L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/Confession

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Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 210-211).

CONFESSION.

Le plan infernal de Formose avait tellement étonné Berthold, que celui-ci demeurait muet, dans une sorte de contemplation admirative, devant son compagnon ; Formose, surpris de la prolongation de ce silence rêveur, dit, en le regardant à son tour :

— Eh bien, à quoi penses-tu ?

— Je voudrais savoir, répondit Berthold, si tu n’es pas Satan en personne !

— Tu es bien curieux, dit Formose en se promenant dans la chambre.

— Au fait, qui es-tu ? demanda Berthold ; tu ne m’as jamais parlé ni de ton pays ni de ta famille ! je ne sais pas même ton nom.

— Mon nom, je ne le connais pas ; ma famille, je n’en ai pas ; mon pays, je l’ignore.

— Triple mystère ! dit Berthold en riant, cela devait être ; tu es né du hasard…

— Et de la fatalité ! interrompit Formose devenu rêveur.

Puis il se promena encore quelques instants de long en large, tout-à-fait absorbé dans des pensées soucieuses, et dit à son compagnon :

— J’ai fait le mal, j’ai poussé aussi loin que possible l’exagération du crime ; tandis que j’aurais pu faire servir au bien mon activité et ma volonté, si j’eusse été placé dans des conditions normales. J’ai descendu pas à pas le sentier du vice, parce qu’une fois sur cette pente je ne pouvais plus m’arrêter. Écoute cette histoire, et tu jugeras si j’ai tort de parler ainsi.

— Sois bref, si tu peux, dit Berthold en allumant un cigare.

— Un enfant, tombé on ne sait d’où, commença Formose, fut élevé chez un prêtre d’une petite ville du Midi jusqu’à l’âge de dix-sept ou dix-huit ans. Un jour cet enfant, devenu jeune homme, quitta le presbytère et disparut. Il alla en Espagne avec l’espoir de combattre, on se battait à cette époque au delà des Pyrénées ; une aventure étrange, qui lui arriva dans ce pays, dérangea ses projets ; il rebroussa chemin, prit la route de Paris, et se mit à la poursuite d’une femme, jeune et belle inconnue, qu’il n’avait vue qu’un instant ; son premier soin fut de chercher cette femme partout, aux concerts, aux théâtres, dans les promenades, ce fut en vain. Après un an de tentatives inutiles, il voulut reprendre la route du presbytère délaissé ; mais l’homme qui l’avait élevé était mort.

Seul, sans soutiens, sans parents, ne connaissant personne au monde, le jeune homme vécut au jour le jour comme les oiseaux du bon Dieu ; il errait des journées entières dans les rues de cette grande capitale, ébloui par le luxe insolent qui frappait ses regards. Ainsi livré à lui-même, le jeune homme sentit se développer en lui une passion terrible, opiniâtre. Il voulut être riche, lui aussi, pour satisfaire à tous ses goûts, à toutes ses volontés, pour être, en un mot, l’un des élus du siècle. Le désir de l’or le tourmentait à chaque heure, à chaque minute ; il lui fallait des trésors fabuleux pour réaliser ses chimères et ses rêves ; la poésie jouait bien aussi son rôle dans ces monstrueuses fantaisies. Autrefois, dans ses heures de désœuvrement, il avait parcouru des livres oubliés derrière les rayons de la bibliothèque du presbytère, et où il était question de ces audacieux Titans du moyen âge, qui tentaient d’escalader le monde, à l’aide de leurs cornues et de leurs alambics ; la pensée de résoudre l’impossible problème de la transmutation des métaux ne le sollicitait pas précisément, il ne croyait pas sans doute à la pierre philosophale et à toutes les subtilités du grand œuvre, il savait ce qu’il devait penser des bouquins cabalistiques et de l’art conjectural de l’alchimie, mais il croyait fermement que si l’or est l’œuvre de Dieu, le diamant pouvait être l’œuvre de l’homme ; il résolut de faire du diamant.

