L’Église et la France moderne

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L’Église et la France moderne
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 282-319).
L’EGLISE
ET LA FRANCE MODERNE

Il y a des questions qui ont l’air destinées à être toujours pendantes, toujours en débat et jamais définitivement résolues. De ce nombre assurément est celle-ci, qui, par son importance et son intérêt, est sans égale : A quelle condition et dans quelle mesure l’Église catholique, qui a été dominante en France depuis l’origine de notre histoire nationale a-t-elle pu accepter, pour elle-même et pour les fidèles dont elle dirige la foi et éclaire la conscience, les principes sur lesquels, depuis la grande Révolution de 1789, la société française est constituée ? On ferait des volumes et presque une bibliothèque des dissertations et des déclamations de toute nature échangées sur ce thème depuis tantôt un siècle. La place la plus étendue serait occupée sans doute par les écrits des adversaires de l’Eglise, établissant au moyen d’argumens sans cesse renouvelés, au nom de la science, du progrès et de l’indépendance de l’esprit humain, qu’entre l’Eglise et la Révolution l’hostilité est irréconciliable, et que la France moderne doit choisir entre elles en ne cessant pas de se mettre en garde contre un retour de l’ancien régime clérical dont elle est toujours menacée. Mais le nombre ne serait pas non plus médiocre ni méprisable de ceux qui font tête à l’attaque avec les armes de la raison et de l’éloquence. Seulement ils ont eu assez souvent le malheur de ne pas s’entendre entre eux et, unis dans la profession de la même foi, de se diviser sur la manière de la défendre. Il y a eu les champions de la guerre à outrance, relevant le gant, acceptant fièrement le défi de l’inimitié qu’on leur déclarait, et arborant sans déguisement le drapeau de la contre-révolution. Si on est un peu moins pressé de le déployer depuis quelque temps, il n’y a pas beaucoup d’années, cependant, que l’appel était fait à une levée de boucliers de ce genre avec tout l’éclat de la jeunesse et du talent. D’autres, au contraire, ont incliné vers des solutions moyennes et proposé entre les forces rivales les bases d’un accord possible et suivant eux désirable. Seulement il est arrivé assez souvent à ceux-là d’être mal menés par les deux partis, comme c’est le cas, dans les dissentimens un peu vifs, de tous les conciliateurs : d’autant plus qu’ils se sont laissé entraîner à aller parfois en fait de concessions pacifiques un peu plus loin que l’Eglise elle-même ne consentit à les suivre. Quoi qu’il en soit, à ne regarder que les apparences, le conflit devrait être plus ardent que jamais et plus loin d’être apaisé, puisqu’il n’est aucune des mesures ou des dispositions législatives du gouvernement actuel qui, en portant atteinte aux droits comme aux intérêts de la religion, n’ait pour effet naturel de mettre à tout instant les opinions opposées en présence et les contradicteurs aux prises.

C’est pourtant un signe des temps plus favorable, que l’apparition, au milieu de ces querelles et de ces récriminations acharnées, d’un livre comme celui que j’ai en ce moment sous les yeux[1], et qui est dû à la plume d’un membre d’une des plus importantes congrégations religieuses de France, celle dont le rétablissement a été dû à la généreuse initiative du Père Lacordaire. Le titre seul : l’Église et la France moderne, indique avec quelle netteté la plus grande question du jour y est abordée, et l’épigraphe qui la suit : Verbum justitiæ et pacis fait voir à quelle solution le vénérable auteur veut nous conduire.. Si la voix du Père Maumus était isolée, il serait à craindre qu’elle eût peu d’écho. Mais pour se mettre en garde contre tout soupçon d’innovation personnelle, en matière si grave, il a eu soin de se munir de l’approbation de ses supérieurs légitimes. En tournant le feuillet de la première page, on trouve la signature du célèbre dominicain, le Père Monsabré, qui a occupé pendant tant d’années la chaire de Notre-Dame où il a passé en revue tout le dogme catholique avec une sûreté de doctrine égale à l’éclat de sa parole. Cautionnée par un tel garant, l’orthodoxie est indiscutable. De plus, le livre n’avait pas paru depuis quelques semaines que l’auteur recevait de la secrétairerie d’État du Vatican un témoignage de bienveillance et était félicité d’avoir présenté sous son véritable jour la pensée qui dirige le Pape dans ses relations avec la France. C’est en invoquant de tels patronages qu’après un rapide résumé des phases principales de cette importante controverse, le Père Maumus nous amène à cette conclusion, que je n’ai vue nulle part encore aussi nettement exprimée, à savoir que l’opposition qu’on se plaît à établir entre l’Église et les principes de la société moderne est l’œuvre de préventions sans fondement et que, moyennant quelques explications très naturelles, l’accord peut se faire de lui-même sans demander aucun sacrifice aux grandes institutions auxquelles la France est attachée.

Ajoutons enfin que tous les titres, d’une nature si élevée, qui recommandent le livre du Père Maumus à la confiance des lecteurs n’épuisent pourtant pas la bonne fortune singulière dont il paraît avoir joui : il a de plus été accueilli avec une faveur égale dans des régions où sur le même sujet on était naguère encore assez loin de s’entendre. J’ai vu le jour où des organes de la presse qui représentent les opinions les plus opposées (l’Univers et le Temps, par exemple, il faut les nommer pour faire apprécier la singularité du fait) lui ont donné avec des réserves et des commentaires, j’en conviens, fort différens, une approbation pareille. C’est assez, ce me semble, vu la gravité du sujet, pour que l’œuvre mérite un examen un peu attentif, et ce n’est peut-être pas perdre sa peine que de la dépouiller de l’appareil théologique qui pourrait en rendre l’étude difficile, afin de la mettre à la portée d’un public plus étendu que celui auquel elle s’était naturellement adressée.


I

Je débuterai cependant par une réserve. Le Père Maumus me paraît avoir tenu trop de compte des circonstances particulières où son livre a vu le jour. On pourrait croire parfois qu’il partage une erreur très répandue en ce moment parmi des lecteurs de journaux, aussi ignorans en fait de théologie que d’histoire, et contre laquelle au nom de la double science dont il fait également preuve, il s’empresserait, j’en suis sûr, de protester. Le prix qu’il attache à l’attitude bienveillante prise par Léon XIII à l’égard de la forme républicaine actuellement en vigueur en France pourrait faire supposer qu’un changement s’est opéré dans les traditions de la suprême autorité de l’Église, de nature à faire faire à la grande question à la fois dogmatique, philosophique et sociale qu’il a en vue, un pas décisif vers une solution jusque-là douteuse ou obscure. Il sait, comme moi, qu’il n’en est rien, attendu que ce n’est nullement sur la constitution politique du gouvernement que le débat s’est engagé à un point de vue religieux, entre les détracteurs ou les approbateurs de la société moderne, et cela, par la raison très simple que, dans le choix à faire pour un peuple entre la république et la monarchie, jamais ni le dogme, ni la foi, ni le droit divin, ni même le droit ecclésiastique, n’ont été ni de près ni de loin intéressés. L’Église a vécu de tout temps en bonne intelligence avec des républiques comme avec des monarchies, et, si elle professe que tout pouvoir vient de Dieu et que c’est à ce titre seulement qu’il a droit à l’obéissance, elle reconnaît ce caractère de délégation divine aussi bien à l’autorité d’un représentant de l’élection populaire qu’à l’héritier d’une dynastie. C’est un axiome théologique qu’en aucun temps, aucun docteur n’a mis en doute. Il est même très faux de dire, comme le Père Maumus paraît quelquefois le laisser croire, que l’ancienne Eglise gallicane, assurément très dévouée à la royauté, lui ait jamais reconnu un caractère sacré, excluant toute autre constitution du pouvoir politique. Bossuet lui-même, qui n’était ni gallican, ni monarchique à demi, dans son fameux traité de la Politique tirée de l’Écriture Sainte, qu’il dédia à son royal élève, le fils de Louis XIV, affirme bien que la monarchie est la meilleure et la plus durable des formes de gouvernement, mais ne prétend en aucune manière qu’elle soit la seule qui puisse être chrétiennement et catholiquement reconnue.

Cette indifférence, ou, pour parler plus correctement, cette impartialité (car l’Église n’est jamais indifférente à ce qui intéresse les peuples) qu’elle professe en principe, à l’égard des constitutions politiques, elle en a donné en France depuis un siècle de nombreux et constans exemples. Nous en sommes aujourd’hui à notre troisième épreuve républicaine, succédant à trois intervalles de monarchie. Ni royauté, ni république d’aucune sorte n’ont été l’objet d’une hostilité de principe de la part des saints pontifes dont Léon XIII est le digne successeur. La république de 1792 elle-même n’aurait pas rencontré l’opposition du Saint-Siège, si elle ne l’avait pas provoquée en empiétant, par la constitution civile du clergé, sur le régime intérieur de l’Église. Dès qu’elle fut sortie des orages qui avaient ensanglanté son berceau, nous savons aujourd’hui, par des révélations récentes, que le vénérable Pie VI tenta d’entrer en négociation avec elle, et que ce n’est nullement parce qu’il refusait de la reconnaître qu’elle préféra l’envoyer mourir, détrôné et captif, dans une cité française. Mais la forme républicaine subsistait encore quand le concordat de 1801 fut conclu, et si des dissentimens entre les deux signataires de cet acte fameux ne tardèrent pas à en rendre l’application difficile, ce fut avec Napoléon, devenu et sacré empereur, et non avec Bonaparte, premier consul de la République, que Pie VII eut de graves démêlés à soutenir. Quarante ans après, quand la royauté eut encore une fois succombé, une constitution, votée par une assemblée républicaine, fut promulguée avec éclat, après un service divin solennellement célébré sur un autel érigé en pleine place de la Concorde, et, du fond de l’exil où une révolution l’avait relégué. Pie IX lui envoya toutes ses bénédictions. Il n’y a donc absolument rien de nouveau, au point de vue de la théorie et du dogme, dans l’accueil fait par Léon XIII à la république actuelle : et ce n’est pas cet incident particulier qui caractérise la pensée principale et dominante de son pontificat.

A la vérité, pour la première fois dans le cours de nos révolutions successives, des conseils ont été donnés aux catholiques de France en particulier, pour les engager à adhérer à une constitution politique. Mais comme ces recommandations, faites en faveur de la République, sont tirées uniquement du fait d’une légalité existante et d’une possession prolongée, — comme à ce titre la royauté en aurait pu être l’objet hier, quand elle existait, et pourrait l’être demain, si elle était rétablie, — de telles instructions, quelle que soit leur haute origine, ne peuvent donner lieu qu’à des questions de conduite et de conscience et n’affectent en rien la question de principe bien plus générale, dont il importe autant de ne pas dénaturer le caractère que de ne pas éluder la difficulté.

C’est à celle-là donc qu’il faut aller directement, en la réduisant à des termes qui peuvent être à la fois les plus élevés et les plus simples. L’Eglise catholique, dans l’ancienne société française, exerçait une autorité privilégiée : elle était la religion de l’État, et, comme telle, tous les pouvoirs publics lui devaient hommage. Tout autre culte que le sien était interdit ou ne jouissait que d’une simple tolérance. Ses dogmes ne pouvaient être mis en discussion et faisaient le fond de tout enseignement. L’observation au moins extérieure de ses préceptes était assurée par une intervention légale.

