L’Âme bretonne série 4/Une cellule de l’organisme breton VII Le pain et l’arbre des âmes

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 47-57).


VII

LE PAIN ET L’ARBRE DES ÂMES.


La fête des Trépassés prête à deux rites tantôt distincts, tantôt confondus : le rite du bara an anaon ou pain des âmes et le rite du gwezen an anaon ou arbre des âmes.

C’est à mon second voyage en terre plougastéloise que je fis connaissance avec eux. Les Vêpres des Morts venaient de s’achever et je flânais mélancoliquement sur la place, parmi la bigarrure des cornettes blanches, des corsages violets, des pantalons de berlinge brun, des vestes bleues soutachées de vert et des jupes noires lisérées d’orange, quand le sacristain de la localité passa devant moi avec un panier rempli de petits pains. Machinalement je le suivis des yeux et le vis qui entrait dans une maison voisine, se signait, remettait un de ses pains, empochait quelque monnaie et recommençait le même manège un peu plus loin. Les sacristains de Bretagne exercent généralement un métier auxiliaire, et il se pouvait à la rigueur que celui-ci fût boulanger ou fournier en même temps que sacristain. Mais, d’autre part, il n’est point d’usage qu’on distribue le pain dans l’après-midi et moins encore qu’on se signe en le distribuant. Et enfin il ne s’agissait point céans de tourtes ni de miches, mais de ces manières d’échaudés qu’on appelle en Bretagne des pains mollets. Intrigué, je me faufilai à travers les groupes et, comme l’étrange colporteur entrait avec le restant de sa fournée dans un débit de la place, j’arrivai assez tôt pour l’entendre qui, après avoir esquissé un signe de croix, demandait en breton :

— Désirez-vous un pain des âmes ?

— Oui, s’il plaît à Dieu, répondit l’hôtesse qui se signa elle aussi en prenant le pain, tendit une pièce d’argent au sacristain, enveloppa son achat dans une fine serviette de toile blanche et l’alla serrer incontinent dans un tiroir du vaisselier.

Le bara an anaon, le pain des âmes !…

Je tenais la clef du mystère. On est encore persuadé, en Bretagne, qu’à certains jours de l’année les défunts quittent leur sépulture et réintègrent les maisons qu’ils habitaient de leur vivant. Sur la table de famille, dans certaines paroisses des Montagnes-Noires, on dispose à leur intention les éléments d’une frugale réfection nocturne, kik-saezon, crêpes et laitage : les hôtes du logis se partagent au matin les reliefs de ce « past » mortuaire, et c’est leur façon de communier avec l’esprit des ancêtres.

Bien évidemment, la coutume du bara an anaon est née de cette croyance en un prolongement matériel et souterrain de la vie des âmes, — croyance qui, par parenthèse, dut être générale dans l’ancienne Gaule et le fait est qu’on en trouve des traces chez les Belges. Nous savons, par exemple, qu’à Bruges, il y a peu de temps encore, on pétrissait dans chaque ménage, la veille du jour des Morts, des galettes spéciales nommées pankœken, qu’on faisait bénir à l’église, puis qu’on répartissait entre tous les membres de la communauté. Chaque galette dévotement croquée rachetait une âme. Aujourd’hui, le pankœken ne se mange plus en famille. Mais, par une déviation singulière de l’usage, on en fabrique encore dans certains restaurants et cabarets populaires, où les meurt-de-faim de la localité, ravis de l’aubaine, se tiennent en permanence pendant toute la journée du 1er  novembre et, moyennant une petite rémunération et quelques chopes supplémentaires, se chargent d’engloutir autant de galettes funèbres qu’on veut bien leur en offrir. Le peuple croit, en effet, que le pankœken peut être mangé par n’importe qui et que, pourvu qu’on le mange à l’intention d’un défunt bien déterminé, l’acte conserve toute son efficacité.

