L’Âme bretonne série 4/Et nos cimetières ? I Lettre ouverte à Maurice Barrès

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 338-345).


LETTRE OUVERTE À MAURICE BARRÈS.


Vous avez songé à nos églises, Barrès. Mais nos cimetières ? Ils auraient grand besoin pourtant que votre active et magnifique pitié se penchât sur eux. Ils sont menacés, eux aussi. On les sécularise, ici ; ailleurs on les déplace. Et les morts ne sont plus en sûreté chez nous.

C’est de Bretagne que je vous écris, et c’est à la Bretagne surtout que je pense. Chez vous peut-être les cimetières ne sont pas attenants aux églises. Et même ici, dans les villes, la séparation s’est consommée depuis longtemps : on y a relégué les morts en de lointaines banlieues. L’hygiène, dit-on, l’exigeait. Je n’en suis pas très sûr, me souvenant de ces cimetières gallois comme celui de Sainte Mary Church, à Cardiff, en plein quartier des affaires, où l’on n’enterre plus personne sans doute, mais dont on a respecté les vieilles tombes qui ne parlent pas en vain d’éternité. Ne pensez-vous pas que les Anglais soient d’aussi bons hygiénistes que nous ? Et si, de ce côté du détroit, les morts, dans les villes, ont été si souvent éloignés des vivants, n’est-ce pas plutôt qu’en consommant la séparation des deux ordres d’existence, en déplaçant les cimetières et en ôtant, sous couleur de salubrité, du champ de notre vision quotidienne ces perpétuels mémentos de la précarité des choses, on espérait enlever au spiritualisme son meilleur argument sentimental ?[1].



Le programme, quoiqu’il en soit et si programme il y a, n’a pas présenté les mêmes facilités d’exécution dans les campagnes, méfiantes par nature et peu disposées à favoriser les dangereuses entreprises de l’esprit de nouveauté, surtout en matière de sépulture.

Du moins, jusqu’en ces derniers temps, la plupart de nos bourgs bretons restaient-ils fidèles à leurs vieux cimetières, annexe de l’église paroissiale, situés comme elle, non dans la périphérie, mais au cœur du village et de plain-pied avec la route. Les morts qui dormaient là n’étaient guère exigeants. Modestes, ils se contentaient généralement, même les plus riches, d’une dalle de schiste et d’une croix. À l’Ile-Grande, le seigneur de Keroult, fondateur de la chapelle, avait voulu que sa dalle funéraire précédât immédiatement le seuil, afin que les pieds des fidèles la foulât en entrant et en sortant. Quand les grands de la terre donnaient de tels exemples d’humilité, comment les morts du commun n’eussent-ils pas imposé silence aux suggestions de leur vanité ? Vous ne trouveriez pas un cénotaphe, pas un mausolée dans nos petits cimetières bretons. C’est à qui s’effacera devant son voisin. Et cependant, Barrès, ces cimetières sont beaux comme des musées.

Tout notre patrimoine artistique ou presque est rassemblé là : châteaux d’eau merveilleux, comme les fontaines à vasques de Saint-Jean-du-Doigt et de Loguivy-lès-Lannion ; grands calvaires à figuration dramatique, comme ceux de Tronoën, de Guimiliau, de Guéhenno, de Plougonven, de Plougastel ; chaires à prêcher en plein vent, comme celles de Pleubian et de Plougrescant ; ossuaires magistraux, vastes comme des églises et à la décoration desquels la race semble apporter on ne sait quelle volupté sombre particulièrement sensible dans celui de Saint-Thégonnec : avec ses pignons fleuronnés, ses colonnes de l’ordre corinthien, ses niches à coquille, les élégantes cariatides de son fronton, vous diriez un palais, — et c’est la maison de la Mort. Mais voyez l’entrée du cimetière lui-même. Ah ? que nous sommes loin des imaginations moroses du rationalisme et de l’obscur boyau où les morts de M. Bartholomé s’engagent avec une si compréhensible répugnance ! À Sizun, à Lampaul, à la Martyre, à Berven, à Telgruc, à Saint-Jean-du-Doigt, à Plogonnec, à Châteaulin, à Sainte-Marie-du-Ménéhom, c’est par des arcs de triomphe que nos morts à nous entrent dans le repos éternel.



