L’Âne mort et la femme guillotinée/XVII

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XVII

LE RETOUR


Je ne saurais dire comment je sortis de ce lieu funeste. Arrivé à la porte, je remontai dans ma voiture, un cabriolet de campagnard assez laid, mais large et commode. Je restais là plongé dans un étonnement stupide qui tenait du désespoir, lorsqu’après une heure d’attente tout au moins, vers le milieu de la rue de la Santé (la Santé ! amère dérision, trait d’esprit de quelque conseiller municipal), sur le bord des boues éternelles qui l’encombrent, je découvris quelque chose de blanc et de glacé, qui semblait attendre un moyen de se tirer de cette fâcheuse position. Mon parti fut bientôt pris : — Donne-moi ton carrick et ton chapeau, monte derrière le cabriolet ! dis-je à Gauthier. Disant ces mots, je chargeai mes épaules du carrick galonné, et, les yeux couverts du vaste chapeau ciré, je m’aventurai en véritable cocher de fiacre vers ces deux femmes.

C’était Henriette, et à côté d’elle, cette jeune et honnête femme mariée dont la décence et la douleur m’avaient frappé ; guéries en même temps toutes les deux, elles avaient été jetées toutes les deux à la porte, à demi nues, mortes de froid, l’une n’ayant pas d’asile, l’autre ne sachant comment se rendre dans le sien.

Je descendis : — Voulez-vous monter dans ma voiture ? leur dis-je. À peine eus-je parlé, qu’Henriette avait pris sa place dans le vaste cabriolet, sans se faire autrement prier.

— Je n’ose pas, Monsieur, me répondit l’autre femme ; mon mari demeure bien loin et je doute que votre course vous soit payée. En même temps elle se cachait de son mieux sous un châle noir, le seul de ses effets qu’elle n’eût pas donnée à ses compagnes d’infortune ou que celles-ci n’eussent pas dérobé, et elle restait assise sur la borne, les pieds dans de vieilles pantoufles qui prenaient l’eau de toutes parts.

— Montez toujours, Madame, lui répondis-je ; vous me paierez si vous pouvez. Je me plaçai entre ces deux femmes. Au même instant, toutes les filles guéries sortaient ce jour-là de l’hôpital. On n’eût jamais dit, à les voir si alertes, par quelles horribles épreuves les malheureuses avaient passé. Elles riaient, elles sautaient, elles chantaient : Vive le vin et vive l’amour ! Elles rentraient à la fois dans le monde et dans la débauche. — À quoi donc sert cet horrible mal ? La plupart de ces femmes libérées étaient reçues avec transport par des hommes à figures équivoques ; le cabaret voisin retentissait de cris de joie, les fiacres se remplissaient ; dans la foule, quelques vieilles femmes à l’air ignoble venaient reprendre leurs captives, de pauvres filles qu’elles avaient achetées au pays de Caux, dans tout l’éclat virginal de la vingtième année, que la maladie avait enlevées à ces galères abominables, et qui n’avaient pas fait tout leur temps.

— Où allons-nous, Madame ? demandai-je en m’adressant d’abord à la jeune et malheureuse femme qui tremblait à mon côté.

Elle était si troublée qu’elle m’entendait à peine. Elle me dit enfin que son mari demeurait là-bas tout au loin. Pourtant, la malheureuse ! elle l’avait tant prié de venir la voir et de la retirer lui-même de cette misère où il l’avait plongée ! Mais il n’était pas venu : — Et sans vous, Monsieur, je serais morte de froid et de honte sur cette borne. Ainsi elle parlait, et d’une voix si douce ! et elle jetait sur moi un si touchant regard ! Pauvre femme ! si chaste et si souillée ! si honnête et si perdue ! faite tout exprès pour les douces joies domestiques, et passant sa lune de miel à l’hôpital ! Nous avancions ; à chaque rue nouvelle elle devenait plus triste. J’en fis la remarque et je mis le cheval au pas. — Qu’avez-vous donc, pauvre jeune femme, et pourquoi tremblez-vous si fort ? — Hélas ! me dit-elle, mon mari, comment va-t-il me recevoir ? comment me pardonnera-t-il le mal qu’il m’a fait ? — Je la regardai, elle était pâle et livide ; son beau visage portait des traces ineffaçables de toutes les souffrances de l’âme, du cœur, de l’esprit et du corps. — Ayez bon courage, Madame ! lui disais-je ; en ce moment nous passions sous l’arcade de l’Hôtel-de-Ville. — Bon courage ! mon Dieu, j’en ai eu grand besoin depuis un an ! Malheureuse que je suis, un an de tortures et de prison pour un mois de mariage ! Nous arrivâmes ainsi à la porte de sa maison ; j’arrêtai mon cheval ; la jeune femme était muette, je lui donnai le temps de se remettre. Quant à Henriette, transie de froid, elle avait caché sa tête sous le dernier collet de mon carrick, et elle s’était endormie, les deux mains sur mes genoux.

À la fin, je dis à la jeune dame : — Voulez-vous, Madame, que je vous mène à votre mari ? Elle me jeta un regard languissant, mais plein de reconnaissance. Alors je soulevai la tête d’Henriette, je la relevai avec précaution, et j’abaissai la portière de ma voiture ; l’air frappa sur la tête de la fille endormie, le froid la saisit, elle ouvrit les yeux, elle prononça comme une plainte vague et sans suite. La jeune femme honnête était déjà sur le seuil de la porte ; sans rien dire, elle ôta le châle noir qui couvrait ses épaules, et, remontant sur le marchepied du cabriolet, elle entoura de ce sympathique lambeau les épaules d’Henriette, qui luttait encore contre le sommeil ; l’impassible Gauthier tenait la bride de mon cheval.

Sa dernière aumône accomplie, la malheureuse reprit courage ; elle montait le raide escalier en s’appuyant sur mon bras, car si elle ne tremblait plus, elle était si faible ! La maison était calme, propre, froide, aussi correcte qu’une maison d’usurier ; nous nous arrêtâmes au second étage ; nous frappons ; une voix répondit : — Entrez ! J’ouvris la porte ; la jeune femme était pâle comme la mort ; son beau sein, qui n’était plus voilé, était haletant ; j’entrai le premier. Un homme entouré de cartons verts et de papiers nous reçut ; il accueillit sa femme comme s’il l’eût vue la veille ; pas un mot d’intérêt, pas un sourire, pas un regret, pas une pitié ! L’homme horrible ! Il osa encore donner à cette femme un baiser qui me fit peur, car cet homme avait les yeux pleins d’une horrible rougeur, ses cheveux morts tombaient en tristes flocons, de larges pustules couvraient son visage ! — Ah ! malheureuse femme ! m’écriai-je en m’approchant d’elle, malheureuse ! que venez-vous faire ici ? Quelle destinée vous ramène à votre perte ! Ici !... vous seriez mieux d’où vous sortez ! L’homme souriait d’un air railleur, et continuait la recherche de ses papiers.

La frêle et innocente créature se prit à pleurer ; puis elle me regarda ; elle avait l’air de me dire : Je connais mon sort ; dans un an, venez me reprendre au même endroit !

Ô pauvre malheureuse ! voilà donc où te mène le devoir ? Et que ferait donc de pis la débauche ? et serait-il donc vrai que la misérable Henriette eût raison, puisqu’enfin, toi la vertu, toi l’honneur sans tache, tu es plus à plaindre que la prostituée de la rue ? Pauvre femme, pauvre femme ! — Je descendis l’escalier avec un tremblement convulsif ; ma tête heurta contre la tête de mon cheval.

Henriette dormait toujours.