Le bara an anaon des Plougastélois présente de grandes analogies avec le pankœken. Mais, tandis qu’en Belgique la coutume populaire, si touchante, qui fait participer les défunts, pendant un jour de l’année, à la nourriture des vivants, s’est gâtée insensiblement et a fini par dégénérer en une façon de parodie, elle a gardé, à Plougastel, toute sa gravité initiale : telles les trois soupes que Du Guesclin avait coutume de manger avant la bataille en l’honneur de la Trinité. Mme Maléjac, dans le débit de laquelle j’étais entré à la suite du sacristain, m’expliqua fort aimablement que c’est la fabrique de l’église paroissiale qui commande aux boulangers le bara an anaon[1]. Autant de ménages, autant de pains mollets. Prix minimum de l’échaudé mortuaire : deux « blancs » (10 centimes) ; mais la générosité de l’acheteur peut pousser jusqu’à l’écu et même au-delà. Ce ne sont point les « âmes » qui s’en plaindront, puisque le produit de la collecte sera remis au clergé qui le convertira en services et en oraisons pour le repos des trépassés. Le soir venu, cependant, à la table de famille, après les « prières des défunts », le pain des âmes, tiré de sa blanche enveloppe, est partagé entre les assistants. Chacun se signe avant de manger son morceau. Et voici le plus touchant peut-être, car il est rare que, dans ce pays amphibie, où les cultivateurs eux-mêmes font leur service dans la Flotte et figurent sur les contrôles de l’Inscription maritime, la table de famille soit au complet : la part des absents est réservée et précieusement mise de côté dans l’armoire où l’inquiétude des mères ne tardera pas à la consulter.

— Ces morceaux de pain sont donc sorciers ? demandai-je avec étonnement.

— Ils sont sacrés, c’est tout ce que je sais, répondit mon hôtesse, et l’on peut donc les consulter sans faire de péché : s’ils se conservent en bon état, c’est signe que tout va bien pour l’absent ; s’ils viennent à moisir, c’est signe que sa santé se gâte ou que sa vie est en danger. Les pains n’ont jamais trompé personne.

— Ma foi, je serais volontiers de cet avis, confirme un Plougastélois qui assiste à la conversation. J’ai fait mon « congé » à Toulon et en escadre ; je n’ai pas été malade un seul jour pendant mes quatre années de service. Aussi, en rentrant à la maison, j’ai trouvé mes quatre morceaux de bara an anaon secs comme du bois…

Cela est dit sans sourire, d’un ton grave et convaincu, par un homme jeune encore, un « chulot », comme on appelle ici les membres de l’aristocratie terrienne, bien pris dans son antique pourpoint bleu-de-roi à boutons de nacre et qui parle le français avec autant d’aisance que le bas-breton. Le cas n’est point rare à Plougastel, dans cette cellule peut-être unique de l’organisme national qui ressemble à un rêve de Le Play réalisé à l’extrémité du territoire. Et, comme j’en étais là de mes réflexions, une sonnerie lente et musicalement gémissante sur quatre notes espacées et toujours les mêmes : do-la-sol-fa, me fit lever interrogativement les yeux vers mon hôtesse…

— Le glas noble, m’expliqua-t-elle. On ne le sonne que pour les grands enterrements et pour la Vigile des Trépassés. Le glas du commun se donne à deux cloches seulement Mais hâtez-vous, Monsieur : puisque ces coutumes paraissent vous intéresser, il n’est que temps, si vous voulez assister dans l’ancien cimetière à l’adjudication du gwezen an anaon ou arbre des âmes ; sa mise aux enchères a dû commencer avec le glas…

Cette fois encore, un supplément d’explication n’eût pas été inutile ; mais le temps pressait et le plus sage me parut de courir au cimetière. Je n’y arrivai malheureusement que pour assister à la péripétie finale de la pièce. Du socle de la croix qu’il avait pris pour estrade, mon fournier-sacristain de naguère, transformé en crieur public, levait vers la foule massée sur le placitre une sorte de grand candélabre en bois tourné dont les branches au lieu de chandelles, portaient des pommes — de belles pommes rouges — à chacune de leurs extrémités.

— Vingt-huit livres dix sous… Personne ne met au dessus ?… Adjugé !

J’étais navré… Quelqu’un me tira par la manche. C’était le « chulot » du débit qui m’avait suivi sur le placitre.

— On vend des arbres semblables dans chaque breuriez ou frairie, me dit-il, et on ne procède généralement à leur adjudication qu’après celle de l’arbre paroissial. En un quart d’heure de marche vous pouvez être rendu à la Fontaine-Blanche, la frairie la plus proche. Je vais moi-même de ce côté. Donc, si le cœur vous en dit…

L’invitation ne pouvait tomber plus à propos. Chemin faisant, mon compagnon me fournit tous les éclaircissements désirables sur l’institution des arbres mortuaires… Ces arbres ne sont pas tous en forme de candélabres. Il en est de beaucoup plus simples, comme celui de la frairie Saint-Trémeur, qui est un petit if de trois mètres de haut environ : le tronc en est écorcé, les branches taillées en pointe et l’on ente d’autres branches artificielles dans le tronc pour multiplier les saillies. Sur chacune de ces saillies, au nombre d’une quarantaine, on pique une pomme rouge…

— Et pourquoi une pomme ? demandai-je curieusement.

