L’Écho des feuilletons - 1844/Le Prince Formose/Les Triomphes

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Le Prince Formose (L’Artiste, 1839)
L’écho des feuilletonsBoulanger et Legrand4 (p. 199-204).

LES TRIOMPHES.

Il y avait au bout du parc de Blenneville un kiosque fermé, dans lequel Mlle Henriette avait l’habitude d’aller travailler. C’était dans ce kiosque qu’elle avait passé les plus doux moments de sa vie, les heures les plus tranquilles de son enfance. Ce kiosque dominait la propriété de Formose, séparée, ainsi que nous l’avons dit, du château de Mlle d’Orion par un sentier qui conduisait dans les bois. Le prince s’était aperçu de la présence de Mlle Henriette dans ce kiosque à une certaine heure de la journée. Il passait à cheval dans ce sentier perdu, au moment où Mlle d’Orion brodait derrière la jalousie baissée. Le prince, en grand calculateur, en profond connaisseur de la théorie de la séduction, ne négligeait pas les moindres détails. Cet esprit fertile et infatigable apportait autant de soin dans le choix d’une certaine mise en harmonie avec le caractère de son rôle que dans l’exécution de l’affaire la plus sérieuse. Quand il passait à cheval sous les fenêtres de la jeune fille, qu’il feignait de ne point voir, il était toujours vêtu de la même façon : une redingote noire, boutonnée, une cravate noire, la tête, inclinée en avant dans une attitude rêveuse et méditative. Mlle d’Orion, le cœur battant, le sein agité, se penchait aussitôt qu’il était passé, et le suivait du regard jusqu’à ce qu’il eût disparu au tournant du sentier, attendant en silence l’heure de son retour.

La mère de Mlle Henriette s’était peu à peu habituée à la vue de Formose, elle le voyait venir au château avec son indifférence habituelle et sans même remarquer sa présence. Lorsque le prince pénétrait dans le salon, la duchesse, couchée sur un canapé, levait seulement son œil fixe et hagard et reprenait ensuite son immobilité de statue. Aussi le prince causait avec Mlle d’Orion absolument comme s’il eût été seul avec elle. La folle ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour d’elle ; elle n’interrompait quelquefois la conversation de sa fille et de Formose que par son refrain triste et monotone, psalmodie lugubre qui ressemblait au cri de l’orfraie au milieu de ce doux gazouillement de paroles amoureuses.

Un soir, après une partie de chasse, Formose avait été retenu à dîner au château par le comte, qui, fatigué plus que d’habitude, ne fut pas plus tôt passé au salon et installé dans son fauteuil, qu’il tomba dans un profond assoupissement. Formose et Mlle d’Orion parlèrent de magnétisme. Le prince proposa à la jeune fille de la magnétiser, et il commença à faire quelques passes par manière de jeu. Mlle Henriette, frémissant sous le regard du prince, sentait son cœur battre avec violence, le sang circulait actif dans ses veines. Elle était en proie à une inquiétude et à un charme inexprimable. Formose, excité lui-même par le trouble de la jeune fille, se pencha vers elle, la fascinant de son œil de serpent, et leurs lèvres s’épanouirent dans un baiser.

Aussitôt la jeune fille se releva pâle, épouvantée, et honteuse de ce qui venait de se passer, elle se dirigea vers son piano, et fit courir ses doigts sur le clavier pour réveiller M. de Larcy.

Plusieurs jours après cette scène, Mlle Henriette écrivait la lettre suivante à MMe de Veyle :

mademoiselle d’orion à madame la marquise de veyle

« Tu avais deviné, ma chère amie ; oui, je l’aime. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour combattre cet amour ; mais il y a une force irrésistible, implacable, qui me pousse vers cet homme. A chaque instant de la nuit et du jour, il vit dans ma pensée. Je le vois partout ; je ne vois que lui. O ma chère Lucile ! qu’est-ce donc que l’amour ? un tourment de toutes les heures, une inquiétude de tous les instants. Quand il n’est pas là auprès de moi, je souffre, je l’attends, je l’appelle tout bas. S’il tarde à venir, je le maudis et l’adore en même temps ! Lorsque je suis auprès de lui, épiant ses moindres mouvements, suivant sur son front l’ombre de ses pensées, je tremble, j’ai peur, je voudrais le fuir, et pourtant je me sens clouée par une puissance inconnue plus forte que ma volonté. Mon Dieu ! mon Dieu ! je te demande ce que c’est que l’amour ! Le sais-tu, toi-même, chère Lucile ? Qui a jamais pu résoudre ce problème ? Tous les grands sentiments ont une source inconnue ; l’idée de l’amour échappe à l’analyse cumme l’idée de Dieu.

