L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/Le Château de Blumster

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Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 204-210).

LE CHÂTEAU DE BLUMSTER.

Trois jours après le départ du vicomte de Larcy, une chaise de poste venant de France traversait le Schwarzwald. Cette chaise contenait deux voyageurs ; ils semblaient absorbés l’un et l’autre dans la contemplation des objets extérieurs et des sites pittoresques qui s’offraient à leur vue. À un quart de lieue au-dessus de la route, à mi-côte d’un coteau verdoyant, on apercevait, par une échappée de la futaie séculaire, un château assez bien conservé, dont la gothique physionomie rappelait les vieux burgs féodaux, et qui montrait sa tête grise ceinte d’une double couronne de créneaux et de tourelles. Le Danube, déjà rapide et profond, quoique peu éloigné de sa source, baignait les pieds du géant oublié. Il pouvait être dix heures du soir. La lune, qui venait de se lever, laissait flotter sur ce paysage incertain une lueur triste et mourante. Nos deux voyageurs, tout entiers à ce spectacle, suivaient en silence la pente de leur rêverie contemplative, lorsque tout-à-coup le postillon, descendant de cheval, se mit à examiner une roue de la voiture, et déclara qu’il ne pouvait aller plus loin.

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda l’un des voyageurs qui n’était autre que le vicomte de Larcy.

— L’écrou de la roue de derrière s’est dévissé et perdu, dit le postillon. Je voyais bien au vacillement de la voiture qu’il y avait quelque chose de dérangé. Si je n’avais pas arrêté mes chevaux, nous versions.

— N’y a-t-il pas moyen, reprit le compagnon du vicomte, de faire mettre un nouvel écrou ?

— Oui, il y a bien moyen, dit le postillon d’un air malin ; mais il faudrait un charron qui connût le mécanisme de ces nouvelles inventions de roues à patentes, et il n’y en a pas dans la forêt.

— Combien y a-t-il d’ici à la première poste ?

— Quatre bonnes lieues, ni plus ni moins.

— Alors comment faire ?

— Ma foi ! je ne sais pas, répondit le postillon.

— Il faut donc que nous allions à pied, dit M. de Larcy.

— Ça ne sera pas commode, répliqua le postillon.

— Il n’y a pas même une auberge sur la route ?

— Pas l’ombre d’une. Il n’y a que ce château que vous voyez là-bas, à six portées de fusil.

— Qu’irons-nous faire à ce château ?

— Dame ! vous y passeriez la nuit ; on ne vous refusera pas l’hospitalité, il appartient à des gens riches.

— Et notre voiture restera là ?

— Ah ! dit le postillon, en allant au pas et en maintenant la roue dans l’essieu, je pourrai bien encore conduire votre chaise de poste jusque-là. Demain matin, au petit jour, je vous enverrai un charron qui remettra la voiture en état de service.

— Ce plan-là ne me sourit guère. Si vous voulez, dit M. de Larcy à son compagnon de route, l’un de nous se dévouera et ira chercher un charron ce soir même.

— Comme vous voudrez, répondit celui-ci. Cependant, reprit-il aussitôt, cela demandera du temps. Si nous suivions plutôt les conseils de ce brave homme.

Au fait, répondit M. de Larcy, je le veux bien. Allons frapper à la porte de cette forteresse, nous y trouverons peut-être quelque châtelaine hospitalière.

Et les deux voyageurs, descendant de voiture, prirent à pied le sentier qui conduisait au château.

Leur chaise les suivait au pas, et, comme il l’avait dit, le postillon maintenait la roue veuve de son écrou protecteur.

Pendant que les deux voyageurs cheminent, le lecteur nous permettra de lui apprendre qu’arrivé à Strasbourg, M. de Larcy y avait rencontré un brave Allemand retournant en Allemagne par la voie démocratique de la diligence. Le vicomte, qui avait connu cet homme à Vienne, lui avait offert une place dans sa chaise de poste.

