L’Âme bretonne série 4/D’Orléans à Landerneau

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 300-313).

D’ORLÉANS À LANDERNEAU


À Raymond Prévost


Madame de Sévigné, quand elle allait en Bretagne, prenait volontiers le coche d’eau qui la menait en musant à Ancenis ou à Nantes, d’où, par voie de terre, elle gagnait les Rochers. On n’était pas à quelques jours près en ces âges d’innocence et l’on ne souhaitait pas, à peine parti, d’être déjà rendu. Nous avons changé tout cela et, d’ailleurs, il n’y a plus de coche d’eau d’Orléans à Nantes et pour cause, puisque la Loire — ô progrès ! — n’est plus navigable. Mais quoi ! c’est quand même et toujours la Loire et, pas un moment jusqu’à Saint-Nazaire, la voie ferrée, qui longe le beau fleuve chanté par Ronsard, ne laisse à l’œil le temps de se reposer. L’histoire s’inscrit partout dans le paysage en traits magnifiques. Les plus fameux sont rassemblés dans l’Orléanais et la Touraine — cette Touraine heureuse qui a mérité qu’on l’appelât le Jardin de la France et dont les plans harmonieux semblent avoir été disposés par une nature géomètre et musicienne. Là s’élèvent Chambord, Blois, Chaumont, Chenonceaux, Amboise, Azay-le-Rideau, etc., demeures princières qui nous font pénétrer au cœur même de la Renaissance française. Le siècle de François Ier s’y est exprimé aussi pleinement et avec plus de souplesse et de variété que le siècle de Louis XIV dans la fastueuse synthèse de Versailles : c’est une suite de pages merveilleuses, une chronique complète de la cour des Valois écrite dans la pierre par des « maîtres d’œuvres » et des tailleurs d’images qui ne portaient pas tous des noms en i, comme on l’a cru longtemps, et s’appelaient bravement Viard, Coqueau, Gourdeau, Nepveu, Philibert Delorme et Michel Colomb.

Il n’est pas indifférent de noter que l’un de ces artistes, le dernier et le plus grand peut-être, avait vu le jour « au diocèse de Saint-Pol-de-Léon ». Par lui, comme par la souveraine qui l’appela auprès d’elle et qui était cette petite « Brette » nostalgique et têtue qu’épousèrent successivement Charles VIII et Louis XII, la Bretagne prit une part glorieuse au mouvement de la Renaissance française. Mais chez elle, soit paresse d’esprit, soit fidélité à la tradition, cette même Bretagne continua, presque jusqu’au milieu du XVIe siècle, d’employer dans ses monuments les formules périmées du gothique…

Le défilé de toutes ces merveilles, par express, ne demande pas plus de cinq ou six heures, quand, au temps de la marquise, il exigeait cinq ou six jours. Et soudain, à Saint-Nazaire, voici l’Océan. La ville, rectiligne et sans imprévu du reste, le port, les bassins, les jetées, tout s’efface devant Lui. On dirait qu’il est plus immense ici que partout ailleurs : le contraste serait presque trop vif entre les coteaux fleuris de pampres, les architectures d’une suprême élégance qu’on vient de quitter, et ces espaces illimités, parcourus des grandes houles atlantiques qui s’y déploient sans obstacles, si, près de là, dans la dune, ne s’ouvraient sous les pins les criques les plus reposantes, des hémicycles de sable blanc d’un dessin si parfait qu’on les dirait tracés au compas : Pornichet, le Pouliguen, la Baule, la Turballe — et d’un coloris si clair que le nom de Côte d’argent conviendrait seul à cette zone privilégiée du littoral breton commandée par les onze tours, les quatre portes cardinales et les hauts remparts à mâchicoulis de son ancienne métropole Guérande, sarcophage d’une cité momifiée.

