L’Âme bretonne série 4/Et nos cimetières ? II Réponse de Maurice Barrès

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 345-351).

RÉPONSE DE MAURICE BARRÈS[1]


J’achève de lire, mon cher Le Goffic, la belle lettre que vous m’écrivez dans l’Éclair, pleine d’un sens profond sur le rôle des cimetières en Bretagne, sur le souvenir obscur que votre terre semble garder d’avoir été au fond des âges notre ossuaire national et le caveau où l’on portait les morts de tous les points de la Gaule.

Elle est saisissante, l’interprétation historique que vous nous donnez des champs de repos dans la vieille Armorique. « Tout notre patrimoine artistique ou presque est rassemblé là, me dites-vous : châteaux à eau merveilleux, comme les fontaines à vasques de Saint-Jean-du-Doigt et de Loguivy-lès-Lannion : grands calvaires à figuration dramatique, comme ceux de Tronoën, de Guimiliau, de Guéhenno, de Plougonven, de Plougastel ; chaires à prêcher en plein vent, comme celles de Pleubian et de Plougrescant ; ossuaires magistraux, vastes comme des églises et à la décoration desquels la race semble apporter on ne sait quelle volupté sombre particulièrement sensible dans celui de Saint-Thégonnec : avec ses pignons fleuronnés, ses colonnes de l’ordre corinthien, ses niches à coquilles, les élégantes cariatides de son fronton, vous diriez un palais, — et c’est la maison de la Mort. Ah ! que nous sommes loin des imaginations moroses du rationalisme et de l’obscur boyau où les morts de M. Bartholomé s’engagent avec une si compréhensible répugnance ! C’est par des arcs de triomphe que nos morts à nous entrent dans le repos éternel ».

Ces beaux signes des pensées les plus mystérieuses de votre nation, il paraît qu’on les déplace, qu’on les détruit. Vous m’appelez à l’aide ; je voudrais y courir utilement. Je me rappelle le temps où nous avions vingt ans, mon cher ami, et ce bel été inoubliable de notre jeunesse où vous me guidiez sur les chemins de votre sublime Bretagne. Nous allions à pied par monts et par vaux. Un jour vous me faisiez entrer chez M. Renan, à Rosmaphamon, où nous écoutions quelques instants le vieux magicien, et, le lendemain, nous passions l’après-midi à sommeiller et rêver dans le Creisker de Saint-Pol-de-Léon. Trente années ont recouvert d’ombre ces heureuses journées, mais nous sommes restés fidèles aux sentiments qu’elles formaient en nous. La leçon du vieux clocher, nous l’entendons toujours et, en défendant les églises, les calvaires et les cimetières contre la haine abjecte ou la morne indifférence, nous sommes d’accord avec le vrai Renan, de qui nous sommes allés interrompre les songeries bretonnes ; nous recueillons ce qu’il y a de plus vivant et de noble dans ce fils des Celtes chez qui sommeillait, légèrement voilé par les poussières de la vie, le sens du divin et que dégoûteraient profondément les grossiers iconoclastes et les ennemis de l’Esprit. Mais comment puis-je répondre à votre désir, mon cher Le Goffic, et servir vos cimetières en danger ?

Vous parlez de la Ligue que je préside. Je ne préside rien du tout. Il existe un « Comité catholique pour la défense des églises », présidé par le colonel Keller, et qui renferme des jurisconsultes éminents empressés à donner d’utiles consultations de droit. Pour moi, je me suis occupé de favoriser un vaste, je puis dire, un immense pétitionnement, qui appuie l’initiative que j’ai prise à la Chambre et qui sollicite du Parlement des mesures de sauvegarde en faveur de tous les monuments de la vie spirituelle menacés chez nous aujourd’hui par la fureur anti-religieuse. Aucune ligue, aucun président : on se reconnaît au secours que l’on se donne dans la plus noble des batailles contre le plus infâme des ennemis. Vous avez vu que, dans le Figaro, Joséphin Peladan a entrepris de dresser la liste des églises, chefs d’œuvre de l’art, négligées, abandonnées par les commissions de classement du ministère des Beaux-Arts. Péladan rend par là un service de grande importance. Merci et honneur pour lui et pour vous, mon cher compagnon de jeunesse, qui venez à votre tour donner à cette cause de la civilisation votre très précieux appui.

