L’Église et l’État (Charles de Rémusat)

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L’Église et l’État (Charles de Rémusat)
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 135-163).
L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

L’Église et la Révolution française, histoire de l’Église et de l’État de 1789 à 1802, par M. Edmond de Pressensé, Paris, 1864.

Si quelque chose prouve bien que l’homme est un être essentiellement sociable, ou, comme disait Aristote un animal politique, c’est qu’il ait fait de la religion, presque en tout temps et en tout pays, une des institutions de la communauté. Considérée en elle-même, dans ce qu’elle a de fondamental et de sain, la religion semble une chose purement individuelle. Le sentiment de la piété, les idées qu’il suppose, les devoirs qu’il prescrit, tous les rapports en un mot de l’homme avec son auteur sont dans le cœur et dans la pensée, et appartiennent par conséquent, comme Dieu même, à la sphère de l’invisible. Rien là ne peut prendre une forme qui soit dans une parfaite harmonie avec la nature de ce qu’elle exprime. Toute forme est sensible, matérielle, et la religion n’est rien de semblable ; elle ne peut être conçue ni pratiquée dignement qu’en esprit et en vérité. Si la société n’était naturelle et nécessaire à l’homme, il renfermerait donc en lui-même tout ce qu’il saurait, tout ce qu’il pourrait concevoir de ses relations avec la Divinité ; il est vrai qu’il n’en concevrait alors, qu’il n’en saurait qu’infiniment peu de chose, et sa raison, en cela comme en tout le reste, doit une grande part de sa valeur, à la faculté d’être communicable. C’est parce qu’elle a le don de s’exprimer qu’elle se propage, et pour se propager elle se déploie ; la tradition est l’auxiliaire nécessaire de la réflexion, et qui sait si l’on découvrirait beaucoup de vérité sans la nécessité et l’espoir de les faire connaître ? Mais quelque penchant qui nous porte à répandre au dehors nos pensées, et notre pensée religieuse autant que toute autre, il n’en semble pas moins qu’elle devrait n’inspirer que des sentimens tout personnels qui ne s’exhalent jamais mieux que dans la solitude. Le monde invisible qu’elle nous révèle ne s’ouvre point pour les nations. La vie des sociétés se termine ici-bas ; elles n’ont point d’autre avenir que l’histoire. « Les sociétés, disait Royer-Collard, ne vont point en paradis. » Notre personnalité seule franchit les bornes de l’existence terrestre et se promet une autre vie. Comment donc tout ce qui se fait, se sent, se pense en vue de cette autre vie pourrait-il se transformer en institution publique et devenir l’œuvre collective du corps des citoyens ? Comment la cité de Dieu deviendrait-elle la cité des hommes, et que peuvent-ils demander en commun de ce qu’ils ne sauraient mériter qu’isolément ?

Ils l’ont fait cependant. On ne connaît guère de religions qui n’aient été des établissemens publics, ou qui du moins n’aient réuni les hommes sous la loi d’une commune observance, et tantôt renfermé dans leur sein la société tout entière, tantôt formé au milieu d’elle des sociétés spéciales, des sectes ou des congrégations. Les plus célèbres fondateurs de religion ont parlé en législateurs, tout au moins en organisateurs, et s’il est permis de comprendre le christianisme dans ces généralités, quoique l’enseignement divin déposé dans les Évangiles s’adresse surtout à la raison, à la conscience individuelle, et tende évidemment à réformer le cœur et la vie du fidèle plutôt qu’à constituer et à discipliner des associations civiles en leur imposant un code de rites et de coutumes, cependant la réunion des apôtres, à qui rien n’était promis que la présence du Sauveur au milieu d’elle toutes les fois qu’elle serait assemblée en son nom, à qui rien d’extérieur n’était imposé que la communion du baptême et celle de la pâque profondément renouvelée, a bientôt fondé des églises mi-parties constituées sur le modèle de l’organisation judaïque et sur la base du libre consentement. Le principe d’organisation ecclésiastique n’a fait que se développer de siècle en siècle, laissant à titre d’exception la vie érémitique et la république des thérapeutes. Dans le vaste sein de l’église universelle, il a enfanté les formes et les combinaisons les plus diverses, depuis les congrégations volontaires, despotiquement gouvernées, comme les couvens, jusqu’aux grandes sociétés politiques encadrées dans une hiérarchie cléricale très compliquée depuis les religions d’état, soutenues et quelque peu dominées par les pouvoirs politiques, jusqu’à l’état-religion ou la théocratie, comme le gouvernement temporel du chef spirituel de la chrétienté. La lecture de l’histoire ne permet pas de regarder comme absolument sans inconvéniens, même chez les nations chrétiennes, cette tendance à l’organisation religieuse, comme à l’abri de toute critique le sentiment qui pousse les croyans à donner à leur foi intérieure les dehors, les liens et les forces d’une communauté visible et d’une puissance constituée. Il n’est nullement évident, à la lecture de l’Évangile, que l’enseignement du Christ tendît à un résultat pareil, et les conséquences peuvent avoir de beaucoup excédé les prémisses ; mais quand la plus spirituelle des religions, celle qui en elle-même se rattache le plus exclusivement au monde invisible, a donné naissance à de pareilles créations sociales, il faut bien qu’il y ait dans l’humanité un penchant, un besoin, un instinct moral, apparemment naturel et indestructible, qui entraîne les masses mêmes à des conceptions et à des œuvres qui ne paraîtraient d’abord convenir qu’à des castes sacerdotales. L’existence même de celles-ci est le produit de ce qu’on pourrait appeler le socialisme religieux, et nul esprit sensé ne regardera comme un accident passager, comme un fait sans racine et sans importance, cette mise en commun des croyances individuelles sous une forme légale, ce qui est le caractère à peu près constant de toutes les manières d’adorer Dieu établies parmi les hommes.

Cet effet de la sociabilité humaine, trop général pour être traité légèrement, ne saurait être approuvé sans examen, et les controverses, les critiques, les attaques même, dirigées en tout temps contre les institutions théocratiques, les organisations sacerdotales, les pouvoirs préposés aux cultes, en un mot contre tout ce qui concerne le gouvernement de la religion, expliquent assez pourquoi nous présentons ici comme une question, ce qui semble résolu par le fait, et par un fait universel, ou qui admet peu d’exceptions.


I.

La religion sur la terre a pour base une idée et un sentiment. L’idée est celle de Dieu, revêtue, amplifiée, altérée quelquefois par des formes diverses symboliquement expressives. Le sentiment est celui qui accompagne la croyance en un être supérieur, maître, juge, créateur, dont la volonté et la vérité sont pour nous obligatoires. Nous avons des devoirs envers lui. En bonne philosophie, tous nos devoirs sont envers lui, la loi morale n’étant pour ainsi dire que sa pensée et n’ayant d’existence absolue qu’en lui ; mais les hommes sont assez généralement enclins à se croire des devoirs spéciaux à l’égard de Dieu comme être tout-puissant plutôt que comme vérité éternelle. Quand cette idée, quand ce sentiment de la piété sort de l’âme et se produit au dehors, une première communion s’établit entre celui qui propage et celui qui reçoit, et l’influence des individus les uns sur les autres commence à faire ainsi de la religion une chose sociale. L’idée et le sentiment n’ont jamais manqué d’être entretenus, compliqués, corroborés par des faits extérieurs, et ces faits, vrais là, faux ici, représentés ou conservés plus ou moins fidèlement, se sont transmis entre les hommes, entre les générations, et c’est ainsi que, de sentiment et d’idée, la religion est devenue croyance et tradition. Toutes les religions ont été en ce sens ou sont encore sociales et historiques. Dans cette mesure, il n’y a rien à dire : on peut rejeter ou contrôler certaines traditions ; de fausses croyances ont pu s’accréditer, et celles de l’ancien monde ont pour la plupart heureusement disparu ; mais à moins d’être atteint de la haine déplorable pour tout ce qui est saint qui animait les Volney et les Dupuis, on doit trouver simple que les hommes aient mis en commun leurs idées, leurs affections, leurs souvenirs, en ce qui touche leurs rapports avec la Divinité. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que tout commerce cessât entre eux, ou que la religion ne fût pas communicable.

Cependant c’est de ce fait légitime et naturel que sont résultés en grand nombre des institutions, des usages, des événemens qui ont prêté à la critique, à la juste critique, des historiens et des publicistes, et qui alimentent encore aujourd’hui des controverses animées sur la constitution et la liberté des cultes. Il serait oiseux d’essayer une narration, une description, même la plus sommaire, des conventions sociales auxquelles la religion a donné lieu sur la terre. Venons sans intervalle à celle qui nous intéresse seule, à la nôtre, et, mettant à part tous les dogmes chrétiens, dont ici la vérité et la sainteté ne sont à aucun égard en question, reconnaissons sans détour, mais sans amertume, qu’à mesure qu’on sort de la pure spiritualité chrétienne et qu’on l’incorpore, qu’on la matérialise en quelque sorte dans une liturgie, dans une église, un clergé, une hiérarchie, un pontificat, même un gouvernement politique auxiliaire ou protecteur de la foi, les difficultés se produisent et se compliquent, les griefs naissent, les abus deviennent possibles, et les ressentimens, les mécontentemens contre lesquels le christianisme a eu de tout temps à lutter viennent presque tous de ce qu’il y a en lui d’organisation extérieure et de sa partie terrestre et temporelle. C’est là, pour ainsi parler, son royaume de ce monde, celui dont Jésus-Christ n’a pas voulu.

On admire beaucoup la constitution de l’église catholique ; cependant, l’admiration qu’on professe étant en général fondée sur des idées politiques qui ne peuvent certes être approuvées sans restriction, — l’unité, la hiérarchie, la souveraineté non limitée et non discutée, la réglementation universelle, la perpétuité invariable des lois et des formes, la prétention à l’immobilité et à l’infaillibilité, — on ne saurait espérer que ce qui serait faux et dangereux dans toute la sphère de la société humaine fût excellent et parfait sur un seul point, et qu’il fallût faire à ce qu’on appelle avec plus ou moins de propriété la puissance spirituelle un mérite admirable de contenir ce qui compromettrait et déparerait tout autre pouvoir sur la terre. Tout absolutisme déposé dans les mains des hommes est usurpation.

