L’Écumeur de mer/Chapitre 20

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 10p. 223-234).

CHAPITRE XX.


La souris n’a jamais fui le chat avec plus d’empressement qu’ils ne fuirent des coquins plus méchants qu’eux.
Shakspeare. Coriolan.


L’aube matinale fit luire sur l’Atlantique sa clarté couleur de perle, suivie comme toujours de l’éclat empourpré du jour et du majestueux lever du soleil qui sort du sein de l’onde. Au moment où le vigilant officier de quart apercevait la première lueur du matin, Ludlow fut éveillé. Un doigt appuyé sur son bras suffit pour arracher au sommeil celui qui, même dans ses songes, avait toujours présenté à l’esprit la responsabilité de sa place. Une minute ne s’était pas écoulée avant que le jeune homme fût sur le gaillard d’arrière, examinant attentivement les cieux et l’horizon. Sa première question fut de demander si l’on n’avait rien vu pendant le quart. La réponse fut négative.

— J’aime cette lueur au nord-est, observa le capitaine, après avoir examiné attentivement l’horizon encore sombre et limité. Le vent viendra de là. Que nous en ayons un peu, et nous essaierons d’atteindre cette orgueilleuse Sorcière des Eaux ! Ne vois-je pas une voile sous notre vent, ou n’est-ce que l’écume des vagues ?

— La mer devient irrégulière, et j’y ai été trompé dix fois depuis la naissance du jour.

— Mettez plus de voiles au vaisseau ; le vent va venir de la terre. Il faut que nous soyons prêts pour en profiter. Montrons toutes nos voiles.

Le lieutenant reçut ces ordres avec sa déférence ordinaire, et les communiqua à ses subordonnés avec la promptitude qui distingue la discipline des marins. La Coquette fut bientôt couverte de ses trois voiles de hune, une desquelles était jetée contre le mât de manière à retenir le vaisseau aussi immobile que le roulis des vagues pouvait le permettre. Aussitôt que l’officier de quart eut appelé les matelots au travail, les vergues massives s’élancèrent, plusieurs voiles légères, qui servaient à balancer le bâtiment aussi bien qu’à augmenter la rapidité de sa course, furent hissées et déployées, et aussitôt le vaisseau commença à fendre les flots. Tandis que les matelots de quart étaient ainsi occupés, le battement des voiles annonçait une nouvelle brise.

Les côtes de l’Amérique du nord sont sujettes à des transitions soudaines et dangereuses dans les courants d’air. Il est arrivé plus d’une fois qu’un vent change assez subitement pour mettre en danger la sûreté du vaisseau, ou du moins pour l’enfoncer dans l’eau. On a souvent dit que le bâtiment fameux appelé la Ville de Paris fut perdu par un de ces changements violents, le capitaine ayant eu l’inadvertance de laisser trop de voiles d’arrière, erreur qui le mit dans l’impossibilité de diriger le vaisseau pendant le moment de danger qui succéda. Quelle que soit la vérité sur ce malheureux bâtiment, il est certain que Ludlow connaissait parfaitement les hasards qui accompagnaient souvent les premières bouffées d’un vent du nord sur les côtes de son pays natal, et qu’il n’oubliait jamais d’être préparé au danger.

Lorsque le vent de la terre frappa la Coquette, la lueur qui annonçait le lever du soleil était visible depuis quelques minutes ; les vapeurs légères qui avaient voilé les cieux, lorsque la brise soufflait au sud-est, se condensèrent en masses de nuages, et semblables à un immense rideau qui se lève, elles laissèrent apercevoir de tous côtés l’eau et les cieux. Il est à peine nécessaire de dire avec quelle ardeur l’œil de notre jeune marin parcourut l’horizon, afin d’observer les objets qui pourraient s’y présenter. L’espoir trompé se peignit sur son visage, puis bientôt une expression de joie lui succéda.