« Ce qui est bien certain, vois-tu, mon amie, c’est que jamais, un autre ne sera mon époux, mon parti est pris irrévocablement. Ce n’est pas ce que tu m’as dit sur mon cousin qui a déterminé ma résolution. Ce pauvre Eugène ! moi qui croyais l’aimer ; insensée que j’étais ! avais-je jamais ressenti pour lui cet enivrement, cette douleur céleste qui m’accompagnent partout aujourd’hui ? Mon cœur avait-il jamais parlé ? Qu’il soit heureux, et il le sera, car lui aussi s’était trompé. S’il faut sacrifier pour lui toute ma fortune, je le ferai avec joie ; mais mon cœur ne sera jamais qu’à Formose.

« Tu n’es pas venue nous voir à la fin du mois comme tu nous l’avais promis ; j’en suis fâchée, ma chère Lucile, j’aurais voulu que tu visses le prince, comme il est beau quand il se promène, triste et mélancolique, dans les allées de son parc. De mon kiosque je vois toutes ses démarches ; j’assiste à toutes ses actions. Viens donc, ou plutôt non, ne viens pas, car s’il allait t’aimer ! et je mourrais s’il en aimait une autre.

« J’aurai peut-être bientôt besoin du secours de ton amitié, ma chère amie, lorsque le moment de faire connaître mon amour à mon oncle sera arrivé ; je compte sur toi, sur l’influence que tu exerces sur M. de Larcy, pour qu’il se rende à mes prières et permette mon bonheur.

« Adieu, je t’embrasse comme je t’aime.

« henriette. »

Formose avait réussi, Mlle d’Orion l’aimait. Elle l’aimait avec d’autant plus de Mme force, ainsi qu’elle le disait dans sa lettre à de Veyle, que son amour, longtemps refoulé, s’échappait, source vivifiante, de son cœur brisé comme l’eau à travers les fissures d’un vase. Toute cette jeune énergie, qui fermentait dans cette âme de dix-huit ans, avait besoin de se répandre au dehors. Elle n’avait jamais été aimée ; son amant d’adoption devait remplacer l’amour dont l’avaient sevrée une mère folle et un oncle soucieux. Il devait être tout pour elle ; c’était son refuge, son bonheur, sa vie, son univers. Il fallait qu’il pût lui dire ces deux vers d’un grand poète :

… Je veux être et ton père et la mère :
Ton père, j’ai mon bras ; ta mère, j’ai mon cœur.

Quelques jours après la scène du magnétisme, Formose et Mlle Henriette s’étaient avoué leur amour, et s’étaient juré d’être à jamais l’un à l’autre.

Depuis plus d’un mois qu’il vivait presque côte à côte avec cette enfant naïve et enthousiaste, qu’il assistait au développement de cet amour qu’il avait fait éclore, une grande métamorphose s’était opérée dans l’esprit du prince. Il n’avait poursuivi d’abord Mlle d’Orion que par calcul, pour être uni à une grande famille et jouir du crédit que donnent une belle alliance et une grande fortune. Il voulait se réfugier dans le mariage comme dans une retraite assurée où il passerait le reste de ses jours à l’abri du soupçon, au milieu de la richesse et des honneurs. Mais à force de suivre pas à pas tous les incidents de cette intrigue, il s’était aperçu un jour, pour la première fois de sa vie peut-être, qu’il était amoureux.

Pendant que Formose subissait le joug de ses nouveaux sentiments, M. de Larcy recevait une lettre qui lui apprenait les débordements de son fils. Le comte, frappé de stupeur à cette nouvelle, prit immédiatement la route de Paris, ramenant avec lui Mlle d’Orion, dont il ne se séparait jamais.

