L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/10

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X.

LA PRISE DE ROME.


I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Correspondance du cardinal Caprara. — IV. Correspondance de Napoléon Ier. — V. Dépêches diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.

Après avoir, dans notre précédente étude, esquissé rapidement quelles furent après le sacre la soumission absolue et les complaisances infinies du clergé français à l’égard du chef du premier empire[1], il nous faut reprendre maintenant le récit des violences mêlées de ruses employées par Napoléon contre le pape Pie VII. Que nos lecteurs veuillent bien le croire, il ne s’agit point d’un artifice de composition : nous ne recherchons pas les vains contrastes ; encore moins courons-nous après le triste plaisir de mettre en relief par d’habiles oppositions les côtés fâcheux de la nature humaine. Cependant, lorsque notre sujet nous les fournit ou plutôt nous les impose, quand l’ordre naturel des temps et l’enchaînement forcé des faits les amènent sous notre plume, nous ne nous sentons pas le droit de supprimer ni même de rejeter tout à fait dans l’ombre ces rapprochemens auxquels la fantaisie n’a point de part, et qui servent à provoquer les plus salutaires réflexions. Quels conseils valent ceux qui se passent aisément d’interprète ! Les intelligences élevées et les âmes un peu fières n’ont jamais aimé qu’on leur adressât de publiques remontrances ; elles sont moins rebelles aux tacites leçons qui s’offrent sans intermédiaire et s’imposent directement par leur propre autorité. A l’histoire seule il appartient d’en donner de semblables, et ceux-là nous semblent surtout tenus de prêter l’oreille la plus attentive à ses discrets avertissemens, qui, prenant ailleurs que sur cette terre, dans les préceptes d’une religion divine, la règle de leur conduite, se croient par cela même en droit de ne se laisser diriger par personne.

Parmi les ministres des religions qui vivent en présence sur le sol de la France, les membres du clergé catholique nous semblent particulièrement intéressés à se rendre un compte exact du conflit engagé pendant l’empire entre l’église romaine et l’état, conflit ardent et prolongé dont les détails leur sont pour la première fois révélés ici sans réticence. Napoléon, sans doute parce qu’il les considérait comme nuisibles à sa réputation, a jugé bon de faire brûler à Rome par le général Miollis, à Paris par le chef des archives de l’ancienne secrétairerie d’état, un grand nombre de papiers relatifs à ses démêlés avec le saint-siège ; mais les doubles authentiques de ces curieux documens ont échappé à la destruction. Au moment où nous nous en servons pour dévoiler les procédés excessifs de l’empereur à l’égard du pontife qui l’avait quelques années auparavant sacré à Notre-Dame, fallait-il affecter d’ignorer d’autres pièces qui révèlent les protestations obséquieuses, les flatteries excessives dont la plupart des dignitaires de l’église de France n’ont point cessé d’entourer à cette époque le souverain qui a fini par retenir prisonnier à Savone le chef de leur foi ? La vérité historique n’admet point de semblables complaisances, et nous aurions d’ailleurs rendu le plus détestable service aux évêques du régime actuel, si nous les avions privés des enseignemens qui résultent pour eux des erreurs et des fautes jadis commises par ceux qui les ont précédés dans leurs fonctions religieuses.


I

Lorsque, par suite des exigences de l’empereur Napoléon, le cardinal Consalvi quittait la secrétairerie d’état (17 juin 1806), le cardinal Fesch avait déjà été rappelé de Rome. Ainsi que nous l’avons raconté[2], tous deux avaient été incontinent remplacés, le premier par le cardinal Casoni, le second par M. Alquier. L’arrivée du cardinal Casoni aux affaires avait surpris tout le monde. Casoni était un vieillard respecté, aimable, dépourvu de toute ambition, et que personne ne soupçonnait d’avoir souhaité le poste difficile où il était soudainement appelé. Pie VII n’avait pas d’ailleurs une grande liberté de choix, et il avait dû prendre son nouveau ministre parmi les membres les plus modérés du sacré-collège. Casoni, autrefois vice-légat à Avignon avant la révolution de 1789, puis nonce en Espagne, avait quelque expérience des formes diplomatiques, et parlait facilement la langue française, avantages que ne possédaient pas au même degré la plupart de ses collègues. Les personnes bien informées de la société romaine étaient toutefois persuadées que d’autres considérations avaient surtout déterminé la préférence du saint-père. Elles supposaient, non sans raison peut-être, qu’en attribuant des fonctions si considérables à quelqu’un de relativement obscur, plus connu par son dévouement à la cause du saint-siège que par l’éclat de son mérite, Pie VII avait été bien aise de revendiquer hautement comme lui appartenant en propre la politique suivie jusqu’à ce jour dans ses démêlés avec la France, et de convaincre Napoléon que ses conseillers officiels, interprètes nécessaires de sa volonté, n’en étaient pas les inspirateurs.