— Je le croyais parti, dit Ludlow à son premier lieutenant, mais le voilà sous le vent, auprès de cette ligne de brouillard qui s’élève, et aussi immobile sous notre vent que la fortune pouvait nous l’envoyer. Faites couvrir la Coquette de voiles depuis le haut jusqu’en bas, appelez tous les matelots ; que nous montrions à cet insolent ce qu’un croiseur de Sa Majesté peut faire au besoin !

Cet ordre fut le signal d’un mouvement général et rapide, pendant lequel chaque matelot fit usage de toute son habileté.

Le cri, Tout le monde en haut ! fut à peine prononcé que, les marins s’élancèrent de toutes les parties du vaisseau, et, joignant leurs efforts à ceux des matelots de quart qui étaient sur le pont, couvrirent les espars de la Coquette d’un nuage de voiles blanches. Non contents de recevoir la brise sur les surfaces que les vergues ordinaires pouvaient étendre, ils suspendirent des boute-hors au-dessus de l’eau, et les voiles s’entassèrent sur les voiles jusqu’à ce que les mâts courbés n’en pussent supporter davantage. La carène qui soutenait cette masse pyramidale de cordages, d’espars et de voiles, céda à cette puissante impulsion ; et la corvette, qui, outre la foule des matelots, supportait un poids si lourd d’artillerie, de provisions et de munitions, commença à diviser les vagues avec la force imposante et calme d’un vaisseau de premier ordre ; la mer se brisait contre ses flancs, comme elle se brise contre les rochers, mais le paisible bâtiment résistait à tous ses efforts. Cependant, lorsque le vent augmenta et que le vaisseau s’éloigna des côtes, la surface de l’Océan devint de plus en plus agitée, jusqu’à ce que les hauteurs qui étaient derrière la villa de Lust-in-Rust se perdissent dans l’horizon ; alors on pouvait voir le mât de perroquet volant du vaisseau, décrire de larges cercles contre l’horizon, et les sombres flancs du bâtiment, soulevés momentanément par un long roulis, briller sur l’élément qui le soutenait.

L’objet qui avait d’abord paru aux regards de Ludlow comme une tache sur l’horizon, prit bientôt la forme gracieuse et symétrique du brigantin bien connu. On voyait clairement ses légers espars suivant le balancement de la carène et dépourvus de voiles, excepté celles qui étaient nécessaires pour commander aux vagues. Mais lorsque la Coquette fut à la portée de canon, les voiles commencèrent à se déployer, et il devint évident que l’Écumeur de Mer se disposait à fuir.

La première manœuvre de la Sorcière des Eaux fut d’essayer de gagner le vent du croiseur. Une expérience qui ne dura qu’un instant parut apprendre à ceux qui la dirigeaient que cette tentative était inutile tant que le vent serait aussi fort et la mer aussi houleuse. Il porta ses voiles du côté opposé, afin d’essayer de l’emporter de vitesse sur le croiseur, et ce ne fut que lorsque les résultats lui eurent prouvé le danger de laisser ce dernier s’approcher, que le brigantin se décida à mettre sa barre tout au vent, et s’enfuit le vent en poupe avec la légèreté d’un oiseau qui effleure l’onde.

Les deux vaisseaux présentèrent alors le spectacle d’une vive poursuite. Le brigantin déploya toutes ses voiles, et il s’éleva sur la carène une pyramide blanche presque imperceptible qui ressemblait à un nuage fantastique flottant au-dessus de l’eau avec une vélocité qui pouvait rivaliser avec celle de la vapeur se balançant dans l’air supérieur. Comme un talent égal dirigeait les mouvements des deux vaisseaux, et que la même brise enflait leurs voiles, on fut longtemps à s’apercevoir de quelque différence dans leurs progrès. Les heures succédèrent aux heures ; et, si ce n’eût été les flots d’écume qui s’élançaient de l’avant de la Coquette, Ludlow aurait pu croire son vaisseau immobile. L’Océan présentait de chaque côté la même image mouvante et monotone ; le brigantin était toujours à la même distance, pas un pied plus près ou plus loin que lorsque la chasse avait commencé. Une ligne sombre se montrait quelquefois sur le sommet d’une vague, et disparaissait, ne laissant de visible qu’un nuage de voiles flottant et se balançant au-dessus de l’eau.