Cet état de choses, déjà très ébranlé avant 1789, a disparu sans retour en France depuis cette date fameuse. La religion d’État a cessé d’être, et le nom seul en a figuré encore pendant quelques années dans la charte de 1814. La liberté de la discussion est aussi grande en matière religieuse qu’en toute autre. Tous les dogmes peuvent être enseignés et pratiqués sous la seule réserve (dont l’État et non l’Église reste juge) de ne pas offenser la morale et de ne pas troubler l’ordre public.

Placés ainsi en face d’un fait social qui renversait beaucoup d’idées traditionnelles et choquait des sentimens héréditaires, quelle attitude devaient prendre les fidèles soumis à l’Église, et désireux de mettre leur zèle au service de sa cause? Devaient-ils considérer cet ordre nouveau comme un état en soi toujours condamnable, le subir uniquement comme une nécessité de fait et une épreuve de foi, en consacrant toute leur activité à en combattre et à en démontrer les vices, dans l’espoir que l’expérience éclairée par leurs efforts en amènerait tôt ou tard la réparation plus ou moins complète? Pouvaient-ils, au contraire, se prêter franchement à la condition légale qui leur était faite sans arrière-pensée, sinon sans regret, sans faire de la résurrection du passé l’objet de leurs revendications et de leurs espérances ? Renonçant à réclamer au nom de l’Église ni autorité, ni privilège, pouvaient-ils se borner à faire usage, pour la propagation et la défense de ses doctrines, des libertés qui leur étaient, sinon données, au moins promises, et se contenter d’en réclamer l’extension et la garantie?

Telles étaient les deux voies ouvertes devant les catholiques et entre lesquelles ils avaient à choisir en conformant les conseils de leur raison aux prescriptions de leur conscience. Dans aucune des deux, comme on le voit, ni la monarchie ni la république n’étaient intéressées, puisqu’au moment où il fallait se décider entre elles, la république n’était ni établie ni près de l’être.

Quelque hésitation était assez naturelle, et rien ne pressait d’en sortir, tant que le retour au régime disparu pouvait paraître encore, dans des prévisions optimistes, sinon probable, au moins possible ! C’était le cas pendant les années de la Restauration, quand le gouvernement monarchique d’alors passait à tort ou à raison pour préparer le rétablissement, par les voies légales, d’une partie au moins de la juridiction ou du prestige que l’Église avait perdus, et qu’un parti nombreux dans le Parlement ne faisait pas mystère de l’y convier. Mais après que la révolution de 1830 eut fait évanouir le fantôme d’une réaction trop facilement espérée, le moment vint où ceux qui ne voulaient pas se résigner à une complète inaction durent déterminer nettement dans quel sens il leur convenait désormais d’agir. Le premier qui sentit cette nécessité fut un Homme illustre entre tous, à la fois prêtre, publiciste et philosophe, à qui par tempérament autant que par situation un rôle effacé ne pouvait convenir. On a nommé Lamennais. C’est en effet par le tableau de l’initiative hardie que prit Lamennais, à ce moment critique, que s’ouvre le récit du Père Maumus : et il n’a pas tort de se rattacher à ce grand, bien que triste souvenir; car, cet esprit mobile autant que puissant ayant eu la fortune singulière d’adopter successivement les deux lignes de conduite entre lesquelles les catholiques avaient à prendre parti, et de les pousser l’une et l’autre successivement à l’extrême, nul exemple n’est plus propre que le sien à en bien faire comprendre et apprécier la distinction.

Personne n’ignore en effet que, pendant toute la première partie de sa vie et jusqu’aux derniers jours de la Restauration, Lamennais avait profité du grand éclat jeté par ses premiers écrits pour se faire le chef d’une guerre ouvertement déclarée contre tous les principes de l’état social issu de. la Révolution. Rien de ce qui portait l’empreinte d’une époque qu’il eût volontiers, comme de Maistre, qualifiée de satanique ne trouvait grâce devant lui, et moins peut-être que toute autre combinaison légale, les sages institutions inaugurées par Louis XVIII et qui lui paraissaient entachées d’un caractère presque sacrilège, comme tous les compromis faits entre la vérité et l’erreur. Les traditions monarchiques qui s’y trouvaient donnaient, à ses yeux, à l’autorité royale une attitude d’indépendance voisine de la rébellion vis-à-vis de l’autorité spirituelle. La théocratie pure et simple, dans des conditions où elle n’avait jamais existé, était l’idéal que, dans ces premiers jours de ferveur il ne désespérait pas de voir réaliser. Plus d’une épreuve lui fut nécessaire pour se désenchanter de ce rêve. Ce qui l’en détacha graduellement « fut l’impatience qu’il éprouva de ne pouvoir trouver dans aucun parti politique, même dans celui qui faisait profession de dévouement aux principes religieux, le désir ou le courage de s’y associer complètement. » Un travail secret que, dans une biographie récente, l’ancien ministre, M. Spuller, a très finement analysé, s’était ainsi déjà opéré dans son esprit lorsque la secousse de 1830 lui parut un arrêt de la Providence qui imprimait à toute la société, dans le sens des idées modernes, un courant impossible à remonter. Ce fut alors que par un changement de front, plus brusque en apparence qu’en réalité, il se résolut à conseiller résolument à l’Eglise de renoncer à une autorité trop longtemps partagée avec des pouvoirs humains qui pouvaient l’entraîner dans leur ruine et de se borner à prendre et à réclamer sa part dans des libertés populaires.

Cette rupture avec le passé, cet appel à une force nouvelle, furent clairement indiqués par le nom d’Avenir donné au journal qu’il fonda et qui porta en tête cette noble devise : « Dieu et la liberté. »

Mais pour que tout ne fût pas sacrifice, perte et même duperie dans cet échange de toute prétention au pouvoir contre l’acceptation de la liberté ; pour que l’Eglise trouvât, dans un accord avec l’esprit de la société moderne, la renaissance de popularité et de vigueur que Lamennais en espérait, une condition était nécessaire : c’est que la liberté, devenue par là son seul recours, fût sincère, loyale et complète. Aussi se mit-il en devoir d’en revendiquer l’exercice non seulement avec toute la ferveur d’un nouvel apôtre, mais avec des prétentions plus hautes et dans une proportion plus étendue que la législation alors existante ne permettait de l’assurer, ni même de la promettre aux catholiques. Deux ordres de barrières légales s’opposaient, en effet, à l’essor libéral qu’il voulait faire prendre à l’Eglise : d’une part, des règlemens d’une nature spéciale qui enserraient la société ecclésiastique dans des liens d’obligation auxquels d’autres communautés de citoyens n’étaient pas astreintes et qui l’excluaient ainsi de toute une part de droit commun ; de l’autre, dans ce droit commun lui-même, des prescriptions trop étroites pour qu’une grande institution toujours avide de grandir et de respirer à l’aise pût s’y développer avec toute la largeur nécessaire à sa dignité et à son indépendance.

Dans la première classe de ces dispositions restrictives (celles qui portent une atteinte toute particulière à la liberté de l’Église et des catholiques) Lamennais compta sans hésiter toutes celles qui se rattachent de près ou de loin, d’une manière directe ou indirecte, au concordat de 1801. De cet acte mémorable, en effet, qui a rendu au culte en France une existence matérielle et qui nous régit encore, sont résultés, on le sait, pour l’épiscopat et le clergé français, un régime d’exception et un mode d’existence qui ne ressemblent à aucun autre. Plus d’une action licite pour tous les Français est interdite aux prêtres des divers ordres, en raison soit de leur qualité, soit de leur dignité sacerdotales. Un esprit plus mesuré que celui de Lamennais aurait fait ici une distinction entre la convention pontificale elle-même, respectable pour tous les fidèles (ne fût-ce qu’à raison de la signature auguste dont elle est revêtue) et les conséquences abusives, les additions arbitraires qui y ont été jointes sous le nom d’articles organiques et contre lesquelles le Saint-Siège a toujours protesté. Mais il n’était pas dans le tempérament de Lamennais, une fois lancé, de s’arrêter à moitié route et, après une règle posée, de se prêter à des exceptions qui auraient eu à ses yeux le caractère de concessions pusillanimes ou de subtilités juridiques. Ce fut donc tout l’ensemble de la situation faite à l’Eglise par le Concordat qu’il enveloppa dans la même condamnation, j’ai presque dit dans le même anathème. Choix des évêques fait par le gouvernement comme condition préalable de leur institution canonique ; défense à eux faite de se réunir même pour traiter des matières spirituelles, sans une autorisation officielle; surveillance exercée sur toutes leurs communications avec le Père commun des fidèles ; nécessité de soumettre toutes les décisions émanées de Rome, soit disciplinaires, soit même dogmatiques, au visa d’un Conseil d’Etat; pénalités administratives ou même judiciaires infligées pour des actes qui, chez d’autres que des prêtres, ne seraient pas même taxés de contravention : toutes ces mesures exceptionnelles, encore consacrées aujourd’hui dans notre législation religieuse, attestaient, aux yeux de Lamennais, une défiance injurieuse contre l’Eglise, explicable tout au plus quand elle prétendait au pouvoir, mais devenue sans motif comme sans excuse, dès qu’elle n’aspirait plus qu’à la liberté. Autant de chaînes, qu’il fallait briser, suivant Lamennais; et, si on lui disait, — comme on nous le dit encore aujourd’hui, — que ces gênes avaient pour compensation quelques facilités assurées au culte et un maigre salaire attribué par le budget de l’Etat à ses ministres, il répondait avec indignation que la reine des âmes ne pouvait vendre son honneur et trahir ses devoirs pour un peu de bien matériel, et que c’était là une raison de plus pour secouer le joug au plus tôt, afin d’effacer de ses nobles épaules l’empreinte du collier d’attache qui avait trop longtemps attesté sa domesticité.

Mais, même affranchis de ces entraves et de ces rigueurs d’une nature spéciale et rentrés dans la masse commune des citoyens, les catholiques n’auraient pas encore retrouvé toute l’aisance nécessaire pour se conformer à toutes les exigences de leur foi et suivre toutes les inspirations de leur conscience. Deux droits leur manquaient encore, aussi essentiels l’un que l’autre à l’existence de l’Eglise : la liberté de l’enseignement et celle de l’association. Aucune des deux n’existait à cette date de 1830, pour aucun Français, à un degré quelconque. L’éducation et l’instruction de la jeunesse étaient, on le sait, enlevées aux familles pour être concentrées entre les mains de l’Etat qui en confiait le monopole à son Université, et dont les leçons, si elles n’étaient pas hostiles, devaient être du moins, dans un pays divisé entre plusieurs cultes, nécessairement indifférentes à la vérité religieuse. C’était une conquête à faire, si l’on voulait que le commandement laissé par le divin maître à ses premiers disciples : Ite et docete, pût recevoir son accomplissement.

De plus, alors, comme encore aujourd’hui, aucune association de plus de vingt personnes ne pouvait ni se former, ni se réunir, encore moins vivre en commun, agir, parler, acquérir et posséder, ni fonder ainsi une institution durable sans la permission du gouvernement. Ainsi l’Eglise, après s’être privée des avantages que le Concordat lui faisait payer trop cher, mais lui accordait pourtant en certaine mesure, serait retombée pour son culte, ses œuvres de charité et de propagande sous le bon plaisir administratif. Il y avait donc là pour elle toute une série de franchises civiques à conquérir, si on ne voulait pas que le conseil qui lui était donné de rompre tout rapport avec l’État n’eût pas pour premier effet, au lieu de l’émanciper, de l’asservir plus complètement.