La première note rédigée par le cardinal Casoni en sa qualité de ministre du saint-siège fut une circulaire adressée aux nonces accrédités auprès des cours étrangères. Elle avait pour but de leur appendre la confiscation des principautés de Bénévent et de Ponte-Corvo, que Napoléon venait de concéder comme fiefs relevant de l’empire à son lieutenant, le maréchal Bernadotte, et à son ministre des relations extérieures, M. de Talleyrand. Le fond et la forme de ce document ne différaient en rien de ceux qui portaient naguère la signature de Consalvi, et le nouveau secrétaire d’état reproduisait sans y rien changer, du même ton et presque dans les mêmes termes, les réclamations qu’avait déjà fait valoir son prédécesseur. « Le saint-père, disait le cardinal Casoni, n’a pas seulement dû voir dans cette mesure un acte arbitraire et destructif des droits inviolables de sa souveraineté ; il a dû y reconnaître aussi l’application de ces maximes nouvelles et insoutenables par lesquelles sa majesté l’empereur des Français, roi d’Italie, s’érige en chef suprême de tous les états d’Italie… Tous les principes fondamentaux de la politique, principes sur lesquels reposent l’ordre social et la tranquillité des peuples, seraient entièrement bouleversés, si un souverain pouvait s’arroger le droit de disposer des états d’un autre souverain en le dépouillant à son insu et sans son consentement, en lui offrant seulement l’espoir de l’indemniser après coup[3]. »

Cette protestation, envoyée à tous les cabinets de l’Europe, ne pouvait causer pour le moment aucun embarras sérieux à l’empereur, car la majeure partie des puissances étrangères, même les plus catholiques, tenues en grande inquiétude par l’immense déploiement des forces militaires de la France, étaient devenues, en apparence du moins, indifférentes à ce qui se passait à Rome. Pie VII le savait et n’attendait rien d’elles ; mais, par cet appel solennellement adressé à l’opinion du monde catholique, il avait voulu donner clairement à comprendre que la retraite de Consalvi n’avait rien changé à ses résolutions, et que, privé de l’assistance de son plus ferme et plus habile auxiliaire, il n’en continuerait pas moins à défendre avec une égale énergie une cause à laquelle il croyait sa conscience engagée. Déjà le nouvel agent de l’empereur à Rome l’avait informé qu’il ne fallait s’attendre à aucune concession de la part du souverain pontife, et que les tentatives d’intimidation n’avaient pas de chance de réussir auprès de lui. M. Alquier, ancien conventionnel, fort revenu, comme tous les hommes de sens, de son exaltation révolutionnaire, doué d’esprit, de mesure et de tact, d’autant meilleur observateur qu’aucune conviction bien arrêtée ne gênait l’indépendance de ses jugemens, avait depuis son entrée en fonction fait parvenir à Paris des dépêches remplies de renseignemens fort exacts, de conseils très judicieux, qui rappelaient de loin celles que M. Cacault avait jadis écrites au premier consul. Comme son sage prédécesseur, quoique avec moins d’originalité, il se hasardait, lui d’ordinaire assez timide, à rappeler à M. de Talleyrand et partant à l’empereur « qu’il fallait toujours se garder de prendre, dans les négociations avec Rome, les routes qui pouvaient conduire à discuter les droits du sanctuaire… Le refus des cardinaux de céder aux désirs de l’empereur était fondé sur cette maxime, que le chef de l’église, le père commun des fidèles, ne doit point contracter des engagemens qui affaibliraient l’autorité du saint-siège… Il osait donc représenter qu’il serait à souhaiter que sa majesté l’empereur et roi voulût bien consentir à ne prendre en ce moment aucune mesure de rigueur contre la cour de Rome, car il convenait avant tout de ne pas effrayer les esprits, déjà trop vivement affectés[4]. »