— J’espérais mieux du vaisseau, maître Trysail, dit Ludlow ; nous sommes enterrés jusqu’à la sous-barbe, et cependant nous voyons toujours cet impudent à la même distance que lorsque pour la première fois de la journée nous vîmes ses bonnettes.

— Et il sera toujours à la même distance tant que le jour durera, capitaine Ludlow. J’ai chassé le corsaire dans la Manche, jusqu’à ce que les hauteurs d’Angleterre eussent disparu comme une vague qu’une autre remplace, et nous atteignîmes les bancs de sable de Hollande, avec les voiles et les vergues de civadières ; qu’en résulta-t-il ? Le coquin se joua de nous comme le pêcheur se joue de la truite qui est dans ses filets, et lorsque nous croyions l’atteindre, il s’élançait hors de la portée de nos canons avec aussi peu d’efforts qu’un vaisseau glisse dans l’eau lorsque l’accore[1] est enlevée de l’avant.

— Oui, mais le Druide avait autour de lui un peu de la rouille de la vieillesse. La Coquette n’a jamais eu sous son vent l’objet d’une poursuite sans lui dire un mot.

— Je ne discrédite aucun vaisseau, Monsieur, car la réputation est la réputation ; on ne doit point parler légèrement de ses semblables, et moins encore de tout ce qui appartient à la mer. J’avoue que la Coquette est un bâtiment agile ; mais il faudrait connaître l’ouvrier qui a construit ce brigantin avant d’oser dire qu’aucun vaisseau de la flotte de Sa Majesté pût l’atteindre lorsqu’il vogue à pleines voiles.

— Cette manière de penser, Trysail, serait plus convenable pour un matelot que pour un homme qui se promène sur le gaillard d’arrière.

— Mes années ne m’auraient servi à rien, capitaine Ludlow, si je n’avais pas appris que ce qui était de la philosophie dans ma jeunesse n’en est plus maintenant. On dit que la terre est ronde ; c’est aussi mon opinion. D’abord, parce que le glorieux sir Francis Drake et divers Anglais en ont fait le tour, ainsi que plusieurs marins des autres nations, pour ne rien dire d’un certain Magellan, qui prétend avoir été le premier à trouver le passage ; ce qui, je le pense, n’est ni plus ni moins qu’un mensonge portugais, puisqu’il est déraisonnable de supposer qu’un Portugais aurait fait ce qu’un Anglais n’avait pas encore songé à faire. Secondement, si la terre n’était pas ronde, pourquoi verrions-nous les petites voiles d’un vaisseau avant les basses voiles, ou pourquoi le haut de ses mâts se détacherait-il sur l’horizon avant sa carène ? On dit de plus que la terre tourne, ce qui est vrai, sans doute, et il est aussi juste que vrai que les opinions tournent avec elle ; ce qui me ramène à l’objet de ma remarque. Ce vaisseau montre plus de ses flancs qu’il n’est ordinaire, Monsieur ; il se dirige vers la terre, qui doit être du côté de notre babord, afin de trouver une mer moins houleuse : tout ce roulis n’est pas favorable à un bâtiment léger, quel que soit celui qui l’a construit.

— J’espérais le chasser des côtes ! Si nous pouvions le conduire dans le golfe, il serait à nous ; car il est trop enfoncé dans l’eau pour nous échapper dans les mers courtes. Il faut le forcer de voguer sur l’eau bleue, quoique nos espars supérieurs craquent. Allez à l’arrière, monsieur Hopper, et dites à l’officier de quart d’amener d’un point et demi l’avant du vaisseau vers le nord, et de forcer légèrement les bras.