Il n’y a pas cinquante ans, on jargonnait encore un breton barbare dans quelques villages des environs du Bourg-de-Batz[1] et les paludiers de la région portaient les gilets étages, les braies en toile fine, serrées aux genoux par des jarretières flottantes, la veste écarlate et le feutre à larges bords relevés sur le côté, qu’on ne leur voit plus qu’à la procession du Sacre et dans les cavalcades de charité. La Grande-Brière, un peu à l’écart, noyée de brumes, s’est mieux gardée, sans doute grâce à son isolement : elle forme comme un maquis aquatique, une Corse marécageuse au milieu de cette Bretagne du Sud, plus française que bretonne. L’autre Bretagne, la « bretonnante », pour la découvrir, il faut attendre d’avoir franchi la Vilaine et même poussé un peu plus loin jusqu’aux abords de Vannes, chez les Guénédours[2]. C’est quelques tours de roue supplémentaires à s’infliger : mais comme on en est récompensé !

Quand, par le magnifique chemin de la Loire, on arrive comme au bout d’une avenue royale à la lisière du mélancolique Morbihan, on est saisi malgré soi par le changement qui s’opère dans le paysage. Ces landes âpres, dont la plus grande, l’immense lande de Lanvaux, a pu être comparée au désert de Gobi, ces forêts mystérieuses (Lanoë, Camors, Quénécan, etc.), qui furent les bauges de la chouannerie après avoir été les sanctuaires du druidisme, ces longues files de peulvans et de menhirs processionnant jusqu’aux limites de l’horizon, ces étangs léthargiques, mirant dans la rouille de leurs eaux des fantômes de châteaux démantelés, tout ici, jusqu’à la grisaille de l’atmosphère, jusqu’au cri des échassiers, seuls hôtes de ces solitudes, semble appartenir au Passé et protester contre la violation de son dernier asile.

Quel sortilège pèse donc sur ce pays ? D’où vient cette immobilité des choses qui, à certaines heures, en certains lieux, donne presque l’impression d’une sourde hostilité ?

C’était, jusqu’au christianisme, une croyance répandue dans tout l’Occident que les âmes des morts s’en allaient outre-mer habiter d’autres rivages, désignés chez les Celtes sous le nom d’Annwyn, chez les Latins d’orbis alius et qu’avant d’appareiller pour la traversée suprême ces âmes faisaient escale dans les îles du littoral armoricain transformées en entrepôts de l’Au-Delà. Les noms de Tombelaine, du Mont Tombe (ancien nom du Mont Saint-Michel), du Grand-Bé, du Petit-Bé ( veut dire tombe en celtique), d’Enez-Sûn ou île des Sept-Sommeils (île de Sein), etc., rappellent encore cette affectation funéraire. Dans l’esprit des anciens, l’Armorique, en effet, passait pour la péninsule la plus rapprochée du sombre rivage. D’où l’usage qui aurait prévalu de bonne heure d’y conduire les dépouilles des morts, surtout des morts illustres, pour éviter à leurs mânes un trop long voyage par terre : parvenus à destination, on les inhumait au bord des flots, tantôt sous une pierre levée (menhir), tantôt dans une chambre sépulcrale, sous un mamelon artificiel {dolmen, galgal et tumulus). Le Morbihan, sans doute à cause du nombre et de la proximité des îles du golfe, devint ainsi, à une époque qu’il est malaisé de déterminer, mais assurément très ancienne, une vaste nécropole, un grand « champ dolent » du monde occidental. Erdeven, Kerserho, Sainte-Barbe, la lande du Haut-Brambien, Carnac surtout, avec ses 2,000 menhirs, débris de la prodigieuse forêt lithique qui le couvrait autrefois, furent les principaux centres d’inhumation. Mais comment, après avoir rempli un tel rôle dans le passé, le Morbihan ne serait-il pas un peu mélancolique ? D’avoir été le cimetière du monde il n’est pas que quelque chose n’en demeure au moins dans l’aspect général.