Il se peut que les formes de la constitution de l’église fussent nécessaires ; la partie politique de la religion peut en être inséparable. Je n’examine point cela, je dis seulement que tout ce qui est constitution et politique est nécessairement imparfait et corruptible en soi comme toute chose humaine, et qu’en particulier l’organisation catholique, recelant, nécessairement peut-être, des principes d’absolutisme, n’a pu échapper à toutes les mauvaises conséquences de ces principes. Des maux et des fautes sont devenus inévitables, et la sévérité de l’histoire n’a pas toujours été sans motifs. Les défenseurs de l’église livrent quelquefois ses ministres pour sauver son institution. Sans doute les prêtres sont des hommes, et ne sont pas tous des saints ; mais beaucoup ont été des saints, et la plupart ont été parmi les hommes au nombre des meilleurs. Le mal est venu plutôt des doctrines et des institutions.

Celles-ci sont connues. Nul besoin de décrire l’église dans les diverses situations que comporte l’unité dont elle se glorifie. Elle tend en général aujourd’hui à partout établir, sous la souveraineté d’un pape infaillible, l’uniformité romaine sans autre diversité au milieu de tant de nationalités particulières que celle des concordats, qui généralement admettent un certain appui et un certain concours de la part du gouvernement politique. C’est ainsi que l’on conçoit aujourd’hui la distinction et l’union des deux puissances, lesquelles composent un ensemble d’influence et d’action limitatif de la liberté des individus. Cette organisation, régularisée et tempérée par les mœurs et les lumières, est aujourd’hui un fait presque universel, et rien ne prouve qu’il doive être de si tôt modifié.

La voix de toutes les communions chrétiennes proclame cependant comme l’âge d’or de la religion l’âge de la primitive église. C’est elle que l’on cite perpétuellement comme un modèle de perfection à toute la chrétienté. Cette unanime opinion tendrait à prouver que l’église n’a jamais été plus pure ni plus digne qu’alors qu’elle existait à l’état d’opposition et non de pouvoir. Il est vrai que lorsqu’on objectait à saint Augustin que les apôtres n’avaient réclamé aucune protection terrestre, il répondait dans sa lettre à Vincentius qu’ils ne le pouvaient faire, attendu que de leur temps aucune puissance ne s’intéressait à leur cause. Rien de plus significatif que la naïveté de cet aveu. Toujours est-il que, si les temps apostoliques passent pour les meilleurs, le déclin ou du moins l’altération aurait commencé depuis que, devenue sous les Constantin et les Théodose l’alliée de l’empire, l’église a participé à son pouvoir et figuré elle-même au nombre des pièces de la grande machine gouvernementale. C’est alors que s’est peu à peu formée cette opinion si répandue, si fort accréditée, que la religion est une des garanties de l’ordre politique, et qu’elle importe à la stabilité des gouvernemens. De toute évidence, une telle manière de la considérer expose l’église à quelques-uns des risques de tentation et d’entraînement qui entourent l’autorité publique, et entr’ouvre la porte du sanctuaire à l’invasion de la raison d’état.

Une fois en effet que l’église a traité avec le gouvernement et coordonné son action avec la sienne, elle emprunte quelque chose de ses habitudes et de ses prérogatives ; elle est, en dépit d’elle-même, lancée sur la pente où l’intolérance mène à la persécution. Presque tous les gouvernemens de l’histoire ont été despotiques ; elle tend à le devenir comme eux. On soutient que, la vérité étant une, la connaissance de la vérité doit être exclusive, absolue, et qu’ainsi dans l’ordre spirituel l’intolérance est légitime. Même dans l’ordre spirituel, il y aurait encore à cela des objections, au moins des restrictions à faire[1] ; mais enfin, ainsi limitée, l’intolérance reste exclusive : sortie de ces limites, où conduit-elle ? On est en possession de la vérité infaillible et obligatoire ; on a mission de la répandre, de la dicter aux intelligences et aux consciences comme leur loi. De même que l’obéissance se reconnaît à certains signes, les observances et les pratiques peuvent être exigées comme des marques d’adhésion. En même temps on est investi de certains pouvoirs, on dispose d’une armée de fidèles prêts à seconder, au moins de leur influence, l’autorité de l’église dont ils dépendent. Tout engage à recourir à la protection de l’état, dont on sert les intérêts, dont on assure la stabilité, dont on dirige les chefs. Si la religion est d’une part d’une certitude évidente, de l’autre d’une première nécessité sociale, comment le législateur et le souverain sa croiraient-ils interdit de l’imposer par la force ? Comment, s’ils croient que c’est leur droit ou leur devoir, ne seraient-ils pas approuvés de l’église ? Comment, s’ils en doutaient, ne lèverait-elle pas leurs hésitations et leurs scrupules ? Quand une église étroitement unie à un prince lui a-t-elle prêché la liberté de conscience ? Ainsi la foi peut s’armer du double glaive ; ainsi elle peut absoudre, encourager, sanctifier la tyrannie.

Dieu me garde de supposer que tel soit l’esprit vraiment chrétien. L’Évangile sainement compris maudit la violence, et ne veut maîtriser que les cœurs et par la parole. Il est certain aussi que plus d’un père ou d’un docteur de l’église a reconnu, à l’honneur de sa justice et de sa sagesse, le droit de la pensée de n’obéir qu’à la conviction, le droit d’être sincère avec Dieu, et, pour être sincère, d’être libre ; mais peut-on conclure de là que la doctrine contraire soit une erreur accidentelle, une faute passagère dans l’histoire ecclésiastique, lorsque pendant tant de siècles elle a gouverné la pratique et prévalu dans la théorie ? Ce qu’ont approuvé saint Augustin, saint Thomas, Bossuet, n’est pas une variation fortuite de la croyance officielle, et ce n’est malheureusement pas à la perversité individuelle de tels ou tels dépositaires de l’autorité spirituelle ou séculière qu’on peut imputer ces traditions d’intolérance persécutrice abandonnées si récemment et de si mauvaise grâce. Rien ne nuit plus à la mémoire du règne imposant de Louis XIV que le souvenir des vexations gratuités et odieuses exercées sur la sainte persévérance des enfans de Port-Royal et celui des rigueurs sanglantes, des indignes violences commises pour réduire tous les protestans à la religion du roi. On pourrait n’en accuser que l’orgueil, la dureté, l’aveuglement de ce prince, si l’église eût fait la moindre chose pour l’arrêter, s’il avait trouvé un confesseur, un évêque pour lui tenir le langage d’Ambroise à Théodose ; mais non, c’est du clergé même qu’est sortie l’instigation à tourmenter le jansénisme : Rome et le gros du corps épiscopal ont tout approuvé. Et quant à la proscription des hérétiques, à la vue d’un événement si nouveau, la marque la plus assurée comme le plus bel usage de l’autorité, après ce triomphe de la foi et un si beau monument de la piété du roi, quelle voix est sortie du sanctuaire pour interrompre l’orateur chrétien, lorsqu’il s’écriait ; « Poussons jusqu’au ciel nos acclamations ? »

Je ne consentirai jamais à charger de ces énormités la religion elle-même ; mais ce sont les tristes conséquences qu’on tire de quelques textes sacrés, lorsque, mise au rang des pouvoirs de la terre, elle est entrée dans Une certaine communauté avec les chefs des empires, et a voulu, par la bouche de ses organes, faire de chacun d’eux, comme dit encore Bossuet, un nouveau Constantin,, un nouveau Théodose, un nouveau Marcien, un nouveau Charlemagne, — c’est là le pacte funeste qui perd les meilleurs, les plus équitables, les plus sublimes ministres du Dieu des pauvres et des opprimés.

Et ce n’est pas là l’unique résultat de cette transformation légale des choses spirituelles. Du moment qu’on s’est habitué à parler aux rois et aux peuples des intérêts de la religion, ce langage tout politique et par conséquent tout profane ne se perd pas comme un vain son. Pour être augustes, pour être sacrés, des intérêts ne cessent pas d’être des intérêts. Ils sont variables, subordonnés aux circonstances, servis ou compromis par les passions ou les calculs des puissans. Une fois accoutumé à attendre de ceux-ci la protection de ces intérêts, le prêtre le plus éclairé peut bien être tenté d’y ramener toute la politique ; cette protection devient à ses yeux le principal devoir des gouvernemens. Celui qu’il trouve froid ou dédaigneux pour sa cause, celui que d’autres devoirs non moins pressans obligent à lui résister perd ses droits au respect : son pouvoir, devenu suspect, est bientôt miné dans le secret des consciences, s’il n’est dénoncé du haut de la chaire ; mais bien plus souvent encore l’habitude de trop attendre du bras séculier rendra l’église indulgente jusqu’à l’abus pour les pouvoirs dont elle a besoin. Elle semble prête à canoniser le despotisme, si le despotisme est pour elle. Le principe d’utilité, qui fait si souvent une guerre victorieuse à la morale, peut entraîner jusque-là les ministres des autels, et c’est moins leur faute que celle de la condition qui leur a été faite depuis Constantin. De là le mot trop sévère de Montesquieu : « ecclésiastiques, flatteurs des princes, lorsqu’ils ne peuvent être leurs tyrans ! »