— Quelle grande voile déploie ce coquin ! Elle est aussi large que les instructions d’une commission de corsaire, avec une ralingue semblable à la promotion d’un fils d’amiral. Comme tout tire à bord ! Il a des voiles bien habiles ce brigantin, n’importe d’où il vienne !

— Je crois que nous le gagnons. Les vagues nous aident ; Gouvernez avec peu de barre ! La couleur de sa carène commence à se montrer lorsqu’il s’élève sur les vagues.

— Le soleil touche ses flancs… Et cependant, capitaine Ludlow, vous pouvez avoir raison… car voilà un homme sur le mât de hune, qu’on peut parfaitement distinguer ; un boulet ou deux parmi ses espars et ses voiles pourront nous rendre service.

Ludlow fit semblant de ne pas entendre ; mais le premier lieutenant, étant venu sur le gaillard d’avant, donna plus de poids à cette proposition, en remarquant que leur position leur donnait en effet le moyen de faire usage du canon de chasse sans perdre aucune distance. Comme Trysail soutenait son assertion par des vérités trop plausibles pour être réfutées, le commandant du croiseur donna avec répugnance l’ordre de sortir le canon d’avant, et de le traîner sur le babord. Les marins actifs accomplirent promptement ce devoir, et on vint dire au capitaine que la pièce était prête.

Alors Ludlow descendit de son poste et pointa lui-même le canon.

— Retirez la cale, dit Ludlow au chef de pièce ; maintenant faites attention au moment où le brigantin s’élèvera ; tenez le vaisseau tranquille, Monsieur… Feu !

Les hommes qui vivent à leur aise au logis sont souvent surpris de lire des récits de combat où tant de poudre et des centaines, souvent même des milliers de boulets sont employés en pure perte, tandis que sur terre un combat moins long, et en apparence moins opiniâtre, renverse une multitude de soldats. Le secret de cette différence repose sur l’incertitude du but sur un élément aussi agité que la mer. Le plus grand vaisseau est rarement complètement immobile lorsqu’il est en pleine mer, et il est inutile de rappeler au lecteur que la plus petite variation dans la direction d’un canon s’étend de plusieurs brasses à la distance de quelques centaines de pieds : l’art du canonnier marin n’a pas peu de ressemblance avec l’adresse d’un chasseur, puisqu’un calcul pour un changement de position de l’objet visé doit être fait dans l’un et l’autre cas, en ajoutant pour le marin l’embarras de plus d’un mouvement compliqué dans la pièce elle-même.

Jusqu’à quel point le canon de la Coquette était-il soumis à l’influence de ces causes, ou jusqu’à quel point le désir du capitaine de protéger ceux qu’il croyait à bord du brigantin influa-t-il à son tour sur la direction prise par le boulet ? c’est probablement ce qu’on ne saura jamais. Il est certain néanmoins que, lorsque la flamme suivie du nuage tournoyant s’élança au-dessus des flots, cinquante yeux cherchèrent en vain la trace du messager de fer parmi les voiles et les agrès de la Sorcière des Eaux. Leur symétrie élégante était toujours la même, et le bâtiment glissait sur l’onde avec la même aisance et la même célérité. Ludlow avait parmi son équipage une réputation d’adresse dans la direction d’un canon, et cette vaine tentative n’aida pas à changer l’opinion des matelots sur le caractère du brigantin. Plusieurs secouèrent la tête, et plus d’un vétéran, en se promenant dans ses étroites limites avec les deux mains sous sa jaquette, assura gravement que les boulets ordinaires ne seraient d’aucune efficacité sur le brigantin. Il était néanmoins nécessaire de répéter l’expérience pour sauver les apparences. Le canon fut déchargé plusieurs fois et toujours avec aussi peu de succès.

