L’Âme bretonne série 4/Charles Géniaux, romancier de la mer

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 258-264).

CHARLES GÉNIAUX.

Romancier de la mer.




À PROPOS DE SON LIVRE « L’OCÉAN ».


C’est la symphonie du Large. Toutes les orgues de l’Atlantique y ronflent. Il y passe je ne sais quel souffle acre de tempête, de saumure, d’eau-de-vie, de rut et d’héroïsme ; l’Océan y est évoqué, saisi à l’état de force vierge, indomptée et vivante.

Et je reconnais volontiers que ce n’est pas ainsi que les Parisiens se représentent « la grande bleue », comme l’appelle un des leurs, le délicat René Maizeroy. Nous voici précisément à l’époque des villégiatures : la « saison » bat son plein sur les plages ; il est entendu qu’après le Grand Prix, Paris n’est plus dans Paris, mais à la mer. La Manche, l’Atlantique, se disputent la clientèle des « baigneurs ». Ce n’est plus seulement Trouville, Dinard et la Baule qui sont des rallonges de la capitale : toute la côte bretonne est devenue une annexe du boulevard, une banlieue maritime du quartier de la Bourse et de l’Opéra. Paris, reste Paris toujours et partout et, par contagion, tout se parisianise autour de lui, les êtres et les choses.

Hélas ! oui, même la mer ! De juillet à septembre, elle n’est que fanfreluches ; elle fait toilette trois fois par jour, comme une mondaine ; elle sait toutes les danses à la mode, tango compris — surtout le tango, dont elle n’attend pas toujours que l’orchestre des casinos voisins lui donne le signal ; elle a même, de temps à autre, ses vapeurs et ses nerfs, pour mieux ressembler à une petite maîtresse. C’est la « mer élégante », chantée par Rodenbach… Géniaux, lui, n’a voulu affaiblir d’aucune épithète l’énorme mot qu’il a donné pour titre à son livre et qui l’emplit tout entier : l’Océan. Mais, comme il fallait que cet écrivain se sentît les épaules solides pour porter le poids d’un pareil titre !

Il m’écrivait, quelques jours après la publication de son livre :

« Je serais maintenant le plus heureux des Bretons si, chaque jour, le courrier ne m’apportait soit une rose, soit un chardon, soit du bois sec. Je veux, par là, faire allusion aux articles de la presse sur l’Océan. Mais je reçois aussi des lettres qui me bouleversent, me remuent jusqu’au fond de l’âme. Des écrivains ou des lecteurs m’écrivent quelles émotions ils éprouvent à vivre parmi mes matelots. Et, dans mon grand orgueil, j’ai conscience de n’avoir pas été trop écrasé par mon titre… Oui, mon orgueil est aussi grand que la misère de mon esprit. Vis-à-vis de la foule, je maintiens mon attitude ; je sais ce que l’écrivain vaut en moi. Hélas ! vis-à-vis de moi-même, c’est un désolé qui se regarde et qui crie sans espérance. La lumière vacille. Où vais-je avec mon amour si réel pour les souffrants ? Je vais à la mort, à rien, ni plus ni moins que le dernier des niais. Ma femme et moi, si unis, nous sentons la détresse nous envahir à mesure que semble s’affermir ma situation littéraire. Ma situation ? Et pourquoi mon grand effort ? Qui me pousse ? Du vent. Ce n’est pas (ici le nom d’un philosophe rationaliste) qui me consolera… »

L’émouvante confidence que voilà et qu’on dirait écrite pour servir de contre-partie au « roseau pensant » de Pascal, s’affirmant supérieur à l’univers qui l’écrase ! Et que cette impression de détresse, ce sentiment de la vanité de l’effort, à l’heure même du triomphe, est bien d’un Breton, d’un homme de cette race étrange que le bonheur rend triste et qui n’est vraiment à l’aise que dans le remâchement du passé, dans le deuil et dans le regret !…

Mais quel autre aussi qu’un Breton eût pu pénétrer à cette profondeur dans l’âme de ses compatriotes et, comme le plongeur de la légende, y faire tinter l’anneau mystique, gage et symbole de l’infrangible alliance qu’elle a conclue avec la mer ? La Bretagne ne s’est pas toujours appelée la Bretagne. Certes ce nom de Bretagne qui vient du celtique breiz et qui veut dire « nuancé, bigarré », il n’en est pas de plus congruent, de mieux approprié au caractère du pays à qui il fut conféré dans un sentiment tout à fait étranger d’ailleurs à l’esthétique et à la géographie[1]. « Que le Dieu de la mélancolie te protège et que le tailleur te fasse un pourpoint de taffetas changeant, dit, dans la Nuit des Rois, un personnage de Shakespeare, car ton âme est une véritable opale. » Cela ne s’appliquerait-il pas merveilleusement à la Bretagne et, comme on a dit de l’Irlande qu’elle était l’émeraude des mers, ne pourrait-on pas dire de cette chatoyante contrée qu’elle est l’opale du couchant ? Mais la Bretagne porta jadis un autre nom que lui avaient donné les Celtes et qui était encore le sien au temps de César : l’Armorique. Or Armor ou Armorik est un mot composé qui veut dire « pays au bord de la mer » ou, plus simplement, « pays de la mer »[2]. Appellation aussi justifiée que la première, mais plus inattendue et même tout à fait étrange, quand on y réfléchit, car bien d’autres pays dans le monde sont baignés par la mer, que nonobstant on n’a pas appelés des « pays de la mer ». D’où vient-donc la faveur échue à celui-ci ? Et le mot de l’énigme, Flaubert, d’aventure, certain jour qu’il pérégrinait à la pointe Saint-Mathieu, ne l’aurait-il pas trouvé sans le savoir ?