« On s’est étrangement trompé, écrivait-il, sur le caractère du souverain pontife, si l’on a pensé que sa flexibilité apparente cédait à tous les mouvemens qu’on voulait lui imprimer. Cette manière de le juger n’est vraie que sur les objets d’administration et par rapport aux détails du gouvernement, pour lesquels le pape s’en remet à la volonté de ceux qui en sont chargés ; mais dans tout ce qui tient à l’autorité du chef de l’église il ne s’en rapporte qu’à lui seul… Le pape a un caractère doux, mais très irritable et susceptible de déployer une fermeté à toute épreuve. C’est un fait constant qu’il ne verra pas sans une satisfaction très vive que sa résistance produise des changemens politiques qu’il appellera persécution. Comme tous les ultramontains, il pense que les malheurs de l’église, suivant leur expression, doivent amener des temps plus prospères, et déjà ils disent ouvertement : Si l’empereur nous renverse, son successeur nous rétablira[5]. »

On le voit, les avertissemens ne manquaient point à l’empereur sur les dispositions qu’il rencontrerait chez Pie VII dans le cas où il lui plairait de recourir à des mesures de rigueur, Les avis de M. Alquier contrariaient ses prévisions, il n’y crut point. Tant d’autres avaient cédé, pourquoi le pape ne céderait-il pas ? Il avait exprimé une volonté, il fallait qu’elle fût obéie. Cette enclave de Rome compromettait l’unité de ses opérations militaires en Italie. Ou bien le pape consentirait à faire partie de l’alliance fédérative organisée de l’autre côté des Alpes, et s’engagerait comme prince temporel dans une ligue offensive et défensive contre tous les ennemis de l’empire, ou bien il perdrait ses états. De la part de tout homme sensé, le choix ne pouvait être douteux : si Pie VII hésitait, c’est qu’il se croyait, comme souverain pontife, à l’abri des menaces de la France ; mais on lui ferait bien voir qu’elles étaient sérieuses. L’irritation de l’empereur était en réalité extrême. « La cour de Rome est tout à fait devenue folle, écrivait-il le 22 juin au roi de Naples… Elle croit que je ne peux pas allier un grand respect pour l’autorité spirituelle du pape et réprimer ses prétentions temporelles. Elle oublie que saint Louis, dont la piété est connue, a.été presque toujours en guerre avec le pape, et que Charles-Quint, qui était un prince très chrétien, tint Rome assiégée pendant longtemps et s’en empara ainsi que de tout l’état romain[6]. »