Mon guide l’ignorait et ses compatriotes, m’assura-t-il, n’étaient pas mieux renseignés. Comme pour les feux de la Saint-Jean, le rite s’est perpétué, mais sa signification s’est perdue.

— À moins pourtant, me dit-il après un moment de réflexion, que ce ne soit par allusion à la pomme qui causa la chute de notre premier père.

— L’arbre des âmes serait donc une réplique bretonne de l’arbre du Paradis terrestre ?

— Peut-être, mais je ne vous le garantis pas.

La réserve du « chulot » est bien explicable et il se pourrait fort en effet que l’origine du gwezen an anaon n’eût rien de biblique : ce peuple est si pénétré encore du vieux naturalisme aryen ! Tant y a que, le soir de la Toussaint, à Plougastel-bourg et dans les quinze ou vingt frairies de la paroisse, des arbres de cette sorte sont mis aux enchères et poussés quelquefois jusqu’à 30 et 40 francs par leur dernier enchérisseur. L’acquisition de l’arbre des âmes est généralement le résultat d’un vœu.

— C’est ainsi, me dit en substance mon guide, que, quand un ménage frappé de stérilité désire avoir un enfant, il promet, s’il est exaucé, de se porter acquéreur, au nom de l’enfant à naître, d’un gwezen an anaon. L’adjudication faite, une interversion de rôle se produit et, d’adjudicataire, l’acquéreur de l’arbre se transforme en vendeur au détail. Mais, comme les quarante pommes de cet arbre ne suffiraient pas aux exigences de la clientèle, notre marchand improvisé s’en procure quelques centaines d’autres qui, baptisées comme les premières avalo an anaon (pommes des âmes), se débitent au même tarif, soit un et deux sous pièce. Bien entendu, le produit de la vente des fruits, défalcation faite du prix d’achat, est versé au clergé par l’adjudicataire de l’arbre. Quant à l’arbre lui-même, tantôt l’adjudicataire le dépose dans la chapelle de la frairie, tantôt il le garde comme un porte-bonheur dans sa maison jusqu’à la Toussaint suivante, époque où il l’en sort, y pique de nouveaux fruits et le met aux enchères, soit directement, s’il est membre d’une frairie suburbaine, soit par l’intermédiaire du sacristain, s’il appartient à la frairie paroissiale… Mais nous voici rendus, Monsieur : la chapelle de la Fontaine-Blanche est devant vous et là, sur les marches du calvaire, se tiennent côte à côte le vendeur de l’arbre, le vendeur des pommes et le vendeur des pains…

Le soir tombait : ses premières ombres descendaient les pentes du Ménez-Hom, pareilles au glacis d’une forteresse démantelée ; aux brèches du grand plateau dénudé que bastionne le vieux mont quadricorne, des morceaux de mer luisaient sourdement comme des incrustations d’étain : une combe s’ouvrait à nos pieds dans l’éclaircie du feuillage et, de cette combe solitaire, entre la limpide fontaine qui lui a donné son nom et le calvaire signalé par mon guide, se levait le pignon fleuronné de la jolie chapelle en qui les anciennes chartes saluaient la rose du monachisme armoricain, rosa monachorum, et qui était, jusqu’à la Révolution, un prieuré de l’abbaye de Daoulas.

La légende veut qu’à cette même place, jadis, une chapelle plus antique s’érigeât. Comme elle tombait en ruines, on déménagea la statue de la Vierge et on la logea dans l’église paroissiale. Mais, à la faveur de la nuit, la statue prit sa volée : on la retrouva le lendemain au milieu des ruines, dans une touffe de sureau. Derechef on la transporta au bourg et derechef elle retourna clandestinement à son buisson fleuri. Il fallut l’y laisser et construire, pour l’y abriter, une chapelle toute neuve qui, avec sa rosace trilobée et son riche portail aux arcs en contre-courbe, n’a pas sa rivale dans toute la Cornouaille du nord. La belle dame qui l’habite reçoit, au 15 août et au lundi de Pâques, l’hommage solennel des pèlerins ; mais il lui survient, à certaines nuits, des visites plus mystérieuses : de la chapelle du Relecq, en Léon, une lumière se détache, franchit l’Elorn et pénètre dans la chapelle de la Fontaine-Blanche par la petite porte de la nef. Un instant elle s’arrête devant l’autel, puis continue sa promenade et va se perdre dans les lointains du Ménez-Hom, couronnés par une autre chapelle de Marie.

— C’est la Vierge du Relecq, vous disent les bonnes gens, qui vient rendre visite à ses cousines de Cornouaille !…

Pour le moment, le petit placitre qui s’étend devant la chapelle n’est pas très animé. Il ne s’y voit, avec les trois vendeurs, qu’une vingtaine d’assistants disséminés dans l’ombre des talus et sur les banquettes de la route.

