépriser aucune.

La méthode employée dans ces écoles mixtes de la principauté ne semble point très différente de celle récemment instaurée par le frère Constantius dans les écoles congréganistes de Bretagne. Et, par parenthèse, combien les établissements de l’État gagneraient à l’adoption de cette méthode ! L’opinion bretonne est unanime sur ce point. Mais écoutera-t-on jamais ses vœux ? Et faudra-t-il répéter indéfiniment à la commission parlementaire de l’instruction publique que l’enseignement exclusif du français, tel qu’on le donne en Bretagne dans les écoles de l’État, ne sert qu’à faire désapprendre leur langue natale aux écoliers sans les mettre en mesure d’apprendre la langue officielle [36] ?…

Le repas de mon aimable interlocuteur s’achevait, et, comme l’école est en face du musée et de l’église, c’est par ces deux monuments que nous commençâmes notre pèlerinage.

Le musée, par exception, n’a rien de gothique : c’est un édicule en forme de temple romain, assez petit, mais congrûment aménagé et qui remplit toute sa destination. Malheureusement, comme je l’expliquais tout à l’heure, la plupart des objets qu’on y a recueillis n’ont de gallois que le nom : médailles, pièces de monnaie, fibules, bracelets, lecythi, fragments de poterie, etc., etc., proviennent des Romains. C’est à peine si, dans le nombre, on remarque quelques anneaux oxydés, extrêmement épais, désignés sous le nom de druid’s beads, ou grains druidiques, et qui ont pu, à la grande rigueur, s’échapper du morain d’un pentyern gallois. Aux murs sont pendus ou adossés des fragments d’inscriptions latines, des dalles tumulaires, des colonnes brisées, voire de simples photographies, dont la plus curieuse représente la statue en bois de saint Amphibalus qui est conservée à Winchester. J’ai noté, dans un autre ordre de reconstitutions, le modèle en plâtre du camp romain découvert à Caerwent en 1855. Dans le sous-sol du musée, en forme de crypte, on a disposé une mosaïque en parfait état, provenant d’une villa romaine de Caerwent, différents cénotaphes en pierre, des vasques de fontaines sculptées, etc., etc.

Rien de tout cela n’est indifférent. Si le musée est petit, la lumière y est bien distribuée ; le classement des objets fort consciencieux. Encore n’est-ce point le plus admirable, mais que le musée existe et surtout qu’une bourgade de quinze cents âmes ait pu le créer de toutes pièces avec ses seules ressources, alors que nos grandes villes de France laissent disperser aux quatre vents les richesses dont elles devraient se montrer le plus jalouses.

C’est que la centralisation n’a pas ruiné en Angleterre comme chez nous tout esprit provincial ; le culte de la grande patrie y est fortement assis sur le culte de la petite. Chaque cité est comme une cellule du grand organisme national ; mais cette cellule vit de sa vie propre et se constitue à elle-même un organisme presque complet…

Du musée à l’église, le pas était d’autant plus vite franchi que les deux monuments ne sont séparés que par le cimetière qui règne, à la mode d’autrefois, autour du clocher paroissial.

Ici encore, le néo-gothique fait rage, calqué sur ce gothique de la conquête normande qui traitait les églises comme des forteresses et les flanquait de grandes tours carrées et crénelées où s’accusait l’âpreté des premiers âges. Rien d’ailé, d’immatériel, comme dans le gothique français du treizième siècle ; aucun élan vers le divin. L’église actuelle, consacrée au culte anglican, a été rebâtie sur l’emplacement de l’ancienne ; de celle-ci, il ne subsiste que les fondations, une arcature romane et deux mascarons encastrés au-dessus du portail. L’un de ces mascarons représente, paraît-il, saint Cadoc, le grand cénobite gallois sous l’invocation duquel était placée l’ancienne église et dont le culte est également très répandu dans les îles du Morbihan, où Cadoc vint se fixer avec ses disciples, quand l’invasion saxonne l’eut chassé de son ermitage d’Echmi.

Pour le dire tout de suite, ce patronage de Cadoc sur l’église de Caerléon m’étonnait un peu. À quelle époque la faveur populaire substitua-t-elle Cadoc à saint Alban ? On n’a pu me l’indiquer. Mais cette pauvre cité de Caerléon traversa des fortunes si diverses qu’il n’est pas surprenant qu’elle ait perdu jusqu’à la mémoire de son premier protecteur.

Nulle ville pourtant, dans les annales de la confession britannique, n’a joué un rôle si décisif. C’est à Caerléon que prit naissance, grandit et se déploya, dans toute sa violence la dixième et dernière persécution de Dioclétien. L’évêque de Caerléon avait nom Amphibalus[37]. Traqué par les officiers de Dioclétien, il se réfugia dans la maison d’un certain Alban, alors païen, mais dont le cœur était mûr pour la foi chrétienne. Effectivement Amphibalus, pendant sa retraite chez Alban, le convertit au christianisme. Mais Alban avait été dénoncé : il n’eut que le temps de faire évader Amphibalus. Quand les officiers se présentèrent pour réclamer le fugitif, Alban était seul.

— Tu as un chrétien chez toi, lui dirent les officiers.

