L’Âne mort et la femme guillotinée/XXVII

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XXVII

LE BOURREAU


Je courais, je volais, je fendais la foule qui ne pensait encore à rien, qui n’allait qu’à la Halle en attendant l’heure. Après bien des détours et bien des rues traversées, j’arrivai enfin dans une rue sans nom, à une porte sans numéro ; toute la ville connaît cette maison. Une grille épaisse et revêtue de planches ferme l’entrée de la cour. Cette grille ne s’ouvre qu’aux grands jours. On pénètre dans la maison par une porte basse, garnie de clous à large tête ; au milieu de cette porte s’entr’ouvre une bouche de fer plus redoutable que la Bouche-d’Airain à Venise, car, à coup sûr, quand on jette quelque chose dans cette boîte, c’est une sentence de mort ; au-dessous de cette bouche ouverte est placé un marteau rouillé, car peu de mains y ont touché. La maison est entourée de silence et de terreur. Je frappai ; un domestique vint m’ouvrir ; je fus étonné de sa bonne tournure et de sa physionomie polie. Cet homme me fit entrer dans un beau salon, et alla voir si Monsieur était visible. Resté seul, j’eus tout le temps de parcourir deux ou trois jolies pièces meublées avec beaucoup de soin et de goût. C’étaient les tentures les plus fraîches, les gravures les mieux choisies, les meubles les plus commodes. Des fleurs nouvelles couvraient la cheminée, la pendule représentait un sujet mythologique, Psyché et l’Amour, et elle avançait d’un quart d’heure ; sur le piano ouvert était placée une romance de quelque génie à la mode, soupirs cadencés et fugitifs à l’usage des passions parisiennes ; un joli petit gant de femme était oublié sur le tapis. Dans un petit appartement reculé, un bon peintre avait représenté, se souriant l’un à l’autre, les deux jeunes maîtres de ce frais logis ; je crus un instant que je m’étais trompé de maison.

Un peu plus loin, à travers la glace d’une porte, je découvris un vieillard vénérable, dont la tête était couverte de cheveux blancs. Aux côtés du vieillard se tenait debout, et dans l’attitude du plus profond respect, un jeune enfant tout blond, aux yeux d’azur ; c’était l’aïeul qui donnait une leçon d’histoire à son petit-fils. Ce devait être là une chose singulière : l’histoire enseignée par ce vieil homme qui descendait, par un arbre généalogique tout sanglant, d’une longue suite de bourreaux, et qui lui-même avait été le bourreau de toute une génération ! Certes, il avait vu, celui-là, le néant de la royauté et de la gloire. Il avait vu se courber sous son fer Lally-Tollendal et Louis XVI ; il avait porté les mains sur la reine de France et sur madame Élisabeth : la majesté royale et la vertu ! Il avait vu se coucher à ses pieds, dans le silence, cette foule d’honnêtes gens que la Terreur égorgeait sans pitié, tous les grands noms, tous les grands esprits, tous les grands courages du dix-huitième siècle ; ce que Marat, Robespierre et Danton avaient rêvé à eux tous ensemble, il l’avait accompli à lui tout seul ; il avait été le seul Dieu et le seul roi de cette époque sans autorité et sans croyance, un Dieu terrible, un roi inviolable. Il savait sur le bout du doigt, on peut le dire, toutes les nuances du plus noble sang, depuis le sang de la jeune fille qui range ses vêtements pour mourir, jusqu’au sang glacé du vieillard ; il avait le secret de toutes les résignations et de tous les courages ; et que de fois ce philosophe rouge est resté confondu, voyant le scélérat mourir avec autant de courage que l’honnête homme, le disciple de Voltaire tendre un cou aussi ferme que le chrétien ! Quelles pouvaient être les croyances de cet homme ? Il avait vu la vertu traitée comme le crime. Il avait vu la courtisane trembler d’épouvante, sur le même plancher où la reine de France était montée d’un pas ferme. Il avait vu sur son échafaud toutes les vertus et tous les crimes ; aujourd’hui Charlotte Corday, le lendemain Robespierre. Que devait-il comprendre à l’histoire ? et comment la comprenait-il ? Voilà une rude question !