Et n’est-ce pas encore ce pays qui par trois fois : en 56 avant J.-C, en 1364 et en 1795, servit d’ossuaire à la nation armoricaine, à la fleur de la chevalerie bretonne et aux derniers tenants de la monarchie française ? À quelques pas de l’estuaire où la fortune et les vents trahirent la flotte des Venètes, à l’endroit même où Charles de Blois tomba en hoquetant : Haa Domine Deus ! 952 gentilhommes de l’armée de Sombreuil, fusillés et enfouis au lendemain de Quiberon dans le champ qui reçut de la piété populaire le nom de Champ des Martyrs, puis transportés dans la chartreuse d’Auray, attestent l’espèce de fatalité historique qui continue de peser sur ce coin de terre, immémorialement voué aux dieux infernaux. Hic ceciderunt, lit-on sur le mausolée d’Auray. Inscription de charnier, laconique et sublime, et qui semble envelopper dans son anonymat volontaire tous les hôtes du ténébreux sous-sol morbihannais !

« L’Armorique, terre des morts. » Cette formule de l’historien des Gaules, Camille Jullian, est particulièrement applicable au Morbihan. Encore ne faudrait-il pas étendre à tout le département ce qui n’est vrai que de sa portion inférieure, la plus sauvage, mais non pas la moins émouvante et qui contraste par sa rudesse, son air d’antiquité, avec l’apaisante douceur, la grâce sans pareille, la verte fraîcheur des vallées du Blavet, du Loch, du Ninian et de l’Ével.

La Bretagne est la terre des oppositions. On y passe en quelques minutes de la tragédie à l’églogue. Marie, la plus pure et la plus aimable des effigies bretonnes, n’est-elle pas appelée par son poète une « grappe du Scorff » ? Meyerbeer n’a-t-il pas conféré l’immortalité musicale au charmant, quoique tout conjectural « pardon » de Ploërmel ? Octave Feuillet n’a-t-il pas placé dans la tour d’Elven la scène principale de son idyllique Roman d’un jeune homme pauvre ? Et ce qu’il dit du village d’Elven lui-même ne conviendrait-il pas merveilleusement à la plupart des petites villes morbihannaises, Auray, Questembert, Cléguérec, Le Faouët, Guéméné, Rochefort-en-Terre, Plouay, Malestroit, comme confites dans le passé et si délicieusement surannées avec leurs maisons à bardeaux, leurs « baies incrustées et sans châssis qui tiennent lieu de fenêtres », leurs groupes de femmes « au costume sculptural, qui filent leur quenouille dans l’ombre et s’entretiennent à voix basse dans une langue inconnue » ?

Ce dernier détail seul est sujet à caution, au moins en ce qui concerne Elven, à cheval sur la frontière gallo-bretonne et dont une moitié ne parle plus breton ; mais il est exact pour les autres villes et villages du département qui se trouvent à droite d’une ligne idéale partant de Croixanvec et aboutissant à Billiers, près de l’embouchure de la Vilaine, en passant par Noyal-Pontivy, Naizin, Locminé, Saint-Jean-Brévelay, Berric et Muzillac. Au total 133 communes du Morbihan sur 256 parlent encore la variété dialectale du breton armoricain connue sous le nom de vannetais.

Gallotes ou bretonnes, d’ailleurs, toutes ces communes sans exception sont restées fidèles à leurs vieux us et à leurs antiques costumes. Sauf dans la Cornouaille finistérienne, on ne retrouverait nulle part d’aussi pittoresques « vêtures ». Et quelle variété, surtout dans la coiffe des femmes, depuis le joli bonnet carré des Alréennes, qui recule le visage comme au fond d’une niche de dentelle, jusqu’à la toque d’avocat des ménagères de Plouray, qui prête aux réunions de ces villageoises l’aspect inattendu d’un aréopage féminin !… Est-il plus naïfs « pardons » que celui de Saint-Cornéli-de-Carnac, où défilent, à l’issue de la messe paroissiale, devant le grand portail, les bestiaux gracieusement offerts par les cultivateurs de la région au céleste protecteur des bœufs ; plus étranges que celui de Notre-Dame-de-Josselin, avec les cris lugubres de ses « aboyeuses » venues chercher la guérison au pied de la Vierge du Roncier ; plus émouvants que celui de Notre-Dame-de-Larmor, d’où part, chaque année, le 24 juin, pour la bénédiction solennelle des « coureaux », la procession marine des sardiniers conduite par le clergé de Plœmeur et que rejoignent, en mer, sur des barques pavoisées, les processions de Riantec, de Port-Louis et de Groix ; plus imposants et plus réputés enfin que celui de Sainte-Anne-d’Auray, où l’affluence des pèlerins est si grande que l’énorme vaisseau de la basilique ne peut la contenir et qu’il faut célébrer les offices en plein air, — Sainte-Anne-d’Auray qui, depuis quelques années, possède son théâtre breton, rival du théâtre bavarois d’Oberammergau et dont l’abbé Le Bayon est à la fois l’imprésario, le metteur en scène et le génial fournisseur ?…