Ce serait trahir la vérité et ma pensée que de laisser ce reproche tomber exclusivement sur l’église romaine. Dans les communions dissidentes, le contact plus ou moins étroit, l’alliance plus ou moins intime des églises avec les pouvoirs publics a produit des effets analogues. Les protestans n’ont pas échappé aux entraînemens de l’intolérance, aux excès de l’esprit de faction, aux faiblesses de l’esprit courtisan, d’autant plus condamnables qu’ils étaient plus inconséquens, et que les principes et les souvenirs de la réforme auraient dû les mieux prémunir contre les torts et les violences dont ils avaient tant souffert. Sans remonter bien haut, ce qui s’est passé en 1824 et surtout en 1845 dans le canton de Vaud a été du plus mauvais exemple, et sur ce théâtre étroit on a vu à quelles extrémités peut conduire l’institution des religions nationales et appris en même temps par quels principes doivent être résolues les questions qui s’y rapportent, car jamais elles n’ont été mieux discutées. C’est que la passion, mise au service des intérêts d’une secte comme d’un parti, peut tout oublier, tout enfreindre. L’hérésie persécute comme l’orthodoxie. Il n’est pas jusqu’au presbytérianisme, le mode d’organisation ecclésiastique le plus libéral, le plus voisin, ce semble, de celui de la primitive église, qui ne se soit dans les premiers temps mêlé avec une vivacité peu scrupuleuse aux débats et aux luttes de la politique. Il faut se réfugier jusque dans ces petites républiques chrétiennes, chez les moraves, chez les quakers, il faut relire l’histoire de la Nouvelle-Angleterre pour rencontrer des sociétés croyantes et pieuses que d’heureuses circonstances aient retenues loin des maux et des abus auxquels tout contact avec la politique expose la religion ou ce qui la représente ici-bas. S’il fallait chercher l’exemple le plus pur et le plus édifiant de l’association volontaire et de la libre discipline que la foi chrétienne peut produire dans une communauté politique, peut-être les yeux devraient-ils se porter sur ce petit état de Rhode-Island où Roger Williams fonda en 1636 la ville de Providence, pour devenir l’asile de la vraie piété, de celle qui veut la liberté pour elle et qui la souffre pour les autres. La foi, la ferveur, l’enthousiasme, même le rigorisme, enfin une certaine nuance de fanatisme, n’étaient pas des choses absentes de cet heureux coin du monde. Les plus sévères doctrines calvinistes et puritaines y dominaient les esprits, mais elles faussaient le jugement sans envenimer les cœurs, et la crainte de Dieu n’engendrait point la haine des hommes. Si l’on était curieux de bien connaître quelle vie morale et spirituelle, quelle exaltation sensée, quelle austérité sans rudesse, quel mélange d’indépendance et de contrainte, d’élévation et de simplicité, quel état de l’âme enfin orthodoxe et libre, sereine et passionnée, le christianisme, rajeuni sur un sol encore vierge, a pu produire au bord de l’Atlantique, un livre existe qui vous apprendra toutes ces choses, jugées par un ferme esprit, vivifiées par une puissante imagination, livre qui s’écarte étrangement, pour le fond des idées comme pour les moyens d’effet, des compositions de nos romanciers européens, et qui cependant ne se laisse effacer par aucune pour l’intérêt pénétrant, la vérité dramatique, pour le charme et l’émotion. Dans la Fiancée du ministre, Mme Beecher Stowe a donné à la littérature universelle une œuvre qu’elle seule pouvait écrire peut-être, et que tout le génie du vieux monde n’aurait pas inventée.

Mais pourquoi chercher nos exemples dans le royaume des fictions ? Ne lisons-nous pas dans la loi écrite d’une société réelle, dans la constitution des États-Unis, l’article suivant : « le congrès ne fera aucune loi par rapport à un établissement de religion ou pour gêner le libre exercice d’aucune ? » C’est là peut-être la loi la plus religieuse qui ait été jamais rendue. On nous dira que nous ne sommes pas en Amérique, et l’on nous rappellera dans quel milieu nous écrivons. Nous ne l’oublions pas, et l’on se tromperait fort si parce que nous avons insisté sur le mauvais côté d’une grande organisation religieuse, on croyait que nous n’en voyons que le mal, et que nous venons, la dénonçant à l’animadversion publique, réclamer pour elle l’amendement d’une révolution. Loin de nous ces partis extrêmes, ces condamnations absolues ! Le mal qui se mêle à toutes choses ne nous aveugle pas sur ce qu’elles contiennent de bien, et il ne faut détruire que ce que l’on désespère de réformer. Même ce qui n’est pas réformable doit quelquefois être conservé de crainte de pis. En signalant les abus peut-être inévitables de toute constitution religieuse semblable, correspondante ou annexée à celle d’un corps politique, on ne veut ici qu’expliquer comment s’est formée l’opinion, chaque jour plus écoutée, qui conseille ou réclame l’abolition de tout rapport d’intérêt et presque d’analogie entre l’église et l’état. Le système volontaire, comme l’appellent les Anglais, c’est-à-dire la religion livrée à elle-même ou abandonnée à la liberté de la persuasion et de la volonté individuelle, en sorte qu’elle soit tantôt le lien d’une association spontanée, tantôt la loi d’un intérieur de famille, tantôt la règle intime d’une âme solitaire, jamais l’objet d’une institution publique, est une doctrine qui compte d’habiles défenseurs. Soutenue avec beaucoup de persévérance par M. Laboulaye, elle vient de l’être de nouveau dans un livre remarquable par un pasteur évangélique qui joint l’exemple au précepte, M. Edmond de Pressensé. C’est cet ouvrage qu’il nous reste à faire connaître.


II

Quelles ont été en France les relations de l’église et de l’état de 1789 à 1802, et comment la révolution française a-t-elle entendu et réglé l’établissement religieux de la société moderne, tel est le sujet historique du livre de M. de Pressensé ; mais l’histoire est pour lui une occasion d’éclairer et de justifier ses idées par l’examen des faits. Ses idées ne sont que les corollaires d’un principe, la séparation absolue de la religion et de la politique, et pratiquement de l’église chrétienne dans tous ses élémens et de l’état sous toutes ses formes. Ce qu’on a de tout temps appelé la distinction des deux puissances, ce principe toujours litigieux, sans cesse invoqué dans les intentions les plus contraires, pour les intérêts les plus opposés, n’était que l’expression équivoque et confuse de la doctrine que M. de Pressensé voudrait amener à une clarté parfaite, à une évidence absolue, à une application sans arrière-pensée ni restriction. Dans un récit clair et animé, il montre fort bien comment cette doctrine si conforme à l’esprit de 89, adoptée en principe par les hommes que cet esprit inspirait, par Mirabeau, par Lafayette, par Sieyès, fut peu à peu altérée, puis abandonnée, puis enfin sacrifiée t par les préjugés du temps, les uns issus de l’ancien régime, les 1 autres enfantés par la révolution. L’ancien régime avait laissé après lui un clergé considérable par le nombre, les richesses, les lumières, et qui, malgré une constitution remplie d’abus, pouvait, sans subir une réformation radicale et difficile, trouver sa place dans le nouvel ordre de choses, comme le montrèrent d’abord ses plus habiles chefs et la majorité des simples pasteurs. Malheureusement, et en dépit de l’esprit même du christianisme, le corps ecclésiastique était composé comme la société civile. L’épiscopat presque tout entier appartenait à l’aristocratie, et le reste de la corporation presque tout entier au tiers-état. Ainsi le privilège trouvait encore de fervens défenseurs là où il aurait dû être inconnu, et, bientôt menacé par une passion téméraire d’innovation, l’esprit de corps rangea du côté du privilège une partie considérable de la bourgeoisie cléricale. Les prêtres furent confondus avec les nobles dans les défiances de l’opinion. Ainsi, au lieu de persister dans la première pensée, dans la pensée libérale de laisser l’église à elle-même, on vit en elle une ennemie, et l’on ne songea qu’à s’en défendre. Or de la part d’une révolution se défendre, c’est attaquer. Mirabeau lui-même cédait à la tentation de mettre, au moins pour un temps, l’église sous la main de l’état. On s’habitua à la regarder comme un corps à réformer. Les réformateurs se présentèrent aussitôt. Le passé avait laissé dans le clergé d’anciens fermens de division, des ressentimens fondés, des dissidences sincères et profondes. Depuis les dernières années de Louis XIV, l’esprit gallican avait subi un triste déclin. Suspecté, opprimé, persécuté, il s’était sourdement nourri de doctrines et de souvenirs qui le rattachaient chaque jour plus étroitement à ce qu’il regardait comme les principes et les coutumes de la primitive église, et il s’était forgé un modèle de constitution ecclésiastique qui unissait pour lui le prestige de l’antiquité et l’attrait de la nouveauté. Dès que l’on parla de réforme, il offrit la sienne, et, par une singulière inconséquence, c’est à l’esprit de secte, c’est au jansénisme depuis longtemps abattu que l’assemblée constituante abandonna le soin de refaire l’église ; des philosophes du XVIIIe siècle acceptèrent de la main des derniers disciples de Quesnel une restauration vraie ou prétendue de l’église apostolique.

Lorsqu’on lit aujourd’hui la constitution civile du clergé, on n’y trouve que l’essai d’un mélange d’épiscopat et de presbytérianisme qui n’a rien de monstrueux, et qui, là où il serait accepté, pourrait réussir comme autre chose et satisfaire un peuple religieux ; mais il ne pouvait être accepté. D’abord c’était une organisation imposée à la majorité du clergé par la minorité ; c’était la consécration de maximes longtemps contestées et condamnées par ceux-là mêmes qu’on voulait y soumettre. C’était une dérogation ouverte aux règles et aux usages des derniers siècles infligée à un corps qui vit de traditions. C’était la violation déclarée des principes et des prétentions du pouvoir papal, décrétée sans qu’on eût seulement pris la peine de le consulter. C’était enfin une église révolutionnaire instituée en présence et au détriment d’une ancienne église qu’on achevait de rendre aussi contre-révolutionnaire ; mais surtout aux yeux des amis éclairés de la liberté, de ceux d’alors comme de ceux d’aujourd’hui, de ceux qui, tels que M. de Pressensé, règlent leurs opinions libérales sur leur conscience chrétienne, c’était un des exemples les plus hardis d’intervention du pouvoir civil dans les choses religieuses, et la conversion patente de l’établissement du culte en établissement politique. Ainsi les gouvernemens révolutionnaires se donnèrent, entre autres tâches, une église à fonder et à défendre.