La Foi, aujourd’hui, n’est pas à même, à elle toute seule, de sauver les églises ; alors il faut que tous les esprits se tournent vers ces grandes murailles menacées et se groupent sous elles ; il faut que la pensée tout entière vienne au secours des églises. Ce faisant, la pensée se protégera elle-même, car si l’on diminue, si l’on ruine les puissances de vénération dans notre France, c’est la civilisation même qui s’y va dégrader. Certaines personnes, d’ailleurs de bonne volonté, persistent à croire que nous défendons les beaux « vestiges du passé ». Quelle vue étroite ! Quelle conception étriquée ! Nous défendons moins le passé que l’avenir. Parlons clair et net, nous défendons l’éternel.

Ceux qui conspirent contre les églises, les calvaires et les cimetières, contre tous les monuments de la vie spirituelle sur notre terre, se proposent sciemment de jeter bas des principes et certaines lois de l’âme dont découle toute notre vie. Ces conspirateurs seront eux-mêmes épouvantés par l’abaissement de la dignité et de la raison dans les régions où ils parviendront à démolir les églises. Rien ne sert d’objecter que Messieurs X…, Y…, Z… et Madame Trois-Étoiles, qui ne sont ni pratiquants ni croyants, font voir d’admirables vertus de sacrifice et le plus beau sens de l’honneur. Est-ce que l’on songe à le nier ? Le fait ne va pas contre ce que je dis. Ces incroyants vivent dans une société toute formée par le catholicisme ; ils classent leurs idées selon le catholicisme ; ils sont eux-mêmes compris et interprétés par une société catholique ; ils bénéficient de l’atmosphère et c’est de l’église même qu’ils reçoivent leurs noblesses morales, que des observateurs superficiels seraient tentés de prendre pour des qualités naturelles.

Au fond de cette question des églises, mon cher Le Goffic, ce qui nous préoccupe, c’est le problème de l’éducation de l’âme. À la formation de quelles âmes voulons-nous travailler ? Nous voulons répéter, faire revivre les plus beaux types qu’a produits notre pays. Comment ? En maintenant à la disposition de chacun ce qui a toujours répondu aux aspirations du cœur et aux besoins de l’intelligence française. Si quelqu’un sur les ruines de l’église du village est en mesure de dresser un temple nouveau ou je ne sais quelle chaire qui, dans toutes les circonstances de la vie, supplée l’église, nous sommes prêts à voir ses plans. Mais je connais la littérature de notre époque, j’écoute avec un grand soin mes collègues à la Chambre : je ne vois pas un constructeur, mais seulement des démolisseurs. Démolir, quelle abjection !

Maintenant, mon cher Le Goffic, que pouvons-nous pour la sauvegarde des églises de France et des autres monuments de notre vie spirituelle ? Depuis quatre ans, nous combattons. L’intelligence française a sauvé son honneur en se dressant contre les barbares devant l’église du village. En cela, un résultat certain a été obtenu, et les parlementaires se sentiraient mal à l’aise d’afficher trop clairement un désaccord avec l’élite des penseurs et des artistes de notre pays. Mais nos ennemis sont puissants. S’ils ne nous contredisent plus guère, ils ajournent, ils rusent, ils cherchent à gagner des jours, des semaines, des années. Et, pendant ce temps, écoutez-moi bien, Le Goffic, il se créera un droit.

C’est la grande phrase que m’a dite Briand dans son cabinet : « Une jurisprudence se crée, ne bougez pas ; l’état de fait en se prolongeant se transforme en état de droit par le seul effet de sa durée. » C’est une pensée vraie ; on ne l’épuise pas en la creusant.