Lorsque la colère de Napoléon était à ce point allumée contre une cour étrangère, il était rare qu’elle ne fît pas explosion. C’était volontiers son habitude de prendre alors à partie devant le public le ministre qui représentait cette puissance à Paris, et de lui faire une de ces scènes violentes, moitié involontaires et moitié arrangées, dont le retentissement au dehors était toujours si considérable. L’inoffensif légat n’évita point ce désagrément. Ajouter à ses terreurs déjà si grandes était à coup sûr bien inutile ; mais l’empereur jugea sans doute que l’éclat donné à son courroux agirait à distance sur l’esprit de Pie VII. Les relations de Caprara, ainsi que nous l’avons déjà dit, étaient plus fréquentes avec l’impératrice qu’avec l’empereur. C’était sa coutume de se rendre presque tous les soirs au petit cercle intime et fort restreint que tenait Joséphine ; Napoléon y faisait habituellement lui-même de courtes apparitions, pendant lesquelles il ne prêtait guère attention à la présence du ministre du saint-siège. Le malheur de Caprara voulut que le 1er juillet 1806, l’impératrice se trouvant indisposée, il fût introduit dans l’appartement de l’empereur. En ce moment s’y trouvaient réunies non-seulement la maison particulière de Joséphine, mais aussi celle de Napoléon, toutes les plus grandes dames de la cour, les ministres et la plupart des ambassadeurs étrangers. L’occasion était trop excellente pour que Napoléon la laissât échapper. A peine le légat avait-il fait son entrée, que l’empereur, lui adressant à haute voix la parole, se mit à lui parler des affaires de Rome. « Attentif à n’exprimer sur le compte de Pie VII que des sentimens de respect et d’affection, rapporte le cardinal Caprara, il se répandit en invectives contre les conseillers de sa sainteté. Il les désigna comme les auteurs de la surprise faite à la conscience du saint-père, à qui l’on a fait croire que des objets d’un intérêt purement temporel concernaient sa puissance spirituelle. Il ajouta que ces funestes conseillers seraient responsables devant Dieu et devant les hommes des malheurs qui résulteraient des réponses qui avaient été faites à ses notes. Oui, dit-il en s’échauffant de plus en plus, la conscience du saint-père a été surprise, car ces demandes ne concernaient pas le spirituel. Ce sont tout simplement des choses temporelles et politiques. Au reste le monde entier sera juge entre le pape et moi. Il reconnaîtra que je suis, moi aussi, obligé en conscience de garantir aux sujets que Dieu m’a donnés des droits sur lesquels saint Louis n’a rien cédé, ce qui ne l’a pas empêché d’être béatifié à Rome[7]. » Le légat voulut hasarder quelques mots ; l’empereur ne lui laissa pas achever la phrase qu’il avait commencée, et, reprenant son impétueux discours, il se plaignit « que le pape n’avait plus maintenant pour lui les sentimens qu’il lui avait autrefois connus ; mais les imprudens qui avaient amené ce changement se repentiraient trop tard des mauvais conseils qu’ils avaient donnés… Écrivez, s’écria-t-il devant l’assistance, étonnée d’être ainsi mise dans la confidence des dissentimens survenus entre la papauté et l’empire, dissentimens dont on était bien loin de soupçonner alors la gravité, écrivez à Rome que je suis résolu à empêcher les Anglais de faire une diversion et de couper la communication entre mes troupes du royaume d’Italie et celles qui sont dans le royaume de Naples. Écrivez que je demande à sa sainteté une déclaration sans ambiguïté et sans réserve, portant que pendant la présente guerre, et toute autre guerre à venir, tous les ports des états pontificaux seront fermés à tous bâtimens anglais, soit de guerre, soit de commerce. Écrivez cela au pape, écrivez-le tout de suite, parce que, si dans le délai le plus court je ne reçois pas la déclaration conçue dans les termes que je demande, je ferai occuper tout le reste de l’état pontifical ; je ferai apposer les aigles sur les portes de chacune de ses villes, de chacun de ses domaines, et je partagerai la totalité des provinces possédées par le pape, comme j’ai fait pour Bénévent et Ponte-Corvo, en autant de duchés et de principautés que je conférerai à qui me plaira[8]… Si le pape persiste dans son refus, j’établirai un sénat à Rome, et quand une fois Rome et l’état pontifical seront dans mes mains, ils n’en sortiront jamais plus. Écrivez bien tout cela, ne cachez rien ; je verrai bien par la réponse du pape si vous avez tout dit[9]. » De nouveau Caprara essaya de présenter quelques timides observations ; mais l’empereur, toujours plus excité, ne les écouta point. « Mon parti est pris. Vous savez que je ne change pas, et que je fais ce que je dis. Si le pape fait dans les termes que j’ai prescrits la déclaration relative aux Anglais, je lui garantirai ses états, et j’obtiendrai qu’il ne soit pas molesté par les Barbaresques. Quoi que vous veuillez me dire, vous, et tout ce qui me sera répété de Rome est inutile, car, ainsi que je vous l’ai dit, mon parti est pris. Je ne peux ni ne dois m’en départir. Qu’on en finisse promptement, et qu’on m’envoie le plus tôt possible la réponse qui fixera le sort de Rome[10]. »