— Cela est vrai.

— Livre-le-nous donc de ton plein gré, ou crains la colère de l’empereur.

— Je ne crains que Dieu, dit Alban. Le chrétien que vous cherchez est devant vous.

Exécuté sur place, Alban mérita d’être appelé le protomartyr de la Grande-Bretagne. Son sang mit en goût les bourreaux, et la lugubre battue commença dans tout l’empire : trois jours après l’exécution d’Alban, Amphibalus fut pris et décapité à Redburn, le 25 juin 303. Dix mille autres Gallois perdirent la vie pour leur foi, tant à l’intérieur de Caerléon que sur les bords de l’Usk.

Presque toutes les victimes étaient amenées et exécutées à Caerléon. Parmi elles se trouvaient Julian et Aaron, les plus fameux martyrs gallois après saint Alban et saint Amphibalus et que Girald le Cambrien regarde avec eux comme les protomartyrs de la Grande-Bretagne. La tourmente passée, les compatriotes de ces glorieux confesseurs réunirent leurs ossements et les transportèrent en grande pompe dans les cathédrales de Redburn, de Winchester et de Caerléon : les deux premières furent placées sous l’invocation de saint Amphibalus ; la cathédrale de Caerléon fut consacré à saint Alban. Julian et Aaron eurent également leurs églises dans la ville, celle de saint Aaron desservie par un collège de chanoines, celle de saint Julian par un chapitre de nonnes, dans le couvent desquelles la coupable épouse d’Artur vint s’ensevelir après sa faute[38].

Il n’y a plus trace aujourd’hui d’aucun de ces monuments, et l’on tient d’ailleurs pour probable qu’ils disparurent de bonne heure. Jusqu’au temps d’Artur, Caerléon était demeuré le siège officiel et incontesté de la primatie britannique, et c’est à ce titre que le vénérable Dubric, archevêque-primat de Galles, y avait consacré le mariage du roi avec la blonde Genièvre, fille de Léodogran. Cent cinquante chevaliers, vêtus de blanc et tous affiliés à l’ordre de la Table-Ronde, assistaient au mariage. La scène, telle que la décrit Tennyson, est d’une majesté incomparable :

« Au loin brillaient les champs de mai… L’encens flottait ; les hymnes roulaient sous les voûtes avec un bruit de grandes eaux, cependant que, devant l’autel du Christ, les deux époux se juraient un éternel amour.

— « Voici ta destinée et la mienne, disait Artur. Advienne que pourra ! Je t’aime jusqu’à la mort. »

« Et, baissant les yeux, la reine disait :

— « Mon seigneur et roi, je t’aime jusqu’à la mort. »

« Et saint Dubric étendit les mains :

— « Régnez et prospérez et aimez, dit-il, et rendez le monde meilleur. Et que ta reine, ô Artur, soit une avec toi et que cet ordre de ta Table-Ronde remplisse l’espoir illimité que tu as placé en lui ! »

Le vénérable confesseur, qui répandait sur le couple royal prosterné devant lui le miel de ces douces paroles, devait être le dernier primat de Caerléon : son successeur, saint David, qu’importunait le bruit des cités, transporta dans la solitude, à Ménévia [39], le siège de la primatie des Galles.

Ce fut un coup terrible pour Caerléon. Les troubles qui marquèrent les dernières années d’Artur, puis les invasions saxonnes, précipitèrent sa décadence. Au douzième siècle cependant, époque où vivait Girald le Cambrien, Caerléon gardait encore un reflet de sa splendeur passée :

« On y voit, écrivait dans son Itinerarium Cambriæ le Pausanias gallois, les ruines de plusieurs palais splendides, dont les toits dorés rivalisaient avec ceux de Rome, une tour gigantesque, des bains, des débris de temples et un théâtre, dont les murs subsistent en partie. On y voit à l’intérieur et au dehors de l’enceinte des constructions souterraines, des aqueducs, des passages voûtés, et, ce qui me parut le plus remarquable, des tuyaux si habilement disposés qu’ils distribuaient leur chaleur à travers de petits trous cachés et imperceptibles. »

C’est ce que nous appelons aujourd’hui des calorifères. L’invention plongeait le bon Girald dans une stupeur véritable. Elle a moins d’intérêt pour nous, et j’eusse préféré, quant à moi, que Girald nous donnât quelques détails sur le vieux puits miraculeux de saint Cadoc, dont l’orifice est resté visible dans le mur de soutènement où l’on a scellé la grille du cimetière.

Ces puits sacrés jouaient un grand rôle dans les anciennes traditions religieuses des Gallois. Quatre encore sont en vénération particulière dans le peuple : ceux de sainte Tégla, de saint Elian, de saint Dwynwen, surtout celui de sainte Winefrède, la gracieuse vierge à qui Caradoc trancha la tête sur le seuil de l’église où elle courait chercher un refuge contre sa brutalité. La tête, dit la légende, roula le long des bas côtés jusqu’à l’autel où les parents de Winefrède étaient assemblés pour faire leurs dévotions. Saint Beino, qui se trouvait dans l’église, saisit la tête et la replaça si dextrement sur le corps de la vierge que, sans la minuscule raie rouge qui cernait le cou de Winefrède, on n’eût pas su dire l’endroit où il avait été séparé du tronc. Bien entendu, l’infâme Caradoc fut englouti sur place et, pour commémorer son crime et la résistance de Winefrède, une source miraculeuse jaillit au point même où la tête était tombée, qui montre encore, à travers la limpidité de ses eaux, le sang pur de la vierge se détachant en plaques roses sur un lit de conferves et de sable.