— Il est inutile de perdre sa poudre à une si grande distance et avec une mer si houleuse, dit Ludlow après un cinquième et inutile essai. Je ne ferai pas feu davantage. Examinez vos voiles, Messieurs, et voyez si elles tirent toutes. Il faut vaincre avec nos talons et laisser l’artillerie se reposer… Qu’on remette ce canon à sa place.

— La pièce est prête, Monsieur, dit le chef de pièce en ôtant respectueusement son chapeau, et présumant que la faveur dont il jouissait auprès de son commandant ferait pardonner sa hardiesse… c’est dommage de l’emporter.

— Faites feu vous-même, et ensuite remportez la pièce, dit Ludlow avec négligence, et désirant prouver que d’autres pouvaient avoir aussi peu de succès que lui.

Les artilleurs laissés seuls s’occupèrent à exécuter cet ordre.

— À la cale ! feu sur le brigantin, et tirez à démâter, dit le vieux et rude marin qui avait une autorité locale sur cette pièce ; je n’ai pas besoin de calculs géométriques !

L’équipage obéit, et la mèche fut allumée. Une mer haute aida les dispositions du vieux vétéran, sans quoi notre récit des exploits de cette pièce eût fini avec cette nouvelle tentative, puisque le boulet eût inévitablement plongé dans une vague à quelques pieds de distance. L’avant du vaisseau s’éleva avec l’apparence de la fumée, et l’on vit bientôt des fragments de bois voler au-dessus du mât des bonnettes, des huniers du brigantin, qui tomba en avant, entraînant avec lui les deux voiles importantes qu’il soutenait.

— Cela lui apprendra à voguer à pleines voiles ! dit le matelot joyeux en frappant avec affection sur le canon. Sorcière ou non, voilà deux de ses jaquettes qui s’en vont à la fois, et si le capitaine veut le permettre, nous allons déranger quelque autre partie de sa toilette. Écouvillonnez…

— Le capitaine a donné ordre de rentrer la pièce, dit un malin midshipman, s’élançant auprès du beaupré pour examiner ce qui se passait sur le brigantin. Le coquin est assez agile à sauver ses voiles !

Il était en effet nécessaire que ceux qui dirigeaient le brigantin réunissent tous leurs efforts. Les deux voiles qui venaient d’être rendues momentanément inutiles étaient d’une grande importance avec le vent en poupe. La distance entre les deux vaisseaux n’excédait pas un mille, et il était trop dangereux de la diminuer, pour accorder le moindre délai. Les mouvements des marins pendant les moments critiques sont dictés par une qualité qui ressemble plus à l’instinct qu’à la réflexion. Les hasards constants et dangereux d’une profession délicate dans laquelle un retard peut être fatal, et dans laquelle la vie, la réputation et la propriété dépendent si souvent du calme et des ressources de celui qui commande, fait naître en certaines circonstances une connaissance si prompte des remèdes à apporter, qu’elle ressemble à une qualité naturelle.

Les bonnettes de la Sorcière des Eaux ne voltigèrent pas plutôt dans les airs, que le brigantin changea légèrement sa course, comme un oiseau dont l’aile a été touchée par le plomb du chasseur, et l’avant s’inclina autant vers le sud qu’il avait jusque alors incliné vers le nord. Cette variation, quelque légère qu’elle fût, amena le vent sur le côté opposé, et força le boute-hors qui tendait la grande voile à changer. Au même instant les bonnettes qui frappaient sous le vent de cette énorme voile se tendirent au plus haut degré, et le vaisseau perdit peu, si même il perdit de la force qui le poussait. Même, tandis que cette manœuvre s’accomplissait, on voyait des matelots au haut des mâts employant leur agilité, comme l’avait remarqué le midshipman, à retirer les voiles déchirées.

