L’École décadente/Jules Barbey d’Aurevilly

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Léon Vanier, éditeur des Décadents (p. 18-19).

JULES BARBEY D’AUREVILLY

Barbey est grand ! Prétendre le prouver supposerait qu’on en peut douter. C’est aussi inutile en ce sens qu’on ne prouve pas une chose qui s’explique par elle-même, évidente comme la lumière du jour, patente comme la décrépitude de cette fin de siècle. L’indifférence ou le dédain des plèbes pour ce grand homme, quelle preuve plus éclatante et plus sûre de son vaste génie ! Car nous vivons à une époque de corruption et d’abjection telle que la haine et le mépris sont devenus le critérium unique du talent.

C’est dans nos mœurs : à l’avenir un triomphe ne sera complet qu’autant qu’il aura provoqué les acclamations de l’élite si restreinte du monde intellectuel et les conspuations de la multitude des voyous.

Le comte Barbey d’Aurévilly s’apitoie assez sur l’humanité pour ne pas s’inquiéter des jugements qu’on peut porter sur lui.

Chrétien et avec Péladan le dernier écrivain du Christianisme, il soutient cet antique édifice religieux qui s’écroule et que l’aurore du XXe siècle ne trouvera pas debout.

Destinée étrange que celle de cette religion, et qui me porte à croire qu’une sorte de fatalité plane au-dessus de Dieu même ! Tandis que les autres croyances meurent à défaut de voix, celle-ci, sur son déclin, a produit le plus colossal penseur de tous les siècles et de toutes les nations.

On éprouve je ne sais quel sentiment d’admiration à voir ce géant de la pensée s’acharner à la défense d’une idée à laquelle les étreintes de l’égoïsme contemporain ont communiqué les germes de la mort.

Jules Barbey d’Aurevilly n’est pas un décadent, loin de nous la pensée de l’accaparer ; mais il est avec Baudelaire le digne précurseur de ce mouvement de psychologie et de synthèse, lui, le psychologue profond dont le regard synthétique est capable d’embrasser la nature entière.

Il est bien l’écrivain unique de ce siècle. À part Verlaine nul ne peut lui être comparé. Victor Hugo, qui passe pourtant pour un géant, n’est qu’un nain auprès de lui. Barbey s’élève autant au-dessus de Victor Hugo que celui-ci au-dessus du reste de l’humanité.