Beaucoup de Gallois, même parmi les méthodistes, ont gardé pour ce puits une dévotion singulière. Ils s’y rendent en pèlerinage des extrémités du pays[40]. Moins favorisé, le puits de saint Cadoc n’attire plus aucun pèlerin, et il est vrai que l’église officielle s’est avisée d’une mesure radicale pour tarir à jamais ses vertus : elle a comblé le trou, bouché l’orifice et encastré dans un mur de soutènement l’arcature qui le surmontait.

À défaut d’un pieux zélateur, quelque antiquaire le remettra peut-être au jour en même temps que l’amphithéâtre où mon guide me conduisit après notre visite à l’église.

Je doute qu’à première vue et si l’on ne m’avait point averti de la destination initiale de cette grande cuve elliptique, à qui un statisticien scrupuleux confère 222 pieds de long sur 190 de large, j’y eusse découvert plus et mieux qu’un abreuvoir desséché. L’herbe la bourrait ; des vaches paissaient à côté. L’une d’elles était même descendue dans le proscenium où, gagnée de somnolence, les jambes molles, elle s’émouchait à petits coups.

— La Table-Ronde ! me dit mon guide.

Et qu’Artur se fût avisé de tenir là les assises de son ordre, il n’y aurait rien d’impossible en effet, si l’ordre de la Table-Ronde avait jamais eu quelque authenticité. Vraisemblablement ce petit chef de bande cambrien dont l’existence n’est plus contestée par personne, mais que l’imagination celtique a démesurément amplifié, ne manqua pas d’approprier à son usage personnel les monuments et les travaux de toutes sortes exécutés par les Romains à Caerléon : il utilisa l’enceinte de la ville, les tours, les ponts, l’amphithéâtre et cette magnifique chaussée qui lui permettait, par le Fosway, de pousser jusqu’à Cadburg-Mount, près d’Ilchester, où quelques traditions situent son autre résidence célèbre de Camelot.

Y ajouta-t-il de son propre ? C’est plus douteux. M. Baret a très bien montré que l’idée fondamentale du cycle arturien, l’ordre de la Table-Ronde, est une de ces créations ultérieures dues au hasard d’une collaboration anonyme. Les poèmes gallois, les triades, les contes populaires et le Brut y Brenhined sont également muets au sujet de la Table-Ronde. Un barde du dixième siècle nous décrit bien Artur mangeant et devisant à table avec ses guerriers, mais il ne décrit pas cette table. Plus tard, Robert Wace ajoute brièvement qu’Artur fit faire une table pour ses barons, qu’elle servait aux jours de fête et que les convives formaient un ordre dont l’égalité était la première loi. M. de la Villemarqué pense, non sans raison, que le trouvère emprunta ces détails à une tradition celtique rapportée par un philosophe grec qui visita la Gaule environ cinquante ans avant l’ère chrétienne.

« Chez les Gaulois, dit Posidonius, cité par Athénée, dans les festins d’apparat, les convives principaux se rangeaient autour d’une table ronde. Après des repas copieux, les guerriers aimaient à prendre les armes et à se provoquer mutuellement à des combats simulés. »

Voilà le prototype de l’institution. On l’en montre pas moins au château de Winchester une prétendue Table-Ronde qui fut exécutée après coup sur les indications des chroniqueurs.

Les Anglais sont assez coutumiers de ces supercheries. Ils y sont passés maîtres : à la table de Winchester, je préfère une simple gravure tirée d’un vieux livre imprimé en 1483 par le premier imprimeur du Royaume-Uni, Caxton, gravure qui permet de prendre une idée assez exacte de la manière dont étaient disposés les convives. La Table-Ronde, d’après cette gravure, au lieu d’être pleine, avait la forme d’un anneau. Le roi occupait le centre de l’anneau ; ses chevaliers, le pourtour extérieur. Il faut croire, du reste, que la table était mobile et portative, car on la voit figurer tantôt à Camelot, tantôt à Windsor, tantôt à Caerléon et tantôt à Winchester. Et il faut croire aussi, à en juger par la gravure, que les cent cinquante chevaliers de l’ordre ne s’y asseyaient point tous ensemble, mais par fournées successives. La table conservée au château de Winchester, malgré ses dimensions colossales, ne pourrait recevoir elle-même plus de cinquante convives ; c’est une de ces reliques apocryphes comme le Saint-Graal de Gênes, autre accessoire de la légende arturienne, que Joseph d’Arimathie aurait apporté et caché à Glastonbury, que Galahad, le pur chevalier, aurait retrouvé sur le sommet d’une montagne, qu’il aurait précieusement enfermé à Carbonek dans une tour sans ouverture, qui s’en serait échappé un beau matin jusqu’à Césarée en Asie Mineure, aurait été repris par les croisés en 1101, déposé à Gênes en 1115, volé par les troupes françaises en 1794 et restitué enfin à l’Italie sur la demande de Victor-Emmanuel par l’empereur Napoléon III[41].