Au bout d’un quart d’heure de marche, les deux voyageurs arrivèrent à la porte du château. Le postillon sonna : un homme d’une trentaine d’années environ vint les recevoir avec la plus grande politesse, et leur déclara qu’ils étaient les bienvenus.

La voiture fut placée sous un hangar, le postillon partit en sifflant une tyrolienne du Ranelach, et la porte du château se referma.

L’homme qui avait reçu les deux voyageurs les pria de vouloir bien le suivre ; il leur fit traverser deux grandes cours, et les introduisit dans une salle basse, éclairée par deux bougies placées sur une vaste cheminée.

— On va vous servir à souper tout à l’heure. Messieurs, dit l’inconnu ; après quoi l’on vous indiquera vos chambres. Rien ne vous empêchera de repartir demain de très bonne heure. A cinq heures du matin le charron sera au château.

Les deux voyageurs se confondirent en remerciements, et l’homme sortit.

M. de Larcy, resté seul avec son compagnon, se mit à examiner la salle où ils se trouvaient. — C’était une pièce simple, mais assez belle, qui n’avait pour tout ornement que quatre portraits de fanille, de grandeur naturelle, attachés aux panneaux des murs ; deux bahuts symétriquement placés en face l’un de l’autre, une table, et huit chaises, complétaient l’ameublement de cette salle, qui, faiblement éclairée par les deux bougies, n’offrait pas un aspect très réjouissant à l’œil.

— Savez-vous, dit M. de Larcy à son compagnon, nous avons peut-être commis une imprudence en venant ici ?

— Pourquoi cela ? demanda l’Allemand ?

— Nous ignorons chez qui nous sommes. Si les gens de ce château avaient de mauvais desseins ?

— Diable ! fit l’Allemand, moi qui ai cent mille francs de valeurs dans mon portefeuille ! Mais, bah ! ajouta-t-il, le postillon ne sait-il pas que nous sommes ici ? Il enverra demain le charron : s’il nous était arrivé quelque chose, l’éveil serait donné aussitôt. Chassez vos idées noires, Monsieur le vicomte, l’Allemagne est la terre de l’hospitalité. L’hospitalité est la première vertu des fils de la vieille Teutonia !

— J’ai probablement tort, continua le vicomte. D’ailleurs l’homme qui nous a reçus et qui semble le propriétaire de ce château, a un air de courtoisie fort avenant.

— Nous allons souper, dit l’Allemand ; je vous avoue que je n’en suis pas fâché : j’ai un appétit.

— Vous n’avez, pas d’armes sur vous ? interrompit M. de Larcy.

— Des armes ! Pourquoi faire ?

— Je ne sais pas. Je vous demande cela pour le cas où nous ne serions pas en sûreté.

— Ah ça, Monsieur le vicomte, dit l’Allemand, vous êtes donc toujours poursuivi par votre idée. S’il en est ainsi, partons sur-le-champ ; gagnons à pied la première auberge que nous rencontrerons ; nous enverrons demain chercher votre voiture.

— Je n’ai pas le sens commun, répondit M. de Larcy, un peu rassuré par les paroles de son compagnon.

— Sans doute, reprit celui-ci. Que voulez-vous de mieux ? Nous nous présentons, on nous reçoit fort bien. On nous offre la table et le lit, et vous concevez des soupçons. Ah ! Je le vois, dit l’Allemand avec un gros rire germanique, la châtelaine vous manque.

En ce moment un domestique entra et dressa une table de deux couverts.

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de donner quelques explications sur ce château où nos deux voyageurs venaient d’être accueillis avec une hospitalité véritablement patriarcale.

On n’a pas publié qu’à deux reprises différentes, au souper du café de Foy d’abord et à la réunion des Sept Péchés dans son hôtel, Formose avait assigné à ses amis un rendez-vous au château de Blumster. D’après les ordres du prince, ils devaient s’y trouver vers les premiers jours de juillet. Tous s’étaient rendus au poste assigné, à l’exception de Formose, qu’ils attendaient d’un jour à l’autre.

