L’Âme bretonne série 2/Préface

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Honoré Champion (série 2 (1908)p. v-viii).


PRÉFACE




Cette seconde série de l’Âme bretonne est, comme la précédente, un simple recueil d’articles au jour le jour, de notes, d’impressions, d’études détachées qui ne se prêtaient guère, je le crains, à la réunion en volume. Il s’ensuivra quelque trouble dans l’esprit du lecteur ; il arrivera que j’aurai l’air de me contredire et l’on admirera, çà et là, l’empressement peu banal que semblent avoir mis les événements à démentir mes plus sûres prévisions.

Sans doute, je pourrais invoquer à ma décharge que ce temps n’est point favorable aux fabricants d’horoscopes, qu’il va trop vite et brûle toutes les étapes. Nous avons vécu, en dix ans, plus que les générations antérieures dans l’espace d’un siècle. Quel Nostradamus se satisferait de ces façons de dératé ? C’est fini de la science conjecturale, s’il faut que nos prévisions soient à si courte échéance…

Mais, d’autre part, dans le tourbillon vertigineux qui emportait le reste de la France, n’y avait-il point naïveté à croire que la Bretagne demeurerait seule immobile et continuerait d’opposer à la bourrasque révolutionnaire le roc inentamable de sa Foi ? La voilà, semble-t-il, enfin réveillée de son rêve millénaire. Aux vieux partis qui lui chevrotaient l’antique et somnifère berceuse : Kousk, Breiz-Izel (Dors, petite Bretagne…), elle a répondu par un de ces bonds prodigieux comme en font seuls les peuples extrêmes, les races impulsives chez qui le sentiment tient lieu de raison. Un peu partout, à Vannes, à Nantes, à Rennes, à Lorient, à Saint-Malo, à Lannion, à Roscoff, une Bretagne jacobine et libre-penseuse remplace sans transition la Bretagne de l’ancienne formule, conservatrice et catholique. Les campagnes emboîtent le pas aux cités. Tel est le déconcertant phénomène auquel nous assistons. Et pourtant, avec d’autres, après d’autres, j’ai écrit : « Rien ne change en Bretagne… » L’écrirais-je encore, cette phrase sentencieuse et péremptoire ? Peut-être. L’essentiel d’un peuple c’est son âme. Et l’âme bretonne est sensiblement la même aujourd’hui qu’hier : le chimérique Merlin n’a pas rompu l’enchantement de Viviane, mais Viviane, pour lui plaire, a pris un autre visage et s’est coiffée d’écarlate. Sa chimère a changé, — non pas lui, le doux, l’incurable dément !

Aussi bien un vieux levain d’anarchisme fermenta toujours au fond des diverses familles de la race celtique ; Hervé n’est pas un accident ; il faut toujours en revenir, quand on parle des Celtes, au dur et méprisant verdict du proconsul romain : ce peuple est tout faction.

L’histoire ne s’est que trop chargée de vérifier le mot de Jules César et l’on citerait peu de races chez qui les brusques et périodiques réveils de l’esprit démagogique aient provoqué plus d’effervescences et valu de plus faciles triomphes au pouvoir central. De fait, c’est la complicité de ce même pouvoir et sa substitution, dans la direction de la conscience bretonne, aux puissances traditionnelles du Passé, caduques ou défaillantes, qui donnent seules de la gravité à la crise actuelle. Tous les Bretons sont comme leur Lamennais, et les plus anarchiques ont « besoin de quelqu’un qui les dirige », d’un exemple ou d’une autorité : ils ne trouvent en eux-mêmes aucun point d’appui, aucune prise solide dans la réalité ; ils flottent perpétuellement entre le regret et le désir. Ce sont des névrosés supérieurs, une race-femme, avec toutes les séductions et toutes les contradictions du tempérament féminin : élans passionnés, grâce rêveuse et mélancolique, spiritualité, finesse, désintéressement, goût de l’aventure sentimentale, horreur de l’action réfléchie et continue, utopisme, inconstance, fragilité. Éternel enfant de promesse, un tel peuple, si miraculeusement doué et si incapable de faire emploi de ses dons, si fuyant et tout ensemble si malléable, entêté et versatile, vain et désenchanté, suranné et ingénu, expansif et ombrageux, appartient évidemment au premier qui sait le prendre et se donnera la peine de le garder.

Ainsi la crise que nous traversons pourrait devenir décisive. Malgré tout, je le répète, il est douteux qu’elle touche à l’essentiel de ce peuple et dérange les grands traits de sa physionomie morale. Elle emportera peut-être les superstructures du dogme, le vénérable et doux berceau où il abritait son candide mysticisme, sa foi légendaire en un Au-Delà compensateur : elle ne balayera pas de l’âme bretonne cette maladie de l’absolu, ce tourment voluptueux, ce besoin de se déchirer à toutes les énigmes que nous pose la Destinée. Jusque dans son rationalisme et son radicalisme de fraîche date, la Bretagne restera fidèle à sa vocation qui est de se tromper elle-même et de tromper tous ceux qui l’ont aimée.

Charles Le Goffic.
Rûn-Rouz, le 24 juillet 1908.