Combien cependant l’existence, même apocryphe, d’une Table-Ronde et d’un Saint-Graal, fait éclater l’énergie créatrice du symbolisme arturien ! Ce sera l’éternel honneur des races celtiques d’avoir ainsi peuplé l’imagination occidentale des plus nobles légendes, des fantômes les plus héroïques et les plus charmants qui aient enchanté le monde. Délicieuses créations où collaborèrent intimement l’âme des Bretons d’Armorique et celle des Bretons de Galles ! Elles s’oblitéraient cependant, elles s’effaçaient peu à peu de la mémoire des hommes, quand le patriotisme d’un grand poète vint leur communiquer une seconde vie spirituelle. C’est dans ce calme et simple village de Caerléon que Tennyson composa ses Idylles du Roi, et, certes, celui-là serait ingrat envers Artur plus encore qu’envers le poète, qui passerait avec indifférence près de la vieille hôtellerie désaffectée : Aux Armes d’Hambury, où la magie de cet autre Merlin ressuscita l’émouvante merveille du cycle breton…

Nous avions quitté, mon guide et moi, le champ de la Table-Ronde et, par un sentier côtoyant l’ancien mur de circonvallation, nous gagnions les bords de l’Usk, le joli fleuve poissonneux qui dessine une courbe élégante au pied de la ville. Mais c’était l’heure de la basse mer, et l’Usk, fortement encaissé entre des berges déclives, se traînait au soleil sans un bateau, sans une voile. Je retrouvai là ces eaux de velours sombre qui m’avaient tant frappé près d’Abergavenny. D’énormes bancs de sable, d’une couleur cuivrée et malsaine, pareils à des sauriens endormis, bombaient leurs carapaces au milieu du fleuve. Un pont en pierre, tout battant neuf, l’enjambait sur trois arches ; mais je cherchai vainement l’ancien pont de bois dont parlent tous les guides et qui subsistait encore il y a dix ou douze ans. On prétendait dans le pays qu’il datait des Romains, et la raison qu’en donnaient les archéologues est qu’il était fait de poutrelles mobiles, comme le pont jeté par César sur le Rhin et décrit dans les Commentaires. Il se peut bien ; mais les poutrelles avaient dû changer plusieurs fois au cours des âges ; le pont de César n’était éternel, comme la nef Argo, que parce que, comme elle, on le rapiéçait chaque année. Un temps vint où on négligea cette formalité ; une crue de l’Usk emporta le pont et, avec lui, les débris des deux tours fortifiées qui en défendaient l’entrée.

Mon guide s’en applaudissait : il tenait visiblement pour l’esprit de nouveauté contre la routine. Le port de Caerléon n’ayant ni quais ni docks, seulement un chemin de halage et un wharf en planches pour le déchargement des rares caboteurs qui le visitent tous les trimestres, je ne voyais point, quant à moi, ce qu’il avait pu gagner à la disparition de ces ruines qui ajoutaient un élément de noblesse au paysage.

Le peu qui reste de leurs substructions fait justement face à l’hôtellerie désaffectée où logeait Tennyson. Quoique aucune plaque commémorative ne s’y voie, on ne manque pas de la signaler aux touristes : c’est une lourde bâtisse blanche de l’autre siècle, qui tourne le dos à l’Usk et dans le pignon de laquelle on n’a dû percer qu’après coup les légères ouvertures gothiques du second étage et cette large baie du premier qu’un bow-window prolonge sur le fleuve. Tennyson y portait sa table de travail : il embrassait de là tout le grand paysage historique qu’il allait reconstituer dans ses vers. La plupart des Idylles du Roi se passent en effet à Caerléon, soit qu’une secrète préférence inclinât l’auteur vers les rives évocatrices de l’Usk, soit qu’il fût guidé, comme je pense, par les vivants souvenirs qu’a laissés à Caerléon même le héros cambrien, premier type de cet idéal chevaleresque du moyen âge où selon l’expression de Montalembert, les vertus militaires se confondaient avec le service de Dieu et de Notre-Dame.

J’aurais aimé visiter la chambre où vécut Tennyson pendant ce mémorable été de 1853. Le temps ne me le permit point, et on m’assura, du reste, que, l’hôtellerie ayant passé en d’autres mains, il ne s’y voyait plus rien d’intéressant.

Mieux valait continuer mon pèlerinage, l’achever plutôt par une visite à la High-Tower. Mais, pour pénétrer jusqu’au château d’Artur, il fallait traverser une grande cour privée, puis un champ banal qui avait servi la veille pour l’établissement d’un flower show. Des ouvriers enlevaient les drapeaux et les tentes. Le propriétaire de la High-Tower se trouvait là. Fort aimablement il nous donna l’autorisation de visiter la tour ou ce qu’on appelle ainsi ; car j’avais beau écarquiller les yeux, je n’apercevais aucune trace de murs, mais seulement un énorme mamelon artificiel, tout hérissé de sapins, de hêtres et de chênes de haute venue, et que son isolement dans la plaine faisait paraître plus énorme encore.