La sortie véhémente de l’empereur n’avait pas duré moins d’une heure. On peut juger de l’effet qu’elle avait produit sur l’infortuné Caprara, et, si l’on se souvient des dispositions ordinaires du représentant du saint-siège à Paris, on ne sera point étonné qu’il ait terminé sa dépêche en suppliant Pie VII de vouloir bien réfléchir que, s’il se refusait à ce qui lui était demandé, l’occupation et la division de l’état pontifical en principautés auraient lieu immanquablement. « Chacun peut en prévoir d’ici les conséquences, et, le jour où sera accomplie cette formidable éventualité, comment sa sainteté, s’écriait-il avec douleur, pourra-t-elle ensuite rentrer jamais dans ses états ? »

Les appréhensions du cardinal Caprara étaient parfaitement fondées, et les menaces de l’empereur avaient immédiatement reçu en Italie un commencement d’exécution. Sur les ordres de M. de Talleyrand, M. Alquier, dans une note adressée directement au saint-père, et qu’il s’était efforcé de rendre aussi respectueuse dans la forme qu’elle était blessante dans le fond, lui avait signifié un véritable ultimatum[11]. Ce n’est pas tout encore. Des instructions secrètes envoyées aux commandans des troupes françaises qui occupaient Ancone et Civita-Vecchia leur avaient enjoint de mettre la main sur les revenus de l’état romain et d’incorporer les troupes du pape dans l’armée française. Le général Lemarrois, commandant les côtes de l’Adriatique, avait dû sommer les douaniers et les percepteurs des impôts sur le sel et sur les céréales de verser désormais entre ses mains les sommes destinées au trésor pontifical. Ceux qui avaient refusé d’obtempérer à ses ordres avaient été arrêtés. Il avait également fait saisir et déposer dans les caisses de l’armée française tout l’argent qui se trouvait chez les comptables du gouvernement romain. Aux réclamations élevées par les autorités pontificales, le général Lemarrois s’était borné à répondre qu’il agissait par suite d’ordres directement envoyés par l’empereur, ce qui était vrai, et que c’était à lui qu’il fallait s’adresser[12]. En général les officiers supérieurs de l’armée française mettaient dans l’exécution des mesures qui leur étaient prescrites tous les ménagemens qui dépendaient d’eux, car ils éprouvaient quelque embarras d’être obligés de prêter main-forte à de pareilles violences contre un gouvernement si faible et avec lequel ils n’étaient point en guerre. « De quel droit agissez-vous ainsi, demandait un employé du trésor pontifical à un commandant des troupes françaises chargé de saisir sa caisse ? — Vous servez un petit prince, et moi je sers un grand souverain, répondit l’officier, voilà tout mon droit. » Les mêmes choses se passaient avec quelques variantes à Civila-Vecchia. Là, le général Duhesme, qui prenait le titre de commandant des côtes de la Méditerranée, faisait savoir au prélat Negreta, gouverneur de la ville pour le pape, « qu’il eût désormais à lui adresser directement les rapports qu’il avait coutume d’envoyer à la cour de Rome. L’administration de la justice lui était laissée, mais il ne devait plus entrer dans aucun détail de police ou d’administration sans prendre avant tout les ordres du commandant français de la place[13]. » Mgr Negreta ayant, d’après les ordres du saint-père, annoncé l’intention de continuer à exercer l’intégrité des fonctions qui relevaient de sa place, le général Duhesme lui montra un ordre daté de Milan, signé par le prince Eugène Napoléon, qui lui enjoignait, à la première opposition qu’il rencontrerait de la part du gouverneur de Civita-Vecchia, de déclarer cette ville en état de siège et de renvoyer le représentant du pouvoir pontifical[14]. Peu de jours après, Mgr Negreta persistant dans son refus, Civita-Vecchia avait été effectivement mis en état de siège[15], en suite de quoi le représentant du saint-père avait été, malgré sa protestation, enlevé de vive force dans le palais de sa résidence officielle, mis en voiture et reconduit par une escorte de soldats français sur la route de Civita-Vecchia à Rome[16].