Sous nos yeux, à cette minute, il se crée un droit. Au profit de qui ? Il ne s’agit pas de me raconter que le bon droit est avec les églises. Il faut qu’elles aient la force avec elles. Où manque la force, le droit disparaît ; où apparaît la force, le droit commence de rayonner. Le droit des églises à rester catholiques est essentiellement dans la puissance, dans la persistance de l’idée qui est en elles. Mon cher Le Goffic, on maintiendra les édifices à la disposition du prêtre et des fidèles tant que ceux-ci seront assez nombreux et ardents pour que la paix publique soit compromise par un retrait. C’est l’intensité de la foi qui maintiendra et se recréera, en dépit de la loi, un droit légal au profit du catholicisme.

Si vous voulez que je vous confesse toute ma pensée, je dois vous dire, Le Goffic, que nos églises et nos cimetières ne peuvent être sauvegardés pleinement que dans la mesure où la vie religieuse se maintiendra au village. Le jour où les églises deviendraient des objets respectés à cause de leur passé, des monuments curieux, quelque chose comme des dolmens, des peulvans ou des cromlec’hs, bref de gros bibelots sur la colline, elles seraient perdues, et le reproche d’ingratitude ne suffirait pas à convaincre les générations de les maintenir. La solidité physique des sanctuaires, c’est d’être moralement féconds, et vos cimetières mériteront d’être conservés dans la mesure où les ombres des morts sauront encore parler aux vivants.

Parlons, écrivons, plaidons, projetons le plus de lumière que nous pourrons sur la noble église du village. La plus belle louange que nous pourrons dire n’est rien auprès du service que lui rend le prêtre, s’il la remplit de fidèles. Nos raisonnements iront bien difficilement émouvoir les conseillers municipaux, qu’il s’agit pourtant que nous persuadions[2] ; nous rejoindrons plus péniblement encore leurs électeurs de qui tout dépend en dernier ressort. Ne ménageons pas notre peine ; nous en sommes abondamment dédommagés par l’honneur de servir une telle cause, mais faisons des vœux pour que chaque église trouve un prêtre exemplaire. Tout est là, comme au temps des grandes invasions. Il y a des hommes qui, par la qualité de leur être, s’imposent au respect, persuadent, arrêtent les barbares, s’en font des auxiliaires. Aux heures où l’esprit politique est vicié, semble anéanti, et quand le retour à la barbarie s’annonce par le discrédit où tombent les idées élevées, la vertu qui se fait reconnaître à ses œuvres devient une puissance. C’est elle, mieux qu’aucune page d’aucun écrivain, qui ramènerait les esprits à l’église. Quand je vois des Français, ni meilleurs, ni pires que leurs pères, en somme des êtres d’une excellent matière humaine, tirer gloire de dévaster ces beaux édifices de lumière et de charité qu’ils sont impuissants à remplacer, je désire de tout mon cœur pouvoir causer avec chacun d’eux, et je ne doute pas que je parviendrais à les convaincre, tant la cause est aisée ; mais où les joindre et comment m’assurer en eux un peu de cette bonne volonté sans laquelle tout discours est vain ? Alors devant ces églises, çà et là demi-désertées, demi-écroulées, je me surprends à murmurer la grande vérité, le mot décisif : les églises de France ont besoin de saints.

Étrange époque, crise inouïe, où tel doit être, en dernière analyse, le vœu ardent des philosophes et des artistes, l’appel inattendu des Renan, des Théophile Gautier et de leurs disciples, saisis par le flot qui monte de la grossièreté destructrice.

Maurice Barrès.
de l’Académie Française.



  1. Cette réponse parut dans l’Écho de Paris sous le titre : Églises et cimetières bretons. Elle a été reprise depuis par l’illustre écrivain et reproduite avec quelques variantes dans son livre : la Grande Pitié des églises de France.
  2. Celui de Perros-Guirec nous a en effet entendus, mon éminent interlocuteur et moi : un nouveau cimetière a bien été ouvert aux issues de la commune, mais l’ancien n’a pas été désaffecté et l’on vient d’y élever un Monument aux morts de la grande guerre.