Un petit sentier en lacis, fort abrupt et glissant, courait autour du tumulus. Nous y grimpâmes vaille que vaille. Çà et là, en écartant les ronces et le lierre, mon guide me faisait remarquer des fragments de colonnes, l’arc d’une poterne. Mais nulle part le dessin de la construction n’apparaissait avec netteté. L’esplanade supérieure, où nous atteignîmes après d’assez longs détours, montrait seule quelques pans de murs à hauteur d’appui. On y avait planté un grand mât de navire avec ses cordages et ses vergues : mais le plus curieux et dont je n’ai pu trouver l’explication est qu’à un endroit de cette esplanade l’herbe était toute piquée de roseaux et de joncs décelant la présence d’une nappe d’eau souterraine. De l’eau à cette hauteur ! Visiblement nous nous trouvions au pied de l’ancien château à qui l’esplanade servait d’assise et dont le tumulus lui même n’était que le gigantesque piédestal. Il en subsistait encore, du siècle dernier, des murs qui atteignaient quarante pieds de haut. Mais, contrairement à la tradition, ces murs n’appartenaient pas à l’ancienne tour d’Artur : celle-ci avait été remplacée par un château normand ; elle devait être bien plus élevée d’ailleurs, si tant est que de sa plate-forme on apercevait le canal de Bristol et les voiles blanches qui cinglaient vers la mer.

La légende a tout mêlé. Les Romains, Artur, la conquête normande, elle n’a point distingué ou plutôt elle a tout rapporté au héros de son choix. Après douze cents ans, son ombre domine toujours le paysage. Fictives ou réelles, ses aventures sont les seules qui nous émeuvent.

Ici, le soir de son couronnement, Artur mena la blanche Genièvre et reçut les envoyés de Rome qui venaient lui demander tribut. Il était assis « sur un siège de joncs verts, un tapis de paile jaune-rouge sous son coude ». Ses cent cinquante chevaliers l’entouraient, et il avait encore auprès de lui son fou Dagonet, son chien Kawal et cet énigmatique Merlin, personnification de la race celtique, né d’un incube et d’une nonne, qui lui avait apporté la veille l’épée Escalimbor. La poignée du glaive était d’onyx ; la lame d’acier clair pareil à tous les aciers ; mais, dans la bataille, elle s’irisait magiquement des sept couleurs de l’arc-en-ciel. Comme Merlin rôdait au bord de la mer, Escalimbor était sortie des eaux, brandie par une main qui disparut après l’avoir lancée vers le barde. Il la reçut à genoux, la baisa et la porta au roi. Les belles « emprises » qu’elle réservait au noble prince ! Epée du fort, tu serais aussi l’épée du juste, et ta lame n’étincellerait que pour le service du droit. Dix ans elle besogna au poing d’Artur, la fulgurante, la loyale épée. Mais un jour vint où l’acier de la lame se ternit. Artur livrait bataille à Modred. Il était las et triste ; des remords le troublaient : lui, le paladin du droit, le soldat de Dieu et de Notre-Dame, il avait laissé, par sa faiblesse, le dol et la débauche s’installer dans sa cour. Ses meilleurs chevaliers étaient morts ; Lancelot l’avait trahi ; la blanche Genièvre se fanait dans un cloître ; Merlin, l’éternel révolté, dans les futaies de Brocéliande, dormait prisonnier de Viviane. Et voici qu’Escalimbor lui semblait lourde et que des frissons étranges, des « frissons noirs », couraient sur sa lame. Il la leva une fois encore ; mais elle retomba sans avoir frappé, et il connut que c’était la fin. Alors il appela son écuyer Bédivère et, comme ses blessures l’épuisaient, il lui commanda de prendre Escalimbor et de la jeter, la pointe haute, dans la mer. Bédivère hésitait. « Pitié ! » disait-il au roi, et le roi dut le menacer pour qu’il exécutât son ordre. Bédivère obéit enfin ; il se signa au front, aux paupières et à la bouche avec la garde de l’épée, puis, fermant les yeux, il la lança devant lui. Et, comme elle décrivait sa parabole, une main sortit de la mer, saisit l’épée par la poignée, la brandit trois fois et s’enfonça sous les eaux.

L’épée disparut et, penchée sur l’abîme, l’Âme celte attend depuis lors, depuis douze cents ans, qu’elle resurgisse des fonds mystérieux du Passé.