Maintenant voici quelle était l’occupation et le genre de vie de ces jeunes gens dont Formose était le chef. On a déjà pu comprendre par ce qui a précédé que la délicatesse sur le choix des moyens ne constituait pas la base fondamentale de leur code sociétaire ; ainsi, pendant l’hiver, ces dandys élégants, en gants paille et en bottes vernies, se dispersaient dans les capitales, couraient les cercles, les bals de souscription où tout le monde est admis pour son argent, et se faufilaient même jusque dans les salons de la bonne société. Là, comme ils possédaient des talents de premier ordre, et qu’ils étaient passés maîtres dans l’art de filer les cartes et de sauter la coupe, ils faisaient des rafles énormes et vivaient sur le produit de leur habileté ; ils travaillaient en grand et opéraient sur une vaste échelle. Cette association, despotiquement organisée, sous la conduite d’un chef habile qui prévoyait tout et parait à tout, avait amassé d’immenses capitaux qui fructifiaient encore par des moyens illicites et infâmes, par des prêts usuraires opérés à l’aide d’escompteurs, agents intermédiaires qui ne connaissaient qu’un seul membre de l’association, Berthold, lequel, à leurs yeux, paraissait agir pour son propre compte. Puis chacun des associés entretenait des relations particulières qui profitaient à tous ; ils faisaient des affaires de bourse, pariaient à coup sûr, et exerçaient, en un mot, par leur ruse et leur industrie, une sorte de flibusterie universelle.

Pendant l’été, alors que tout le beau monde court les champs et se disperse en province ou à l’étranger, les pirates élégants jetaient bas leur costume de dandys et se transformaient en écumeurs de grandes routes. Retirés à Blumster, ils attendaient les victimes sans sortir de leur repaire, ils les dépouillaient, les égorgeaient, et tout était dit ; car les choses étaient établies d’après un plan merveilleusement combiné. Ces hommes enfermés dans leur château dont Berthold était le propriétaire nominal et apparent, ne se montraient jamais en dehors de l’enceinte de la propriété. On ne les connaissait même pas ; seulement ils étaient parvenus à placer aux deux relais de poste correspondants deux affidés subalternes en qualité de postillons. De cette façon, le postillon de l’une ou l’autre station jugeait sur la mine des voyageurs s’il devait ou non les verser au pied du château, ou briser leur voiture, et les forcer, par un moyen de cette nature, à chercher un refuge chez les hôtes de Blumster, éloigné de toute habitation. À chaque nouvelle proie, l’affidé recevait en manière de prime une forte somme ; les voyageurs entraient, et l’on n’en entendait plus parler. De là peut-être le secret de toutes ces disparitions dont on n’a jamais pu se rendre compte ; de là toutes ces nouvelles de suicides supposés répandues à profusion à la troisième page des journaux. Quand un homme, parti pour un voyage, ne revenait pas, on s’inquiétait d’abord de la prolongation de son absence, on faisait des recherches vaines, et l’on accusait quelque glacier suisse ou quelque crevasse des Alpes d’avoir englouti son cadavre.

Or, ce château de Blumster était précisément celui dans lequel venaient d’entrer M. le vicomte de Larcy et son compagnon de route.

Le domestique qui avait dressé la table n’était autre que le personnage que nous connaissons sous le nom de Chaulieu.

Il avait eu soin de revêtir un costume en rapport avec sa profession momentanée. Il portait une livrée étourdissante et une perruque poudrée.

Quand la symétrie des plats ne laissa plus rien à désirer, il fit un salut et se retira.

— Le diable m’emporte ! s’écria M. de Larcy, resté seul avec l’Allemand, si je n’ai pas vu quelque part ce grand coquin-là !

— Quoi d’étonnant ? répliqua l’interlocuteur avec son flegme germanique.

— Il me semble que j’ai aperçu la figure de ce laquais… je ne sais où ; mais, à coup sûr, c’est dans un salon de Paris.

— Il annonçait les invités, dit l’Allemand, en se servant une cuisse de poulet froid.

