L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/La Famille d’Orion

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Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 190-192).
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LA FAMILLE D’ORION.

La famille d’Orion était l’une des familles les mieux établies et les plus considérées de la noblesse de France. Le duc d’Orion possédait avant la révolution, du chef de son père, d’immenses propriétés dans le Périgord. Émigré en 1791, il avait pris part aux tentatives infructueuses de l’armée de Condé, et avait fait partie de cette funeste expédition de Quiberon, qui fut l’une des dernières luttes de la Vendée royaliste. Il n’était rentré en France que vers 1810. Ce fut à cette époque qu’il épousa une riche héritière de la maison de Larcy. Le duc d’Orion, créé pair par Louis XVIII, était mort en 1824, c’est-à-dire trois années après la naissance de sa fille.

Mlle Henriette Adolphine d’Orion s’était trouvée, à l’âge de trois ans, à peu près orpheline, car il ne lui restait que sa mère, et cette mère était folle. On n’avait jamais su à la suite de quel événement la raison de la duchesse, qui était une femme d’une grande piété et d’un caractère doux et tranquille s’était troublée tout-à-coup.

M. le comte de Larcy, frère de la duchesse, et par conséquent oncle maternel deMlle d’Orion, avait été nommé tuteur de sa nièce. C’est lui qui, depuis la mort du duc, avait la gestion et l’administration des biens de la famille. C’est lui qui avait été chargé de l’éducation de Mlle d’Orion, et, depuis seize ans, il n’avait pas cessé un instant de remplir ses devoirs d’oncle et de tuteur avec la fidélité et la scrupuleuse exactitude d’un honnête homme.

Mlle d’Orion, élevée jusqu’à l’âge de dix ans au fond d’un château de la Normandie, à côté d’une mère folle, qui reconnaissait à peine sa fille, et d’un oncle honnête, prévoyant, mais d’un caractère peu affectueux, et même légèrement égoïste, avait grandi dans cette solitude, comme une plante sauvage qui n’a jamais reçu les rayons du soleil. Habituée dès son enfance à courir les champs avec les enfants des fermiers et des métayers ; abandonnée à ses caprices et à ses fantaisies bruyantes, elle avait gagné à ses exercices une constitution forte et une santé de fer ; mais elle avait respiré à pleine poitrine le grand air de l’indépendance et de la liberté.

Enfin cette vie allait changer. Un jour son oncle lui dit qu’elle quittait le château pour aller dans une pension à Paris. À ce mot de pension, qui résonne toujours si tristement aux oreilles enfantines, Henriette ne put se défendre d’un sentiment de joie : elle allait sortir du cercle monotone où elle était enfermée depuis si longtemps. Elle attendait avec impatience l’heure du départ, et cependant, au moment de se séparer de la folle, la pauvre petite pensa que cette folle était sa mère, et elle se mit à pleurer. À la vue de ces larmes, la duchesse, qui avait assisté jusque-là à tous les préparatifs avec un œil indifférent, se sentit pourtant réveillée de sa torpeur ; elle s’approcha de la jeune fille, et lui dit en lui prenant la main : — Tu pleures, Henriette ? qui t’a fait du mal ? — Personne, maman, répondit-elle, mais je vais m’en aller bien loin, et je ne vous verrai plus. — M’arracher mon enfant ! s’écria la mère en embrassant sa fille pour la première fois. Et comme si cet effort eût épuisé toutes ses forces, elle retomba sur elle-même, reprit son air égaré, et chanta une psalmodie qui revenait sans cesse sur ses lèvres et qui était le refrain d’une chanson étrangère.

Cette chanson avait-elle pour la duchesse un sens mystérieux qui fît allusion à un événement important de sa vie, où n’étaient-ce que des mots vides comme son cerveau ? on ne le savait pas. En arrivant à sa pension, la jeune Henriette y apporta ses tristes souvenirs et ce caractère fier et indépendant qui s’était développé dans la solitude ; là encore elle vit qu’elle était une exception à la loi commune. Ses compagnes avaient leurs jours de sortie chez leurs parents, jours désirés et impatiemment attendus ; elle ne sortait jamais, et l’approche des vacances, qui soulevait dans le cœur de ses amies un si doux émoi, était pour elle une nouvelle douleur.

À quinze ans, elle sortit de pension et revint prendre sa place au triste foyer. Rien n’était changé ; seulement sa mère la reconnaissait un peu moins qu’autrefois. Pendant l’hiver, la duchesse, confiée aux soins de domestiques dévoués, continua d’habiter le château de la Normandie ; mais Mlle d’Orion fut amenée à Paris par M. de Larcy, qui ne semblait pas, du reste, très-empressé à conduire dans les salons sa belle pupille. Si nous n’avons encore rien dit de la beauté de Mlle Henriette d’Orion, qu’on nous pardonne cet oubli, elle était remarquablement jolie, et passait déjà dans le monde, à l’époque où commence cette histoire, pour l’une des jeunes personnes les plus belles et les plus accomplies de la société parisienne. En un mot, Mlle Henriette était, sous le triple rapport de la beauté, des biens et de la noblesse, une des héritières les plus en vue et les plus convoitées de France ; elle avait été, à son entrée dans le monde, le point de mire de bien des ambitions, qui toutes avaient battu en retraite devant les légitimes et redoutables prétentions de M. de Larcy fils. Le rêve de M. de Larcy le père avait été de tout temps d’unir le cousin et la cousine, et il ne considérait déjà l’immense fortune de sa pupille que comme la fortune de son fils.