  1. Le monopole est concédé pour l’Écosse à la Corporation of the Commissionners of Northern Light-Houses et, pour l’Irlande, à la Corporation for preserving and improving the Port of Dublin.
  2. Or, le dimanche 30 décembre 1900, l’un des énormes blocs qui supportaient le trilithon principal de Stone-Henge perdit l’équilibre et s’affaissa : quelques jours plus tard, lus gazettes annonçaient la maladie de S. M. Victoria, reine de Grande-Bretagne et d’Irlande, impératrice des Indes, et le mardi 22 janvier, à 6 h. 30 du soir, Sa Majesté rendait l’âme.
  3. Burinons ici les noms de ces héros : MM. de l’Estourbeillon, Le Gonidec de Traissan et Riou, députés ; M. Bourgault-Ducoudray, professeur au Conservatoire de musique de Paris ; M. Cadic, professeur à l’Université de Dublin ; MM. Cloarec, Corfec, Léon Durocher, René Grivart, Hamonic, Jaffrennou, Le Braz, Le Fustec, M. et Me Le Goffic, MM. Lionel Radiguet, de Saint-Meleuc, Vallée, plus nos sonneurs et quelques journalistes : MM. Oscar Havard, Cavalier, Rémy Saint-Maurice. Duhamel de Balzac, etc.
  4. Les nouvelles élections ont encore accru la majorité home-ruliste qui est portée, maintenant, à vingt-huit membres.
  5. Voir, pour plus de détails sur la question du home-rule gallois, l’Âme bretonne, première série, chap. : le Mouvement panceltique.
  6. Hwfa-Mòn — de son vrai nom Williams Rolland — est mort en 1905, à Rhyl, dans sa quatre-vingt-sixième année, Pasteur wesleyen, il avait été dans sa jeunesse ouvrier. On voit encore à Tredraeth, dans l’île de Man, où il naquit en 1820, un mobilier qu’il assembla et sculpta de ses mains pour sa fiancée. J’ignore par quelle voie, après quelques années de séminaire à Balo, il passa d’ouvrier menuisier pasteur méthodiste à Bagillt, à Caernarvon, à la paroisse galloise de Londres et enfin à Langolln, dont il était recteur au monument où nous le connûmes. Je lis dans les notes biographiques publiées par le barde-héraut Cochvarv qui est lui-même, sous le nom moins ambitieux de Thomas, juge de paix à Cardiff, qu’Hwfa-Môn se fit remarquer très jeune par son talent poétique.

    « En 1862, dit le barde Cochvarv, Hwfa-Môn gagna la chaise de chêne à l’Eisteddfodd de Caernarvon avec son poème « l’Année ». Devenu dans la suite l’un des chefs du mouvement national, ce fut lui qui eut l’honneur de recevoir les panceltes à l’Eisteddfodd de Cardiff, en 1899 ; il se rendit aussi à l’Exposition Internationale de Chicago, où il fut acclamé par les Gallois du Nouveau-Monde ; il assista en Irlande au Congrès panceltique de Dublin et ne cessa cependant de présider chaque année les réunions solennelles du Gorsedd… Sa dépouille repose aujourd’hui dans l’un des sites les plus romantiques des Galles, dans la Vallée-Abritée ( « Dyffryn-Clwyd » ), non loin du château de Ruzlan, proche du bord de la mer, dont le murmure bercera son dernier sommeil. »

    De mémoire de Gallois, on ne se rappelait pas archidruide plus imposant, plus vigoureux, plus jovial et plus solennel tout à la fois, car il aimait mêler les deux genres et, après quelque grande période qui avait soulevé l’émotion de son auditoire, ne détestait pas de terminer par une pétarade de calembours et de coq-à-l’âne. Son emprise sur les masses était si profonde qu’elle en avait fait une manière de personnage officiel : le gouvernement britannique comptait avec lui beaucoup plus qu’avec son prédécesseur, le pâle Clowdkarv, aujourd’hui bien oublié. En 1905 encore, l’année même de sa mort et, si j’ai bon souvenir à l’occasion de l’Eisteddfodd d’Aberpennar, S. M. Edouard VII lui avait fait un don de 2.000 guinées (environ 50.000 francs). — L’archidruide qui lui a succédé, Dyved, dans le privé Evan Rees, est également pasteur wesleyien. Né à Fishguard en 1854, il mania dans sa jeunesse le pic du mineur et fut plusieurs fois couronné pour ses vers dans les Eisteddfoddau de la principauté. En 1906, avec une délégation galloise, il vint à Saint-Brieuc et officia publiquement dans les jardins de la préfecture où le Gorsedd breton avait fait élever un dolmen artificiel.