Nous allons dire en quelques mots ce qui s’était passé à Paris depuis le départ de Formose.

La Coradini avait suivi de point en point les instructions du prince. Elle avait mis tout en œuvre pour séduire le vicomte ; elle avait décroché de l’arsenal de sa coquetterie les armes les plus sûres et les mieux effilées. Le jeune homme s’était laissé fasciner par les charmes de l’enchanteresse, comme une allouette par la réverbération du miroir. La Coradini, en voyant l’inexpérience du vicomte, avait allumé dans l’âme de celui-ci une passion furieuse, excitée par le prolongement de la lutte. Dans cet intervalle, M. de Larcy avait timidement risqué un cadeau d’un grand prix, puis deux, puis trois, et l’Italienne, qui comprenait tout le parti qu’elle pouvait tirer d’un tel amant, ne combattait déjà plus pour le compte d’un autre, elle faisait la guerre à son profit.

Formose, en quittant Paris, avait laissé à son confident Berlhold le soin de le remplacer, et de veiller à ce que les conditions stipulées entre lui et la Coradini fussent fidèlement exécutées. Berthold s’était acquitté de sa tâche en conscience. Il stimulait la voracité de l’oiseau de proie, indiquait la marche à suivre, et préparait de longue main la débâcle et même le déshonneur de sa victime.

Le vicomte de Larcy n’avait jamais songé à réclamer la possession de la fortune qui lui revenait de sa mère. Il se contentait d’une assez forte pension que lui faisait le comte, et qui avait satisfait jusque-là à ses besoins et à ses fantaisies de jeune homme. Mais pour subvenir à l’entretien de sa passion ruineuse, le chiffre de l’allocation paternelle était beaucoup plus qu’insuffisant. Le jeune de Larcy ne voulait pas que son père eût le moindre soupçon ; il contracta des emprunts onéreux pour payer les bracelets, les colliers en diamants, les chevaux et les voitures qu’il offrait avec tant de bonheur à sa maîtresse. Plus le jeune homme donnait, plus la Coradini devenait insatiable, c’est la règle. L’exigence rapace de cette femme n’était plus un calcul, mais un instinct. Elle absorbait comme un boa ; seulement son appétit ne s’endormait jamais.

Un jour elle avait demandé au vicomte une magnifique parure exposée à l’étalage d’un joaillier. Celui-ci qui se trouvait sans argent, avait résisté ; la Coradini ne se regardait pas comme vaincue ; elle appela à son secours l’artifice de ses larmes, elle dit qu’elle n’était plus aimée, parla de sa réputation et de sa jeunesse sacrifiées au vicomte, et insinua adroitement que bien d’autres, si elle le voulait, s’estimeraient trop heureux de pouvoir lui offrir cette bagatelle, qui valait tout au plus vingt mille francs. M. de Larcy s’était senti ému et bouleversé à la vue de ces perles d’argent qui tombaient des beaux yeux de la sirène ; mais les derniers mots le firent bondir ; la jalousie s’éveilla furieuse dans son cœur ; il tomba aux genoux de l’Italienne, lui demanda pardon pour les larmes qu’il lui avait fait répandre, et lui promit la parure pour le soir.

M. le vicomte de Larcy avait été chez le juif Génins, le même dont nous avons parlé dans une autre histoire, et qui venait encore à cette époque au secours des fils de famille dans l’embarras. Malheureusement le vicomte devait déjà des sommes assez fortes à cet homme, qui refusa tout net de prêter les vingt mille francs. M. de Larcy se désolait. Le juif, le voyant disposé à tout, lui proposa un terme moyen. Ce terme moyen consistait en ceci : le jeune homme ferait une lettre de change, et mettrait au bas, comme simple garantie, l’acceptation de M. de Larcy le père. Le vicomte se récria, c’était un faux qu’on lui proposait ; jamais il ne consentirait à une telle infamie. Mais le Génins, qui réservait toute son éloquence pour ces moments difficiles, lui présenta la chose sous un aspect si différent, que le vicomte avait fait la lettre de change à six mois avec l’acceptation au bas, bien certain, du reste, qu’il retirerait avant le terme ce billet des mains de l’usurier, dût-il pour cela demander à son père la jouissance de la fortune maternelle.