Seiz livr ha dek gwennek ! (Sept livres et dix sous !) répète inlassablement le vendeur de l’arbre, un grand gaillard sec et tanné, qui répond au nom magnifiquement barbare de Gourloüen Cap.

Mais personne ne met de surenchère. L’arbre des âmes, l’arbre sacré de la frairie, payé trente-deux francs l’an passé, va-t-il donc s’adjuger à ce prix dérisoire ? Non ! Une partie des membres de la frairie a dû s’attarder au cimetière après les offices du bourg ; voilà des groupes qui dévalent vers le calvaire et, d’un de ces groupes, soudain, une voix féminine jette avec décision :

Eiz livr (huit livres !).

— Huit livres et dix sous, riposte de l’autre côté de la route une voix moins assurée, celle d’une jeune femme à tête hâve qui tenait jusque-là l’enchère et qui se démasque du talus où sa présence nous avait échappé.

— Neuf livres !…

La lutte est engagée et elle devient tout de suite palpitante, presque dramatique vraiment, entre ces deux rivalités féminines dressées pour la possession de l’arbre porte-bonheur. Quels secrets peuvent se tapir sous ces cornettes en bataille ? Mais visiblement la partie n’est pas égale entre les deux adversaires. À mesure que la « criée » se poursuit, la voix de la première enchérisseuse faiblit, devient plus hésitante : les ressources de la pauvre femme ne lui permettent pas sans doute de dépasser un certain chiffre.

— Vingt livres !… Trente !… Trente-cinq !… Quarante !…

Un arrêt, pendant lequel on entend un sanglot étouffé, puis le traînement d’un pas qui s’enfonce dans la nuit.

— Personne ne met plus ? demande le vendeur… Adjugé !

L’acquéreuse de l’arbre s’en empare avidement : c’est une riche « chulotte » de la frairie, m’explique mon guide, une Kerandraon du clan des Kerandraon de Kernévénen, dont la tige, à la Saint-Jean dernière, s’est fleurie d’un tardif rejeton.

— Et l’autre ? la vaincue ?

— Une femme de marin… Elle est sans nouvelle de son homme depuis six mois. Elle avait mis son dernier espoir dans l’arbre des âmes ; puisqu’il ne lui est pas resté au prix maximum qu’elle s’était fixé et qui excédait déjà ses ressources, c’est que l’homme ne reviendra pas. On ne peut s’engager avec les morts que pour le compte des vivants[2].

  1. Le bara an anaon n’est, d’ailleurs, porté de seuil en seuil et n’a la forme de petits pains que dans la section de Plougastel-bourg ; une maison particulière de la breuriez, maison qui change chaque année suivant un roulement établi, en reçoit le dépôt dans les autres sections. De plus, le pain y prend la forme de kouigns ou tourtes, dont les morceaux sont répartis sur place entre les membres de la breuriez.
  2. M. A. Le Braz, dans sa Légende de la Mort chez les Bretons armoricains, a donné, d’après Amédée Creac’h, de l’Auberlac’h, une version un peu différente de la coutume du bara an anaon et du guezen an anaon. Et il se peut bien, en effet, que la coutume subisse quelques changements d’une section à l’autre.

    « Le soir de la Toussaint, dit M. Le Braz, les membres de chaque frairie se réunissent chez l’un d’eux pour y célébrer le rite suivant : la table de la cuisine est garnie d’une nappe sur laquelle s’étale une large tourte de pain, fournie par le maître de la maison. Au milieu de la tourte est planté un petit arbre portant une pomme rouge à l’extrémité de chacun des rameaux. Le tout est recouvert d’une serviette blanche. Lorsque la frairie est rassemblée autour de la table, le maître de la maison, en qualité d’officiant, commence les prières des défunts, répondu par les assistants. Puis, les prières dites, il enlève la serviette, coupe la tourte de pain en autant de morceaux qu’il y a de membres dans la frairie et met ces morceaux en vente au prix de deux, de quatre et même de dix sous l’un. Celui des membres de la frairie qui n’achèterait pas son « pain des âmes » (bara an anaon) encourrait la malédiction de ses parents défunts. Rien ne lui prospérerait plus. L’argent ainsi récolté est consacré à faire dire des messes et des services pour les trépassés. Quant à l’arbre aux pommes rouges, symbole de la breuriez, dont il porte, du reste, le nom, la personne chargée de fournir le pain l’année d’après le vient quérir en grande pompe, dès que la nuit est proche, et dispose à son gré des fruits dont il est paré, en attendant de les remplacer par d’autres. »