On voit que la tâche que Lamennais proposait à l’Eglise d’entreprendre, se présentait sous deux formes différentes. C’était à la fois une conciliation à opérer et une lutte à soutenir : conciliation avec la société moderne, qu’il avait si violemment attaquée et qu’il suivait, au besoin même, qu’il devançait maintenant sur le terrain libéral où le mouvement du siècle l’avait portée : lutte légale à engager avec les pouvoirs publics pour se délivrer elle-même du réseau de servitudes mesquines, legs suranné d’un autre âge qui entravaient sa légitime expansion. Dans cette courageuse manœuvre, de paix tout ensemble et de guerre, Lamennais fut bientôt secondé par deux éloquens auxiliaires qui ne devaient pas tarder à égaler sa renommée, Lacordaire et Montalembert : et ainsi fut inaugurée cette grande campagne intellectuelle et morale qui a été poursuivie pendant plus d’un demi-siècle à travers beaucoup de vicissitudes, sans jamais perdre de vue le double caractère qui lui fut imprimé ce jour-là par cette téméraire avant-garde.

Sur quel écueil vint échouer cette première tentative, à laquelle le Père Maumus, malgré de justes réserves, ne fait pas difficulté d’attribuer le mérite d’avoir « donné aux catholiques une généreuse impulsion et de leur avoir (ce sont ses propres expressions) fait entrevoir par un regard prophétique l’aurore des temps nouveaux » ? C’est une histoire dont les incidens dramatiques ont été racontés à plusieurs reprises par les acteurs eux-mêmes d’une façon trop saisissante pour qu’il soit nécessaire de la rappeler. Il suffit de dire que le tort principal dont cet échec fut la conséquence, ce fut un défaut égal de mesure dans la recherche de l’un et l’autre but que ces hardis champions s’étaient proposés. En adhérant avec une loyale franchise aux principes qui servent de base à notre société présente, ils ne se bornaient pas à les accepter comme le seul régime convenable à la France et à notre âge, ils allaient jusqu’à leur reconnaître la portée absolue et impérative de véritables axiomes philosophiques partout et nécessairement applicables, ce qui en faisait par là même le désaveu et la condamnation de toute la conduite suivie et même dictée par l’Eglise dans d’autres temps et d’autres pays. En confondant dans une même réprobation le Concordat et les supplémens qui y avaient été annexés (sans en être nullement la conséquence), ils couraient risque de livrer, par une rupture précipitée, tout l’état religieux de populations chrétiennes, au milieu de la tourmente révolutionnaire, à un formidable inconnu. De plus, dans l’étendue comme dans l’usage des libertés qu’ils réclamaient, ils ne se montraient disposés à reconnaître aucune limite qui pût les préserver et les distinguer de la licence. L’âpre polémique de leur presse n’observait aucun ménagement ni pour les idées, ni pour les personnes; nul égard, en particulier, pour les scrupules de l’autorité épiscopale, qui, surprise de l’éclosion de ces nouveautés imprévues et attachée par tradition aux anciennes formes de la société, hésitait assez naturellement à se lancer dans un courant d’aventures. C’était aller au-devant de la réprobation de cette prudente cour de Rome, dont la modération et le respect des traditions ont toujours été les deux caractères principaux. Telle est pourtant la répugnance que la sagesse qui gouverne l’Église éprouve à intervenir dans un débat religieux, dès qu’une question politique peut s’y trouver mêlée, que, lorsque Lamennais vint soumettre ses doctrines au jugement de Rome, on ajourna une décision qu’on lui aurait probablement fait longtemps attendre, si lui-même, perdant patience au bout de quelques mois, n’eût pris le parti de la devancer en la bravant. La censure qui le frappa ne fut qu’une réponse à son défi.

A part le chef lui-même que son irritation jeta dans la voie douloureuse dont il ne devait plus sortir, l’avertissement profita à tout le monde : car le mouvement, plutôt suspendu et rectifié qu’arrêté, ne tarda pas à être repris dans des conditions plus sages, bien que toujours dans le même esprit.

Ce fut en effet, on le sait, peu d’années après la condamnation de l’Avenir, que s’engagea la polémique sur la liberté de l’enseignement, dont les débats ont été suivis avec tant de vivacité et d’éclat pendant les derniers jours de la monarchie de 1830. Dans cet assaut livré par des catholiques au monopole universitaire, et au premier rang des assaillans, figurèrent tout de suite les disciples de Lamennais, qui ne l’avaient pas suivi dans ses écarts, mais restaient fidèles à sa première inspiration. Le drapeau qu’ils déployèrent porta encore dans ses replis les deux mots de Dieu et liberté, que le maître avait si heureusement unis.

Seulement, l’expérience avait servi : ce ne fut plus une invocation adressée à une liberté vague, illimitée, soulevant toutes les questions à la fois, portant le trouble dans toutes les consciences, prétendant s’étendre à tout et tout embrasser, endoctriner et dogmatiser pour le monde entier; ce fut au contraire un appel plein de réserve, fait à une liberté précise, définie et appuyée sur un texte formel de la constitution nationale.

La charte promulguée en 1830, dans une de ces heures d’entraînement libéral qui suivent souvent, les grandes commotions politiques et dont la durée est souvent aussi bien passagère, avait promis à tous les Français le droit de diriger à leur gré l’éducation de leurs enfans. Ce fut une bonne fortune pour les catholiques d’avoir à se servir de cet engagement, — pris peut-être un peu à la légère et que les pouvoirs nouveaux auraient volontiers mis en oubli, — pour les sommer de le remplir. Ils se présentaient ainsi, non comme des novateurs qui veulent apporter une réforme dans l’Etat, mais comme des créanciers, leur contrat à la main, qui citent leur débiteur devant un tribunal. Sur ce terrain restreint, strictement légal, beaucoup d’esprits pieux et modérés, qu’avaient effrayés les généralités bruyantes de Lamennais, n’hésitèrent pas à se placer et furent suivis bientôt par de hautes autorités ecclésiastiques, puis enfin par l’épiscopat presque tout entier.

Le Père Maumus a raison de constater l’heureux effet produit par cette concentration (comme nous dirions aujourd’hui) de toutes les forces catholiques sur un point nettement déterminé de droit positif. Mais, dans l’analogie qu’il en tire pour indiquer aux catholiques d’aujourd’hui la conduite qu’ils doivent tenir dans le temps présent, sa manière d’apercevoir et de présenter les faits pèche par défaut d’exactitude. On pourrait croire, à l’entendre, que, par le seul fait que les défenseurs de la liberté d’enseignement appuyaient leur réclamation sur le texte d’un des articles de la charte de 1830, ils faisaient par là une adhésion implicite à tous les autres, en particulier à ceux qui avaient établi une monarchie nouvelle, fondée, non sur une transmission héréditaire, mais sur un acte de la souveraineté nationale. C’eût été ainsi, de leur part, un assentiment donné à la royauté de 1830, pareil à celui qu’on demande aux catholiques aujourd’hui pour la république. Ceux qui ont vécu dans ces temps déjà éloignés, et j’étais du nombre (témoin très jeune, mais attentif et en mesure d’être bien informé), savent parfaitement que rien de pareil n’eut lieu. Parmi les combattans les plus zélés et les plus dévoués qui prenaient part à cette croisade, un très grand nombre (peut-être même le plus grand) professaient une foi monarchique qui n’allait nullement à l’adresse de la famille régnante. Leurs vœux et leurs espérances étaient tournées hors de France, vers l’héritier de la branche aînée de la maison royale. Personne ne leur demanda le sacrifice d’une fidélité à laquelle ils croyaient leur honneur comme leur conscience engagés. Il ne fut question ni de renier leurs convictions, ni même d’en ajourner ou d’en atténuer l’expression. Le mot de ralliement, qui existait déjà, ne fut pas prononcé. Si le conseil en eût été donné, je doute qu’il eût été suivi; mais on n’eut point à le décliner. La règle adoptée, au contraire, fut que chacun garderait ses vues et ses opinions personnelles sur des points de pure politique où l’Église n’a jamais rien décidé, sous la condition seulement de les subordonner à l’intérêt supérieur de la foi commune. L’union ne put subsister que grâce à ce respect mutuel. Toute exigence d’une autre nature l’aurait, par le fait même, à l’instant dissoute. Pour bien mettre en lumière cet esprit de ménagement réciproque, M. de Montalembert, que son serment de pair de France attachait loyalement à l’établissement de 1830, en fondant un comité central qu’il présida, appela à siéger à côté de lui un ancien ministre de Charles X resté dévoué à ce souvenir. Il avait de plus pour aide de camp un soldat qui n’allait pas tarder à devenir général, et dont les sentimens héréditaires n’étaient un mystère pour personne : on aurait certainement beaucoup surpris M. de Falloux, tel que depuis lors je l’ai connu, si on lui avait dit qu’il avait cessé ce jour-là plus qu’à aucun autre de porter hautement cette qualité de royaliste de naissance qu’il a tenu à insérer en tête de son testament politique. Enfin, si j’ai bonne mémoire, ce fut au moment le plus vif et même le plus aigu de la polémique élevée sur la liberté de l’enseignement que M. le comte de Chambord reçut solennellement à Londres la visite d’un grand nombre de ses partisans. Cette revue du parti légitimiste fit grand bruit et donna lieu à un vote fameux de la Chambre des députés. Je n’ai jamais entendu dire qu’il ait été question de rayer les pèlerins de Belgrave Square des comités de défense religieuse où ils étaient inscrits.

Mais, s’il faut se garder de tirer une conséquence exagérée de l’usage qui fut fait alors du texte de la charte de 1830, ce recours adressé par l’unanimité des catholiques à une liberté constitutionnelle comportait pourtant et reçut surtout dans la discussion qui suivit une extension d’une autre nature et d’une plus grande importance. La promesse de la liberté d’enseignement faite par la charte ne distinguait pas entre les Français qui seraient appelés à en profiter. C’était à leur titre de Français et à nul autre que les catholiques pouvaient s’en prévaloir. Il leur fallait donc écarter toute idée de tendre, même par une voie indirecte, à restituer à leur Eglise le privilège de l’autorité enseignante : il fallait se défendre de tout espoir de lui transporter le monopole qu’on voulait enlever à l’État. C’est à cette condition-là seulement qu’ils pouvaient élever la voix et se faire écouter. Aussi leurs protestations à ce sujet, que le Père Maumus rapporte, furent-elles explicites et répétées sur un ton de sincérité qui finit par dissiper toute méfiance. La liberté pour tous, redirent également Lacordaire, Dupanloup, Ravignan et Veuillot, avec le même accent, et sans apparence de restriction mentale. C’était dès lors un grand pas fait (que tous s’en rendissent ou non également compte) dans cette recherche du droit commun et de la liberté que Lamennais avait inaugurée. Le débat qui s’engagea en fit faire dans le même sens de plus considérables. Sans méconnaître l’obligation qui résultait des promesses de la charte, le gouvernement d’alors crut s’en acquitter par des propositions de lois qui ne furent pas jugées suffisantes et suscitèrent, de la part de l’épiscopat, des réclamations à peu près unanimes. Emu de cette levée de boucliers sacerdotale, le ministère de M. Guizot se crut (bien qu’avec un regret visible) obligé de recourir aux répressions d’ordre administratif qu’une législation en vigueur lui mettait entre les mains. Les mandemens de plusieurs prélats furent traduits au Conseil d’Etat et frappés comme d’abus : toute démarche collective leur fut interdite. De son côté, le monopole universitaire ne s’exécuta pas sans résistance. Ses défenseurs crurent habile de se mettre en garde en menaçant de représailles. Les congrégations religieuses passaient, non sans raison, pour être mieux en mesure qu’aucune institution laïque de mettre à profit la liberté, une fois qu’elle serait reconnue. On prit les devans et on parla de les faire supprimer, non seulement en application de la loi générale qui prohibait toutes les associations, mais en vertu de vieux édits de proscription qui sommeillaient et dont on réveilla le souvenir pour la circonstance : on souffla sur des préjugés éteints et le nom des Jésuites fut prononcé avec une horreur affectée. Contre ces tentatives de persécution, les catholiques ne purent se mettre à couvert que derrière l’abri tutélaire du principe général de l’égalité devant la loi qui devrait garantir à tout citoyen, fût-il prêtre ou même moine, le plein usage de sa liberté et de son activité individuelles. « Cette robe est aussi une liberté! », s’écriait le Père Lacordaire en agitant les plis de son habit de dominicain. Ainsi le champ d’abord borné du débat s’élargissait de jour en jour et d’épreuve en épreuve, et l’Eglise catholique en venait par degrés à réclamer dans les institutions modernes une place qui devait rester considérable encore par sa force et par son éclat, mais qui ne serait nullement exclusive; elle ne disputerait à personne le droit de prétendre à s’en faire une pareille à côté d’elle.

