L’Âne mort et la femme guillotinée/XIX

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XIX

SYLVIO


Je suis lié de l’amitié la plus tendre avec un jeune homme, plus jeune que moi, nommé Sylvio, aimable et franc garçon, une belle nature, forte, décente, svelte, et dans le cœur, de la passion pour toute une composition dramatique. Une femme à soi : tel était le grand rêve de cet imprudent et inhabile Sylvio ; il regardait les femmes comme des êtres bien au-dessus de l’espèce humaine, il respirait à peine en leur présence ; mais cependant son admiration muette, ses hommages silencieux ne lui avaient guère profité : jeune et beau, riche et brave, portant légèrement un grand nom qu’il parait encore, à peine s’il avait pu s’attirer de ces beaux êtres tant rêvés, quelques regards indifférents et dédaigneux. Au reste, c’était la faute du beau jeune homme : pourquoi donc être si modeste ? Tout entières à se contempler, les femmes ne devinent pas un homme, c’est tout au plus si elles le comprennent, encore faut-il qu’il s’étale lui-même au grand jour. Voilà ce que le jeune Sylvio n’osait pas faire ; j’avais tenté, mais en vain, de le sauver de cette exaltation dangereuse ; il recevait en souriant mes plus sages conseils. Je ne sais comment il avait deviné que j’étais possédé d’un triste amour, mais il le savait, et il me raillait souvent sur mes sentiments mystérieux ; il comptait tous mes soupirs, il expliquait mes paroles entrecoupées, mes distractions fébriles, et il me jetait un regard de pitié qui plus d’une fois me fit frémir, en songeant qu’il avait tout mon secret, c’est-à-dire qu’il savait toute ma misère ! — C’était le lendemain de ma fatale aventure ; j’étais bien triste ; je me disais que moi tout entier, moi et mon amour et ma jeunesse, j’avais été sacrifié à une robe de velours, à ce velours prostitué et fangeux ! Misérable femme ! oui, certes, trois fois misérable ! — Sylvio entra dans ma chambre, suivi de cette belle humeur qui ne l’abandonnait jamais, non pas même au plus fort de ses passions. Il s’était figuré la veille, dans un bal, qu’une femme de quarante ans à peine, épaisse, et grosse commère dont il aurait pu être le fils, lui avait peut-être serré la main ! Il en était tout fier, et tout fier, il venait me raconter son admirable fortune.

— Diable, elle t’a serré la main ! Te voilà bien avancé, lui dis-je en soupirant.

— Bien avancé, me dit-il ; le cœur se prend par la main aussi bien que par les lèvres ; mais toi, monsieur le dédaigneux, j’imagine que tu serais heureux si tu l’étais seulement autant que moi.

— Je t’assure, mon pauvre Sylvio, que du côté de mes amours je suis beaucoup plus avancé que je ne le voudrais, et que toi-même tu sauterais de joie si tu savais combien tu l’es aussi sans t’en douter.

Sylvio ouvrait de grands yeux ; sa jeune et pétulante imagination bâtissait déjà tout un roman d’amour, bien compliqué, sur une parole jetée en l’air.

En même temps je jouais avec ma bourse, et machinalement, je la versai sur le marbre de la toilette, séparant l’or de l’argent, et l’argent de la petite monnaie ; Sylvio rêvait toujours.

Je le tirai brusquement de sa rêverie : — Sais-tu bien au juste quel est le prix vénal de la femme que j’aime et pour qui je meurs, Sylvio, toi qui aimes tant les femmes ? m’écriai-je en éparpillant mon argent sur le marbre.

Je n’eus pas de réponse de Sylvio.

— Sais-tu bien, repris-je, ce que vaut une femme ? je veux dire une charmante et idéale créature, telle que tu n’en as pas même rêvée dans tes songes, une jeune fille rose et fraîche et blanche, vingt ans à peine, doucement épanouie sous ses beaux cheveux, comme une rose aux cent feuilles ; une femme que j’ai vue, il n’y a pas un an, courant au soleil dans la plaine de Vanves et ne s’inquiétant que de son âne et de son chapeau de paille ? Sais-tu à quoi elle s’est estimée, cette heureuse villageoise qui eût fait honneur à un grand d’Espagne, une belle fille que j’adorai à son premier regard ? Sais-tu avec combien d’argent, toi, moi, lui, tout le monde, nous pouvons arriver jusqu’à elle, le sais-tu ?