Le soir, la Coradini se montrait à l’Opéra avec sa parure nouvelle, et soulevait par sa beauté et le luxe de sa toilette l’admiration de la salle.

Aussitôt l’affaire conclue, Génins avait livré, moyennant trente mille francs, la lettre de M. de Larcy à Berthold. Celui-ci l’avait immédiatement envoyée à Formose, qui se voyait plus que jamais maître de la situation.

Le comte de Larcy revint à Paris sur ces entrefaites.

Il se rendit, au débotté, au ministère des affaires étrangères, où il sollicita et obtint le rappel de son fils à son poste diplomatique.

Après quoi, il tomba chez le vicomte comme la foudre, et lui jeta ces terribles paroles : « Je sais tout, » alors qu’il ne savait que le quart de la vérité.

Le comte annonça à son fils qu’il allait retourner à Vienne : cette nouvelle fit pâlir le jeune homme, qui essaya pourtant de faire bonne, contenance, et finit par se soumettre.

M. le comte de Larcy revint à l’hôtel d’Orion. enchanté du succès de son intervention. Il croyait que Mlle Henriette ignorait l’amour du vicomte pour la Coradini, et comme il ne voyait dans cette intrigue qu’une folie passagère, dont l’absence ferait perdre le souvenir à son fils, il ne lui restait aucune inquiétude sur l’avenir de ses projets matrimoniaux. Hélas ! il fut bien détrompé : le soir de ce même jour, Mme de Veyle lui avoua qu’Henriette connaissait tous les détails de la conduite de son fils, et lui apprit en outre que la jeune fille aimait Formose, et que Formose l’aimait.

Le tonnerre serait tombé en éclats aux pieds du comte, qu’il ne l’aurait pas frappé d’une pareille stupeur.

M. de Larcy demeura quelques instants hébété, étourdi, ne sachant pas s’il devait ajouter foi à ce qu’il entendait. Puis baissant la tête sur sa poitrine, il ne put que s’écrier : — Ô mon Dieu !

La marquise laissa passer le premier moment de la douleur ; alors elle s’approcha de M. de Larcy, et lui dit :

— Allons, mon cher comte, calmez-vous. Ce que je vous dis là n’est pourtant pas bien terrible. En définitive, vous ne pouviez pas avoir la prétention d’aller contre les sentiments de votre nièce ; Henriette est bien libre, il me semble, de faire un choix.

— Sans doute, balbutia le comte, sans doute. Je suis bien de cet avis ; mais enfin le choix était fait.

— Comment ! reprit en souriant Mme de Veyle, vous voulez dire que vous aviez choisi votre fils. À la bonne heure. Cependant Henriette avait bien aussi un peu le droit d’être consultée.

— Mais, s’écria le comte, c’est Eugène qui est cause de tout cela ; c’est par son indigne passion pour cette aventurière qu’il s’est aliéné l’amour de sa cousine, car Henriette l’aimait, j’en suis sûr.

— Vous vous trompez, elle ne l’aimait pas.

— Elle ne l’aimait pas ! répéta M. de Larcy,

— Pas le moins du monde ; elle n’avait et elle n’a encore pour le vicomte que de l’amitié ; elle me l’a dit elle-même, il y a tout au plus deux mois. Elle ne reculait pas, il est vrai, à cette époque, devant l’accomplissement de son mariage avec le vicomte, parce qu’elle n’aimait personne, et que votre fils, lui était encore moins indifférent que les jeunes gens rencontrés dans le monde ; mais aujourd’hui que son cœur a parlé, et qu’elle aime le prince, c’est bien différent.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit M. de Larcy, tous les projets sur lesquels reposait le bonheur de ma vie vont donc s’écrouler !

— Quel grand malheur voyez-vous dans tout ceci ? n’êtes-vous pas riche ? votre fils n’aura-t-il pas une belle fortune ? est-il nécessaire de capitaliser d’énormes revenus ? Le vicomte trouvera une autre héritière que sa cousine, et il sera tout aussi heureux que s’il eût épousé Henriette ; plus heureux, car il aura la chance d’aimer sa femme et d’en être aimé, tandis que votre fils et votre nièce ne s’aimeraient ni l’un ni l’autre ; ils se seraient mariés par raison, comme on dit.

