L’Âme bretonne série 4/Félix Le Dantec I Le scandale de la Sorbonne

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 242-248).

I.

LE SCANDALE DE LA SORBONNE.[1]


Voilà donc Félix Le Dantec décrété à son tour de modérantisme. Entre nous, il ne l’a pas volé. C’est un scandale — d’aucuns disent une trahison, — c’est surtout une stupeur dans les milieux « bien pensants » de la nouvelle Sorbonne qu’un homme qui avait donné des gages si précieux au rationalisme, qui ne croyait qu’à la biologie et qui ne jurait que par elle, soit allé se ranger dans le camp des ennemis de la révolution sociale et, au nom même de cette biologie sacro-sainte, ait osé proclamer que la perfectibilité indéfinie de l’espèce est une chimère, que la justice absolue n’est pas de ce monde, que la propriété durera autant qu’il y aura des hommes, qu’il est bon qu’il y ait des frontières et que, si la guerre n’existait pas, il faudrait peut-être l’inventer.

Il en dit bien d’autres d’ailleurs, Le Dantec, et toujours au nom de la biologie, ce qui aggrave singulièrement son cas. Passe encore s’il recourait au subtil distinguo du professeur Grasset et s’il logeait le savant dans un lobe de son cerveau et le politique dans un autre. « Est-ce à votre cuisinier ou à votre cocher que vous avez affaire. Monsieur ? » Point, et Le Dantec, qu’il parle science ou politique, parle toujours en biologiste ou, si vous le préférez, en matérialiste convaincu. Il n’est pas l’homme des compartiments ; il répugne aux cloisons. C’est un logicien et de la plus dangereuse espèce qui soit, celle qui va jusqu’au bout de ses raisonnements.

Lors de la dernière grève des chemins de fer un rédacteur de la Guerre Sociale vint lui demander, de la part du Breton Gustave Hervé, de signer une protestation contre les actes d’autorité d’un autre Breton, mon ancien camarade de philosophie du lycée de Nantes, Aristide Briand.

« Je répondis à mon visiteur, dit Le Dantec, que je ne pouvais prendre parti dans une question où je ne voyais pas clair et au sujet de laquelle mes meilleurs amis étaient divisés ; mais j’ajoutai que j’entrevoyais une lueur qui me permettrait de me guider dans le dédale des faits sociaux sans renoncer à mes habitudes de biologiste positif. Je ne sais pas, ajoutai-je, si ce que je trouverai plaira aux lecteurs de la Guerre Sociale ou à ceux des journaux conservateurs. En tout cas, ce que je trouverai, je le dirai, quoi que ce soit… »

Telle fut l’origine du livre qui fait tant de bruit en Sorbonne (l’égoïsme, seule base de toute Société), qui scandalise Aristippe, indigne Carnéade et Georgias et attire sur le crâne de Le Dantec — un solide crâne de Celte heureusement — la belle averse de sarcasmes et d’injures que vous savez. Peu s’en faut que ces philosophes ne lui dénient le droit de philosopher : « Vous sortez de votre spécialité ; retournez à la biologie ! » Car il n’est plus permis, dans la docte maison, d’avoir des idées générales et de lever le nez de ses fiches ou de son microscope. Ou, si l’on a des idées, il faut qu’elles soient courtes et d’une orthodoxie éprouvée. Le billet de confession n’est pas encore exigé en Sorbonne : mais on y viendra. Et déjà l’on n’y souffre pas qu’un étudiant, à plus forte raison un professeur, manifeste quelque indépendance à l’égard du dogme établi et en rejette ou en discute certains articles. Et comment le souffrirait-on au surplus ? Est-il permis de contester l’évidence ? Et quand la Science a prononcé, n’est-ce point pour tous une obligation de s’incliner ?

Or, que dit la Science, — la Science officielle, oracle de ces Homais du haut enseignement ? Elle dit que l’individu naît bon et que c’est la société qui le pervertit : qu’il vaut mieux que le monde périsse plutôt qu’une iniquité soit tolérée ; que le régime de la propriété individuelle est cause de la plupart des maux dont nous souffrons ; que la guerre est un fléau, les armées permanentes une honte et que tous les hommes sont frères, égaux en droit et perfectibles à l’infini…

J’abrège. Mais il est remarquable comme cette Science-là, qui se donne pour la résultante du long effort de la pensée du XIXe siècle, est tout entière déjà chez Jean-Jacques, le moins savant des hommes et qui vivait en un temps où l’on ne connaissait même pas encore le mot de biologie. Ah ! qu’avec raison notre démocratie élève des autels au Voyant merveilleux qui, perçant la brume des âges, fit mieux que deviner et rédigea par avance les conclusions où devait aboutir, cent cinquante ans plus tard, la Science officielle de la troisième République ! Voici qu’on va célébrer en grande pompe le deuxième centenaire du « Père des Temps nouveaux » ; le Panthéon ne sera pas assez vaste pour contenir sa postérité spirituelle, même allégée de Bonnot, de Valet et de Garnier. Et c’est ce moment qu’un biologiste universellement réputé, un professeur de Sorbonne, dont la parole faisait autorité jusqu’ici chez les « intellectuels », va choisir pour dire à ses collègues ébaubis ;