Que dire cependant des églises, chapelles et oratoires qui sont les prétextes de ces pèlerinages ? Si la basilique de Sainte-Anne est moderne, son cloître est du pur Louis XIII ; à Saint-Fiacre du Faouët, vous verrez la merveille des jubés bretons, un cancel supérieur à ceux de Saint-Herbot, du Folgoat et de Kerfons ; à Kernascléden, dont le granit est si délicatement fouillé, ciselé, dentelé, festonné, que la tradition en veut faire honneur à deux anges qui se relayaient pour guider la main des ouvriers, vous tomberez en extase devant des fresques dignes du Ghirlandajo ; le calvaire de Guéhenno, œuvre de l’imagier Guillouic, retouchée par les abbés Jacquot et Laumaillé, ne le cède, pour la majesté de l’ordonnance et le fini de l’exécution, qu’aux calvaires de Guimiliau, de Plougastel et de Pleyben ; Saint-Armel, outre un portail et une façade d’une extraordinaire richesse de détails, possède les plus belles verrières de Bretagne : Saint-Nicodème de Pluméliau, la plus belle fontaine miraculeuse (trois piscines) et le plus hardi clocher à jour (46 mètres) du diocèse de Vannes. L’architecture militaire et civile n’est pas moins brillamment représentée dans le Morbihan : Sucinio, Elven, Pontivy, Hennebont, Rohan-Guéméné, Castel-Finans, Rochefort-en-Terre, etc., jusque dans leurs tours, leurs portes et leurs murailles déchiquetées, gardent encore fière allure ; Josselin, Comper, Keralio, Château-Gaillard, la Connétablie de Vannes, soigneusement restaurés, Péaule, avec son presbytère Renaissance dans le style du palais Farnèse, Port-Louis, avec sa citadelle intacte, Lorient, avec son arsenal flanqué des deux pavillons Louis XV construits par la Compagnie des Indes, méritent l’attention des archéologues. Auray seule, que Rio, en 1840, appelait « la première ville du département », n’a plus que quelques pans de murs ; mais, comme elle rachète ce désavantage par les admirables perspectives de sa promenade du Loch, ses rues capricantes, ses maisons vénérables et ventrues, aux armes des Montigny, des Montcalm et des Gouvello !…

Ce qu’il faut mettre à part, dans le Morbihan, et qui confère à ce département, parfois si âpre, un caractère proprement unique, c’est le lacis verdoyant de ses anses intérieures, ce sont les petites méditerranées formées par les embouchures de ses rivières, c’est la poussière d’îles et d’îlots jetés comme à la volée dans ses estuaires, ses fiords, ses lagunes, ou posés en brise-lames (Groix, Belle-Isle, Hœdic, Houat) à l’avant-garde du continent. Belle-Isle en particulier n’a pas volé son nom : toutes les gammes de la lumière, toutes les folies de la couleur y chantent un cantique éperdu. Derrière ce barrage et à la faveur des courants secondaires du Gulf-Stream qui pénètrent dans ses pertuis, le littoral morbihannais est un des plus tempérés de la France, au point que la vigne y donne chaque année, dans la presqu’île de Rhuys, une récolte abondante et que, dans cette même presqu’île et dans la plupart des îles du Morbihan, fuchsias, lauriers-tins, mimosas, arbousiers, figuiers, myrtes, aloès poussent en plein air comme à Cannes et à Menton.