C’était une difficulté de plus pour la conquête de la liberté de conscience et des cultes, d’autant que la nouvelle église, médiocrement appuyée dans la population, rencontrait de fortes inimitiés et avait grand besoin de protection. Cependant cette protection dans les premiers temps, du moins à Paris, ne fut oppressive pour personne, grâce à Lafayette et à Bailly, grâce à La Rochefoucauld et au directoire du département ; mais les beaux jours de l’assemblée constituante passèrent bien vite. Le serment à la nouvelle constitution ecclésiastique ne fut bientôt qu’un prétexte de persécution contre ceux qui ne l’avaient pas prêté. La fureur du temps donnait à la persécution un caractère effroyable, et l’église put se croire par momens revenue aux jours des Néron, des Dèce, des Dioclétien. La convention nationale ne tarda point à opprimer jusqu’à la nouvelle église, et elle en vint à décréter en principe l’abolition du christianisme. Toutefois l’idée de la religion, considérée comme une chose politique, restait si fort enracinée dans les esprits que le dictateur des plus mauvais jours de la terreur voulut aussi en fonder une, et convertir l’état à la foi dans l’Être suprême et l’immortalité de l’âme. « Qui donc, disait Robespierre, t’a donné la mission d’annoncer au peuple que la Divinité n’existe pas, à toi qui te passionnes pour cette doctrine, et qui ne te passionnas jamais pour la patrie ? Quel avantage trouves-tu à persuader à l’homme qu’une force aveugle préside à ses destinées et frappe au hasard le crime et la vertu ? L’idée de son néant lui inspire-t-elle des sentimens plus purs et plus élevés que celle de son immortalité, plus de dévouement à la patrie, plus d’audace à braver la tyrannie ? L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité est un appel continuel à la justice, elle est donc sociale et républicaine. » Si l’on veut bien oublier de quelle bouche sortaient ces paroles, on y trouvera une expression très convenable d’une doctrine fort accréditée dans les monarchies et qui a produit les religions d’état. Robespierre avait même l’ingénuité d’en poser sans détour le véritable principe. Professant que tout ce qui est utile et bon dans la pratique est la vérité, il ajoutait naïvement : « L’état n’est ni métaphysicien ni théologien ; la question du vrai et du faux ne le concerne pas, il s’en tient à la catégorie de l’utile. »

La fête de l’Être suprême devait engendrer plus tard la théophilanthropie, qui fut une religion administrativement réglementée, et l’on eut alors un culte semi-officiel ; mais en attendant les cultes chrétiens souffraient obscurément dans la langueur ou l’oppression. L’ancienne église constitutionnelle ne se sauvait qu’en se taisant ; le vieux catholicisme, placé entre la prison et l’échafaud, cherchait vainement des catacombes pour y prier en paix ; les églises protestantes, ignorées pour ainsi dire de la convention, avaient leur part de la persécution commune à tous les bons citoyens. Tel était l’état des choses quand arriva le directoire, et l’on sait ce qu’il en coûta pour lui arracher à grand’peine quelques lambeaux de liberté religieuse. Cependant, protégée par le serment civique, l’église constitutionnelle sembla renaître. Ses temples se remplirent de ceux qui ont plus besoin de culte que d’orthodoxie. Le mouvement religieux date de là. De nobles efforts furent tentés pour lui obtenir une plus complète tolérance. C’est alors que Camille Jordan se fit un nom et que Royer-Collard parla pour la première fois. Encore, au bout de peu de temps, revenu à ses instincts de tyrannie, le gouvernement reprit-il contre la rébellion des consciences quelques-unes des armes de la terreur, et parmi les biens dont l’espérance soudaine et la prompte possession rendirent si populaire l’avènement du consulat, un des premiers fut que l’église respira, ou plutôt toutes les églises respirèrent, et les Français purent enfin, sans demander à personne ni permission ni protection, se réunir pour adorer Dieu suivant leur foi, leur tradition et leur volonté. Pendant plus d’une année, la liberté religieuse fut reconnue en fait, et, pour être pleine et entière, elle ne demandait au pouvoir qu’une chose : qu’il s’abstint.

Il faut voir dans l’ouvrage de M. de Pressensé le tableau de l’état trop peu connu du christianisme en France entre la fin de 1799 et le milieu de 1801. Le consulat avait trouvé l’église constitutionnelle déjà ranimée ; les croyances chrétiennes y avaient cherché un asile tranquille et sûr qu’elles ne trouvaient pas ailleurs, et après tout quelle est celle de ces croyances dans l’ordre purement spirituel qui n’y fût professée, honorée, satisfaite ? Nous ne sommes pas de ceux qui voudraient réhabiliter politiquement la constitution civile du clergé : toutefois il faut rendre justice à l’église qu’elle a fondée, et jusque dans le schisme y reconnaître des chrétiens ; mais la philosophie indifférente ou plutôt la sagesse politique du général Bonaparte devait faire davantage pour le catholicisme. Dans le calme réparateur qui signala aussitôt son gouvernement, les prêtres insermentés retrouvèrent leur sécurité, et les troupeaux purent se réunir à la voix de leurs pasteurs. Les admirateurs officiels du concordat ont eu soin de ne pas insister sur l’époque de transition qui l’a précédé, et pendant laquelle les fidèles jouirent avec une profonde joie de leurs droits les plus précieux. Nous avons connu plus d’une de ces âmes vraiment pieuses qui regrettaient cette époque comme celle de la vraie renaissance chrétienne. Désabusées des vaines pompes qui simulent ou fardent la religion, de tout cet appareil qui sert souvent à cacher sa dépendance, elles se croyaient moins éloignées du règne de l’Évangile au temps où elles n’attendaient le signal ni l’exemple d’aucun pouvoir pour se réunir autour d’un pasteur de leur choix, au pied d’un autel relevé par la foi et non par la politique.

M. de Lafayette disait un jour au premier consul qu’il ne faisait le concordat qu’en vue de la sainte ampoule, et M. de Pressensé n’est pas loin d’en penser autant. Il prouve du moins sans peine que la politique seule a présidé au rétablissement des rapports avec le saint-siège et d’un épiscopat qui tînt ses pouvoirs de Rome. On chercha peu dans le temps à le dissimuler, et cet aveu d’une politique qui veut de la religion sans y croire aurait dû profondément dégoûter du concordat les chrétiens sincères ; mais ces délicatesses furent peu senties. Pour bien des âmes, l’intérêt de la religion par le plus haut que sa dignité, et l’utilité sociale prend une telle place dans les esprits à la suite des révolutions qu’il vaut mieux alors pour une religion la prouver utile que vraie.

Le premier consul était de cet avis, et ne doutait pas qu’il n’y amenât tout le monde. « Les gens éclairés sont indifférens, » disait-il, et l’on doit présumer qu’il se mettait du nombre des gens éclairés. On était alors, en matière de religion, de l’opinion de Zaïre :

J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux, etc.


J’ai été mahométan en Égypte, disait le général Bonaparte en supprimant le conditionnel. Les habiles complétaient la citation de Zaïre par des citations de Mahomet. C’était toujours penser comme Voltaire, et l’on conseillait d’employer à propos le glaive et l’Alcoran. Napoléon tenait singulièrement à ce qu’on ne s’y trompât point, et qu’on sût bien qu’il n’était qu’habile. « On dira que je suis papiste, disait-il à Thibaudeau ; je ne suis rien. Je ne crois pas aux religions ; mais l’idée d’un Dieu… » Et, levant la main au ciel : « Qu’est-ce qui a fait ceci ? » Et dans la même conversation il avait soin d’ajouter : « C’est une affaire purement politique. »

Quelque temps auparavant, à la veille de Marengo, il avait dit aux curés de Milan : « Il n’y a que la religion qui donne à l’état un appui ferme et durable. » Cette maxime était ce que sa politique aurait pu invoquer de mieux. Je conçois la répugnance qu’elle inspire, surtout quand elle détermine seule des actions qui pourraient être des actes de foi. Elle est tout près de l’hypocrisie, et cependant combien de fois n’a-t-elle pas été auparavant et depuis acceptée par les sages ! Et, sainement entendue, n’a-t-elle pas un côté vrai et respectable ? Au fond, elle est, sous des formes plausibles et dignes, la pensée principale et presque unique des discours de Portalis en faveur du concordat. L’orateur était un catholique correct, mais on craignait alors tellement de le paraître trop, on tenait tant à rester du nombre des gens éclairés, qu’il ne recommande la religion qu’au nom de la raison d’état et par l’autorité de Montesquieu. Tout cela est dit d’un style élégant et soutenu qui ne pouvait choquer personne. « L’assemblée constituante, ajouta Siméon, qui écrivait avec moins d’art, avait reconnu avec raison que la religion était un des plus anciens et des plus puissans moyens de gouverner. Il fallait la mettre plus qu’elle ne l’était sous la main du gouvernement. Son seul tort fut de ne pas se concerter avec le pape. Les ministres de tous les cultes seront soumis à l’influence du gouvernement qui les choisit ou les approuve, auquel ils se lient par les promesses les plus solennelles, et qui les tient dans sa dépendance par leurs salaires. » Ici plus d’équivoque : l’église passe tout entière dans le royaume de ce monde.