Je n’entends pas médire des églises de Bretagne. Elles ont aussi leurs beautés qui vous sont familières. Jeune homme, vous avez erré sous les puissantes nervures de leurs arceaux, vous avez vu Tréguier, Notre-Dame-du-Folgoat, Brélévenez, Saint-Pol-de-Léon et cette flèche du Creisker, miracle de hardiesse et de légèreté, dont Ozanam disait qu’un ange descendant sur terre la prendrait pour marchepied. Quelque chose, malgré tout, dans ces églises, dérange l’admiration. Elles ne sont pas complètes. Ou plutôt, elles pèchent par un défaut singulier : le principal y est presque toujours sacrifié à l’accessoire.

Cela va au point qu’on a pu soutenir que le style d’une église de Bretagne réside moins dans l’église elle-même que dans ses appendices : clochers, porches, sacristies, ossuaires, calvaires, etc. Détachés de l’édifice ou faisant corps avec lui, ces monuments sont toujours contenus les uns et les autres dans l’étroit espace du cimetière paroissial. Visiblement c’est à meubler et décorer cet espace qu’on a songe d’abord. Et peut-être faudrait-il retourner les termes et dire qu’en Bretagne le cimetière est le principal et l’église l’accessoire. Il n’y aurait plus lieu d’accuser nos architectes d’avoir manqué aux proportions, puisqu’ils n’auraient fait que se conformer à la pensée intime des fidèles.

Un des chapitres du beau livre de Camille Jullian sur les origines gauloises s’intitule : L’Armorique terre des morts. L’auteur, frappé du nombre extraordinaire de dolmens, peulvans, cromlec’hs, grottes sépulcrales, etc., qu’on rencontre dans toute la péninsule armoricaine et spécialement au bord de la petite Méditerranée morbihannaise, suppose que les premiers habitants de la Gaule[2] avaient là leur cimetière national. On sait tout au moins par Procope que, la nuit du ler novembre, le juge des morts, Samhan, recevait à son audience les âmes des trépassés de l’année et que ces âmes devaient l’aller trouver au fond de l’Occident. Peut-être, pour éviter aux plus illustres les fatigues d’un trop long voyage par terre, y transportait-on au préalable leurs enveloppes corporelles. Cette terre n’a pas été impunément le caveau du monde. L’air y est encore peuplé de fantômes. La foi catholique y devait prendre nécessairement un tour funèbre : elle s’y agenouille comme ailleurs, mais sur la poussière des héros païens.



Dans la plupart de nos villages, jusqu’en ces dernières années, on refusait d’accorder aux familles des concessions perpétuelles. Mesure excellente, imposée par la faible dimension de l’enclos paroissial et surtout par la volonté de faire participer tous les membres du clan à ses secrètes félicités.

C’est une croyance aussi vieille que la race qu’ils ne peuvent être heureux qu’en mêlant leur poussière à celle de leurs ancêtres. En 1884, à l’île de Sein, l’épidémie de choléra fit un si grand nombre de victimes qu’on dut les enterrer à part. Le lieu était consacré ; les défunts, semble-t-il, pouvaient y dormir en paix. Tel n’était pas l’avis de la population qui, croyant ouïr dans le vent nocturne le gémissement de leurs mânes, suppliait qu’on les rendît à la terre paroissiale, parce que là, seulement, ils pouvaient goûter en compagnie de leurs proches un repos définitif. Le médecin de la marine en résidence à Sein s’opposait à cette exhumation, qu’il jugeait dangereuse, et, chaque année, le conseil municipal revenait à la charge. Dans cette même île de Sein, à Ouessant, à Batz, à Ploubazlanec, un peu partout sur la côte, si l’homme a péri en mer et que son corps n’ait pas été retrouvé, on procède à un simulacre d’enterrement : on creuse une fosse et on y dépose un des vêtements du disparu. Ainsi quelque chose de lui descend sous la terre et le rattache à ses origines.