— Pas du tout ! pas du tout ! s’écria le vicomte : il jouait à la même table que moi, et gagnait des monceaux d’or.

— Monsieur le vicomte, dit l’Allemand, que les craintes et les suppositions de M. de Larcy trouvaient calme et indifférent, permettez-moi de vous verser un verre de ce vin de France, du vrai Château-Margaux, ma parole !

Et il vida lui-même son verre d’un trait.

M. de Larcy restait rêveur. Pourtant, il parut se remettre et mangea un peu. Pour l’Allemand, il engloutissait les comestibles et se versait des rasades démesurées.

— Allons, pensa M. de Larcy, il va se griser maintenant.

Il voulut faire quelques remontrances à son compagnon, et l’engager à se modérer un peu sur le chapitre de la boisson ; mais celui-ci n’entendait pas raison, il trouvait le vin bon et en usait comme s’il eût été président de quelque société de tempérance.

— Ah bah ! Monsieur de Larcy, disait l’Allemand, vous vous faites des fantômes de tout. Pour moi, je demande que ma captivité se prolonge le plus longtemps possible, si le propriétaire de l’établissement… du château, veux-je dire, consent à ne me servir que du vin pareil à celui-ci. À votre santé, Monsieur le vicomte ; et une nouvelle rasade suivit ce toast.

M. de Larcy voulut encore revenir sur ses craintes et ses appréhensions ; mais l’Allemand lui répondit par un si franc éclat de rire, que le vicomte, prenant pour une lubie de son esprit la ressemblance frappante qu’il croyait avoir remarquée entre le domestique et le joueur contre lequel il avait perdu naguère, eut honte un instant de ses soupçons.

— Je suis si sûr de l’honnête propriétaire de ce château, criait l’Allemand à tue-tête, que je n’hésiterais pas à lui confier pour cette nuit les cent mille francs que j’ai dans mon portefeuille !

En ce moment le vicomte pâlit ; il lui semblait avoir vu des yeux humains le regarder à travers les yeux vides d’un portrait en pied de chevalier suspendu devant lui à la muraille.

Pour cette fois, le vicomte allait déclarer à son compagnon qu’il ne consentirait jamais à passer la nuit dans ce château, lorsque l’homme qui les avait introduits dans la salle, et qui était Berthold (M. de Larcy ne le connaissait pas, bien que Berthold connût parfaitement le vicomte), vint leur annoncer que leurs chambres étaient prêtes.

Il n’y avait plus à reculer, il fallait payer d’audace et accepter la situation.

Berthold causa avec les deux voyageurs pendant quelques instants ; après quoi il leur souhaita une bonne nuit, et ordonna à Chaulieu de les conduire à leurs chambres.

Celui-ci les fit passer par un assez long corridor, et les mena chacun dans une chambre séparée, mais contiguë l’une à l’autre.

L’Allemand ne fit que deux choses, il se déshabilla et s’endormit.

Quant au vicomte, son premier soin fut de s’assurer s’il était enfermé ; la porte était libre : il regarda dans le corridor, et se dirigea vers la chambre de son compagnon pour lui révéler ce qu’il avait vu, et l’engager à se tenir sur ses gardes. L’Allemand ronflait comme une toupie d’Allemagne, et ne voulait rien entendre.

M. de Larcy revint dans sa chambre avec la résolution de ne pas dormir.

Une heure, deux heures, trois heures se passèrent sans qu’il entendît rien.

Il jugea alors que ses craintes étaient vaines et puériles ; cependant le souvenir des deux yeux flamboyants l’inquiétait toujours.

Il était depuis longtemps plongé dans ses réflexions et se disposait à se coucher, lorsqu’il crut entendre des pas dans le corridor. Il se plaça derrière la porte et attendit. En ce moment on entrait chez son compagnon.

Le vicomte sortit tout doucement de sa chambre, se glissa dans le corridor, et se blottit dans une niche de statue.