Il y a toujours, à trop insister sur l’utilité sociale de la religion, danger de paraître en faire un instrument de pouvoir. Les hommes de l’ordre de Napoléon regardent volontiers l’intérêt de l’état comme inséparable de l’intérêt de leur autorité. On put donc le soupçonner de penser à lui plus encore qu’à la France en se posant le restaurateur de l’église. Lorsqu’il faisait l’éloge des prêtres par opposition aux idéologues, lorsqu’il disait en termes assurément fort étranges qu’ils valaient mieux que les Cagliostro, les Kant et tout les rêveurs de l’Allemagne, il ne songeait nullement aux beautés de la métaphysique chrétienne. Il attendait du clergé des services beaucoup plus usuels et beaucoup plus humbles que celui d’élever les intelligences et de fortifier les âmes. Je ne nierai donc pas qu’il ne comptât sur eux pour mettre un frein à certaines aspirations modernes qui inquiétaient leurs scrupules comme son ambition ; mais on aurait tort pourtant de ne voir qu’un calcul de despotisme dans la grande résolution par laquelle il remit légalement l’église de France sous l’autorité du pape.

Dans les hommes qui se croient nés pour commander, la politique est à deux fins : elle tend au succès de leur personnalité en même temps qu’au bien de l’état. Il ne serait pas juste de supposer que, tout entier à des vues d’égoïsme, le consul n’ait songé qu’à l’avenir de l’empereur, et cherché dans les ministres des autels que les auxiliaires-nés du despotisme ; son esprit s’ouvrait à des vues plus hautes et plus désintéressées, et l’idée de faire rentrer la société française en possession d’une institution regardée de temps immémorial comme un élément nécessaire de tout ordre social souriait à sa raison autant qu’à son orgueil.

Il est vrai que de ces généralités ne ressortait point comme une conséquence forcée le concordat de 1801. D’autres moyens pouvaient rendre au christianisme sa sécurité et son influence sans l’encadrer dans une convention diplomatique et une législation civile, et assurément la foi, la ferveur, la morale évangélique, pouvaient renaître et grandir à la pure lumière de la liberté mieux qu’à l’ombre d’un système d’administration demi-laïque, demi-ecclésiastique, qui semble dans la police des cultes placer toute la religion. « À cette époque, dit Mme de Staël, les partisans les plus sincères du catholicisme n’aspiraient qu’à une parfaite liberté religieuse… Le gouvernement consulaire eût contenté l’opinion en maintenant en France la tolérance telle qu’elle existe en Amérique. » Sans doute cette opinion existait, et l’on pouvait bien n’écouter qu’elle ; mais il y a toujours, si j’ose ainsi parler, deux opinions : l’opinion de la raison et l’opinion de l’imagination. Napoléon s’est rarement contenté de s’adresser à la première ; il aimait mieux, il comprenait mieux la seconde, et c’est à cette préférence qu’il a dû ses plus grands succès et ses plus grandes fautes.

Aussi, tout en ayant peu à redire à la théorie que le christianisme, la philosophie et l’expérience dictent à M. de Pressensé, tout en reconnaissant ce qu’il y a de piquant et de vrai dans la manière dont il décrit l’esprit tout mondain qui présida à la conclusion du concordat, aussi éloigné que lui de regarder cette transaction célèbre comme le modèle de la sagesse, nous dirons au judicieux historien qu’il ne montre pas, qu’il ne voit pas assez pourquoi ni combien ce fut une œuvre nationale comptée à son auteur par d’excellens esprits et par l’opinion des masses comme un de ses plus grands bienfaits et une des plus grandes preuves de son génie de gouvernement. Le système volontaire, c’est-à-dire la liberté de la vie privée transportée intégralement dans la vie religieuse, la tolérance telle qu’elle existe en Amérique, peuvent être d’excellentes choses et des nouveautés faites pour plaire à des protestans capables de la plus haute impartialité, à M. de Pressensé comme à Mme de Staël ; mais franchement est-ce ainsi que l’on pensait au début du siècle ? Non, et l’on ne pense pas même encore ainsi. Il faut se reporter au passé. La révolution française n’avait pas su (le sait-elle mieux aujourd’hui ?) associer l’esprit libéral et l’esprit gouvernemental dans la juste alliance qui seule pourra la terminer. L’un s’était laissé entraîner, égarer à tous les excès, qui en sont les plus funestes déviations, au point de rétablir la tyrannie sous la forme de l’anarchie démocratique. Par une réaction naturelle, l’esprit gouvernemental rentrait en scène, reprenait le dessus, et réclamait la part du lion. Or, comme l’esprit libéral, en poursuivant les réformes, a trop de pente à détruire sans réflexion, à tenter au hasard les nouveautés chimériques, l’esprit gouvernemental, dès qu’il entreprend de réparer les ruines de l’ordre, est porté, même avant d’aller se perdre dans le despotisme, à ne pas concevoir d’autres garanties sociales que celles du passé, d’autres formes pour le pouvoir que les formes historiques qu’il a constamment revêtues. Lors donc que, soixante ans avant l’heure où j’écris, il s’est agi de rétablir la religion, comme on disait, on ne comprit guère que ce pût être autre chose que la religion constituée par l’accord et dans le double intérêt des deux puissances. C’était là l’idée de tout le monde, ce qui en tout temps veut dire la portion de tout le monde qui a l’influence et le verbe haut. La religion n’est pas uniquement dogme, croyance, sentiment, devoir : elle est pour chaque pays, dans la commune estime, un établissement d’un certain genre ; c’est cet établissement qui subsiste dans la mémoire des nations, c’est lui que le mot de religion représente à l’imagination populaire. Quand les idées dites réactionnaires sont en vogue, aucune fondation n’est respectée et ne paraît solide, si elle n’a l’air d’une restauration. Cette disposition, ou si l’on veut cette illusion, dominait sous le consulat dans une partie de l’opinion publique et dans la pensée même du consul. L’esprit gouvernemental, qui était en lui à sa plus haute puissance, se complaisait à relever avec quelque rajeunissement ce qui n’était plus. Lui-même il ne se sentait jamais plus satisfait dans son orgueil et dans sa raison que lorsqu’il faisait renaître en lui les grandeurs du passé. Il se trouvait de sa personne une assez grande nouveauté pour suffire à ce qui restait de l’instinct novateur de la révolution. N’a-t-il pas réussi à le persuader à peu près à la nation ? Quel homme est mieux parvenu à faire partager ses propres illusions à son pays ? Il en est qui durent encore. Comment d’ailleurs le jeune guerrier qui ne connaissait la religion que pour l’avoir vue sous le ciel de sa chère Italie aurait-il inventé, pour satisfaire aux besoins moraux qu’elle exprime, de lui donner la forme républicaine ? De très bonne foi, il a cru répondre au vœu du pays, et du temps en refaisant du François Ier et du Louis XIV, et si par un retour sur lui-même il a songé à son succès, à son autorité, à sa gloire, il n’a pas dû concevoir le catholicisme autrement que le gros des catholiques, ni imaginer un autre moyen de faire à son tour pousser jusqu’au ciel les acclamations dues au nouveau Constantin, au nouveau Théodose, au nouveau Marcien, au nouveau Charlemagne, et Dieu sait qu’elles ne lui ont pas manqué.

Cela n’a pas empêché l’empereur de dire plusieurs fois : « La plus grande faute de mon règne est d’avoir fait le concordat ; » mais il est à croire qu’en parlant ainsi il regrettait surtout de n’avoir pas stipulé des conditions qui limitassent le droit laissé à la cour de Rome de faire attendre l’institution canonique aux évêques désignés par lui, ou peut-être pensait-il que, dénuée d’une constitution légale, et devant tout à sa tolérance souveraine, l’église serait restée plus complètement dans sa main. En tout cas, il ne se reprochait point d’avoir donné aux pasteurs et à leurs ouailles trop peu de liberté. Les amis de l’indépendance des églises n’ont point à se prévaloir des regrets qui lui sont échappés : il ne s’est jamais repenti de n’avoir pas été assez libéral ; mais il demeure vrai qu’ayant, par le concordat, commencé à traiter la religion en affaire d’état, ce premier pas l’avait engagé dans la carrière où les rois ses prédécesseurs avaient incessamment rencontré les inextricables embarras des querelles des deux puissances. Aussitôt sont nées pour lui les occasions, les tentations de briser des liens fragiles à coups d’autorité, et de s’affranchir en attentant diversement aux droits, ou, ce qui en politique est à peu près la même chose, aux prétentions des consciences. La confiscation du domaine de Saint-Pierre, l’enlèvement du pape, sa captivité, la détention des cardinaux, étaient au terme de la politique qui par le concordat avait fait à l’église une place dans le gouvernement.

Nous venons de parcourir tout le sujet traité dans le livre de M. de Pressensé. C’est un grand morceau d’histoire contemporaine, très intéressant, très instructif, neuf ou peu connu dans plusieurs de ses parties, et que l’auteur a su recomposer avec justesse et sagacité. L’esprit élevé, mais décidé, dans lequel il considère son sujet n’ôte rien à son équité, à sa modération, et ce livre, quoique écrit un peu rapidement, joint à l’importance de la matière le mérite d’une exécution facile et d’un style agréable qui ne nuit point au sérieux des pensées. Les vues générales de M. de Pressensé ne trouveront pas en nous de contradicteur, nous nous mettons volontiers à son point de vue ; mais la hardiesse nous manque pour le suivre dans ses conclusions. Nous aurons à expliquer cette inconséquence.