Lorsque, après la chute de la royauté, la loi de 1850 mit fin par une transaction à cette lutte ardente, les vainqueurs ne se montrèrent nullement, quoi qu’on ait dit, infidèles aux promesses faites pendant le combat. Cette loi, fort dénaturée depuis lors, mais dont les principales dispositions subsistent encore, se divisa, comme on sait, en deux parties distinctes. La première accordait le droit d’enseigner à tous les Français, moyennant certaines conditions, les mêmes pour tous, et sans autre exception que celles qui pouvaient résulter des incapacités judiciaires. Il n’y eut à cet égard, dans la commission qui préparait la loi, aucune incertitude, surtout de la part de ceux qui représentaient la cause de l’Eglise, et si quelque doute parut s’élever un instant, ce fut chez des politiques, libéraux prétendus et voltairiens attardés, qui voulaient faire de l’habit religieux un motif d’exclusion et une cause d’ostracisme : une mesure d’exception, réclamée contre les Jésuites en particulier, fut écartée, non point en raison des services que cette compagnie avait pu rendre à l’Eglise, mais au nom, plusieurs fois invoqué par l’abbé Dupanloup, de la justice et de la liberté. « Justice et liberté ! s’écriait M. Thiers, qui avait été le plus difficile à convaincre; l’abbé a raison, je n’ai rien à dire. »

Mais le droit d’enseigner étant ainsi reconnu à tous (et précisément parce qu’il l’était avec une telle largeur), il n’était pas possible de priver l’État du droit, ou plutôt de le décharger du devoir, qui lui revient dans toute société policée : celui d’exercer sa surveillance sur un intérêt d’une aussi haute importance que la préparation morale des générations futures. L’Université, qui avait exercé cette attribution au nom de l’Etat tant que son monopole subsistait, ne pouvait plus la garder, au moins à titre exclusif, du moment où elle n’avait plus tout l’enseignement à sa charge. La seconde partie de la loi devait donc être consacrée à faire, à côté de la part donnée à l’initiative de l’individu, celle qui devait être réservée à l’action légitime de l’autorité publique. On crut y pourvoir par un système, dont il serait superflu de reproduire le détail, puisqu’on l’a si complètement modifié qu’il n’en reste plus que le souvenir. Il suffit de dire que le fond consistait à préposer aux divers ordres de l’enseignement des conseils formés d’élémens divers, où furent appelés des représentans des diverses forces sociales, toutes également intéressées à cette éducation de la jeunesse dont l’avenir de la patrie dépend. L’Eglise eut sa part dans cette représentation commune, à côté de la magistrature, de l’administration et des corps savans, dans une proportion qui ne lui assurait ni une majorité, ni une influence prépondérante. Ses ministres siégèrent à côté de ceux des autres cultes reconnus, pro tes tans et israélites, partage très significatif qui parlait assez haut pour écarter tout soupçon d’intolérance et toute crainte de la résurrection d’un privilège.

Qu’était-ce donc au fond pour les catholiques que cette loi Falloux, sinon l’application, sur un objet limité, de la double pensée dont j’ai défini la nature en en constatant l’origine : pacification et liberté? L’Église entrait par ses chefs éminens en communauté d’action paisible et amicale avec toutes les autres institutions de la France moderne, à des conditions dont aucune ne rappelait son ancienne domination, et elle acquérait à ce prix la plus précieuse des facultés dont elle était jusque-là dépossédée, celle de graver sur de jeunes âmes l’empreinte de la vérité dont elle est dépositaire. Aussi aux deux points de vue le but était atteint, et le succès obtenu, autant que pouvaient le permettre, dans un pays divisé et agité comme le nôtre, les passions des partis et les vicissitudes des événemens.

On peut se demander alors pourquoi, la voie étant ainsi tracée, et le premier pas ayant conduit à une étape qui en faisait déjà apercevoir et en laissait espérer d’autres plus considérables, le mouvement, au lieu de se prononcer, s’arrêta, subit même un temps de recul, et une discussion s’engagea, pour se prolonger plusieurs années, entre les catholiques eux-mêmes sur des points que l’expérience semblait avoir résolus. Le Père Maumus passe à dessein sous silence cette période pourtant si importante et si animée de la controverse dont il présente le tableau, par le très louable motif que, se proposant un but d’apaisement et de concorde, il ne veut rien dire qui puisse réveiller entre catholiques des querelles aujourd’hui éteintes.

Je m’associe très volontiers à sa pensée, dans la mesure compatible avec la vérité historique nécessaire à l’intelligence des faits. J’aurais d’autant moins de goût à m’étendre sur ces souvenirs, qu’ayant été alors personnellement mêlé dans un rang secondaire aux débats soutenus par un groupe d’illustres amis, Lacordaire, Dupanloup, Montalembert, Falloux et Augustin Cochin, je ne trouve aucun avantage à livrer ces chères mémoires, aujourd’hui respectées de tous, à des récriminations rétrospectives, et à me rappeler les jours parfois difficiles que nous avons traversés en commun.

Et ce qui rend d’ailleurs aussi peu convenable que nécessaire de revenir sur ces faits passés, c’est que le temps présent ne ramènera assurément rien de semblable à la cause qui porta alors la division entre les catholiques. La scission s’opéra, on le sait, au lendemain du coup d’État de 1851, quand le pouvoir issu de cette journée mémorable, s’il ne supprima pas entièrement toutes les libertés publiques, — liberté de la presse, liberté électorale et parlementaire, — leur imposa au moins une sévère contrainte. En même temps le nouveau chef de l’Etat, investi d’une puissance très étendue, témoignait à la religion une bienveillance intéressée à laquelle de vénérables prélats, suivant le mouvement de réaction qui entraîna alors toute la France, se montrèrent enclins à prêter trop de confiance. La pensée dut donc alors venir naturellement, au lieu d’attendre de la liberté, tombée en discrédit, le complément d’affranchissement qui manquait à l’Église, de le solliciter d’une autorité qui paraissait favorable. Les hommes éminens dont j’ai rappelé les noms ne voulurent pas s’associer à ces espérances et tinrent à rester fidèles aux revendications libérales dont ils avaient si heureusement tiré profit. Ce fut là, entre champions de la même cause qui combattaient ensemble la veille, le sujet d’un dissentiment qui ne tarda pas à s’aigrir, et que de part et d’autre peut-être, des inexactitudes et des exagérations de langage contribuèrent à obscurcir et à envenimer.

Mais l’incident même qui y avait donné lieu fut passager. L’empire n’avait donné à l’Église que de bonnes paroles auxquelles, une fois affermi, il n’ajouta en réalité aucune suite sérieuse : et peu d’années ne s’étaient pas écoulées, qu’à la suite de la guerre d’Italie, la politique impériale vint menacer, avec le pouvoir temporel du Saint-Siège, son indépendance et par suite celle de l’Église elle-même. Atteints ainsi dans des sentimens qui leur étaient chers, tous les catholiques ne purent confier l’expression de leurs griefs qu’aux voix de la tribune, de la presse, qui, bien que très affaiblies, réussirent pourtant à se faire écouter. Il fallut donc bien revenir en fait à l’usage de la liberté ou, du moins, à ce qui en restait, puisqu’on ne pouvait plus compter que sur elle.

Depuis lors, bien que théâtre, acteurs et décoration, tout ait disparu, la situation est restée la même, et je ne vois pas que les efforts et les espérances des catholiques aient pu être orientés dans un autre sens. En face de l’hostilité sans motif, déclarée dès le premier jour à l’Eglise par les autorités républicaines, je n’ai entendu personne lui conseiller de rien attendre pour sa défense que de la justice et de la liberté. Dans les luttes si hardies et si ardentes soutenues au Parlement contre les lois irréligieuses de la république, pas une parole n’a été prononcée qui ait eu un autre caractère. Quand les congrégations religieuses (et en particulier celle dont le Père Maumus fait partie) ont été brutalement expulsées de leur domicile et de leur sanctuaire, c’est le droit outragé qu’elles invoquèrent, sans faire appel, sous forme ni de regret ni d’espoir, au retour d’aucune faveur légale. C’est dans ces termes et nuls autres qu’étaient rédigées les protestations de ceux qui se firent mettre les mains au collet ou même se firent jeter en prison pour leur défense; le même langage fut tenu par les magistrats et les fonctionnaires qui sacrifièrent pour elles avec leur carrière la seule fortune de leur famille. Ces faits sont trop récens et ont eu trop d’éclat pour être dénaturés ou mis en oubli. Le Père Maumus doit donc avoir eu regret de se croire obligé (par un motif que je n’explique pas) à n’y consacrer ni une ligne ni un souvenir. Rien n’était mieux fait pourtant que cette épreuve commune, pour sceller d’une façon définitive l’alliance de la religion et de la liberté. Est-ce parce que ces efforts n’ont pas été suivis d’un succès immédiat, qu’on ne doit aujourd’hui en tenir aucun compte? Mais combien de temps avait-il fallu demander la liberté de l’enseignement et se la faire refuser, avant de l’obtenir? Pendant combien d’années les catholiques anglais ont-ils dû réclamer sans être écoutés, le bill qui leur a accordé leur émancipation ? Et les catholiques du Centre allemand, combien de temps ont-ils supporté la persécution de M. de Bismarck avant qu’elle se soit découragée? L’histoire est pleine de protestations vaines en apparence le premier jour, qui ont eu leur récompense dans l’avenir pour ceux qui ont eu la patience de l’attendre.

Est-ce parce que ceux qui ont soutenu ce jour-là la cause de la liberté religieuse n’avaient pas fait adhésion à la république, qu’on ne doit plus garder leurs noms en mémoire? Quoi donc ! est-ce que la République a désormais à ce point le monopole de la justice, qu’il faille commencer par lui rendre hommage pour avoir le droit d’en réclamer sa part? C’est très bien fait assurément de rappeler aux catholiques d’aujourd’hui les exemples de ceux de 1850, mais je ne vois pas que les traditions des Montalembert et des Lacordaire aient été perdues pour avoir passé aux mains des Chesnelong, des Buffet et des Keller.