Un cri, parti de l’appartement occupé par l’Allemand, lui apprit le sort de son compagnon. Aussitôt trois hommes pénétrèrent dans la chambre du vicomte, et demeurèrent frappés de stupeur en voyant qu’elle était vide.

Ils cherchèrent sous le lit, dans les armoires, ce fut en vain.

— Il faut s’en saisir à tout prix ! s’écria Chaulieu, sinon nous sommes perdus.

Le vicomte écoutait ce propos peu rassurant, mais il resta foudroyé lorsqu’il entendit une voix s’écrier :

— Jamais Formose ne nous pardonnerait une telle maladresse. Ce M. de Larcy était son rival. Ainsi moins de quartier que jamais. Le château est bien fermé, il ne peut nous échapper ; répandons-nous partout, et qu’il n’en soit plus question. Chaulieu va avertir les autres.

Ils allaient s’éloigner, lorsque Berthold continua :

— Surtout pas de coup de pistolet ; jouez de l’arme blanche.

Le vicomte, resté seul, se traîna le long du corridor, s’arrêtant à chaque pas pour saisir le moindre bruit. Ce qu’il venait d’apprendre sur Formose réveillait son énergie paralysée par la peur ; il voulait démasquer cet homme, arracher sa cousine au danger qui la menaçait. Il fallait qu’il se sauvât.

Il parvint ainsi au bout de la galerie, mais il n’y avait plus d’issue. Une porte s’offrait devant lui, il tenta de l’ouvrir, elle résista ; tout-à-coup il aperçut des lumières dans le fond du corridor. Alors, se voyant perdu, il poussa la porte avec une telle violence, qu’elle céda ; il se trouva dans une chambre à peu près semblable à celle qu’il avait occupée. Le bruit qu’il venait de faire avait donné l’éveil. Un homme accourait. Le vicomte alla droit à la fenêtre, l’ouvrit, et vit que le Danube coulait à vingt pieds au-dessous ; il se précipita aussitôt dans le fleuve.

Au moment où le vicomte exécutait ce plongeon, Chaulieu arrivait sur lui le poignard levé. Quand il vit sa victime lui échapper, il fit un bond de panthère, et sauta lui-même dans le Danube à la poursuite du fugitif.

M. de Larcy n’avait qu’une petite avance de dix brasses tout au plus : il allait être atteint ; mais voyant qu’il n’était poursuivi que par un seul bandit, il se retourna aussitôt, se précipita sur Chaulieu et le saisit par le cou.

Alors une lutte atroce s’engagea entre ces deux hommes. Chaulieu avait été pris à l’improviste, son poignard lui avait échappé des mains en sautant, et il avait affaire à un adversaire robuste, dont la force était décuplée par l’imminence du danger. Il sentait les doigts de fer de Larcy presser sa gorge, et il serait inévitablement mon étouffé si, par un vigoureux coup de poing appliqué dans l’estomac du vicomte, il n’eût fait lâcher prise à ce dernier.

Les deux ennemis se retrouvèrent donc en présence, se débattant au milieu de l’eau avec une fureur désespérée, chacun tâchant de saisir son adversaire pour le noyer ou l’étrangler. Tous les deux étaient forts nageurs, ils se tiraient, se choquaient, et prolongeaient depuis cinq minutes ce duel à coups de poing. Chaulieu, épuisé, commençait à faiblir, et déjà il pensait à échapper, par une retraite forcée, aux coups terribles du vicomte. Celui-ci voyant la défaite de son ennemi, rassembla toutes ses forces et se jeta de nouveau sur lui, quand Chaulieu, se souvenant tout-à-coup qu’il avait un pistolet à sa ceinture, s’en saisit comme d’une massue et asséna de toute sa force la crosse de ce pistolet sur le crâne du vicomte.

M. de Larcy tomba en arrière et disparut sous l’eau.

Chaulieu parvint à gagner le rivage, non sans peine, et rentra au château.

Lorsqu’il arriva, ses compagnons étaient en proie à la plus vive anxiété. On croyait le vicomte échappé, et Berthold parlait d’abandonner Blumster au plus vite.