Oh ! que de fois à cette époque il se crut sur le point de toucher le but tant désiré ; il avait loué un petit appartement dans le quartier désert de l’Arsenal. Toutes ses chambres élaient transformées en laboratoire, les alambics, les cornues, les ballons, les cucurbites et tous les appareils diaboliques couraient épars le long des murailles. Il demeurait des jours entiers l’œil tendu vers le creuset, la figure sur le fourneau, pâle, tremblant, passant tour à tour de l’espoir au découragement, de la joie à la tristesse. Souvent il voyait tout éveillé, dans ses rêves, les diamants se répandre dans sa chambre, et monter, monter comme une mer étincelante, roulant en guise de sable, des millions de pierres précieuses. Les plus bizarres hallucinations dansaient dans son cerveau ; il vivait dans un monde infernal, il ne sortait plus, prenait à peine le temps de manger, et ne connaissait d’autre chemin que celui qui conduisait de ses fourneaux à ses bahuts et à ses ballons. Il serait mort à la peine, si un ami, rencontré par hasard, ne fût venu arracher à cette vie satanique ce désireur de l’impossible, et ne l’eût emmené en Italie.

Il partit donc, après avoir semé de l’or pour récolter de la poussière.

Au bout de deux années passées à Florence, à Naples, en Sicile, son ami mourut en lui léguant un secret plus précieux et plus fatal que celui que le jeune homme avait en vain poursuivi à Paris ; il lui apprit que de nos jours la pierre philosophale réside tout entière dans l’adresse, l’audace et la subtilité du coup de main. L’inconnu demeura près de douze ans en Italie, après avoir successivement revêtu, selon les besoins et les circonstances, les costumes de cardinal, de grand seigneur et de gondolier, après avoir été tour à tour noble vénitien à Florence, gentilhomme florentin à Venise, et prince romain à Naples. Durant ce long pèlerinage, il absorba dix fortunes, eut quinze duels, trente aventures galantes, et sut toujours glisser à travers les mailles de la justice. Alors il songea à rentrer en France ; mais comme il avait depuis longtemps perdu le souvenir de son nom et de son origine, il se pourvut de parchemins authentiques en traversant la frontière. L’Italie l’avait reçu roturier, elle le rendit gentilhomme ; il était parti simple citoyen français, et il revint prince romain ; l’inconnu jeté dans l’alambic produisit le prince Formose ! j’ai dit !

— Incline-toi, Berthold ! s’écria celui-ci, exalté par la parole rapide de Formose.

Tu ne vois dans tout ceci, reprit le prince, que le fait brutal du crime, et tu ne comprends pas que l’enfant du hasard a obéi à la fatalité, cette marâtre sans entrailles dont j’ai sucé, aux premiers jours de ma vie, les mamelles de bronze. Mais si j’avais eu, comme vous tous, une mère pour m’aimer, un père pour diriger ma conduite, sans doute ce caractère indépendant et sauvage, toujours en lutte contre les lois de la société, se fût façonné aux exigences du devoir, et, quelque ridicule que puisse te paraître ce mot nouveau dans ma bouche, je serais peut-être aujourd’hui un honnête homme.

Berthold garda le silence.

Formose reprit au bout de quelques instants. — Tu ne sais pas encore ce que c’est que la torture du remords, mais tu la ressentiras tôt ou tard, sois-en sûr ; alors tu me maudiras et tu feras bien, car c’est moi qui t’ai jeté dans cette voie, où chaque pas est marqué par un crime. De la bande des six, je ne plains que toi, fanfaron du vice, qui es venu te perdre dans mon ombre. Quant à tes cinq compagnons, je les laisse tels que je les ai pris. Sans moi, peut-être, quelques-uns d’entre eux n’auraient été que des enfants perdus de police correctionnelle. Je les ai élevés jusqu’au crime ; s’ils tombent, ils tomberont de plus haut.

Formose sortit alors de la chambre et se rendit à son appartement, laissant Berthold sous le poids de ses dernières paroles.