Le jeune homme m’écoutait en tremblant : — Celle que tu aimes ! celle à qui tu penses ! celle que tu poursuis la nuit et le jour ! celle pour qui tu négliges tes fleurs, tes amis, tes poëtes !... combien vaut-elle ?

Je pris une pièce d’or : — Pour toi, mon bon Sylvio, toi qui es jeune, beau et timide, voilà ce qu’elle s’estimerait sans doute, en riant de ta simplicité.

Je pris ensuite la moitié de la même pièce en argent :

— Pour le vulgaire, pour l’homme qui passe, pour le premier venu qui n’est pas trop pressé dans sa route, voilà le prix.

— Vienne un soldat pris de vin ou quelque vieillard obstiné et avare, voilà tout ce qu’elle lui coûtera ; et je poussai du doigt une pièce de cinq francs, à l’effigie de S. M. Louis XVIII ; puis j’eus honte de moi-même et je retombai dans mon accablement.

Il se fit un moment de silence. Était-ce un reproche ou une plainte de la part de Sylvio ?

À la fin il se leva, vint à moi, et prit une pièce d’or :

— Je veux en avoir le cœur net, me dit-il ; où est-elle ? je vais l’acheter.

— Toi, Sylvio ?

— Moi-même ! Que t’importe d’ailleurs qui l’achète, puisque chacun a le droit d’être ton rival ? Insensé ! tout à l’heure il se moquait de ma passion vagabonde, et le voilà aujourd’hui brisé sous la honte qu’il n’a pas faite ! Toute la terre peut posséder sa maîtresse, excepté lui, et il va mourir de rage sur le seuil de cette porte ! Encore s’il n’avait pas d’argent dans sa bourse ! mais, à cette heure, il a de quoi payer vingt fois celle qu’il aime ! Il tient là cette femme vénale sur ce marbre ; il peut acheter, s’il le veut, trois mois de la vie de cette femme, et à la fin du bail le renouveler encore pour trois mois ou pour une heure, et mon lâche se lamente sans parler, sans agir ! C’est bien le cas de dire comme Yago : Mettez de l’or dans votre bourse, seigneur Roderigo ! Mais cependant, moi, moi, Sylvio l’innocent, Sylvio la demoiselle, nous allons voir ta maîtresse, et pour que tu fasses bien les choses jusqu’à la fin, nous prendrons tes pièces d’or, car c’est seulement en empruntant ta bourse que nous commettrons un adultère. Ô pauvre homme ! pauvre patient ! Allons, réveille-toi ; allons, je ne veux pas te faire outrage, je veux avoir cette belle pour mon argent ! Je veux voir, me dit-il d’un ton plus radouci, je veux voir à quelle passion tu t’es livré, je veux pouvoir te dire ce qu’il y a de bonheur et de repos dans les bras de cette femme ; si toi seul tu n’oses pas l’acheter, je veux l’acheter pour toi ; après quoi, je reviendrai te dire si elle vaut tous ces regrets, si elle vaut une seule de ces larmes, ou bien si elle ne vaut tout au plus que cette pièce d’argent. Ainsi donc, je la vais acheter à moi tout seul, à moins que tu ne veuilles être présent à la vente, ajouta-t-il.

— Certainement que je serai présent, Sylvio ; nous irons ensemble ; partons. Et je pris mon argent, tout mon argent, et je sortis consterné, comme doit l’être l’incendiaire ou l’assassin que pousse le crime hors de sa maison.

Cependant nous allions à la demeure d’Henriette ; mais à mesure que j’approchais : — Sylvio ! m’écriai-je, il est impossible qu’elle reste dans cet horrible repaire ; il est impossible, Sylvio, que je la laisse en vente plus longtemps, exposée à tous les acheteurs ; j’en mourrais ou j’en deviendrais fou, Sylvio ! Allons donc, si tu m’en crois, nous l’achèterons en gros, pour l’empêcher de se vendre en détail.

— C’est une marchandise avariée, répondait Sylvio, s’arrêtant à toutes les femmes qu’il rencontrait.