Chaulieu leur apprit alors son duel au milieu du fleuve et la mort de M, de Larcy.

On répondit à cette nouvelle par un hourra unanime.

La prise avait rapporté cent dix mille francs nets : cent mille francs contenus dans le portefeuille de l’Allemand et dix mille francs trouvés dans le portemanteau du vicomte.

— Maintenant, dit Berthold, allons nous coucher ; nous avons bien gagné notre nuit, toi surtout, mon pauvre Chaulieu. Pourvu que le fleuve charrie le cadavre du vicomte assez loin du château.

— Oh ! le courant est rapide, on retrouvera le corps à trois ou à quatre lieues d’ici, et l’on pensera que c’est un suicide.

— En tout cas, interrompit Berthold, nous avons rendu ce soir un fameux service à Formose qui ne s’en doute certes pas.

— Quel homme heureux répliqua M. de Lorry : il avait un rival, et ce rival vient se livrer lui-même pieds et poings liés.

— Pas si liés que tu veux bien dire, répondit Chaulieu, qui souffrait encore des rudes coups du vicomte, puis il ajouta : — C’est égal, il s’est bien détendu ; j’ai vu l’instant où j’allais prendre la place qu’il occupe pour le quart d’heure. C’était un lutteur solide, je vous assure.

— Tu dois être satisfait, dit de Mersan, un duel à la nage en plein Danube, ça ne se voit pas tous les jours ; tu as un beau fait de plus à inscrire sur tes états de service.

En ce moment un violent coup de sonnette retentit à la grande porte du château.

Les six péchés se regardèrent avec effroi.

— Qui peut venir à cette heure de la nuit ? dit Berthold.

— Quelqu’un aurait-il assisté au spectacle de la lutte ? demanda Chaulieu.

— Ce sont peut-être de nouvelles pratiques, murmura Mersan.

— Ma foi, en voilà assez pour un jour, Messieurs, dit Berthold ; si nous n’ouvrions pas ?

Un nouveau coup de sonnette plus aigu et plus prolongé se fit entendre. Il faut pourtant prendre un parti, dit Lorry.

— Je vais voir ce que c’est, reprit Berthold.

Il traversa la cour, et, arrivé à la porte, il ouvrit une sorte de meurtrière par laquelle il pût reconnaître à qui il avait affaire.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— Dépêche-toi d’ouvrir ! répondit une voix bien connue.

Berthold exécuta immédiatement cet ordre et livra passage à la chaise du nouvel arrivant, lequel était le prince Formose.

Le premier soin de Berthold fut d’apprendre à Formose ce qui venait de se passer, l’arrivée de M. de Larcy et sa mort dans le Danube. Ce récit, auquel il était loin de s’attendre, produisit sur Formose, déshabitué du meurtre, une impression affreuse ; il manifesta tout son mécontentement, et regretta de n’être pas arrivé à temps pour sauver le vicomte.

— Ne dis pas cela devant les autres, lui dit Berthold, car on commence déjà à murmurer contre toi.

Formose ne répondit que par un léger mouvement d’épaules et un sourire dédaigneux.

— Je pensais te rendre le plus grand service en te débarrassant de ce redoutable rival.

— Je le tenais par la lettre de change, c’était assez ; ce double meurtre peut éveiller les soupçons dans un moment où nous avons bien autre chose à faire que de dévaliser et de tuer des voyageurs.

Formose se rendit ensuite auprès de ses compagnons, pour leur expliquer le motif de son arrivée.

Depuis longtemps Formose voulait rompre cette association qui lui pesait, mais comme il l’avait dit dans une conversation avec Berthold, il lui fallait, pour arriver à ce but, faire à ses compagnons une position de fortune assez forte pour qu’ils pussent vivre en honnêtes gens. Il lui fallait, pour lui-même, des sommes énormes qui lui permissent de continuer le train de vie qu’il menait depuis dix ans. — Voici donc le plan qu’avait conçu celle imagination terrible, illuminée par un génie infernal.