Cette légère critique une fois faite, je reconnais que le Père Maumus donne un excellent avis aux catholiques en leur rappelant que si, pour exercer une action quelconque dans la société moderne, et même pour s’y faire une place et s’y faire écouter, il est nécessaire de se conformer de bon cœur à ses conditions, il ne l’est pas autant de les admirer sans réserve et de leur attribuer un caractère de justice et de perfection absolues que l’Eglise hésitera toujours à leur reconnaître. Il y a là en effet une mesure à garder, très délicate, et qu’il est bon, pour se préserver, de tout mécompte, de mettre une fois pour toutes en pleine et franche lumière.

C’est notre propension, on le sait, à nous autres Français, d’appuyer toujours nos institutions et nos libertés de toute nature sur quelques généralités de principes abstraits d’une application illimitée. Nous tenons ce goût et cette habitude de métaphysique politique de nos pères de l’Assemblée constituante, qui, après avoir fait table rase de tout le passé, se sont posés en réformateurs devant servir de modèle au genre humain. Il n’y a pas longtemps encore que nous proposions jusqu’au mécanisme de notre administration à l’envie et à l’admiration du monde. Conservons pour notre usage personnel ce contentement de nous-mêmes, si bon nous semble, malgré plus d’un mécompte qu’il nous a valu ; mais n’espérons jamais que l’Église puisse s’y associer. Depuis tantôt deux mille ans qu’elle s’est frayé sa voie dans le monde, elle a vu passer trop de sociétés différentes, qui elles-mêmes ont subi trop de révolutions et de vicissitudes, pour qu’elle ait jamais consenti à s’assimiler à aucune. Elle a trop vécu et trop survécu, pour reconnaître à personne le droit de lui apprendre à vivre. Il faut s’y attendre, d’ailleurs. Tout ce qui part de l’homme, lois, mœurs, état social et constitutions politiques, sera toujours trop mêlé de l’imperfection qui est propre à l’humanité, trop éloigné du but élevé que l’Eglise lui propose, trop empreint des passions et des faiblesses qu’elle réprouve, pour que l’approbation qu’elle y donne dépasse jamais les termes d’une affectueuse et intelligente indulgence.

Il est évident, par exemple, — et la moindre réflexion devrait suffire pour en avertir, — que l’Eglise ne pourra jamais revêtir d’une approbation doctrinale le principe, tel que nous le professons, d’une égalité absolue entre toutes les formes de la pensée religieuse. Elle ne serait pas ce qu’elle croit être, le dépositaire d’une vérité unique et suprême, si elle encourageait la loi, qui sera toujours un des organes principaux de la pensée d’un peuple, à passer à côté d’elle avec indifférence, en affectant de ne pas la connaître et sans la distinguer, même par aucun égard, de l’erreur qu’elle condamne. Elle a d’ailleurs derrière elle plusieurs siècles d’un glorieux passé, dont elle ne peut trouver bon qu’on obscurcisse l’éclat. Elle n’oublie pas, et ne peut pas laisser mettre en oubli, qu’elle a été un jour la seule force morale surnageant sur un océan débordé de force matérielle, et quel service rendit alors son action directement exercée sur des États qui cherchaient leur voie. Elle fut entre eux le seul lien qui les ait empêchés de se déchirer, et, dans le sein de chacun d’eux, le seul instrument de cohésion qui ait préparé leur unité. Quelle aide n’a-t-elle pas apportée, dans ces jours sinistres, soit à la défense des opprimés, soit à la règle des mœurs, en intimidant par ses rigueurs spirituelles les appétits sanguinaires de la luxure couronnée ! Ce sont là des bienfaits dont elle a droit de s’étonner que les générations qui en gardent encore le profit, refusent de lui tenir aucun compte. Si par le cours des temps, et grâce aux lumières qu’elle a elle-même répandues, son rôle sur le terrain politique est devenu d’abord moins actif, puis a dû cesser, il ne lui appartient pourtant pas de décharger aucune communauté d’hommes (pas plus peuples qu’individus) de ses devoirs envers le Dieu qui n’est pas moins le Dieu de la raison que celui de l’Evangile. Elle ne verra jamais avec indifférence que des pouvoirs publics effacent du frontispice de leur code le nom du législateur suprême, et qu’aux heures de péril ils semblent craindre de recommander la justice de leur cause au Dieu des armées. Elle sait d’ailleurs quelle force et quelle chaleur ajoute au sentiment national l’unité d’une foi commune. C’est dans cette action vivifiante de la foi, formant un mélange, infusé dans le sang, de religion et de patriotisme, que consistera toujours à ses yeux l’état normal et complet d’une société chrétienne. C’est la thèse, si on tient, avec le Père Maumus, à se servir de ce mot (qui a, dans l’école, une acception un peu différente de celle que lui donne la langue ordinaire), qu’elle n’abandonnera jamais.

Mais suit-il de là qu’elle doive frapper d’anathème tout ce qu’elle ne peut consacrer dogmatiquement et poursuivre d’une hostilité constante, soit ouverte, soit même sourde ou indirecte, tout état social où ce qui serait pour elle l’exemplaire d’une société accomplie n’est pas réalisé? À ce compte, il serait difficile de dire où, quand, avec quelle société, elle a jamais pu se trouver en accord complet, car je n’en connais aucune dans la suite des âges où cet ensemble de conditions ait été pleinement rempli. Rien dans le cours de son histoire ne permet de lui prêter cette rigueur intransigeante. On n’y voit, au contraire, qu’une suite de ménagemens observés, par une merveille de souplesse et d’intelligence, avec les nécessités des temps ou leur convenance, les coutumes, les préférences et même les préjugés des populations. C’est à ce prix qu’elle a pu traverser les siècles et s’étendre sur le monde. Sans abaisser jamais le niveau de son idéal, elle en a toujours proportionné les exigences à ce qu’il était possible d’espérer et même à ce qu’il serait utile d’obtenir. Sur deux points seulement elle est intraitable : la liberté de la prédication de l’Évangile et celle de la conscience des fidèles. Que cette double sécurité lui soit garantie (et rien dans notre constitution sociale loyalement appliquée n’y fait obstacle), et la France moderne n’a rien à craindre de ses prétentions. C’est par ces explications sincères et sensées, par des distinctions très simples et que chacun de nous fait tous les jours dans sa conduite publique et privée entre le bien relatif qui le satisfait et le bien absolu qu’il ne croit ni possible d’obtenir ni nécessaire de rechercher, que le Père Maumus se croit en droit d’affirmer que la paix sera faite entre la France moderne et l’Église, quand il plaira à la France de l’accepter.

C’est la conclusion qu’il place sous le haut patronage des paroles mêmes de Léon XIII, citées à la première page de son travail. « Les choses humaines, dit le sage Pontife, changent, mais la vertu bienfaisante du magistère de l’Eglise vient d’en haut, et demeure toujours la même. Établi pour durer autant que les siècles, il suit avec une vigilance pleine de douceur la marche de l’humanité, et ne refuse pas, comme le prétendent faussement ses détracteurs, de s’accommoder dans la mesure du possible aux besoins raisonnables du temps. »

Ce sera, en effet, l’honneur du pontificat de Léon XIII, d’avoir ouvert toutes les voies à cette pacification si désirable, dont l’effet se ferait sentir au delà même des limites de la France. Non pas, sans doute, qu’il se soit écarté en rien de la doctrine de ses prédécesseurs : il l’a fortifiée, au contraire, en l’éclaircissant et en imposant silence aux fausses interprétations qui la dénaturaient. C’est une tâche qu’il avait abordée avant même d’être élevé au trône pontifical, et quand il occupait encore le siège épiscopal de Pérouse. Dans un mandement qui fut dès lors très remarqué, en rappelant tous les services que l’Eglise avait rendus et tout l’intérêt qu’elle porte encore aux progrès de la civilisation, il avait rétabli dans sa signification véritable une des propositions les plus injustement calomniées du Syllabus de Pie IX. Depuis lors, il n’est aucune de ses grandes encycliques, en y comprenant même celles qu’il a adressées aux nations que le schisme a séparées de l’Eglise, qui n’ait été inspirée par cet esprit de concorde et de paix.

Et ses actes ont été le meilleur commentaire de ses paroles. Je n’en connais pas de plus significatif que la satisfaction qu’il a plusieurs fois publiquement témoignée en constatant la situation, chaque jour grandissante, du catholicisme aux Etats-Unis. Assurément il est loin d’approuver le principe de la constitution américaine en matière religieuse, et la séparation absolue qu’elle prononce entre toute Eglise et l’Etat. Nul doute qu’il condamne, comme politique au moins autant que comme docteur, le mélange, le fourmillement des sectes pullulant à la surface de ces cités nouvelles que chaque jour voit éclore sur tous les points de ce vaste continent. Mais il n’en sait que plus de gré à tous ceux, ministres ou fidèles, qui tiennent le drapeau catholique, d’avoir mis à profit ces libertés, qui ailleurs seraient excessives, pour en faire des instrumens efficaces de défense, de conquête et de propagande: et il ne leur demande ni de prononcer une parole, ni même de nourrir un sentiment qui permette à leurs concitoyens de douter de leur attachement fidèle aux institutions devenues chères à la patrie commune. L’approbation ainsi donnée aux catholiques du Nouveau Monde est une leçon pour les catholiques de l’Ancien. C’est un avertissement, adressé à tous ceux (et le nombre en est grand dans notre vieille Europe) qui ont vu le jour dans un milieu social dont ils n’auraient pas fait choix, d’avoir à s’y mouvoir sans crainte et à s’y comporter virilement, au lieu de s’épuiser en stériles réclamations.

Nul doute que ce ne soit aussi le sens de l’invitation faite aux catholiques français, de se rallier autour des institutions républicaines. Pour en tirer profit, il n’est pas nécessaire de leur attribuer un caractère obligatoire que la nature même du sujet ne comporte pas, et personne n’est tenu de démentir les convictions de toute sa vie. Car la forme extérieure du gouvernement, qui a changé tant de fois chez nous depuis cent ans, et changera peut-être encore un jour ou l’autre, est ici chose tout à fait secondaire. Ce qui ne change pas, ce sont les conditions sociales, communes dans un même temps et un même pays à toutes les formes politiques, et, par suite, le devoir des catholiques de les accepter dans la mesure nécessaire pour rendre leur action utile à la cause qu’ils ont à servir. C’est cette indication, sagement donnée par tout un ensemble de paroles et d’actes inspirés de la même pensée, qui place déjà la figure de Léon XIII dans une grandeur originale devant ses contemporains et prépare la trace féconde que son règne laissera dans l’histoire.

On peut donc dire que, sous cette haute autorité, le mouvement imprimé au commencement de ce siècle, remis dans la voie qui n’aurait pas dû être dépassée, a atteint au moins l’un des deux buts que s’étaient proposés ceux qui s’y étaient livrés à l’origine avec une impétuosité mal réglée, puisque rien ne s’oppose plus à l’accord tel qu’ils l’avaient désiré de l’Eglise avec l’état nouveau de la France. J’ai assez connu les derniers survivans de cette noble élite de 1830, j’ai assez souvent entretenu le Père Lacordaire dans sa retraite de Sorèze et Montalembert sur son lit de douleur, pour avoir le droit d’affirmer que leurs vœux à cet égard seraient aujourd’hui comblés et qu’ils seraient heureux de voir, ramené à des termes d’une correction irréprochable, ce qui fut l’espérance de leur jeunesse et l’aspiration de toute leur vie. Ceux qui avaient subi sans murmure la censure de Grégoire XVI auraient salué avec joie les paroles de paix tombées de la bouche de Léon XIII.