  7. Mais il convient toujours de se rappeler que 1898 fut une année de grève et qu’elle était en déficit, sur l’année précédente, de soixante-trois bâtiments et de 55,116 tonneaux.
  8. Encore faut-il distinguer : la tour, que l’on regarde comme la plus belle de la Galles du Sud et qui fut bâtie en 1443 par Harth, est à peu près intacte, mais, dans l’intérieur de l’église et du chœur, le blanc de chaux a fait des siennes. L’ineffable pasteur Jenkins s’en applaudissait fort vers la moitié du siècle : « En ces dernières années, écrivait-il, on a déployé un grand goût dans la restauration du monument ; les peintures et dorures de l’intérieur ont été soigneusement grattées, les murs convenablement blanchis, ce qui ajoute à la beauté de l’édifice. » La sottise vaniteuse, le fanatisme bête et qui s’étale, n’ont pas de patrie, comme on voit.
  9. Lord Bute est mort dans la religion qu’il avait embrassée volontairement (octobre 1900). Une des clauses de son testament demandait que son cœur, après avoir été traité par l’injection de mercure, fût déposé dans un bocal et enterré sur le mont des Oliviers. » — Sur les conversions anglaises et le sourd travail de désagrégation de l’anglicanisme, je me permets de renvoyer aux trois volumes parus du bel ouvrage de M. Thureau-Dangin : la Renaissance catholique en Angleterre au XIXe siècle.
  10. Pen-Arth, tête d’ours : nom qui lui serait venu, disent les guides, du rugissement de la mer sur la falaise.
  11. Anciennement Echni. C’est là que se retira saint Cadoc, quand l’invasion saxonne l’eût forcé de quitter son monastère de Lancarvan et en attendant de passer dans la Petite-Bretagne.
  12. Voir à l’Appendice.
  13. Taffy vient de Taff, la principale des rivières galloises.
  14. Il n’a pas rechigné davantage, et quoique la dépense passât 50.000 francs, pour envoyer à l’Exposition Universelle en juillet 1900, ses deux plus importantes chorales indigènes, la Royal Welsh Ladies Choir et la Royal Welsh Uited Choir.
  15. On sait le nom des autres : Clonfert et Bangor pour l’Irlande, Iona pour les Hébrides, Landévennec pour la Bretagne.
  16. En 1697, l’évêque Bull l’appelait « notre triste et misérable cathédrale ».
  17. Cf. la savante conférence de M. Thureau-Dangin publiée par la Revue hebdomadaire du 20 juin 1908 sur le Progrès des Idées catholiques au sein de l’Anglicanisme.
  18. La dîme se payait d’abord en nature. Mais, depuis le Tithe Commutation Act (13 août 1863), elle a été transformée en une taxe unique sur les biens-fonds (rent charge). Il faut lire sur cette question des dîmes, qui a pris en Galles l’importance d’une question nationale, l’article publié par M. Julien Decrais dans la Revue des Deux-Mondes du 1er octobre 1891 et auquel nous avons fait de nombreux emprunts.
  19. Les chiens quêteurs sont décidément une institution répandue dans tous les pays anglo-saxons. On me signale à New-York le pendant de Léo et de Jack. Il s’appelle Jip et on le peut voir chaque jour, soit dans Fifth Avenue, soit aux abords de Madison-Square, car Jip connaît très bien les endroits élégants où passent de préférence « ceux qui donnent ». En effet, Jip est un chien mendiant. Sur son dos, une petite caisse de bois, bien assujettie par des courroies, porte l’inscription suivante : « Donnez pour les pauvres petits malades de Children’s Hôpital. » Et, quand il passe près d’un monsieur affairé, d’une dame à toilette tapageuse, Jip fait sonner l’argent de sa caisse et aboie doucement pour attirer l’attention des heureux de ce monde. En sept ans, il a ainsi récolté pour l’hôpital plus de vingt-cinq mille dollars. Tous les samedis, à midi, il se vend dans une des principales banques de Broadway et gratte à la porte du caissier. Celui-ci prend le contenu de sa caisse, inscrit la somme sur ses livres et en établit un reçu en règle qu’il remet dans la boîte. Puis le dévoué Jip d’un bond court à l’hôpital des enfants rapporter le témoignage hebdomadaire de son intelligence et de son zèle.
  20. Il est vrai que la compagnie ne les loue aux ouvriers qu’à raison de six francs par mois.
  21. Ces prix ont singulièrement monté en 1900-02 par suite de la guerre du Transvaal. Ajoutons que, d’après l’Engineering, le prix du charbon sur le carreau de la mine serait moyennement pour la Grande-Bretagne de 8 fr. 10 la tonne. Il serait pour l’Espagne de 7 fr. 50 ; pour la Russie de 8 fr. 10 ; pour l’Allemagne de 9 f. 25 ; pour la Belgique de 10 fr. 25 et pour la France de 10 fr. 80. Mais c’est hors d’Europe qu’on trouve les prix minima et maxima : 4 fr. 50 par tonne dans l’Inde anglaise ; 17 fr. 50 dans la colonie du Cap. Il est remarquable cependant que les États-Unis viennent immédiatement après l’Inde pour les bas prix : 5 fr. 75. L’explication en est dans le taux élevé de la production par ouvrier, qui atteint dans ce pays 450 tonnes par an, alors qu’elle n’est moyennement que de 297 tonnes dans la Grande-Bretagne et de 216 en France.
  22. Cela fait sensiblement plus de 297 tonnes par ouvrier, qui est (V. la note précédente) la moyenne du rendement pour toute la Grande-Bretagne.