Là encore pourtant nous retrouvons les étranges monuments funéraires qui ont tant intrigué autrefois les archéologues et dont le secret semble aujourd’hui percé : le Men-er-H’roec’h, le roi des obélisques bretons, haut de 22 mètres, mais brisé par la foudre et jonchant de ses débris la lande de Locmariaquer, le Mané-Lud, le Mané-Rutual, le Dol ar Marc’hadourien (Table des Marchands), constellé intérieurement de signes énigmatiques, l’hypogée de Gavrinis, creusée dans un galgal de 100 mètres de circonférence où l’on accède par une allée de menhirs. C’est de nouveau l’impression d’un cimetière de géants qui s’impose, mais doux, accueillant et fleuri, cette fois, comme un campo-santo ombrien ou toscan. Et, plus on monte vers Quimperlé, plus cette impression se précise, plus il semble qu’un miel sauvage se mêle à la rude salure du large. Passé Kerroc’h, la lande est déjà l’exception. À Quimperlé, c’est fini du cauchemar et la Parque bretonne s’est •changée en dryade. Le granit cesse d’affecter des formes d’ifs funéraires ; les collines, naguère immobiles comme des cairns, se délient dans l’air élastique : le ciel rit ; la feuille chante : nous sommes au pays de Brizeux, au pays où l’on n’entend

Qu’eaux vives et ruisseaux et bruyantes rivières.
Des fontaines partout dorment sous les bruyères.
C’est le Scorff tout barré de moulins, de filets ;
L’Ellé plein de saumons, ou son frère l’Izole,
De Scaër à Kemperlé coulant de saule en saule.

La description n’a pas vieilli. Il n’y manque qu’un nom : celui de la Laïta, fille harmonieuse de l’Izole et de l’Ellé, qui sépare administrativement le Morbihan du Finistère. Les noms de ces rivières ont une douceur hellénique ; mais cette région même de Quimperlé n’a-t-elle pas été appelée une Arcadie bretonne ? Quimperlé serait donc une autre Orchomène. Il n’y a qu’une voix du moins, chez les artistes, pour louer sa grâce surannée, ses vieilles rues capricantes, fleuries de coiffes blanches et de tabliers polychromes, sa curieuse place Saint-Michel divisée en deux compartiments les jours de marché : la « Place au Soleil » et la « Place aux Cochons », sa vénérable basilique de Sainte-Croix, bâtie au XIe siècle sur le modèle du Saint-Sépulcre et l’un des très rares spécimens d’église en rotondes que nous ayons chez nous… Quimperlé à lui seul vaudrait le voyage : mais Quimperlé n’est que le plus beau joyau de cet écrin maritime et pastoral où brillent pêle-mêle le Pouldu et ses sables ; Moëllan et ses bruyères ; Beg-Meil et ses chênes ; Rosporden et son étang ; Concarneau, la ville double, l’une close au monde sur son îlot, dans le rude corset de pierre que lui laça le duc Jean III, l’autre, la ville des filets bleus et des « friteries », épanouie au soleil sur la berge ; Pont-Aven, la ville des moulins, qui est aussi et surtout la ville des rochers et des cascatelles, la Belle-au-Bois-d’Amour, rêvant, en coiffes à coques et en collerette tuyautée, dans la fraîcheur verte d’un demi-jour d’aquarium…

Si la Touraine est le jardin de la France, ce pays-ci, de Quimperlé à Landerneau, peut être dit vraiment, avec Gustave Geffroy, le jardin de la Bretagne, un jardin très vieux et très doux, un peu mystique, mais d’un mysticisme encore païen, fidèle, jusque dans la consultation des fontaines sacrées, aux rites de l’antique pégomancie. La mer, qui le baigne, n’y a que des sourires, sauf sur trois ou quatre points de la côte particulièrement exposés : tels le cap de la Chèvre, le « château » de Dinant et la rude barricade de Roscanvel, flanquée par les formidables bastions des Tas-de-Pois, à l’entrée du goulet de Brest ; telle encore la région de Penmarc’h, sorte de grand radeau à demi submergé, qui nourrit sur ses steppes plats une population étrange aux crins durs et noirs, aux pommettes saillantes, aux prunelles retroussées, aux vêtements brodés de disques, de lunules et de spirales symboliques, les Bigoudens, débris — croyait-on, mais ceci paraît controuvé — de quelque tribu mongole échappée au massacre des champs catalauniques ; telle enfin la région du Cap-Sizun, avec la pointe du Raz, hérissée, déchiquetée, tragique : la mer bout ; le sol trépide ; dans la brume, des gouffres mugissants se creusent (l’Enfer de Plogoff), où l’imagination bretonne croit ouïr la plainte des crierien, des âmes « dévoyées » qui n’ont pas reçu la sépulture en terre sainte et qui rôdent aux confins des deux ordres d’existence.