L’importance accordée en Bretagne au cimetière tient en partie sans doute aux idées d’une race chez qui, suivant le mot de Brunetière, « les morts ne sont pas morts et continuent d’être mêlés à la vie quotidienne », mais elle tient aussi et davantage peut-être à cette conception toute primitive du cimetière, présenté, non comme une agglomération de petites propriétés particulières, mais comme un patrimoine collectif, un fief héréditaire et indivis dont la jouissance est acquise par droit à tous les membres de la communauté. Dépôt de la plus ancienne tradition, archives à ciel ouvert du clan, un tel lieu, qui garde une mystérieuse vertu agissante, est doublement sacré par la religion et par l’histoire, si obscure, si pauvre d’événements qu’ait été cette histoire. Et c’est pourquoi, concentrant sur lui toute leur piété, au lieu de l’éparpiller égoïstement sur des sépultures individuelles, les fidèles de chaque paroisse rivalisent pour lui donner toute la magnificence possible et un éclat supérieur à celui des cimetières voisins. Considéré de ce point de vue, on peut dire qu’en même temps qu’une forme de la dévotion aux ancêtres, le culte de la mort en Bretagne est une forme du patriotisme municipal.



Je devrais dire « était », car, depuis quelques années, ce patriotisme-là — comme l’autre[3] — a bien fléchi en Bretagne. Nous avons trop vécu avec les morts ; la Bretagne se « modernise », on le sait assez. Mais trop de liens la rattachaient encore au passé : elle a hâte de les trancher et d’abdiquer définitivement sa fonction historique de gardienne des tombeaux.

Plestin, Plouaret, Lesneven, Plouha, Pleyben, vingt autres de nos gros bourgs bretons ont désaffecté leurs anciens cimetières. Plougastel a fait du sien un foirail, une grande place rase au milieu de laquelle son magnifique calvaire prend des airs de guignol. Et Perros, à son tour, parle de supprimer le cimetière qui borde sa vieille église romane et dont le portique d’entrée, encastré à demi dans un pignon voisin, n’était déjà plus qu’une ruine.

Quand ce n’est pas au nom de l’hygiène, c’est au nom de la viabilité qu’on prononce ces désaffectations sacrilèges. Aucune voix ne s’élèvera donc dans le pays pour traduire l’obscure protestation des consciences et défendre nos tombeaux ? Peut-être n’est-il pas trop tard encore. L’œuvre de profanation n’est pas consommée partout. À Perros même, peut-être suffirait-il de faire appel aux bons sentiments du maire et des édiles, braves gens au fond, qui ont pu s’abuser, mais que je crois incapables de commettre une vilenie pour rien, pour le plaisir. L’enclos actuel est-il trop étroit pour les besoins d’une population qui a presque doublé en dix ans ? Qu’on rouvre alors l’ancien cimetière trévial de La Clarté. Mais qu’on ne touche pas aux morts du cimetière paroissial.

Ainsi parlerait votre Ligue, Barrès, si sa tutelle ne se restreignait pas expressément aux églises de France. Et cependant, pour qu’elle nous prêtât son concours, pour qu’elle s’émût avec son chef à la pensée de nos cimetières menacés, ne suffirait-il pas de lui faire entendre que nous sommes en Bretagne et que ces cimetières, en somme, ce sont nos vraies églises à nous ?

  1. Suggestion déjà ancienne et qu’on trouvera formulée, presque dans les mêmes termes, au tome II de l’Âme Bretonne : Charniers et ossuaires.
  2. Henri Martin, (Histoire de France, t. I, L. III : la Gaule indépendante) avait déjà développé une hypothèse analogue.
  3. Nous ne prévoyions pas, en écrivant ces mots presque sacrilèges, le sublime redressement de 1914, le sacrifice silencieux de tant de Bretons, et nous accordions trop d’importance à la propagande anti-patriotique de quelques mauvais bergers de la presse et de l’enseignement.