  23. Voir, par exemple, ce qui se passa en 1873, lors de la formidable grève qui mit brusquement sur pied tous les ouvriers mineurs de la Galles du Sud au nombre de plus de soixante-dix mille. Les patrons avaient réduit les salaires de dix pour cent. L’un d’eux, M. Philipps, ayant parlé de faire venir des Chinois de Californie pour remplacer les grévistes « Jacob », par lettre comminatoire, le menaça immédiatement « de la mort et de la damnation ». M. Philipps se le tint pour dit et ne fit pas venir de Chinois. On peut saisir là cependant le curieux mélange que font dans ces cerveaux de Celtes l’éducation confessionnelle et la passion naturelle du mystère. « Comme Rébecca, l’énigmatique correspondant ou dante qui, lors de la coalition contre le péage des barrières, adressait des menaces de mort aux pasteurs anglicans et dont un ne parvint pas à percer l’incognito, Jacob, dit M. Amédée Pichot, était la personnification de la grève et avait pour acolyte Sarah. »
  24. Est-ce volontairement ? Est-ce simple hasard ? On ne nous montra cependant de la mine que le décor intérieur, si je puis dire. Beaucoup d’entre nous eussent aimé pousser jusqu’aux galeries d’abattage, voir jouer les baveuses à air comprimé ou telle de ces batteries de perforateurs électriques qui frappent jusqu’à cinq cents coups par minute et peuvent creuser en quelques heures un tunnel de dix à quinze mètres dans les roches les plus dures. Nos hôtes s’excusèrent sur le manque de temps.
  25. Elle a une troisième célébrité depuis la guerre du Transvaal : nous voulons parler de John Match, un honnête bourgeois qui n’avait point défrayé la chronique jusqu’ici et qui est le sosie vivant du président Krüger. « John Match, dit Paris-Nouvelles, ne se contente pas de s’exhiber : il s’est fait photographier dans les attitudes classiques et avec des vêtements semblables à ceux de l’oncle Paul, et ces portraits jouissent dans le pays d’une vogue invraisemblable. »
  26. Un autre barde-ouvrier gallois, non moins célèbre que Madoc, Arwaiu Alaus, travaille aux ardoisières de Blaenau-Festiniog.
  27. Les autres instruments étaient l’yberdonec, la cornemuse, la conque marine et le crwth.
  28. V. sur le chiffre 3 d’Arbois de Jubainville, Revue des traditions populaires de juin 1898.
  29. Les deux autres étaient Eidiob, le magicien, et le roi Beli. Complétons nos renseignements sur la telyn galloise en disant que, dans cette sorte de harpe, la rangée de cordes du milieu correspond aux touches noires du piano. Une autre particularité de la telyn, c’est qu’elle se joue sur l’épaule gauche et avec la main gauche. Cela ne laisse pas de compliquer singulièrement l’exécution des morceaux. De fait, nous dit M. Erny, la telyn passe pour un instrument si difficile que les musiciens du continent et de l’Angleterre ne veulent pas l’apprendre. Elle possède néanmoins une très grande supériorité sur la harpe ordinaire ou à une rangée de cordes : dans la telyn, les grosses cordes suffisent à donner le volume de son le plus ample, tandis qu’avec la harpe ordinaire on ne peut obtenir le même effet qu’au moyen d’une pédale.
  30. Par parenthèse, c’est ce ruisseau qui a donné son nom au domaine : Cold-Brook veut dire Froid-Ruisseau.
  31. « Le jour des Rois, dit M. Erny, les jeunes gens se procuraient le squelette d’une tête de cheval et l’ornaient de rosettes de soie et de rubans de toutes couleurs. Dans le creux des yeux on mettait deux bouteilles cassées, et dans chacune une petite lanterne. Le soir des Rois, appelé en Galles la nuit de Mary-Lewyd, un garçon mettait sa tête dans ce squelette, se couvrait d’un drap blanc et promenait cette espèce de fantôme de maison en maison en faisant la quête. Trois jeunes gens accoutrés d’une manière fantastique exécutaient derrière le spectre une danse particulière et chantaient en partant un air qu’on appelait le chant de Mary-Lewyd. »
  32. Rapprochez Henri Martin reconnaissant avec surprise un des plus beaux passages de l’oratorio de Samson dans un air gallois appelé le Vieux Carphilly.
  33. La même légende existe pour le Cader-Idris. Le Snowdon, en gallois, s’appelle Y Wyddru, c’est-à-dire le tumulus funéraire.
  34. D’où son nom. Caerléon est composé du mot celtique caer (ville) et du mot latin legionum contracté en léon. C’est la même étymologie qu’on donne, dans la Bretagne armoricaine, à l’ancien diocèse de Léon.
  35. « Salut, salut, cher monsieur ! Vous êtes peut-être un des membres de la délégation bretonne ? »
  36. La Convention le savait qui, plus avisée que nos modernes Jacobins, avait autorisé l’emploi du breton comme langue auxiliaire dans l’étude du français.
  37. V. sur ce nom l’étude publiée par M. le Vte C. de Calan dans la Revue de Bretagne et de Vendée de Nov. 1905 : Les Romans de la Table-Ronde. M. de Calan, non sans quelque vraisemblance, croit que Gaufroy de Monmouth, chez qui on le rencontre d’abord (1138), a pris le nom latin de l’étole pour un nom d’homme. Le fait serait fréquent chez Gaufroy.
  38. Tennyson place la scène à Almesbury.
  39. C’est aujourd’hui Saint-David, Ty-David (la maison de David) en gallois.
  40. Le mouvement des pèlerins s’était quelque peu ralenti dans la seconde moitié du XIXe siècle. Mais il a repris depuis quelques années, sur l’initiative du P. Beauclair, abbé de Sainte-Winefrède.
  41. Ce dernier point, affirmé par l’auteur anonyme du Memoir of King Arthur, est encore plus contestable que les autres. C’est la Restauration qui, en 1815, restitua le Saint-Graal à la cathédrale de Gènes. — V. à l’Appendice.