On se rappelle que Formose passait à Paris des heures entières enfermé dans un cabinet où nul autre que lui ne pénétrait ; ce cabinet, laboratoire mystérieux, était le centre d’où s’échappait la pensée de cet homme, immédiatement réalisée par ses six compagnons. Formose avait résolu d’enlever d’un seul coup vingt millions aux banquiers européens ; il s’était procuré du papier des principales maisons de banque et de commerce, et il était parvenu à contrefaire, à force de patience et d’habileté, les signatures des princes de la finance. — Les détails les plus minutieux, les signes particuliers et microscopiques, tout le grimoire, inaperçu et conventionnel, avaient été calqués avec une si complète exactitude, que l’œil le plus exercé s’y serait laissé prendre. Formose avait passé six mois dans l’accomplissement de cette tâche effrayante, de ce travail de castor, et il put se convaincre lui-même combien il avait réussi au delà de toute espérance, lorsque, après avoir fait part de son projet à ses amis, il jeta sur une table des billets vrais pêle-mêle avec des papiers contrefaits, sans qu’aucun de ces habiles praticiens sût indiquer, malgré un examen lent et approfondi, la plus légère différence entre les diverses lettres de crédit étalées sous leurs yeux.

Le développement de la proposition de Formose avait été écouté en silence ; lorsqu’il eut terminé l’exposition de ce projet, les cris d’enthousiasme de ses compagnons lui apprirent qu’il n’avait pas en vain compté sur eux, et qu’il avait toujours au service de son audace des instruments dociles et dévoués.

— Nous n’étions que des écoliers, dit Croissy ; amusez-vous donc à tuer les gens, ce qui est toujours pénible, pour gagner quelques bagatelles, pendant que par ce moyen, aussi simple qu’ingénieux, nous faisons une rafle qui nous rendra tous millionnaires.

— Honneur au prince ! s’écria Berthold.

— Pour moi, interrompit Chaulieu, je jure de ne plus toucher à un jeu de cartes ; avec ces malheureuses combinaisons on se creuse le cerveau et l’on ne fait pas ses frais.

— Messieurs, reprit Formose qui voulait mettre à profit les bonnes dispositions de sa bande, je vous répéterai ici le mot d’un illustre diplomate : « Pas de zèle, mais des faits. » — Agissons sur-le-champ ; que chacun de vous, muni de ses lettres de crédit, parte immédiatement pour sa destination. Il faut s’abattre en même temps, à la même minute, pour ainsi dire, sur cinq grands centres, Londres, Vienne, Bruxelles, Naples et La Haye ; le succès de cette vaste affaire est dans l’accord de l’opération, le moindre tâtonnement ferait tout manquer ; pas d’hésitation, pas de retard, pas de faiblesse, mais de l’habileté, du sang-froid, de l’assurance et de l’audace, tout est là. Frappez du même coup au ventre des plus grosses caisses de l’Europe, et qu’il s’en échappe des flots de pièces d’or. Si un banquier conçoit quelque doute sur l’authenticité du papier, ne vous décontenancez pas ; menacez-le d’une demande en dommages-intérêts pour le temps qu’il vous fait perdre, la victoire est à ce prix. Dans quinze jours tout doit être terminé ; vous avez dans vos mains toute votre destinée, une richesse sans limites, ou l’opprobre éternel.

— Je suis tranquille ! s’écria Chaulieu en prenant son paquet de billets, je porte la fortune de Formose.

— Et la nôtre, ajouta de Lorry.

— Bien dit, répliqua le prince ; et il donna à chacun les instructions spéciales. Il fut aussi convenu que l’argent touché serait envoyé en billets de banque, à Paris, à une adresse pseudonyme.

Quand toutes les recommandations furent terminées, que tout fut bien expliqué et bien compris, les cinq aventuriers désignés quittèrent le château et se rendirent à leur poste respectif.

Formose demeura seul avec Berthold.