Entra enfin l’homme que j’attendais. Il avait son habit et ses gants, il était prêt à sortir, je savais pour quel rendez-vous.

— Monsieur, me dit l’homme en jetant un regard inquiet sur la pendule, je ne m’appartiens pas aujourd’hui ; aurai-je l’honneur de savoir ce qui me vaut votre visite ?

— Je venais, Monsieur, vous demander une grâce que vous ne me refuserez pas.

— Une grâce, Monsieur ! je serais heureux de pouvoir vous en accorder une : on m’en a demandé beaucoup, toujours en vain ; c’est demander grâce au rocher qui tombe.

— En ce cas-là, vous avez dû souvent vous estimer bien malheureux.

— Malheureux comme le rocher. J’exerce, il est vrai, un cruel ministère ; mais j’ai pour moi mon bon droit, le seul droit légitime qui n’ait pas été nié un seul instant dans notre époque.

— Vous avez raison, vous êtes une légitimité, une légitimité inviolable, Monsieur ; et en bonne histoire, il faut remonter jusqu’à vous pour démontrer la légitimité.

— Oui, reprit l’homme, il est sans exemple qu’on ait jamais nié mon bon droit. Révolution, anarchie, empire, restauration, rien n’y a fait ; mon droit est toujours resté à sa place, sans faire un pas ni en avant, ni en arrière. Sous mon glaive, la royauté a courbé la tête, puis le peuple, puis l’empire ; tout a passé sous mon joug : moi seul je n’ai pas eu de joug ; j’ai été plus fort que la loi, dont je suis la suprême sanction ; la loi a changé mille fois, moi seul je n’ai pas changé une seule ; j’ai été immuable comme le destin, et fort comme le devoir ; je suis sorti de tant d’épreuves avec le cœur pur, les mains sanglantes, la conscience sans tache. Quels sont les juges qui en pourraient dire autant que moi, le bourreau ? Mais, encore une fois, le temps nous presse : oserais-je vous demander ce que vous me voulez ?

— J’ai toujours entendu dire, lui répondis-je, que le condamné qu’on mettait entre vos mains était à vous en propre et vous appartenait tout entier ; je viens vous prier de m’en céder un à qui je tiens beaucoup.

— Vous savez, Monsieur, à quelles conditions la loi me les donne ?

— Je le sais ; mais, la loi satisfaite, il vous reste quelque chose, un tronc et une tête ; c’est cela même que je voudrais vous acheter à tout prix.

— Si ce n’est que cela, Monsieur, le marché sera bientôt fait. Et de nouveau interrogeant l’heure : — Avant tout, me dit-il, permettez-moi de donner quelques ordres indispensables.

Il sonna rapidement, et à ses ordres deux hommes arrivèrent. — Tenez-vous prêts pour deux heures et demie, leur dit-il ; soyez habillés décemment ; il s’agit d’une femme, et nous ne pouvons lui montrer trop d’égards. Cela dit, les deux hommes se retirèrent ; au même instant sa femme et sa fille vinrent lui dire adieu. Sa fille était déjà une personne de seize ans, qui l’embrassa en souriant, et lui disant : À revoir ! — Nous t’attendrons pour dîner, reprit sa femme. Puis se rapprochant, et à voix basse : — Si elle a de beaux cheveux noirs, je te prie de me les mettre en réserve pour me faire un tour !

L’homme se retourna de mon côté : — Les cheveux sont-ils dans notre marché ? dit-il. — Tout en est, répondis-je, le tronc, la tête, les cheveux, tout, jusqu’au son imbibé de sang.

Il embrassa sa femme en lui disant : — Ce sera pour une autrefois.