— Eh bien, oui, fit le comte.

— Mon cher comte, poursuivit la marquise, vous me permettrez de n’avoir qu’une médiocre compassion pour ce que vous appelez la ruine de vos projets. Sans doute, il eût été plus agréable pour vous que l’immense fortune d’Henriette ne sortît pas de la famille ; mais comme votre fils est destiné à avoir une cinquantaine de mille livres de rente, je ne le trouve pas trop à plaindre, et je ne vois pas pourquoi votre nièce immolerait son bonheur à des calculs d’intérêt.

M. de Larcy demeura un instant à réfléchir ; puis il s’écria tout-à-coup d’une voix brève et entrecoupée ;

— Sans doute, je ne veux pas faire le malheur de ma nièce ; je ne veux pas lui imposer mon fils, si elle ne l’aime pas, quoique pourtant j’eusse lieu de croire… Enfin n’en parlons plus ; mais je dois veiller à ce qu’elle ne fasse pas un choix indigne d’elle.

— Pour cela, vous ferez fort bien, dit la marquise d’un ton moqueur. Cependant, comme l’homme qu’elle aime est riche, comme il est bien, et qu’il fera de sa femme une princesse, je ne vois pas trop ce que vous trouverez à redire.

— Oui, mais le prince Formose ne jouit pas d’une réputation bien assurée ; des bruits…

— Ah ! voilà le grand mot lâché, interrompit la marquise en riant ; vous avez trouvé le prince fort bon pour en faire votre compagnon de chasse et de plaisirs ; vous avez été très honoré de le recevoir et d’aller chez lui. Les bruits ridicules débités sur son compte ne vous faisaient pas peur ; mais du moment qu’il dérange vos projets, c’est une autre affaire, n’est-ce pas ?

M. de Larcy, qui ne trouvait rien à répondre, se promenait à grands pas dans la chambre.

— Tenez, mon cher comte, reprit la marquise, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de vous exécuter franchement et convenablement, pour ne pas avoir l’air de jouer, en face du public, le rôle peu agréable d’un tuteur de mélodrame, d’autant plus, qu’à vous parler franchement, vous n’y gagneriez rien. Je connais le caractère fier et indomptable d’Henriette ; quand elle a dit une chose, elle y tient, et elle ne consentira jamais à un mariage imposé. Elle attendra sa majorité s’il le faut absolument, et comme elle sera libre alors, elle agira à sa guise ; seulement elle vous en voudra toute sa vie, et vous n’aurez rien empêché.

— Je sais bien tout cela, murmura le comte de l’air d’un homme à moitié rendu.

— À la bonne heure, dit la marquise en prenant la main de M. de Larcy, vous voilà revenu à des idées raisonnables. Suivez mes conseils, vous ferez bien, et si vous êtes sage, ajouta-t-elle en faisant allusion aux vieilles prétentions du comte, nous verrons.

— Oh ! pour cela, répliqua M. de Larcy en regardant la marquise, c’est autre chose, il y a longtemps que je ne crois plus à vos promesses.

— Qui sait ? fit Mme de Veyle avec un sourire charmant.

Malgré sa conversation avec la marquise, le comte ne se regardait pas tout-à-fait comme battu ; cependant il ne pouvait se dissimuler la gravité des circonstances. Il envoya chercher son fils, au moment où celui-ci venait de recevoir la lettre qui lui enjoignait de partir pour Vienne sur-le-champ. Le jeune homme, à la vue de cet ordre qui le séparait de sa maîtresse, avait senti son cœur se briser.

Le comte lui expliqua alors les conséquences de sa folle passion, sa cousine détachée de lui et éprise d’un autre. Le vicomte, à cette nouvelle, éprouva une stupéfaction sans égale ; il n’avait pas encore calculé les suites que pourrait avoir son amour pour la Coradini. Il s’était si bien habitué à l’idée d’épouser sa cousine, qu’il demeura anéanti sous le coup des paroles de son père.

— Et qui aime-t-elle ? demanda-t-il.

— Le prince Formose.