On le voit, Napoléon avait résolu de ne laisser ni paix ni trêve à Pie VII. Il s’y prenait avec lui comme il avait toujours fait avec ses adversaires à la guerre, combinant tous ses efforts, réunissant tous les moyens dont il disposait afin de frapper à un moment donné quelque coup soudain et irrésistible. C’était pour jeter le trouble dans l’âme facilement ébranlable de l’inoffensif vieillard qu’après l’avoir obligé de se séparer de son plus intime confident et de son meilleur serviteur il avait tout mis en branle à la fois, à Paris par la scène faite à Caprara, à Rome par l’ultimatum qu’avait notifié M. Alquier, à Civita-Vecchia et à Ancône par les ordres récens expédiés à ses lieutenans. Il attendait beaucoup de cette intervention de la force brutale dans ses démêlés avec le Vatican. La prise de possession des villes du littoral romain, la confiscation des marchandises anglaises dans tous les ports du saint-siège, la saisie des principaux revenus du pape, formaient un ensemble de procédés comminatoires dont l’effet lui semblait devoir être irrésistible. Il insiste souvent dans sa correspondance avec le vice-roi d’Italie sur l’impression qu’en ressentira le saint-père à cause du déplorable état de ses finances. Personne n’en connaissait en effet mieux que lui l’extrême pénurie. Il savait parfaitement, quoiqu’il lui plût de n’en pas convenir, que les avances faites pour l’entretien de l’armée impériale se montaient à des sommes considérables qui grevaient lourdement le trésor pontifical. En peu de temps, le saint-siège n’avait pas déboursé moins de 2 millions d’écus romains, soit environ 10 millions de francs, somme énorme pour le temps et pour un aussi petit budget que le sien. Le produit des impôts, devenu presque insignifiant depuis les dernières pertes de territoires, ne rentrait que difficilement. Les traitemens de tous les employés étaient arriérés depuis nombre d’années, et faute d’argent rien ne marchait plus dans l’administration intérieure des états romains. Cependant Napoléon, qui avait toujours remis l’acquittement de sa dette, était moins que jamais disposé à la payer, car il comptait précisément sur ces inextricables embarras, dont il était le premier auteur, pour triompher de ce qu’il appelait « l’obstination insensée du pape. » Que, par suite d’un misérable point d’honneur, ce sont les expressions dont il se servait, Pie VII s’entêtât, plutôt que de céder, à demeurer dans une situation qu’il saurait bien lui rendre de jour en jour plus insoutenable, c’était là une hypothèse qui n’entrait point dans les prévisions de l’empereur. Ni le cardinal Fesch ni M. Alquier ne connaissaient comme lui le saint-père. C’était somme toute un très bon homme, très doux, très faible, sur lequel il avait une action personnelle dont nul ne se doutait, et qui jamais n’oserait rompre entièrement avec un protecteur tel que lui. Déjà Napoléon, gâté par le succès, en était venu sur cette question romaine, comme plus tard il devait lui arriver à propos des affaires d’Espagne et de Russie, à se méprendre complètement, lui d’ordinaire si sagace, non-seulement sur la nature des difficultés contre lesquelles il allait se heurter, mais sur le véritable caractère et sur la disposition réelle des personnes avec lesquelles il lui fallait directement traiter. Pas plus chez les individus que chez les peuples, pas plus chez un pape que chez tout autre souverain, il ne lui convenait de supposer des résolutions invincibles que ne modifierait point à la longue la froide appréciation de l’intérêt bien entendu. Sur cette donnée reposaient tous les calculs de sa politique. Il y avait tout un ordre de sentimens fiers, élevés, généreux, auxquels il ne croyait guère et dont la force de résistance lui était absolument inconnue. Le premier démenti donné à la triste théorie de ce grand contempteur de la nature humaine ne lui vint ni de la fierté de la nation espagnole, ni de l’héroïsme des Russes. Il lui fut infligé par la conscience religieuse du très modeste et très pacifique Pie VII.