Seulement, cette réconciliation sociale devait avoir, dans leur pensée une conséquence, une contre-partie, je ne veux pas dire une compensation, pour ne pas laisser croire qu’ils demandaient pour l’Eglise un marché intéressé. Mais ils avaient dû espérer que, rassurée sur des intérêts qui lui sont chers, la France serait disposée à relâcher les liens de la législation surannée qui tient encore à la gêne le développement de l’Eglise. La confiance devait faire cesser la contrainte, et la concorde profiter à la liberté. Ce second vœu est-il exaucé dans la même mesure que le premier ?


II

C’est ici malheureusement que la scène change et qu’on a le regret de constater un spectacle tout opposé.

Pendant que, par la fin de regrettables malentendus, par la force des choses et le cours du temps, et enfin sous l’inspiration généreuse de Léon XIII, la plupart des obstacles qui pouvaient s’opposer à un rapprochement entre l’Église et la France moderne se sont graduellement aplanis, le gouvernement qui se trouve aujourd’hui porter la parole au nom de cette France nouvelle, loin de répondre à ces avances de paix, non seulement ne s’est départi à l’égard de l’Église d’aucune de ces mesures restrictives et vexatoires dont il avait recueilli la tradition et l’héritage, mais il en a rendu l’emploi fréquent et rigoureux à un degré dont nous avions perdu l’habitude et presque le souvenir. Pour ne mettre en oubli et ne laisser tomber en désuétude aucun de ces moyens de contrainte, les érudits républicains ont feuilleté avec soin les annales de tous les régimes aussi bien anciens que nouveaux, aussi bien antérieurs que postérieurs à ce qu’ils appellent pourtant la rénovation complète opérée en 1789. Vieux arrêts des parlemens, décrets du bon plaisir royal ou du despotisme impérial, ils font collection, pour leur servir de modèle de tous les excès et de tous les abus de pouvoir de tous les temps et l’enrichissent par des supplémens dont aucun exemple ne justifie et aucun texte légal n’autorise l’application.

On peut bien penser que dans cette revue, dans cette remise en état de tout l’arsenal de l’arbitraire, en matière ecclésiastique et religieuse, les articles organiques ajoutés au Concordat ont tenu une place privilégiée. Ceux d’abord de ces articles que nous connaissions, mais dont l’usage était rare, sont devenus d’une pratique quotidienne : ainsi, on pouvait compter au nombre de trois ou quatre les mandemens épiscopaux déférés au Conseil d’Etat par la monarchie de 1830, même au moment le plus aigu du conflit élevé sur la liberté de l’enseignement : l’Empire, dans les embarras qu’il s’était créés par sa politique italienne, n’avait eu qu’une seule fois recours à cette arme de défense contre les avocats du Saint-Siège. Cette procédure administrative sans publicité et sans garantie avait fini par tellement choquer nos habitudes de décence et d’équité que, quand M. de Bismarck nous invita une fois, M. Decazes et moi, à l’employer pour dégager notre solidarité d’actes épiscopaux qui l’avaient choqué, quelle que fût alors notre faiblesse en face d’un vainqueur tout-puissant, nous opposâmes une résistance absolue à ses sommations menaçantes. Notre direction des cultes républicaine témoigne, au contraire, pour ce mode de justice dérisoire, une prédilection particulière, et c’est tous les jours et à toute heure qu’elle l’emploie. A la vérité, l’effet de cette pénalité étant purement morale, l’efficacité, s’il y en a une, est singulièrement atténuée par cette répétition, mais une grave atteinte n’en est pas moins portée à la dignité et, par là, à la liberté du ministère sacré.

D’autres dispositions, du même genre, de ce document organique (dont la valeur est si contestable) ont été renouvelées par un mode d’interprétation et d’extension qu’on aurait difficilement imaginé. Nous savions bien, par exemple, que l’article 4 défendait tout concile, synode ou réunion ayant caractère d’assemblée délibérante; mais qui aurait jamais supposé qu’on attribuerait un tel caractère à une solennité ecclésiastique où des évêques français seraient appelés à célébrer le quatorzième centenaire de l’avènement royal du christianisme en France? Enfin, je suis sûr que personne de notre génération ne se souvenait que, pour ouvrir dans sa demeure personnelle un oratoire privé réservé à sa famille et à ses amis, tout propriétaire avait besoin d’y être autorisé par le préfet de son département, et, faute d’être muni de cette permission, était exposé à voir descendre chez lui une perquisition de police et à être cité pour contravention devant son juge de paix. Il a fallu, pour être convaincu que ce droit exorbitant existait encore, qu’on l’ait vu appliquer, manu militari, et jusqu’à effusion de sang, à de pauvres ouvrières, coupables d’avoir été humblement prier dans la chapelle voisine de l’atelier où elles travaillaient.

Voilà par quelle surprise se sont aggravées, pour les catholiques seuls, les restrictions ordinaires mises par la police à l’exercice du droit de réunion, et nous entendons tous les jours parler, comme de la chose la plus naturelle du monde, de chapelles privées fermées par des gendarmes. Ah! s’il s’agissait d’une salle de spectacle, préparée pour le divertissement d’acteurs de société, on y mettrait plus de ménagemens. En matière d’association, c’est pis encore. Une société faite dans une vue de prière ou de charité n’est pas seulement soumise à l’interdiction générale portée par ce fameux article 13 du Code pénal, dont l’abrogation toujours promise figure à l’horizon parlementaire, comme un mirage qui recule toutes les fois qu’on croit s’en approcher, et dont des syndicats ouvriers ont été seuls déclarés exempts. Mais, si peu qu’on joigne à un lien social le fait de la vie ou du travail en commun, voici venir en armes tout l’appareil des vieilles ordonnances royales relatives aux congrégations religieuses, dont on avait quelquefois parlé ou menacé depuis cinquante ans, mais sans jamais arriver à l’exécution. Cette fois elle a été faite, j’ai rappelé tout à l’heure avec quel éclat. L’épreuve n’ayant pas été satisfaisante et n’ayant pas rapporté autant de profit qu’elle avait fait de bruit, quelques communautés, nous dit-on, sont rentrées en silence, à la condition de ne pas faire parler d’elles. Mais l’épée qu’on a tirée du fourreau reste suspendue sur leur tête, et on a soin de la manier et de l’aiguiser de temps à autre, pour ne pas la laisser rouiller.

En attendant, celles qu’on ne veut pas tout de suite frapper à mort, on tâche de les laisser vivre le moins à l’aise et par suite le moins longtemps possible. De là ces impôts si ingénieusement perçus sur le revenu d’un fonds qui n’en produit pas, ce droit d’accroissement prélevé sur un capital qui n’est pas accru, toutes ces belles inventions de nos financiers du jour qui dépassent, en fait de génie fiscal, celles dont Voltaire s’amusait si plaisamment dans le pamphlet de l’Homme aux quarante écus. Il a toujours été, on le sait, moins difficile en France d’employer son bien au plaisir qu’à un but moral ou religieux et de le léguer à sa maîtresse qu’à sa paroisse, mais la difficulté est devenue l’impossibilité absolue, tant on a pris soin de boucher toutes les ouvertures par lesquelles pourrait passer une libéralité pieuse, tant on est pressé à évoquer le fantôme de la mainmorte, cette expression gothique qui a je ne sais quel air sinistre et que des niais ou des badauds répètent à l’oreille, avec effroi, sans la comprendre.

Voilà comment ce terrain du droit commun et de la liberté où des hommes généreux ont voulu se placer, il y a un demi-siècle, au lieu de s’étendre comme il aurait été naturel de le penser, sous un régime qui s’affiche pour libéral, se restreint de jour en jour pour les catholiques, jusqu’à manquer sous leurs pas. Le seul point qui eût été gagné, la liberté de l’enseignement, subsiste encore, il est vrai. Mais n’est-il pas déjà compromis par l’absence de tous les représentans de l’Eglise dans les conseils de l’Instruction publique, et menacé par les modifications qu’on projette d’établir dans les examens préparatoires aux carrières libérales et qui pourraient mettre les collèges libres à la merci de leurs concurrens voisins et directs? Dans l’enseignement primaire, la combinaison de l’instruction obligatoire avec la suppression de tout programme religieux opprime, partout où la commune est trop pauvre pour qu’une école libre puisse être fondée, la conscience des pères de famille qui ne veulent pas se fier à une neutralité trompeuse. De plus, l’incapacité spéciale qui exclut de l’enseignement officiel tout ce qui porte une robe ou un habit religieux est une infraction manifeste à l’égale admissibilité aux fonctions publiques, qui est écrite en termes formels dans toutes nos constitutions. A la vérité, si on viole l’égalité en restreignant, pour les religieux ou les prêtres le droit d’enseigner qui doit appartenir à tous, on la rétablit avec un touchant scrupule en leur imposant le service militaire dont, dans un intérêt de morale et de patriotisme, les législateurs précédens, depuis le premier empire, avaient cru devoir les décharger. Ainsi, on les exclut de la profession vers la- quelle leur dévouement les porte et où leur aptitude n’est pas contestée, on les enrôle dans celle qui blesse le plus leur conscience. C’est une manière comme une autre et tout à fait originale de faire compensation.

Mais que dire maintenant de l’invention qui est propre, personnelle au régime nouveau et qui est devenue son instrument de règne favori, la suppression facultative de l’indemnité stipulée par le Concordat, dont la garantie est renouvelée chaque année au vote du budget par un acte législatif? Que dire de cette pénalité imposée tantôt à des princes de l’Eglise, tantôt à d’humbles vicaires de campagne, mais toujours par un acte de bon plaisir ministériel, pour un tort dont l’administration se fait juge elle-même, sans que la gravité ou même la réalité du fait incriminé soit constatée par aucune enquête contradictoire, sans que l’inculpé sur qui le châtiment s’abat soit averti du coup qui le frappe et mis en mesure de présenter sa défense?

La plume, en vérité, tomberait des mains, si on essayait de démontrer une fois de plus que ce droit monstrueux et l’énormité d’une telle infraction aux règles élémentaires du droit pénal ne se fondent sur aucun texte légal, qu’aucun exemple, dès lors aucun précédent, ne serait suffisant pour le justifier, et qu’aucun de ceux qu’on va chercher dans les plus mauvais jours du temps passé ne peut, même par voie d’assimilation ou d’analogie, être présenté comme une excuse. A quoi bon répéter ce qui a déjà été dit sous tant de formes sans qu’une ombre de réponse y ait été faite? C’est dans cette Revue surtout qu’il serait inutile de reprendre une tâche qui y a été déjà remplie, avec tant de compétence et de supériorité[2]. Trêve donc aux paroles oiseuses : c’est l’arbitraire à l’état pur. Laissons passer puisqu’il a la force en main ; c’est bien assez de le subir, ce serait lui faire trop d’honneur que de le discuter.