— Mais non, vous vous trompez ! La science sans majuscule et tout court, — la seule que je connaisse — n’enseigne rien de ce que vous prétendez. Et elle enseigne même précisément le contraire. Il fallait être un Jean-Jacques pour croire que l’homme, à l’état sauvage, n’a que des vertus et que l’égoïsme est une déviation de notre nature primitive. Avec cet « utopiste », vous voyez dans le droit une notion métaphysique et sacrée. Biologiste, je n’y distingue rien de tel. Et je vois très bien en revanche les raisons très fortes et purement positives, essentiellement égoïstes, qui ont poussé l’homme à fonder les syndicats de garantie et d’assistance qu’on appelle des sociétés. Je vais plus loin et j’estime que la grande majorité de nos semblables, voire les plus malheureux, les plus déshérités, souhaitent obscurément la continuation d’un régime social qui leur est devenu indispensable par l’effet d’habitudes plusieurs fois millénaires. En sorte que, d’un commun accord, on doit, me semble-t-il, imiter l’éducation des siècles passés et développer chez les jeunes hommes le sentiment du devoir plutôt que la conscience de droits qu’ils n’ont que trop de tendance à s’exagérer…

Ainsi parle, ou à peu près, Le Dantec, et vous concevez aisément le trouble et même l’indignation qu’un pareil langage devait provoquer dans certains milieux. Cette indignation n’a pas été ressentie qu’en Sorbonne : elle s’est propagée jusqu’aux extrémités du corps enseignant, et de pauvres cerveaux de primaires, touchants de crédulité, de foi naïve dans la Science — avec une majuscule cette fois — ont été bouleversés par le dernier livre de leur auteur préféré. L’un d’eux écrivait :

« Que penserait-on d’un général qui ferait tirer sur ses troupes ? Telle est exactement l’impression de douloureuse stupeur qu’a produite sur nous la nouvelle attitude de M. Le Dantec ».

Je dois dire que la stupeur a été moins vive et surtout moins douloureuse chez ceux qui croient connaître vraiment Le Dantec. Que parle-t-on de sa « nouvelle » attitude ? Comme il n’avait pas réfléchi jusqu’ici aux problèmes politiques, il demeurait vis-à-vis d’eux sur une prudente réserve : le jour qu’il s’y est sérieusement appliqué, il est arrivé à des conclusions qui l’ont surpris et peut-être contristé tout le premier, mais qu’il n’a pas pu ne pas adopter, parce qu’elles lui étaient imposées par une force supérieure à ses propres inclinations.

Le Dantec « fait de la logique » comme d’autres font des calembours ou de la tuberculose. C’est son état naturel. Il a, de son maître Pasteur, le souverain détachement, la magnifique impersonnalité scientifique : aucune affirmation, s’il ne l’a préalablement vérifiée, n’a pour lui la valeur d’un article de foi, et, conservant dans l’ordre politique la même liberté d’examen que dans l’ordre scientifique, analysant, définissant, enchaînant — toutes choses inconnues d’un Jean-Jacques —, il était inévitablement exposé à bousculer dans ses conclusions le nuageux édifice des annonciateurs de la Cité future. Observez que les mêmes hommes qui lui font grief aujourd’hui de son indépendance d’esprit à l’égard des « immortels principes » ne trouvaient pas assez d’éloges pour sa critique incisive du spiritualisme. Tant que Le Dantec ne s’attaquait qu’aux métaphysiciens de la philosophie, tout allait bien et il était une des lumières de la Sorbonne. Mais voilà que Le Dantec s’en prend aux métaphysiciens de la politique et avec la même puissance d’argumentation, la même rigueur de méthode, leur démontre l’inanité du dogme radical-socialiste ; aussitôt l’antienne change et le grand homme de la veille n’est plus bon qu’à jeter aux corbeaux.

La morale de cette histoire, c’est qu’il n’est pas prudent de se fier aux Celtes, qu’ils s’appellent Chateaubriand, Lamennais, Renan ou Le Dantec : aucun parti, aucun système politique ou religieux, n’est sûr de leur adhésion définitive et sans réserve.

Mais défection n’est pas trahison. Si un parti détenait la vérité totale, ils lui resteraient inébranlablement fidèles, mais la vérité a trop de facettes, et l’infirmité de leur nature les empêche de se contenter, comme les autres hommes, d’une vérité incidente et fragmentaire. Ce tourment de l’absolu, qui est proprement un mal celte, fait qu’ils ne sont à l’aise nulle part. Souhaitons qu’on ne les appelle jamais au gouvernement du monde : par horreur du relatif, ils le conduiraient aux pires catastrophes. Mais, tout en les bannissant de la République, rendons-leur justice : ce n’est pas l’intérêt qui les guide. La mobilité de leurs opinions, dont ils portent les premiers la peine, vient uniquement de leur impuissance à résister aux sollicitations de tout ce qui porte le caractère ou revêt l’apparence d’une vérité : dupes quelquefois et plus souvent d’une clairvoyance extraordinaire, ils s’inquiètent peu d’avoir l’air de se contredire, et je crois même qu’ils n’en sont pas autrement fâchés. Peut-être ne sont-ils aussi versatiles que parce qu’ils sont un peu plus fins et beaucoup plus désintéressés que le commun de leurs semblables. Et peut-être aussi ce que La Bruyère dit du cœur que, seul, il concilie les choses extrêmes et admet les incompatibles, s’appliquerait-il assez bien aux Celtes qui sont avant tout des sentimentaux, — même quand ils font de la logique, comme Le Dantec.

  1. À propos du livre : l’Égoïsme, seule base de toute Société.