« Je sentis tout à coup, dit-il, que j’avais derrière moi toute l’Europe et toute l’Asie, et, devant moi, la mer, toute la mer ! »

Eh bien, — autant que ces hypothèses rétrospectives sont permises, — c’est très probablement la même impression que durent éprouver les « grands barbares blancs » qui, descendus des hauts plateaux de l’Asie Centrale (car je me refuse, jusqu’à preuve du contraire, à faire du bassin de la Baltique le premier habitat de la famille humaine), arrivèrent un jour, au bout d’on ne sait combien d’années, de siècles peut-être de marche, dans le pays après lequel il n’y avait plus rien — rien que la mer — et où il fallait donc qu’ils s’arrêtassent. Finis terræ. Ici était le terme obligatoire de leur exode ; ils ne pouvaient aller plus loin. Ils avaient derrière eux, ramassées, perdus dans la brume de leurs souvenirs ataviques, la formidable Asie et la monstrueuse Europe de l’âge quaternaire, des milliers et des milliers de lieues de steppes, de forêts, de marécages, de landes, de monts, de plaines, de vallées et, devant eux, la mer, toute la mer, l’immense virginité des eaux. Partout où ils se portaient, ils se heurtaient à elle ; ils la retrouvaient jusque dans les terres, où elle dardait, comme de grands tentacules d’argent, ses estuaires et ses fiords, où elle se creusait de grands lits de repos, qui furent, plus tard, la rade de Brest, le golfe du Morbihan, la baie de Douarnenez. C’était comme une obsession, une hantise. Et ils finirent par comprendre qu’ils étaient sur une terre réservée, une terre sur laquelle la mer avait mis son sceau, qui était comme une annexe continentale de son grand domaine maritime, en un mot, une colonie, un pays de la mer : Armor

Les géologues leur ont donné raison : la science a confirmé les intuitions de la barbarie primitive. Nous savons aujourd’hui que la Bretagne émergea la première de l’abîme, aux âges siluriens. C’est la plus vieille terre du monde, et il lui en est resté quelque chose. Elle avait primitivement la forme d’une île ; merveilleuse opale du couchant, pour reprendre notre comparaison de naguère, les eaux la sertissaient de toutes parts. Puis, d’autres terres, à l’Est, sortirent de l’abîme, se rapprochèrent, se soudèrent à elle. D’île, elle devint une péninsule ; mais on dirait qu’elle a gardé la nostalgie de son premier état ; il semble qu’on la voie, le dos tourné au monde, perdue dans la contemplation de cet infini marin qui l’épousait jadis de toutes parts et qui pénètre encore jusqu’à son cœur par le double mouvement quotidien de ses marées.

Que la race qui habite une terre chargée d’un tel passé ne soit pas semblable aux races du reste de la France, qu’il y ait, en elle, quelque chose d’autre et comme un ressouvenir confus de la préhistoire, qui pourrait s’en étonner ? Le fait est que l’œuvre de Géniaux, bien que se passant de nos jours et mettant en scène des êtres directement pris sur le vif, comme ce magnifique Fanch Trémeur, dont on retrouverait le prototype dans le sauveteur Auffret, a des allures, un accent, presque un bâti d’épopée primitive ; avec leurs titres abstraits : la Tempête, la Coupe du Goémon, le Sauvetage, etc…, les chapitres en ressemblent à des chants.

Entendons-nous. Cela n’a rien d’homérique. Il y manque la lumière hellène et cette vénusté qui adoucissait déjà les contours de l’Olympe naissant. Tous ces êtres-ci sont taillés dans le granit de leurs rivages ; ils en ont la rudesse, la lourdeur et la puissance. S’ils s’apparentent à des héros de légende, c’est à ceux des Niebelungen ou de la Chanson de Roland, ou même aux Troglodytes de Rosny. Aussi bien, l’art de Charles Géniaux est-il plus plastique qu’introspectif. Il y aurait une étude bien intéressante à tenter sur la manière de ce romancier, qui ne s’est jamais mieux réalisé que dans le présent livre, admirable restitution de la vie des sauveteurs bretons, et dans l’extraordinaire gargouille symbolique appelée l’Homme de peine. Consciemment ou non, Géniaux applique à la littérature les procédés et le « faire » des anciens imagiers ; si on voulait lui chercher des ancêtres directs, c’est peut-être aux tailleurs de calvaires qu’il faudrait les demander, à ces artisans anonymes dont le ciseau, à la fois réaliste et mystique, campa, sur les places de nos bourgs, le peuple grouillant des crucifixions…

Ou plutôt c’est à l’Océan lui-même qu’on s’adresserait pour l’expliquer — cet Océan qui est aussi une manière d’artiste démesuré, modelant la dune avec le pouce des vents, canonnant la roche avant de la polir et dont Hugo disait que ses fantaisies sculpturales, étrangères à ce que nous nommons le goût et toujours sublimes, dégagent « une sorte de plaisir terrible », — celui-là justement qu’on goûte à la lecture de Géniaux.





  1. On sait que ce sont les Bretons insulaires du Ve et du VIe siècles qui, en souvenir de la patrie perdue, donnèrent son nom à l’Armorique qui les avait recueillis.
  2. Aremorici : antemarini, quia are = ante ; more = mare ; morici = marini. Are aurait donc le même sens que l’irl. air et le gall. ar et voudrait dire devant. L’e par la suite est tombé (G. Dottin : la Langue gauloise). — Rectifier à l’aide de cette note l’étymologie donnée à la p. 3 du tome I de l’Âme Bretonne.