— C’est un coquin à l’œil prompt, dit Trysail, dont le regard critique ne permettait à aucun mouvement du brigantin de lui échapper, et il en a besoin, n’importe d’où il vienne ! Ce bâtiment est bien manœuvré ! Nous avons gagné peu de chose en faisant feu, excepté les comptes de munition que nous présenteront les canonniers, et le brigantin a peu perdu, car une boute-hors de bonnette sera bien assez dans les vergues du perroquet et autres légers espars pour une semblable coquille.

— C’est avoir gagné quelque chose que de le forcer à s’éloigner de la terre, reprit Ludlow avec douceur ; il me semble que je vois plus distinctement les parties latérales que forment les termes de la poupe, qu’auparavant.

— Il n’y a pas de doute, Monsieur, il n’y a pas de doute. Je viens d’apercevoir ses caps de moutons les plus bas, il n’y a qu’une minute ; mais j’ai été déjà assez près du brigantin pour voir la mine impertinente de la coquine qui est sous le beaupré, et cela n’a servi de rien.

— Je suis certain que nous le gagnons, répondit Ludlow d’un air pensif. Prêtez-moi une lunette, contre-maître.

Trysail examina son jeune commandant tandis que ce dernier se servait de l’instrument, et il crut voir du mécontentement dans ses traits.

— Le brigantin fait-il mine de vouloir se rendre à son devoir, Monsieur, ou s’en tient-il à son obstination ?

— L’homme qui est à la poupe est cet audacieux qui osa se montrer à bord de la Coquette, et il semble là aussi à son aise qu’il l’était ici !

— Ce coquin a un air marin qui m’avait charmé, et lorsqu’il vint à bord, je croyais que la reine avait fait une prise. Vous avez raison, Monsieur, de le nommer audacieux ! L’impudence de cet homme détruirait la discipline de toute la compagnie d’un vaisseau, quand elle ne serait composée que d’officiers et de prêtres. Il prenait autant de place en se promenant sur le gaillard d’arrière, qu’un vaisseau de quatre-vingt-dix sur mer, et la pomme n’est pas mieux enfoncée sur le mât de perroquet, que son chapeau ne l’était sur sa tête. Cet homme n’a aucun respect pour un pavillon ! Je m’arrangeai en changeant de place les pavillons au soleil couchant, pour effleurer la joue de cet audacieux par manière d’avis, et il le prit comme un Hollandais considère un signal… c’est-à-dire comme une question à laquelle on doit répondre dans le quart suivant. Un voyage fait sur le gaillard d’arrière d’un vaisseau de guerre ferait de ce coquin un philosophe et le rendrait propre à toute société, excepté celle des anges.

— On monte un nouveau boute-hors, s’écria Ludlow en interrompant le discours du contre-maître. Il est dirigé vers la terre.

— Si ces bouffées deviennent de plus en plus fortes, reprit le contre-maître, dont les opinions sur le brigantin variaient avec les sentiments de sa profession, nous l’aurons à notre loisir, et nous pourrons essayer ses talents. La mer a un point vert du côté du vent, et il y a de forts symptômes de rafales sur les vagues. On pourrait presque voir le monde supérieur avec un air comme celui-ci. Les vents du nord balaient les brouillards de l’Amérique, et rendent la mer et la terre aussi brillantes que le visage d’un jeune écolier avant que les premières larmes l’aient obscurci. Vous avez voyagé dans les mers du sud, capitaine Ludlow, car nous étions compagnons parmi les îles, il y a quelques années ; mais je ne sais pas si vous avez traversé le détroit de Gibraltar et vu l’eau bleue qui entoure les montagnes de l’Italie ?

— J’ai fait une croisière contre les États barbaresques, lorsque j’étais presque enfant, et d’autres devoirs nous amenèrent vers les terres du nord.