III

L’histoire des relations de l’église et de l’état se termine par le tableau de toutes les communions chrétiennes telles que la loi les a constituées en France il y a soixante-deux ans. Cette organisation a peu changé. Un corps épiscopal qui, très uniforme dans ses idées, a peu de cohésion par lui-même, et qui, nommé par le gouvernement, tient ses pouvoirs spirituels du pape, exerce une autorité presque illimitée sur un clergé dont il désigne à l’état les chefs secondaires, tout le reste du corps des pasteurs demeurant à sa nomination. L’armée entière, généraux et soldats, est entretenue par le trésor public. En échange, le gouvernement a retenu quelques droits de surveillance, de censure même, qui n’ont presque aucune sanction, faible reste de l’ancienne prérogative temporelle des rois et des parlemens. L’indépendance du clergé pourrait aller très loin, s’il n’était contenu par l’opinion, par les ressources d’arbitraire déposées dans nos lois, surtout par les sentimens et les calculs qui lui font désirer la protection, même s’il peut, la coopération morale de l’état, et qui l’attachent naturellement, dans un temps de révolutions, aux idées d’ordre et d’autorité. Comme les anciens droits gallicans de l’état, ceux du clergé à l’égard des évêques, ceux des évêques à l’égard du saint-siège, tout a baissé. Toutes les situations ont perdu en dignité comme en force de résistance ; mais ce qui a été conservé d’autorité à chacun s’exerce à peu près sans contrôle, et c’est ce qu’on préfère souvent à la dignité. La puissance pontificale seule a vraiment grandi ; elle a rompu presque tous les liens qui gênaient son action de ce côté-ci des Alpes, et cela vient en compensation pour ce qui lui arrive de l’autre.

Cette situation générale s’est développée avec le temps. Le concordat avait été une première victoire de la papauté non-seulement sur l’église constitutionnelle, qui n’a pas tenu devant elle, mais sur l’ancienne église de France, qui n’a fait qu’à la nécessité le sacrifice d’une existence et d’une constitution jadis placées hors, de l’arbitraire de la cour de Rome. La première s’est dispersée en un clin d’œil ; la seconde est allée plus lentement se perdre dans les obscures menées de la petite église. Après les tempêtes de la fin de l’empire, après que l’auteur même du concordat eut prouvé à l’église les inconvéniens qui résultent même pour elle du contact et du mélange des deux puissances, est venue la restauration. L’église y a beaucoup gagné, elle l’a cru du moins, en crédit, en éclat, en influence morale. Naturellement engouée du passé, éprise de la vétusté, contre-révolutionnaire par principe et par intérêt, elle devait être royaliste, et son royalisme n’était nullement affaibli par ce qui lui restait encore alors de l’esprit gallican. Au contraire le gallicanisme est monarchique, et il cherche dans le pouvoir civil un contre-poids au pouvoir de Rome. Une alliance au moins très apparente se conclut donc alors entre l’église et l’état, et de là, aux yeux du public, une solidarité qui ne fut avantageuse ni à l’une ni à l’autre. C’est une opinion générale que la royauté de Charles X a souffert de la faveur qu’elle témoignait au clergé, et le clergé de l’appui qu’il prêtait à la royauté. Il s’en faut cependant que l’influence cléricale (je parle le langage des partis) ait été, entre 1814 et 1830, ce qu’elle est devenue depuis. Ceux qui ont vécu à cette époque savent combien elle s’est accrue depuis lors, favorisée par les mœurs et les idées. Sous la restauration, le langage de la couronne, celui des dépositaires de son autorité, était tout autrement fier en face de l’église qu’on ne le suppose aujourd’hui. Quel prince parlerait comme Louis XVIII de ces libertés de l’église gallicane, précieux héritage de nos pères, dont saint Louis et tous ses successeurs se sont montrés aussi jaloux que du bonheur même de leurs sujets ? Il subsistait de l’ancien régime une vieille défiance, une résistance générale aux empiétemens du clergé. Presque tous les fonctionnaires de cette pieuse restauration étaient des indifférens en matière de religion, souvent même quelque chose de plus, et l’opinion, sans cesse mise en garde, soit par les avertissemens du jansénisme, soit par ceux de la philosophie, surveillait avec inquiétude les moindres mouvemens de la renaissance jésuitique, qui date de là. C’était le temps où le passage d’un capucin dans une rue de Marseille mettait toute la France en rumeur. Les choses ont bien changé depuis. En même temps que l’unité ultramontaine a fait des progrès tels qu’on aperçoit à peine les vestiges des anciennes nationalités chrétiennes, l’église s’est animée en se concentrant. Plus active, plus habile, plus confiante, elle s’est ressaisie d’une bonne part de son autorité morale, et grâce à cette combinaison de foi véritable et de préjugés politiques qu’on nomme la réaction religieuse, la face, ou, si l’on veut, la surface de la société n’est plus la même. Entre 1848 et 1857, un rapprochement fondé sur une coïncidence d’intérêts a plus étroitement uni les deux puissances, et tous les anneaux de la chaîne qui les a liées ne sont pas brisés. L’empereur est bien puissant, on ne sait s’il pourrait tenter contre le mouvement clérical ce qu’a fait Charles X en 1828, et personne ne le lui conseillerait. Ce nouvel état des choses et des esprits a certainement de très bons côtés, et l’on aimerait à n’en voir que le bien, en fermant les yeux sur des misères, si le parti catholique avait généralement une meilleure politique, c’est-à-dire s’il unissait mieux au respect des choses saintes le respect de la liberté de tous, à l’intelligence de l’esprit du moyen âge la pleine intelligence de l’esprit moderne.

C’est en considérant cette nouvelle situation religieuse qu’il faut peser les idées de M. de Pressensé. Quant à lui, il n’hésite pas, et c’est à la vue du présent qu’il demande la rupture de tout pacte entre l’église et l’état. Nous n’avons guère parlé que d’une seule église chrétienne ; or il y en a d’autres en France, et de celles-là aussi il raconte l’histoire et discute l’organisation. Les deux principales communions protestantes, la luthérienne et la réformée, ont reçu, presque en même temps que le catholicisme, une constitution qui dure encore, et qui, sauf les différences inévitables, est conçue d’après les idées qui ont présidé au concordat. Aussi les appelle-t-on les églises concordataires, par opposition aux églises libres. Lorsqu’auprès du gouvernement, sous ses auspices et dans une certaine mesure sous son influence, fut rétablie l’église catholique, le principe de la liberté des cultes, qui, largement interprété, prescrit de les placer tous sur un pied d’égalité devant la loi, détermina le premier consul à mettre à la charge de l’état les frais généraux des églises dissidentes, et à se réserver une part d’autorité dans le choix des principaux pasteurs. Elles eurent aussi leurs articles organiques. Elles eurent des consistoires, et durent avoir soit des synodes, soit des consistoires généraux. On statua que les pasteurs salariés par l’état seraient nommés ou agréés par le gouvernement. Ainsi, même dans le protestantisme français, l’église et l’état ne sont pas absolument séparés. Les fidèles n’ont légalement pas d’autre lieu de réunion solennelle que les temples désignés par l’administration ; ils ne peuvent entendre d’autres prières, assister à d’autres offices que les prières et les offices dont le formulaire a été implicitement autorisé par le magistrat du dehors, puisque le ministère évangélique ne s’ouvre qu’à des pasteurs qu’il a reconnus. À l’époque où il a paru, ce règlement des cultes non catholiques dut être considéré comme un bienfait ; il les mettait sur la même ligne que le culte de la majorité, que la religion qui prétendait au titre de religion de l’état. C’était professer et pratiquer entre toutes les communions chrétiennes une impartialité dont on pouvait citer très peu d’exemples. Aussi cette organisation a-t-elle été maintenue sans éprouver aucun changement et sans susciter aucune sérieuse plainte.

Mais le protestantisme a eu aussi sa réaction religieuse. Au commencement du siècle, il était atteint de l’indifférence, de la froideur universelles. On ne voudrait froisser personne ni provoquer les réclamations qui assaillirent d’Alembert pour avoir soupçonné Genève de socinianisme ; mais il est certain que les deux principales églises issues du mouvement de la réformation étaient alors au moins bien latitudinaires, pour employer l’expression anglaise. Des omissions, des équivoques, un vague charitable sur les articles de foi les plus délicats, permettaient à des ministres de l’Évangile de laisser dans l’ombre des dissidences doctrinales auxquelles on ne tenait point assez pour les avouer ; ils remplaçaient l’unité par l’union. La réaction qui, sous le nom de réveil, a fait cesser ce bon accord légèrement entaché de scepticisme a eu ce mérite, qu’à la différence d’autres réactions elle a été pure de tout mélange de politique ; l’esprit de secte a pu reparaître, mais sans l’esprit de parti. Une nouvelle ferveur d’orthodoxie a ranimé des dissentimens et des controverses ; l’intolérance, comme il arrive presque toujours, a pu venir à la suite de la foi. Suivant l’usage encore, ce n’est point parmi les chefs officiels que le zèle renaissant s’est d’abord manifesté, c’est hors de leur influence et même contre leur gré qu’il a demandé comme une seconde réforme. Toute autorité établie est lente à accueillir ce qui est nouveau et spontané, ce qui vient, fût-ce au nom de la raison et de la conscience, troubler la quiétude et l’uniformité auxquelles elle est habituée. Cependant, à la longue, le mouvement religieux pénétra du dehors au dedans. Le foyer s’alluma au sein même des consistoires ; l’élection y appela des novateurs, et l’opposition participa au pouvoir.