Mais, si le principe de cette odieuse mesure, ou plutôt son défaut absolu de principe ne peut supporter un instant d’examen, les effets sont palpables, tangibles, et on ne peut les regarder sans rougir. Quand c’est un cardinal ou un évêque que vise cette mesquine persécution, c’est une insolence gratuite, car, Dieu merci, il reste encore en France assez de sentimens de piété, ou, à défaut de piété, de décence, pour qu’un découvert de quelques mille francs dans cette caisse épiscopale déjà si réduite, et qui ne sert qu’à des œuvres de bienfaisance ou d’utilité générale, soit rapidement comblé. Mais quand la main de l’administration s’étend sur le pauvre desservant d’une petite paroisse rurale, c’est le nécessaire même de la vie, et le pain de la bouche qu’on lui retire : c’est par la famine qu’on met sa conscience et sa dignité à l’épreuve, ou plutôt à la torture : on lui inflige l’humiliation de demander secours à ses paroissiens, au lieu de leur venir en aide, et pour le réduire à cet état il suffit habituellement de la dénonciation d’un maire hostile, ou même de l’orateur en renom dans l’estaminet du village. En vérité, cette menace de la suspension de traitement est un artifice merveilleusement trouvé, dont il est surprenant qu’on ne se soit pas avisé plus tôt de faire un plus fréquent usage. Naguère encore, quand on voulait faire sentir au clergé le dessein de le tenir en dépendance, on disait que les prêtres n’étaient que des fonctionnaires, et nous repoussions avec une certaine indignation cette qualification dédaigneuse, comme indigne de leur ministère. Nous avions tort. Fonctionnaires, plût à Dieu qu’ils le fussent ou que du moins ils fussent traités comme tels, car je ne connais pas de fonctionnaires qui soient privés de leur traitement en restant chargés de leur office, A quel degré de l’échelle faut-il donc descendre pour trouver une assimilation qui réponde à l’idée qu’un préfet de nos jours se croit autorisé à faire d’un ministre de Jésus-Christ? Car la coutume, qui existait autrefois, de punir un valet pris en faute par une retenue sur ses gages n’a plus guère cours aujourd’hui dans nos mœurs ordinaires, et peu de domestiques voudraient entrer en service à de telles conditions.

Il m’est impossible de ne pas voir dans ce post-scriptum ajouté à l’article 15 du Concordat, qui assure un traitement convenable aux évêques et aux curés, l’explication d’une singularité dont autrement j’aurais eu quelque peine à me rendre compte : c’est la suppression, à peu près acceptée d’un commun accord, dans le programme républicain, de ce principe de la séparation de l’Eglise et de l’Etat qui y figurait, il y a peu de temps encore, en première ligne. On n’en parle plus, vous le savez, du moins dans les régions officielles, et quand ce souvenir importun est rappelé par quelques sectaires ou quelques fanatiques attardés, on l’écarté en renvoyant l’exécution à un ajournement indéfini. En attendant, le budget des cultes dont le sort paraissait menacé chaque année, et dont le montant était réduit avec une parcimonie si jalouse, passe maintenant au Parlement presque sans débat, avec une majorité écrasante. Un très haut personnage se félicitait un jour, devant moi, de cette accalmie subite : il y voyait l’indice d’une tendance à la pacification religieuse commençant à se faire sentir dans une fraction du parti républicain, celle qui détient encore aujourd’hui le pouvoir; c’était, à ses yeux, un indice de cet esprit nouveau dont l’annonce une fois faite à la tribune a été accueillie par quelques catholiques avec une reconnaissance un peu naïve, bien qu’elle rencontrât peu d’échos sur d’autres bancs. Peu s’en fallait même qu’il ne saluât avec complaisance cette première réponse faite par la République à l’appel bienveillant du Saint-Père. J’eus quelque peine à partager cette illusion : je comprenais trop bien comment le budget des cultes agrémenté de la suppression facultative des traitemens, loin d’être une gêne, est un ressort commode pour ceux qui le tiennent en main ; c’est comme une vis de pression qui joue sans bruit, qui blesse celui qu’on veut faire obéir, à un point sensible, et qu’on relâche ou qu’on resserre à volonté. Un tel moyen de gouvernement appliqué à une force comme celle de l’ordre ecclésiastique tout entier vaut bien qu’on l’achète quelques millions. L’abandonner quand on est au pouvoir, par fidélité pour un principe autrefois proclamé dans l’opposition, ce serait une loyauté voisine de la duperie, dont les partis politiques, dans la rapide succession qui les abaisse ou les élève tour à tour, ont rarement fait preuve.

Aussi quelle réponse vraiment topique faisait hier encore M. le garde des sceaux à des collègues qui venaient, avec une terreur plus ou moins sincère, lui donner un avertissement plus ou moins désintéressé, et le sommaient de se mettre en garde contre le péril clérical, renaissant avec une forme plus dangereuse que toute autre, sous le couvert de la politique insinuante de Léon XIII! Il énumérait simplement le nombre de traitemens d’ecclésiastiques qu’il avait supprimés depuis son entrée au ministère. Pourquoi parler si haut? si le péril clérical existe, semblait-il dire, voilà le procédé pratique pour le conjurer. Le bruit que vous faites me gêne plutôt pour en user.

Mais alors, on ne peut jeter les yeux sans quelque confusion sur des pages brûlantes de l’Avenir, que le Père Maumus n’a pas craint de reproduire et qui, hier encore oubliées, semblent reprendre un éclat nouveau et reparaître gravées en lettres de feu. C’est le budget des cultes surtout qui était l’objet des plus sanglantes invectives de Lamennais. Il y voyait, pour le clergé tout entier, le gage en même temps que le salaire de la servitude, et une manière, pour le pouvoir civil, d’acheter le concours et même la soumission du pouvoir spirituel. C’était méconnaître absolument l’esprit de la transaction intervenue en 1801. L’indemnité assurée au clergé n’est qu’une dette solennellement reconnue par l’Assemblée Constituante de 1789, en échange des biens qu’elle retirait à l’Eglise, et le concordat ne fait que consacrer cet engagement par une novation expresse. Un créancier n’est nullement l’obligé du débiteur qui s’acquitte et n’a pas même de reconnaissance à lui témoigner. Mais l’aspect change entièrement si le traitement est une largesse de l’Etat qu’il peut révoquer ou réduire à son gré. « Quiconque est payé, disait l’Avenir, dépend de celui qui le paie. » C’est faux, si c’est une créance qu’il a à recouvrer, et s’il a affaire à un honnête homme ! Mais changez et ajoutez quelques mots, et dites : « Quiconque est payé dépend de celui qui peut à tout moment le menacer de cesser de l’être » ; sera-t-il si aisé de contredire ?

Il faut donc bien convenir, hélas! qu’après plus de soixante ans d’efforts généreux de toute nature, en face d’un clergé, non point pareil à celui à qui Lamennais s’adressait, — qui était nourri dans les traditions de l’ancien régime et où figuraient au premier rang des revenans de l’émigration, — mais d’un clergé sorti tout entier des rangs populaires, élevé dans l’atmosphère que chacun de nous respire, non seulement n’ayant aucune prétention à reprendre la place que l’Eglise occupait autrefois, mais n’en ayant pas même gardé un souvenir assez net pour lui en inspirer le regret: quand, pendant cette longue période de temps déjà écoulée, aucun Français n’a eu à se plaindre d’un acte d’oppression et d’intolérance, quand tous les rangs sont ouverts aussi bien à ceux qui professent d’autres cultes que le catholique qu’à ceux qui font état et même gloire de n’en pratiquer aucun, l’Église est l’objet, de la part des pouvoirs qui représentent la France nouvelle, d’une hostilité que rien ne justifie plus. Elle se retrouve dans un état plus précaire, plus asservi qu’au début de cette longue période. Je n’ai pas dit un état plus humiliant, car il n’y a pas d’humiliation à être victime de la force, pourvu qu’on le sache, qu’on le sente et que l’habitude n’engendre pas la résignation.

Et ce qu’il y a de fâcheux, c’est que l’Eglise a aujourd’hui, bien plus qu’à l’époque que je rappelle, besoin de la pleine liberté de ses ministres, pour qu’ils puissent remplir la tâche, plus grande aussi que jamais, qui leur est dévolue. Le temps a marché, et devant la démocratie grandissante tous les rangs sociaux, alors encore assez resserrés, se sont ouverts et élargis. L’instruction généralement répartie a éveillé chez les masses populaires une curiosité intellectuelle qui, en matière religieuse comme en toute autre, veut être satisfaite. Le pieux commentaire du catéchisme est loin de suffire, et un plus haut degré de connaissances doit être appelé en aide à la foi. Pour faire face à ce devoir nouveau le zèle de la prédication et de la propagande doit pouvoir s’exercer en dehors même du presbytère et de la paroisse. Qui ne sait aussi que, par suite du même développement, le douloureux problème de l’inégalité des conditions est incessamment agité devant l’esprit de ceux qui en souffrent ? Je suis loin de penser, comme quelques-uns le croient à force de le désirer, que la religion ait, pour dissiper ce malaise croissant dont notre société est atteinte, un remède souverain et presque magique, et aucune illusion ne me paraîtrait plus dangereuse à entretenir pour l’Eglise elle-même, qui serait justement accusée plus tard d’avoir préparé l’amère déception dont l’effet ne serait pas long à se faire sentir. Mais tout au moins peut-elle espérer qu’en éveillant la conscience des uns, en calmant l’irritation des autres, elle amènera cette réconciliation des classes et des intérêts en présence, dont elle seule peut avoir le secret. Quel nouveau champ d’activité pour ceux qui parlent en son nom ! Et que Léon XIII a été bien inspiré en le leur indiquant dans son Encyclique fameuse De conditione opificum ! Seulement quel moyen de parcourir ce vaste champ en sécurité, quand, pour une parole tombée du haut de la chaire et ayant trait à quelque question du jour, on peut être mis en cause comme s’étant mêlé indûment de politique, et quand toute association formée sous une invocation pieuse pour rapprocher riches et pauvres, patrons et ouvriers dans une communauté d’efforts et de sentimens, si son action et surtout son succès éveillent les ombrages du pouvoir ou la haine des partis révolutionnaires, peut être frappée d’une dissolution immédiate?

Je me rappelle, au sujet de ces rapports qu’il est important pour l’Eglise d’entretenir et d’étendre avec les classes laborieuses et populaires, une séance très intéressante qui eut lieu à Paris, il y a peu d’années. Le célèbre prélat américain Mgr Ireland, venant de Rome, honoré, nous disait-on, de la confiance particulière du Saint-Père, harangua tous les catholiques, prêtres et fidèles, sur les devoirs de l’activité chrétienne dans le temps actuel, leur reprochant, aux uns comme aux autres de rester enfermés dans une sphère étroite et de ne pas savoir comme leurs coreligionnaires, ses compatriotes, aller directement au peuple. Je fus ému comme tout le monde de cette chaude éloquence, mais je me demandais pourtant tout bas si l’orateur connaissait bien les conditions de l’auditoire auquel il s’adressait, s’il ne se croyait pas encore à New York ou à Baltimore, présidant un meeting populaire, en compagnie de ses confrères en épiscopat, tous revêtus des insignes de leur dignité, sans un commissaire de police pour les surveiller, sans un Conseil d’État tout prêt à accuser d’abus quelque parole qui paraîtrait trop vive, et sans un agent du fisc en quête d’un moyen de s’approprier les revenus de leur Eglise : et je me demandais si le reproche d’immobilité et de lenteur était justement adressé à ceux qui sont loin de jouir d’une égale liberté d’allure.