— Le prince Form… Il n’acheva pas ; il se rappela alors les félicitations légèrement ironiques que le prince lui adressait un soir, à la sortie du Cirque, au sujet de sa nouvelle conquête, et sans soupçonner le piège dans lequel il était tombé, il sentit renaître contre cet homme une haine violente et implacable.

— Mais vous ne permettrez pas que ma cousine épouse cet aventurier, cet italien tombé on ne sait d’où, dit le vicomte.

— Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour empêcher ce mariage ; pourtant, si ta cousine persiste à vouloir l’épouser, je ne peux pas m’y opposer.

— Que faire alors ?

— Il faut que tu quittes Paris sur-le-champ, que tu retournes à ton poste, je tâcherai de ramener Henriette. Je ferai, en un mot, toute ce que je pourrai pour son bonheur et le tien. Mais aussi, s’être amouraché de cette Italienne !… ajouta le comte.

— Mon père, elle est si belle !

— Eh parbleu, tu paieras assez chèrement sa beauté. Deux cent mille livres de rentes pour un enfantillage ! Enfin tout n’est pas perdu. Pars ce soir, Henriette te saura à Vienne et verra par là que ton amour n’était qu’une folie, un passe-temps, un caprice de quelques jours ; elle te pardonnera peut-être.

Le vicomte aurait bien voulu résister et demeurer à Paris, mais l’ordre était formel. Il consentit donc à partir, mais avec l’intention de revenir aussitôt ; il ne ferait que toucher barre à Vienne et serait de retour à Paris au plus tard dans quinze jours.

Avant de quitter Paris, il alla prendre congé de la Coradini, qui, à la nouvelle de ce départ précipité, donna les signes d’une douleur échevelée. Après quoi, le vicomte, en proie aux sentiments les plus contradictoires et aux plus sombres idées, se dirigea vers la capitale de l’Autriche,

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Aussitôt que Formose avait connu le départ de M. de Larcy et de sa nièce, il avait pris lui-même la route de Paris, disant adieu, non sans un triste serrement de cœur, à l’allée du kiosque, au château de Blenneville, à ce grand parc, qui avaient été témoins des scènes de son amour, et où, pour la première fois, s’étaient assouplis cette nature rebelle, ce cœur jusqu’alors indompté ; il sut à son arrivée tout ce qui s’était passé. Fort de l’amour de Mlle Henriette, de son serment solennellement juré, et de la bienveillante protection de la marquise de Veyle, le prince résolut de tenter toutes les démarches auprès de M. de Larcy pour lui demander la main de sa pupille.

Le comte avait en quelque sorte été préparé à cette inévitable visite par sa conversation, avec la marquise, laquelle n’agissait, en cette circonstance, que d’après les prières de son amie Mlle d’Orion. C’est pourquoi il s’était à l’avance dressé un plan, une espèce de route, de conduite étudiée et apprise par cœur. Toute sa politique en cette affaire consisterait à temporiser, espérant lasser l’une des deux parties ; il ne voulait pas rompre en visière et refuser net, mais il alléguerait des prétextes, des considérations spécieuses ; et enfin, s’il était poussé à bout, il déclarerait que sa qualité d’oncle et de tuteur faisant peser sur lui une lourde responsabilité, le prince, quelle que fût la haute considération dont il jouissait, devrait préalablement dresser une sorte de bilan de sa position de famille et de fortune.

Formose, de son côté, avait deviné la stratégie de M. de Larcy et son plan de réserve. Aussi résolut-il d’aller droit au-devant des considérations restrictives du comte, et de le combattre avec ses armes.

La bataille s’engagea sur ce terrain d’observation. Le prince commença par déclarer qu’il ne songeait à épouser Mlle d’Orion que lorsqu’il aurait réalisé en valeurs les immenses propriétés qu’il possédait en Italie, et dont la somme s’élevait à plusieurs millions ; il demandait trois semaines pour faire le voyage, et à son retour il justifierait de sa fortune et de ses titres.

Le comte n’avait rien à répondre à de pareils arguments ; il s’inclina en signe d’assentiment, et Formose prit congé de lui et de Mlle d’Orion en leur annonçant qu’il partait pour l’Italie.