Les amateurs de sauvagerie goûteront là de fortes émotions. Mais il faudra qu’ils les y aillent chercher. Partout ailleurs, dans la magnifique baie de Douarnenez, couronnée par les quatre cimes violettes du Ménez-Hom, dans la rade de Brest, dans les anses de la Forêt, de Fouesnant, de Loctudy, du Caro, aux estuaires de l’Odet, du Goayen, de l’Elorn et de l’Aulne, la mer rentre ses griffes et n’est plus qu’une sirène voluptueuse. Insinuante, elle emprunte le lit des petits fleuves côtiers pour remonter jusqu’aux villes de l’intérieur. Au pied du mont Frugy, devant la statue équestre du roi Grallon, chevauchant le portrait de la cathédrale de Quimper, elle balance son corps nacré sous les plus verdoyantes futaies de la Cornouaille ; à Chateaulin, à Landerneau, à Audierne on la voit passer, rieuse, cambrée à la proue des barques qu’elle traîne dans son sillage. Et l’on sait qu’à Morgat et à Camaret, dans les grottes de l’Autel et de l’Arche, tout incrustées de somptueuses pierreries, elle a ses retraites mystérieuses, ses boudoirs de silence et de rêve, où on la peut surprendre, les soirs de lune, peignant ses cheveux d’algue…

Qu’un tel pays, odorante corbeille de feuillage et de fruits posée au bord des eaux marines, apparaît différent de l’image qu’on se forme habituellement de la Bretagne ! La Cornouaille finistérienne n’est pas toute la Bretagne sans doute : ce n’est qu’une des faces, et la plus riante, de cette contrée qui a tant de visages. Nulle part les chapelles et les calvaires ne sont plus finement ouvragés, l’idiome celtique plus chantant, les usages plus pittoresques, les binious plus alertes, les passe-pieds mieux cadencés, les costumes plus chatoyants. Quimper a pu constituer tout un musée avec une noce kernévote[3]. Mais les personnages qui ont servi à l’établissement de cette curieuse figuration ethnographique — Fouesnantaises aux longs yeux veloutés, Iliennes monacales, Bigoudennes mafflues, enrubannées et mitrées comme des impératrices de Chine, patriarches de Scaër en bragou-ridet un ostensoir brodé dans le dos, etc., etc., — vous les retrouverez quand il vous plaira, tirés à des milliers d’exemplaires, dans les grandes assemblées religieuses de la race, à Loc-Ronan, pendant les sept jours de la « troménie » septennale, à Rumengol, lors du « pardon » des chanteurs, à Sainte-Anne-la-Palud surtout, lors du « pardon » de la mer, « la plus imposante des solennités bretonnes », dit un bon juge, Anatole Le Braz…

Un charme singulier émane ici des choses, qui persiste et qui agit sur les âmes à la façon d’un subtil envoûtement. D’où vient ce charme étrange ? Est-ce du passé, toujours vivant en Bretagne ? De l’atmosphère de spiritualité qu’on y respire ou de l’ambiguïté d’une terre à moitié marine, sirène et fée à la fois, qui mêle au bruissement des feuilles dans le soir la rumeur lointaine des cloches d’Is englouties sous les eaux ? Renan prétendait qu’on ne secoue plus la hantise de ces « voix d’un autre monde » pour peu qu’on ait prêté un moment l’oreille à leurs tremblantes vibrations…



  1. Voir notre roman l’Abbesse de Guérande.
  2. De Guened (blé blanc), nom du Vannetais.
  3. De Kerner, nom breton de la Cornouaille.