Cette transformation fut en partie amenée par l’établissement de chapelles indépendantes. Dès le temps de la restauration, quoique les piétistes fussent inquiétés en Alsace, des wesleyens, des baptistes, des dissidens venus de Suisse avaient eu leurs réunions à Paris et dans quelques autres villes. On n’y vit d’abord qu’une satisfaction donnée à des étrangers fixés en France, et qui appartenaient à ces différentes dénominations ; mais au fond c’était l’expression de nouveaux besoins religieux auxquels ne répondait plus la prédication des chaires instituées par l’état. Aussi la révolution de 1830, qui fit en toute chose faire un grand pas à la liberté, détermina-t-elle l’ouverture à Paris de deux chapelles dissidentes françaises. Une simple déclaration à la mairie fut tout leur titre officiel, et généralement l’autorité municipale se montra bienveillante pour ces nouveautés, qui lui paraissaient une preuve et un complément de la liberté des cultes ; mais il n’en fut point partout comme à Paris : quelques maires témoignèrent moins de tolérance, et la cour de cassation, en plaçant tous ces commencemens d’église sous le régime des lois qui suppriment le droit de réunion, les soumit à l’arbitraire des autorisations locales. Même en 1840, une liberté de fait, la seule que nos lois permettent d’accorder, ne leur était pas assurée. Quand une de ces libres congrégations, qui n’occupaient jusqu’alors que des locaux provisoires, voulut s’établir définitivement dans une chapelle qu’elle avait fait construire rue de Provence, le préfet de police, que ses sentimens personnels disposaient en faveur de la tolérance, hésita cependant à paraître se départir des droits de l’état en matière de réunion publique. Il fallut recourir au ministre de l’intérieur pour mettre à l’abri de toute contrainte un acte si légitime de la liberté de conscience. On me pardonnera ce souvenir : tous ceux que laisse l’exercice du pouvoir n’ont pas autant de prix. Depuis lors, d’autres chapelles indépendantes se sont établies, quoique les autorités locales, surtout dans les années qui ont suivi 1852, ne se soient pas constamment montrées fort touchées des droits de la conscience religieuse. Cependant l’exemple donné à Paris commence à être généralement suivi. On peut compter, en dehors des églises concordataires, jusqu’à neuf communions différentes qui possèdent en France des chapelles spéciales. La plus importante, l’Union des églises libres évangéliques, en a cinq ou six à Paris, et une de ses branches a pris pour maxime fondamentale l’absolue séparation de l’église et de l’état. On doit reconnaître en effet que pour plusieurs des autres associations libres cette séparation n’est qu’un fait, une nécessité de circonstance à laquelle elles souscrivent sans répugnance ; mais elles n’en font pas un principe, et à mesure qu’un changement dans les doctrines et les sentimens des consistoires en ouvre l’enceinte à des pasteurs animés de l’esprit du réveil, ceux-ci ne font aucune difficulté de prendre place parmi les ministres du culte salarié. Les églises constituées, en devenant plus ferventes, ont effacé bien des dissidences, heureuses si avec un surcroît de zèle elles ne contractent pas cet esprit d’exclusion qui s’empare trop souvent de tout ce qui représente, à un degré quelconque, le principe de l’autorité.

Le désir de former des congrégations séparées, ou, comme on dit, le système volontaire n’est donc ni très puissant ni très général même au sein du protestantisme, là où la liberté pratique est plus qu’ailleurs en accord avec l’origine de la foi. On aime mieux s’y disputer le pouvoir ou l’influence dans l’enceinte des églises établies ; mais certaines âmes sont restées constamment fidèles à la pure doctrine de l’indépendance religieuse telle qu’elle semble résulter des idées mêmes et des sentimens du réveil, telle qu’elle ressort de l’enseignement de celui en qui se personnifie, avec le plus d’élévation, d’éclat, de pureté et de sagesse le protestantisme français du XIXe siècle. Les écoles les plus distinguées qu’il ait produites parmi nous ont en effet pour père Alexandre Vinet. Entre les deux tendances qui les divisent se place un de ses meilleurs disciples, M. de Pressensé, qui unit à des sentimens vivement chrétiens la liberté contenue de la critique savante enseignée par Neander. L’église à laquelle il appartient nous paraît l’exemple le plus intéressant de l’application du principe volontaire. Ce n’est pas une expérience facile à faire réussir dans un pays où ni les idées de l’administration ni celles du public ne sont favorables à l’esprit de séparatisme, encore moins à l’esprit d’individualisme. La branche de l’union des églises libres qui porte le nom de Réforme évangélique n’en est pas moins florissante, grâce aux efforts de M. de Pressensé, de M. Fisch, de M. Bersier, et elle est animée d’un esprit libéral et chrétien que nous voudrions voir se propager. Qui peut douter que dans ces églises qui n’ont point de sacerdoce, où tout ce qui est extérieur est fort simple, où aucune obéissance passive n’est prescrite ni recommandée, où aucune autorité ne s’élève au-dessus de la Bible et de la conscience, la formation des congrégations, leur organisation intérieure, l’existence des ministres de l’Évangile ne pussent être abandonnées au libre soin des fidèles ? Alors les exigences comme les concessions de la foi cesseraient d’être l’objet d’aucune critique ; tous les membres de l’association, égaux dans leurs droits, maîtres de refuser ou d’accorder leur confiance, auraient toujours un recours dans la liberté commune. Tout le monde a entendu parler d’un acte d’exclusion dogmatique qui a dernièrement agité le consistoire de Paris et contristé ceux-là mêmes qui s’y sont prêtés. Nul doute que bien des griefs et des peines n’eussent été épargnés aux intéressés, si la mesure n’avait été prise par une autorité légalement privilégiée, et si la liberté était égale entre ceux qui censurent et ceux qui sont censurés. Ce qui a choqué les esprits droits, c’est que le même pouvoir consistorial ait pu exercer sur ce qui lui a semblé l’hétérodoxie le même droit d’exclusion dont il se serait peut-être armé, il y a trente ou quarante ans, contre l’orthodoxie. Aux institutions légales, il faudrait une jurisprudence fixe ; mais avec cette condition la liberté de conscience ne serait plus entière.

Si le protestantisme échappe avec tant de peine à notre passion de tout administrer, même le spirituel, combien plus grande doit être la difficulté d’en affranchir nos églises catholiques ! Elles mettent en général leur point d’honneur dans leur inflexibilité ; fondées, comme elles s’en font gloire, sur le principe de l’autorité, comment pourraient-elles trouver superflu ou funeste tout ce qui augmente leur force impérative et change en infraction à la loi commune l’insubordination, la protestation, la dissidence ? Accoutumées trop longtemps à compter sur le bras séculier, elles n’osent admettre qu’il pourrait se retirer d’elles et les livrer sans défense à la discussion et à la concurrence. L’expérience même des variations de ce pouvoir temporel, qui parfois se retourne contre elles et leur reprend ce qu’il leur a donné, ne les guérit pas de ce penchant à s’adosser au plus fort. Elles n’ont pu encore se persuader que pour elles la liberté ne fût pas un piège, l’égalité ne fût pas l’oppression. Le jour où l’idée du droit commun aura pénétré dans l’église catholique, une grande et heureuse révolution sera en vue ; mais ce jour est encore loin.

On a grand’peine à changer les institutions civiles d’un pays, et nos souvenirs sont là pour attester ce qu’on peut verser de sang et de larmes, pour opérer les réformes les plus légitimes et les plus simples. Trois quarts de siècle traversés par d’innombrables épreuves ne suffisent pas pour renouveler de façon durable la constitution d’un grand état. La monarchie, quand elle a longtemps subsisté sous la forme féodale ou sous celle de l’absolutisme, impose des efforts inouïs aux peuples et même aux princes qui entreprennent de la transformer au profit de la liberté. Il y a dans la tradition, dans l’habitude, dans la routine, une puissance contre laquelle la raison, la passion et le temps ne prévalent pas aisément. Comment supposer que les institutions religieuses soient plus maniables ? Elles sont l’œuvre de la tradition ; à leur ombre s’accomplissent les actes les plus importans de la vie. Une religion révélée est nécessairement tout historique. Le fait est pour elle l’origine du droit, le droit lui-même. Elle donne une date à ce qui doit être éternel. Naturellement tout ce qui en émane, tout ce qui s’y rattache participe dans les esprits de la sainteté du dogme. Ce que le souvenir, l’usage, la sympathie, le respect et surtout l’imagination ont identifié avec le fond des croyances, quand ce ne seraient que des formes extérieures, des coutumes changeantes, des pouvoirs de chair et d’os, devient inviolable dans l’illusion publique. L’histoire nous montre l’église avec tous les traits de l’humanité. Ses vicissitudes, ses erreurs, ses fautes, sont écrites partout. Cependant on nous parle de la divinité de l’église, comme on dit la divinité de Jésus-Christ. Essayez maintenant de persuader aux intéressés que sa constitution, plusieurs fois séculaire, puisse être retouchée sans profanation, et qu’une puissance spirituelle doive sortir définitivement de l’ordre civil et politique pour n’avoir plus d’existence que dans l’ordre moral !