Nous étions au commencement de la rue, et déjà nous distinguions la maison, quand nous aperçûmes à la porte fatale, une foule ameutée et toujours croissante. Un détachement de soldats entourait déjà ce repaire, et le commissaire de police, en écharpe, y pénétrait d’un pas solennel. Sylvio connaissait l’honnête magistrat, qui nous permit de pénétrer dans ce lieu funeste. Tout y était en désordre ; les habitantes de l’endroit, pâles et échevelées, étaient assises sur leur grabat et s’entre-regardaient d’un air hébété ; leurs tristes compagnons de débauche, tout honteux d’être surpris par la foule, dans un si triste appareil, se cachaient le visage ; — hypocrites, qui tenaient à leur bonne réputation, et qui voulaient réunir les immondices du vice aux honneurs de la vertu ! Dans la rue se tenait une multitude impatiente d’apprendre le crime et de voir le criminel. Il s’agissait d’un meurtre qui avait été commis durant la nuit ; on en disait déjà des détails horribles, tout le monde frémissait ; moi seul j’eus une espèce de joie infernale en apprenant le nom de la coupable. Oui, c’était elle, c’était bien elle, elle-même qui venait de laver sa faute avec du sang ! Soyez loué, mon Dieu ! qui l’avez sauvée par un crime ! À la fin donc, elle échappait au public, elle n’appartenait plus qu’au bourreau ; à la fin donc, ce monde auquel elle s’était prostituée, n’avait plus sur cette femme que des droits légitimes : il ne pouvait plus lui demander que sa tête, non son corps ! Elle ne sera plus étalée sur la borne à présent, elle ne sera plus exposée que sur l’échafaud ! maintenant il n’y aura que la justice des hommes qui pourra l’atteindre, elle est à l’abri de leurs sales passions. Ainsi, je triomphais enfin de cette femme ! Je montai dans sa chambre avec le commissaire de police ; à peine sur les confins sanglants de cette alcôve immonde, nous fûmes presque repoussés par l’odeur d’un parfum infect ; le désordre était complet : des robes traînantes, des fichus troués, de vieilles chaussures, un jupon sale ; de la boue, de la graisse, mêlées à la lie du vin ; affreux pêle-mêle de toutes sortes de vestiges ternis d’une opulence plus qu’équivoque ; enfin, derrière les rideaux, un cadavre et du sang encore chaud. Elle avait tué cet homme après l’avoir provoqué, et elle l’avait jeté hors de ce lit banal, sans trop savoir pourquoi, tout comme elle l’y avait fait entrer ! Quand nous pénétrâmes dans son antre, la fille de joie était déjà redevenue une femme vulgaire, grâce à son crime ; elle était chastement couverte d’un peignoir, ses beaux cheveux flottaient épars sur ses blanches épaules ; on n’eût jamais dit, à la voir si calme et si tranquille, que c’était là une prostituée, et une prostituée qui venait de commettre un meurtre. D’ailleurs, elle savait si bien à l’avance qu’elle appartenait au commissaire de police, corps et âme, que le commissaire de police était sa loi vivante et sans appel ! Aussi était-elle déjà prête à suivre qui la venait prendre. Déjà elle composait sa triste garde-robe de fille prisonnière : de vieux chiffons brodés, un peigne édenté, une brosse, un morceau de savon, de la pommade, un pot de fard et autres ingrédients d’une toilette de dernier ordre. Sur ces entrefaites, un agent subalterne arriva, elle tendit ses deux petites mains aux menottes, qui se trouvèrent beaucoup trop larges ; on eût dit, à sa grâce enfantine, qu’elle essayait des bracelets nouveaux ; le fer rougit son bras, mais sa main n’en était que plus blanche ; quand tout fut prêt, elle traversa la foule, monta dans un fiacre, et s’éloigna lentement au milieu des huées et de l’exécration publiques.

— Réjouis-toi, dis-je à Sylvio, la voilà perdue !

— Combien vaut-elle à présent, dit Sylvio, pourrais-tu me le dire ?

— À présent, tout l’or du monde ne l’aurait pas, et j’en rends grâce au ciel !

— Au moyen de ce crime elle est devenue plus inaccessible que la vertu la plus farouche. Les extrêmes se touchent, mon ami, dit Sylvio.

— Grille ou vertu, que m’importe ? elle est sauvée ; elle est rentrée dans la voie ; maintenant je puis être libre de l’aimer, je puis être fier de mon amour, je puis l’avouer à la face des juges et du bourreau ; elle n’est plus la maîtresse de vendre son corps, elle échappe à la prostitution, sa souveraine maîtresse. Ris donc, Sylvio, et moque-toi de moi ! Je puis l’aimer à présent avec plus de sécurité que tu ne pourrais aimer ta jeune épouse vingt-quatre heures après la noce, Sylvio.

Et je me livrai ainsi à mon horrible joie tant qu’elle putaller.