Mlle Henriette n’avait aperçu son cousin que deux ou trois fois avant son entrée dans le monde ; le jeune de Larcy faisait lui-même ses études pendant les premières années de pension de sa cousine, et préludait, par des voyages, au sortir du collège, à son éducation diplomatique. Son père l’avait bercé depuis si longtemps de cette idée : que Mlle Henriette lui était destinée, en quelque sorte officiellement, et qu’il n’avait qu’à attendre l’époque de la majorité de sa cousine pour l’épouser ; que le jeune homme regardait déjà cette union comme une chose faite, comme un contrat tacitement passé entre les deux parties.

Mlle d’Orion, de son côté, avait été élevée dans les mêmes idées ; elle ne trouvait rien de plus naturel que le désir de son oncle ; et souvent dans ses heures de rêveries, au milieu de sa tristesse et de sa solitude, alors qu’elle s’élançait par la pensée vers des jours meilleurs, elle songeait à ce cousin absent qui devait la dédommager de toutes les souffrances ressenties, et elle encadrait dans ses rêves de jeune fille le portrait de l’époux qui l’initierait un jour à une vie nouvelle. Mais quand il revint de ses voyages, et qu’il fut présenté à sa cousine, celle-ci demeura étonnée en voyant combien le caractère aimable et suffisant du vicomte répondait peu au modèle sorti du nuage de ses rêves.

M. le comte de Larcy père, qui ne nous est encore apparu que comme un homme honnête, un peu triste jouant assez bien, malgré ses cinquante-cinq ans, le rôle de Céladon auprès de la marquise de Veyle, M. de Larcy était poursuivi depuis bien longtemps par un souvenir qui se dressait dans ses rêves. M. de Larcy avait été marié deux fois. Sa première femme était morte en couches en lui donnant un fils. Au bout d’un an de veuvage, le comte qui s’ennuyait de vivre seul, convola à des noces nouvelles, mais il eut le malheur de rencontrer dans sa nouvelle compagne une femme acariâtre et impérieuse qui le séduisit par l’attrait de sa beauté, et sut faire de son époux un esclave. Cette femme, qui devait être plus tard la mère du vicomte de Larcy, ne pouvait souffrir l’enfant de son mari, et ne voulait pas même voir ce petit malheureux. Le comte, au lieu de lutter courageusement contre les prétentions de cette marâtre, tint, pour lui plaire, son enfant sous un toit étranger, et le laissa en nourrice au delà du temps ordinaire. Un jour, qu’il était en voyage, il reçut de sa femme une lettre qui lui apprenait la mort de son enfant. Le comte fut frappé de cette nouvelle, mais il ne lui vint aucun soupçon. Au bout de quelques années, sa seconde femme lui donna un fils qui lui fit oublier le premier. Seize années se passèrent. Sa femme tomba dangereusement malade, et torturée sans doute par la crainte et les remords, elle avoua au comte, en mourant, que son premier fils n’était pas mort ; qu’elle l’avait fait déposer, comme un enfant trouvé, chez un prêtre d’É…, petite ville d’un département méridional, et qu’elle avait eu soin de faire parvenir à ce prêtre mille francs chaque année pour subvenir aux besoins et à l’éducation de cet infortuné. La foudre serait tombée aux pieds du comte qu’elle ne l’aurait pas plus épouvanté que le terrible secret de cette confession. Aussitôt qu’il eut fait rendre les derniers devoirs à cette femme, qui l’avait si indignement trompé, il prit immédiatement la route d’É…, arriva chez le prêtre que la comtesse lui avait désigné, et lui demanda où était l’enfant confié à ses soins dix-sept ans auparavant. Le comte eut la douleur d’apprendre que cet enfant, devenu jeune homme, n’avait supporté qu’avec peine l’idée de rester dans un village, et qu’il était parti un beau jour sans rien dire, il y avait tout au plus six mois. M. de Larcy, écrasé sous le coup de ce nouveau malheur, revint à Paris, fit quelques démarches détournées, et eut encore la faiblesse de ne pas les pousser plus loin dans la crainte que l’on ne vînt à connaître le crime de sa femme. Il pensa que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de cacher à jamais ce crime horrible, auquel il avait en quelque sorte prêté la main par son incurie et sa coupable faiblesse. Il voulut oublier ce pauvre malheureux si cruellement frappé. Mais malgré lui, le souvenir de ce fils, dont il possédait les biens (car la première femme du comte était riche), et qui traînait peut-être dans quelque coin de l’univers une vie misérable et honteuse, venait le torturer au milieu de sa joie apparente. Quelquefois le remords qu’il éprouvait le rendait si triste, qu’il eût voulu que sa femme eût emporté cet horrible secret dans la tombe.

C’était avec cet homme, poursuivi par ces tristes pensées, et une mère folle que Mlle Henriette d’Orion avait passé les années de son enfance…