En principe sans doute, la cause serait facile à soutenir. Qui n’aimerait mieux voir la religion, rendue à toute sa spiritualité native, et sans autre autorité que la parole, complément nécessaire de la pensée, se faire obéir par le libre consentement, ne rien emprunter à l’appareil extérieur du commandement parmi les hommes, et, laissant le magistrat dans sa sphère, enchaîner par d’invisibles liens les âmes qui se donnent à elle ? Mais ce platonisme religieux ne sera pas de longtemps populaire. Ce peut être le terme où tende tout progrès vraiment chrétien ; chaque fois que la raison, en s’éclairant, retranche au culte quelque chose de ce qui ne frappe que les yeux, n’émeut que l’imagination, n’excite qu’une crainte servile et une soumission extérieure, bonne pour les pouvoirs civils, elle rapproche, les chrétiens de l’Évangile, et les fait de plus en plus, citoyens de la cité de Dieu ; mais nous sommes loin de là, à ce qu’il semble : pas plus que les fidèles, les ministres ne sont prêts. Chez les premiers règne, même en matière spirituelle, ce besoin d’organisation, de réglementation, d’administration, qui est apparemment dans le tempérament français. Toute émancipation nous effraie. L’indépendance individuelle ne semble pas dans le génie national. Il nous convient que l’état se charge de nous servir en quelque sorte la religion comme tout le reste, et nous ne voulons pas prendre la peine de l’aller chercher : elle ne paraît obligatoire, comme on le dit des lois, qu’autant qu’elle est l’expression de la volonté générale. Bien des prêtres se montrent faiblement jaloux de leur indépendance. Au risque de supporter quelques vexations accidentelles, il leur plaît de pouvoir compter sur la souveraineté, de tenir de l’état leur existence et une partie de leur autorité. S’il leur fallait gagner chaque jour à la sueur de leur front le droit de parler dans la chaire de vérité, ils se croiraient délaissés et trahis par la société. Quoique les premières églises paraissent avoir été des républiques chrétiennes, rien n’est moins démocratique que les idées et les coutumes catholiques en ce qui touche la manière dont se prend et se transmet l’autorité. La libre concurrence appliquée à la vérité choque et effarouche. On se rappelle qu’il y a trente ans des esprits très distingués, les premiers peut-être alors de toute l’église, las de lui voir partager les disgrâces ou subir les caprices des gouvernemens, imaginèrent de réclamer sa séparation absolue d’avec l’état. C’était la doctrine du journal l’Avenir. On sait comment elle fut accueillie. Si l’on s’y était obstiné, elle obtenait pour tout succès l’excommunication. Il y a fallu renoncer authentiquement ; la liberté même de l’église est devenue une utopie que n’osent avouer ceux qui la rêvent encore. En 1848, la plus grande crainte que Rome éprouvât pour le clergé français et qu’il nous témoignât pour lui-même, c’était que, conformément à une opinion attribuée à M. de Lamartine, l’église ne fût absolument privée du concours de l’état et livrée à ses seules ressources. On sait enfin comment la théorie de l’église libre, quand elle nous vient d’Italie, est reçue dans le monde catholique, et de pieux théologiens dont elle est restée l’idéal n’oseraient divulguer ce secret de leur conscience. Un chrétien sincère et zélé, M. Frédéric Arnaud, vient, dans un ouvrage soigneusement médité[2], de reprendre courageusement cette thèse. Il croit que le progrès le plus évangélique qu’il reste à faire à l’église, c’est d’arracher de son sein jusqu’au dernier germe le royaume de ce monde. Il regarde le pouvoir temporel comme l’ivraie qui croît au milieu du bon grain. Il voit dans ce qu’on donne pour une garantie d’indépendance un gage de servitude réelle, car c’est être esclave pour une doctrine de foi et de conscience que d’être enchaînée aux destinées d’un établissement politique et engagée dans le conflit des révolutions. Il est vrai qu’il lie sa théorie à l’idée de l’indépendance et de l’unité de l’Italie. On devine comme son livre, digne à tous égards d’être lu, sera reçu de ceux que l’auteur tiendrait le plus à convaincre. Ceux-là mêmes qui dans le clergé ont encouragé ses idées se retireront de lui ou lui serreront la main à la dérobée, en le priant de ne pas les trahir. Par le matérialisme politique qui court, et qui a quelque peu pénétré dans la religion même, on est suspect d’un ascétisme révolutionnaire, quand on pense que la métaphore des deux glaives n’est bonne que pour les rhéteurs, et que la triple couronne de la tiare n’a rien de commun avec ce royaume de Dieu qui ne doit pas venir avec rien qui l’annonce au dehors, qui n’est ni ici, ni là, qui n’est pas autre chose que le christianisme intérieur[3]. M. Arnaud oublie trop que, dans une institution historique et traditionnelle, le préjugé fait corps avec l’idée, la forme avec le fond, et qu’il ne faudrait pas moins peut-être qu’un nouveau saint Paul pour redresser saint Pierre.

Ceux qui écrivent sur la religion, bien différens de ceux qui l’administrent, penchent à ne voir en elle que le spirituel, une pure idée qui par l’intermédiaire de l’intelligence s’empare du cœur. Or il est facile de raisonner sur une idée et de lui assigner spéculativement le rôle qu’on veut dans la réalité des choses ; mais pour les prêtres, pour les magistrats, pour les masses, la religion, toute religion est un fait compliqué, façonné par les siècles, dans lequel on ne choisit pas, et que l’habitude a consacré. Il faut le prendre tel qu’il est ; par la nature des croyances et des sentimens qui s’y rattachent, il est volontiers tenu pour immuable, et ne saurait être modifié qu’avec beaucoup de difficulté, de prudence et de ménagement. Avant donc de tenter une réforme en ce genre, il faut bien regarder si elle est possible, si elle est comprise, si ceux à qui on la destine sont disposés à la recevoir, et, pour tout dire, s’ils en sont capables, s’ils en sont dignes. Cette grave et persistante question se pose toujours quand il faut fonder une liberté quelconque, mais surtout la liberté religieuse.

L’espace nous manque pour reprendre en principe et dans sa généralité la question de l’église et de l’état, telle qu’on l’a traitée en Angleterre, en Suisse, en Allemagne. Indiquons seulement le point de dissidence entre des hommes qui prétendent également au titre de chrétien.

Ce qui produit l’hésitation de l’esprit et la confusion des idées sur cette grande question de la séparation de l’église et de l’état, c’est qu’en fait nous naissons dans une église comme dans un état. Ainsi la religion dans laquelle nous sommes élevés, comme la patrie politique à laquelle nous appartenons, résulte pour nous du hasard de la naissance. On peut donc dire que la nécessité nous impose l’une et l’autre. Or, comme à moins de circonstances exceptionnelles nous ne pouvons rien à notre nationalité, non plus qu’aux institutions qui nous régissent, la raison aussi bien que la force nous oblige d’adopter le gouvernement et les lois de notre pays ; nous n’avons pas le choix : nul ne se sent le moyen ni le droit de faire une révolution pour son compte. Une analogie spécieuse, fondée sur des circonstances extérieures identiques, persuade aisément aux autorités comme aux individus qu’il en est de même pour la religion, et l’éducation que nous avons reçue sans avoir été consultés, l’esprit de famille, l’exemple, l’instinct d’imitation, élément si puissant de la sociabilité, nous laissent rarement les maîtres de décider librement de la religion que nous professons. Or cette solution de la question de fait résout-elle également la question de droit ? Les ministres d’un culte établi le croient volontiers. Pourquoi ? C’est qu’ils tiennent ce culte pour le véritable, et du moment que la vérité commande, ils s’inquiètent peu des motifs de l’obéissance qu’elle obtient. Les magistrats ne conçoivent guère plus de doutes. Pourquoi ? C’est que la religion existante fait partie de l’ordre général, et pourvu qu’on se soumette à l’ordre, peu leur importe le reste. Mais c’est ici que protestent ceux que touchent les vraies raisons de la liberté religieuse. La société est une chose de nécessité ; elle a des avantages qu’elle fait payer par des inconvéniens. Si les uns excèdent les autres, on peut lui faire, et de bon cœur, le sacrifice de certains goûts, de certaines opinions, de certains intérêts, même de certains droits, qu’elle n’a pas su ou qu’elle ne peut ménager. Que faire d’ailleurs, quand on est seul contre elle ? Elle serait mal constituée, mal gouvernée, que dans la plupart des cas ce serait un devoir de prudence et même de justice ou d’humanité que de se résigner, et généralement cette résignation n’est que trop facile ; tout le monde en donne l’exemple. La religion est tout autre chose ; elle n’intéresse point la société, encore moins l’état, dont les destinées sont toutes terrestres. Imposée par hasard, acceptée par force, professée par habitude, elle n’a nulle valeur. La religion sans la piété n’est qu’un dehors trompeur, et la piété exige la sincérité et la liberté de l’adhésion au dogme qui la soutient. Or cette adhésion ne peut être qu’un acte de l’individu, agissant sous l’empire d’un sentiment qui lui soit propre. Si l’église est une société, c’est une société de consciences, non d’intérêts, de droits et de volontés ; or des consciences ne peuvent s’unir que par un libre choix. Supposer donc que la société ait le pouvoir de prescrire la religion, que ce soit l’état qui la donne, c’est attribuer à l’une et à l’autre une omnipotence qui est le principe du socialisme. Ces considérations vont jusque-là que ceux qui ont traité cette question en maîtres en sont venus à conclure que l’état ne pouvait avoir aucune religion, car s’il en a une, c’est pour la faire observer apparemment, c’est pour qu’elle soit celle des citoyens. Or une religion ainsi reçue d’autorité n’est plus de la religion dans le sens moral du mot, d’où il suit que, si l’état a une religion, l’individu n’en a pas.

Ces argumens, puisés dans l’idée de la conscience religieuse et dans le cœur même du christianisme, sont ceux qui ont amené de saintes âmes à résoudre la question de l’église et de l’état comme les esprits philosophiques. Ainsi se sont mis d’accord le libéralisme et la foi. Ce n’est pas le lieu de discuter les objections qu’on doit pressentir. Bornons-nous à dire qu’elles se ramènent toutes à la préférence donnée à la foi d’autorité sur la foi libre. La foi d’autorité peut paraître préférable tant au prêtre qu’au magistrat, parce que, plus facile à obtenir, elle va plus vite au but, qui est la prospérité de l’église ou la tranquillité de l’état ; mais on voit clairement que la question de morale est ainsi convertie en une question d’utilité.

Cette dernière façon de penser, quoique fondée sur des motifs d’un ordre moins élevé, n’est pourtant pas sans force : elle a pour elle d’être accessible à tous les esprits, appuyée par mille exemples, facile à pratiquer. Il n’est pas certain que, si on l’abandonnait pour la doctrine de la liberté, l’expérience réussît dans tous les états de civilisation. Les sociétés qui n’abuseraient pas de la liberté contre l’église, les églises qui n’abuseraient pas de la liberté contre les gouvernemens, sont-elles bien communes ? Les unes et les autres sont-elles prêtes à souffrir que les religions soient traitées comme des opinions, non plus comme des puissances ? Honorons, soutenons ceux qui cherchent à les éclairer. Puissent-ils, par leur doctrine comme par leur exemple, affaiblir les préjugés qu’ils combattent ! Cela seul serait déjà un grand progrès. J’applaudis à leurs efforts, je ne crois pas à leur victoire.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. On peut voir dans le dernier volume publié de la correspondance de l’empereur quelle indignation lui causa cette doctrine, soutenue en pure spéculation par un journal de 1807. Il en dicta lui-même une réfutation très vive, trop vive, et donna l’ordre de l’imprimer.
  2. L’Italie, 2 vol., Paris 1864.
  3. Luc, XVII, 20.