— Ah ! c’est de ces terres du nord que je veux parler. Il n’y a pas un pouce de ce terrain, depuis le roc à l’entrée jusqu’au phare de Messine, que mon œil n’ait vu. Il n’y a besoin ni de vigies ni d’amers[2] sur cette côte. Ici nous sommes près des rivages de l’Amérique, qui est à huit ou dix lieues au nord et à quarante en arrière, et cependant, si ce n’était notre point de départ, la couleur de l’eau et la sonde, on pourrait se croire au milieu de l’Atlantique. Beaucoup de bons vaisseaux tombent sur l’Amérique avant de savoir où ils arrivent. Tandis que dans ces mers, vous pouvez courir pour une montagne, avec ses flancs en pleine vue pendant vingt-quatre heures, avant de voir la ville qui est à ses pieds.

— La nature a compensé cette différence en défendant l’approche de cette côte, par le golfe Stream, avec ses herbes flottantes et ses diverses températures, tandis que le plomb peut trouver son chemin par la nuit la plus sombre, car les toits des maisons ne sont pas mieux gradués que l’élévation de cette côte, depuis le point qui a cent brasses de profondeur, jusqu’aux sables du rivage.

— J’ai dit beaucoup de bons vaisseaux, capitaine, et non pas beaucoup de bons navigateurs. Non… non… les bons marins connaissent la différence entre l’eau verte et l’eau bleue, aussi bien qu’entre une ligne de petite sonde et le plomb d’une grande sonde ; mais je me rappelle que j’ai manqué une fois une observation quand nous courions sur Gênes devant un mistral. Suivant toute apparence, nous devions faire notre attérage cette nuit même, et nous n’en avions que plus grand besoin de connaître la position du vaisseau. J’ai souvent pensé, Monsieur, que l’Océan ressemblait à la vie humaine, obscure pour tout ce qui est en avant, et pas des plus claires relativement à ce qui est passé. Bien des gens courent la tête la première à leur destruction, et bien des vaisseaux s’élancent à pleines voiles sur des récifs. Demain est un brouillard qu’aucun de nous ne peut percer, et même le présent ne vient pas beaucoup mieux qu’un temps nébuleux, dans lequel nous pouvons voir sans prendre beaucoup d’observations. Eh bien ! comme je disais, notre route était là, et le vent aussi près que possible, soufflant à peu près comme à présent, car le mistral de France à une ressemblance de famille avec le vent du nord de l’Amérique. Nous avions les voiles du grand perroquet tendues sous les bonnettes, car nous commencions à songer à l’enfoncement étroit dans lequel Gênes est située, et le soleil était couché depuis une heure. Mais notre bonne étoile l’emporta, les nuages et le mistral ne s’accordèrent pas longtemps, et l’horizon s’éclaircit. Au nord-ouest on voyait une montagne de neige, et une autre au sud-est. Le meilleur vaisseau de la marine anglaise, n’aurait pu les atteindre en un jour, et cependant nous les voyions aussi clairement que si nous avions été à l’ancre sous leur vent. Un regard sur la carte nous apprit bientôt notre situation. La première était les Alpes, comme on les appelle, et ce mot doit signifier singes en français[3], car il doit y en avoir beaucoup dans ces régions, et l’autre était les hautes terres de Corse, et toutes les deux, au milieu de l’été, étaient aussi blanches que la tête d’un homme de quatre-vingts ans. Vous voyez, Monsieur, que nous n’eûmes qu’à relever les deux au compas pour savoir à une lieue ou deux près où nous étions. Ainsi nous filâmes jusqu’à minuit, et le lendemain matin nous prîmes notre lége pour entrer dans la baie.

— Le brigantin change encore de bord, s’écria Ludlow, il est déterminé à aller dans une eau moins profonde !

Le contre-maître tourna ses regards vers l’horizon et montra tranquillement le nord. Ludlow observa ce geste, et tournant la tête il comprit facilement ce qu’il voulait dire.



  1. Ce qui maintient un vaisseau droit, soit sur un chantier, soit sur un lieu d’échouage.
  2. Look-outs et Land-marks.
  3. Alpa et Apes : jeu de mots intraduisible, et peu à regretter.