En face d’un si déplorable recul dans une voie où tout aurait dû, au contraire, favoriser le progrès, la voie à suivre pour les catholiques est bien celle que le Père Maumus leur indique : la reprise énergique de leurs revendications légitimes de toute nature, dans les conditions mêmes où a eu lieu l’heureuse poursuite de la liberté d’enseignement; c’est-à-dire, par toutes les voies libérales qui leur restent ouvertes dans les institutions actuelles, presse, propagande personnelle, influence électorale, sans attendre rien de la bienveillance du pouvoir, ni surtout de sa reconnaissance pour l’appui que la république trouve dans l’attitude conciliante du Saint-Siège. Mais, pour que les conditions si heureusement remplies en 1850 aient le même effet qu’à cette date, il faut que la reproduction en soit complète, c’est-à-dire que tous les catholiques se retrouvent unis pour la défense commune de leur foi et de leurs droits, en réservant chacun pour son compte leurs convictions sur d’autres points qui les divisent. On ne distingua pas alors, dans les comités de défense religieuse, les hommes loyalement attachés à la monarchie de 1830 des amis restés fidèles à la monarchie proscrite, et c’est cet accord qui fit leur force principale. Il n’y a pas de raison aujourd’hui pour distinguer davantage entre républicains d’origine, ralliés ou royalistes.

On prétend, je le sais, qu’il doit en exister une depuis que le Saint-Père a, à plusieurs reprises, engagé les catholiques à faire une adhésion expresse aux institutions républicaines, et qu’à la suite un différend s’est élevé entre eux sur la nature et l’étendue de la déférence qui est due à l’appel pontifical. Si cette conséquence était inévitable, elle n’en serait pas moins très regrettable. Mais pourquoi l’admettre, quand le Pape lui-même vient de dire tout récemment, dans un document que j’ai déjà cité[3], qu’il n’avait rien voulu ajouter aux traditions du Saint-Siège apostolique, sur le degré d’obéissance due aux pouvoirs constitués? Or, assurément, ce degré d’obéissance qui consiste à rester soumis aux lois, et à s’abstenir de conspiration comme de tout acte séditieux, n’avait été méconnu ni par l’illustre Berryer en sa longue fidélité à la légitimité proscrite, ni par les vétérans parlementaires que j’ai connus, qui comptaient tant d’éminens chrétiens dans leurs rangs et qui restèrent dans une fière indépendance devant Napoléon III. On peut avoir d’excellentes raisons, que je ne discute pas, pour ne pas imiter aujourd’hui ces nobles exemples : on n’a pas de reproche à faire à ceux qui les suivent.

On dit de plus qu’en exigeant que les catholiques, pour être admis à prendre part à la défense religieuse, renoncent à leur fidélité monarchique, on veut éviter de mêler la politique à la religion. L’erreur ou plutôt l’abus de mot est manifeste : car la triste expérience d’une élection récente fait voir que le mélange de politique et de religion s’opère plus sûrement par la voie de l’exclusion que par toute autre, et c’est compromettre absolument une séparation si désirable que d’interdire, tout aussi bien que d’imposer, au nom de la religion, un ordre d’opinions politiques. On a beaucoup accusé les royalistes de confondre leur dévouement aux intérêts religieux avec les sentimens que leur inspirent des convictions héréditaires. Si le reproche était juste, ce ne serait pas une raison pour imiter leur tort, en opérant une confusion du même genre au profit de convictions beaucoup plus récentes.

Mais, si les instructions pontificales ne tracent nullement entre les catholiques cette ligne de démarcation blessante qui, en leur rendant toute action commune impossible, les condamnerait tous à une commune impuissance, il est un autre ordre de distinctions qu’elles imposent d’une façon certaine, et qui ne peut être contestée. Une différence très nette y est faite, non seulement dans leur esprit, mais dans le texte même, entre la forme républicaine, considérée en soi et à laquelle il est conseillé d’adhérer, et les actes comme les lois propres à la République d’aujourd’hui et qui jusqu’ici la caractérisent.

Il semble que toutes les précautions aient été prises pour qu’aucun malentendu ne pût subsister à cet égard. Car rien n’égale l’énergie des termes par lesquels le Saint-Père a réprouvé une législation que nos gouvernans déclarent pourtant intangible et constituant à leurs yeux l’essence même de la république. Dès lors, aucune confusion ne devrait être possible entre la république telle qu’aux yeux du Saint-Père elle pourrait et devrait être, et la république telle qu’elle est et se comporte aujourd’hui. D’où vient donc pourtant que cette distinction si naturelle — et qu’on peut faire également dans tout état politique — entre une forme constitutionnelle et l’exécution qu’on lui donne, parfaitement claire pour ceux qui regardent et qui réfléchissent, ne l’est pas en fait restée également pour un public composé de juges superficiels? D’où vient que, de ces deux faces des instructions pontificales, il y en a une qui a été mise en pleine lumière, tandis que l’autre est plutôt restée dans l’ombre?

Plusieurs causes différentes peuvent expliquer cette méprise. D’abord le conseil donné de si haut, en faveur des institutions républicaines, a été pour ceux qui étaient dévoués à cette forme de gouvernement depuis leur enfance, un sujet de joie inespérée : tous les journaux de la presse républicaine, de beaucoup les plus nombreux et les plus bruyans de tous les organes de publicité, Font célébrée à grand bruit, en ayant soin de faire silence sur les restrictions qui devaient en définir la portée. Il y a même eu, j’en suis sûr, des républicains qui ont cru sincèrement que ces réserves faites sur des points qui ne leur étaient pas très familiers étaient un accessoire insignifiant, comparé à l’importance du principal, des formules de style qu’il était permis de négliger, et que, sans avoir besoin d’en tenir compte, ils pouvaient se croire transformés en serviteurs fidèles et même préférés du Pape.

On peut citer plus d’une circulaire électorale où le candidat, sans partager peut-être lui-même cette illusion, cherchait et a pu réussir à la propager parmi ses électeurs. Et puis, surtout depuis que le suffrage universel a si largement étendu le champ où se débattent les intérêts politiques de tout ordre, il ne faut jamais être surpris de l’empire qu’exercent sur les intelligences simples qui en forment la majorité l’habitude, l’imagination et ce phénomène intellectuel bien connu qu’on appelle l’association des idées Une République chrétienne, ou du moins sincèrement respectueuse de la religion et appréciant les services qu’elle rend à la société, assurément cela peut être, et on ne voit aucune difficulté logique à l’admettre. Mais, en fait, ce n’est pas celle-là qu’on connaît, ni que le nom de république rappelle. Celle à laquelle depuis vingt ans nous avons eu affaire, c’est celle qui se plaît à distinguer la religion du cléricalisme et à justifier ainsi toutes les mesures que les consciences catholiques lui reprochent. Comment ne pas se laisser aller facilement, en voyant maintenant le nom de république en bonne odeur, à croire que la distinction n’était pas si mal fondée qu’on le disait, que le mal après tout était exagéré, et qu’en tout cas, le remède n’étant ni très pressé, ni actuellement possible à obtenir, on peut prendre en patience un ajournement indéfini et se contenter, en attendant, d’une bonne parole d’un ministre ou de quelques tempéramens insignifians? En un mot, la république chrétienne est une abstraction, ce qu’on appelle en philosophie un être de raison : son image est pâle et fuit devant les regards; l’autre est réelle, vivante en chair et en os, et même, les jours de tournée administrative, en uniforme. C’est sa signature qui figurera au bas du décret portant la nomination qu’on sollicite, ou l’avancement qu’on attend. Quelle tentation de penser qu’on peut dès à présent, sans lui chercher chicane, lui rester non seulement soumis, mais attaché en pleine sécurité de conscience !

Contre une confusion qui refroidit le zèle, décourage toute résistance, si contraire d’ailleurs au texte formel des Encycliques, comment l’épiscopat français ne protesterait-il pas? Plusieurs l’ont déjà fait avec éclat, et ils ont senti d’autant plus la nécessité, que leur silence aurait pu être considéré comme une complaisance pour une erreur qui serait par là devenue générale. On aurait pu d’autant plus s’y méprendre, qu’il y)a d’autres occasions où ils sont obligés de parler, le silence absolu ne leur étant pas possible. C’est le cas, par exemple, lorsque le chef de l’État ou quelqu’un des représentans du pouvoir vient à passer par leur résidence diocésaine. Ce jour-là, en vertu d’anciens décrets impériaux, ils doivent venir saluer le visiteur officiel, avec les généraux, la magistrature et toutes les administrations en grande tenue, devant les troupes de la garnison sous les armes. Autrefois ces manifestations étaient rares. On les réservait pour la présence du souverain lui-même, appelé par quelque grande solennité patriotique, et les ministres que j’ai connus auraient craint pour eux-mêmes l’ennui et le ridicule de ce branle-bas administratif. Ceux d’aujourd’hui paraissent s’y plaire, car il n’est aucun des membres les plus obscurs de ces cabinets éphémères qui ne profite de sa dignité d’un jour pour se mettre ainsi en vue et se faire entendre, à propos d’une ligne de chemin de fer local à ouvrir, d’un hôtel de ville ou d’une école à inaugurer, de la statue d’un illustre inconnu à placer sur son piédestal. C’est leur droit et il n’y a rien à dire : ainsi l’a voulu Napoléon Ier et des ministres républicains n’ont rien de mieux à faire, à ce qu’il paraît, que de suivre ou de raviver ses traditions. Un gouvernement, d’ailleurs, a besoin de considération : il la prend où il croit la trouver, quoiqu’il valût peut-être mieux n’avoir pas à la chercher. Quoi qu’il en soit, tout évêque est exposé, chacun à son tour, à figurer dans cette compagnie de fonctionnaires, heureux encore si elle n’est pas mêlée de quelques élémens moins choisis qui n’ont pas le droit d’en faire partie. J’admets, si l’on veut, que l’heure ne serait pas convenable pour faire entendre même de justes griefs. Un vœu pour que la protection divine s’étende sur la France fera un plus heureux contraste avec le concert des adulations banales qui sont offertes aux maîtres du jour, puis mis en réserve pour ceux du lendemain. A la rigueur même on peut trouver qu’il n’y a pas lieu de répliquer, quand le ministre, en évitant d’entendre et surtout de répéter ce nom de Dieu qui semble brûler ses lèvres, exhorte, d’un ton rogue, le prélat à observer les lois, en laissant clairement entendre que ces lois sont celles-là mêmes dont l’Eglise a le plus à se plaindre. Mais, plus la parole a été retenue, là où elle ne pourrait éveiller d’écho, plus, quand le cortège aura passé avec ses tambours, ses clairons et ses vivats de commande, le temps sera venu de faire entendre une voix plus libre et plus haute, afin de ne pas laisser les populations se prendre aux apparences et confondre la déférence due à l’étiquette avec l’oubli de l’indépendance épiscopale.


DUC DE BROGLIE.

  1. L’Église et la Finance moderne, par le P. Vincent Maumus, dominicain.
  2. Voir l’étude de M. Picot sur la Pacification religieuse, dans la Revue du 1er juillet 1892.
    M. Picot discute avec soin tous les précédens qu’on a invoqués pour justifier la suppression des traitemens, et démontre qu’aucun n’est applicable à la situation présente. Dans l’ancien régime, la saisie du temporel, qu’on y a assimilée, n’était prononcée que par une sentence judiciaire sur des cas déterminés d’avance. Sous le premier empire, la suspension de traitement fut appliquée comme une de ces mesures de haute police dont Napoléon se réservait le droit d’user, et qui comprenaient au même titre la détention arbitraire et le bannissement. Enfin, sous la monarchie de 1830, la mesure ne fut appliquée qu’un très petit nombre de fois, pendant la guerre civile de Vendée, contre des ecclésiastiques qui y avaient pris part et le plus souvent quitté leur résidence.
  3. Lettre à l’archevêque de Toulouse, du 20 mars 1897.