Les prévisions de M. Alquier s’étaient en effet réalisées. Le saint-père n’avait témoigné nulle disposition à consentir aux conditions posées dans l’ultimatum que lui avait remis le ministre de France. Les mesures violentes des généraux Lemarrois et Duhesme, au lieu de l’intimider, l’avaient plutôt confirmé dans la ferme volonté de maintenir intacts les droits de sa souveraineté temporelle et de ne pas mettre ses relations avec les cours étrangères à la merci d’un gouvernement qui faisait pour son compte si bon marché des règles les plus élémentaires du droit des gens. Il ne lui avait pas semblé convenable toutefois de répondre lui-même à la lettre de M. Alquier. Il avait laissé ce soin au secrétaire d’état, qui s’en était acquitté par une note assez longue datée du 15 juillet 1806, mais dont nous croyons inutile de citer aucun passage, car elle ne faisait que reproduire tous les argumens qu’avait précédemment fait valoir Consalvi pour expliquer comment il était impossible au saint-père de se rendre aux désirs de l’empereur. Ce fut également le cardinal Casoni qui prit la plume pour se plaindre à M. Alquier de tous les actes destructifs de la souveraineté pontificale qui s’étaient passés soit à Ancône, soit à Civita-Vecchia[17]. « Votre éminence peut aisément s’imaginer, écrivait le secrétaire d’état au cardinal Caprara, combien la situation de sa sainteté est devenue pénible. Il est d’autant plus affligé de tous ces événemens que sa conscience lui dit qu’il n’a pas mérité les traitemens qu’il endure. Je ne m’étendrai pas en paroles ; mais votre éminence a trop de pénétration pour ne pas sentir que, si l’on ne met fin aux vexations dont on l’abreuve, la durée des jours précieux de sa sainteté en sera abrégée. Il n’est vraiment pas possible que le cœur de sa majesté impériale et royale puisse nourrir des sentimens si inhumains envers un souverain qui conserve pour elle un si sincère attachement[18]. »

Si pénibles à supporter et si cruellement ressentis que fussent alors les coups portés à sa puissance temporelle par l’irritation croissante de l’empereur, ils n’étaient pas la cause principale des angoisses auxquelles était en proie en ce moment l’âme troublée de Pie VII, et qui allaient, si nous nous en rapportons à son ministre, jusqu’à mettre sa vie en danger. De plus douloureuses inquiétudes, qui ne regardaient ni la sécurité de sa personne ni ses droits de prince, mais qui touchaient à sa conscience de prêtre et à ses devoirs de pontife, agitaient alors le saint-père. Les formidables menaces de la colère impériale, quoiqu’elles l’eussent certainement effrayé, n’avaient rien changé à ses convictions. Le commencement d’exécution qu’elles avaient reçu n’avait à aucun degré refroidi son courage ; mais il n’avait pu se défendre de lire avec une certaine émotion les lettres respectueuses autant que pressantes écrites de Paris par le cardinal Spina pour le supplier de ne point persévérer dans une ligne de conduite qui pouvait attirer sur l’église romaine d’irréparables calamités[19]. Bien qu’il sût à quoi s’en tenir sur le manque de fermeté de son légat, les objurgations incessantes dont Caprara remplissait ses dépêches, tant pour son propre compte qu’au nom, disait-il, des plus décidés catholiques de France, ne pouvaient pas manquer de faire impression sur le saint-père. Déjà il avait fait répondre au cardinal Spina par Casoni[20] ; mais au moment de prendre un parti décisif et qui pouvait avoir de si terribles conséquences, Pie VII crut nécessaire de se recueillir une dernière fois et d’assumer sur lui-même devant Dieu et devant les hommes, par un document signé de sa propre main, la responsabilité des événemens, quels qu’ils fussent, qui pourraient résulter de sa résistance à la volonté du plus puissant des hommes. Dans cette pièce, émanée de sa seule initiative, Pie VII rendait si bien les véritables sentimens dont il était alors animé, que nous ne saurions mieux faire que de la mettre, en grande partie du moins, sous les yeux de nos lecteurs.


« Nous nous sommes vivement recommandé à ce Dieu, dont nous sommes, bien qu’indigne, le vicaire sur la terre, et à l’apôtre saint Pierre, dont nous sommes le successeur, afin d’obtenir les lumières dont nous avons besoin pour la réponse que vous nous demandez. La voici cette réponse, et nous la faisons nous-même, de notre propre main, pour vous donner une nouvelle preuve de l’importance que nous mettons dans des affaires si graves, et vous convaincre davantage combien sont sincères et profonds les sentimens qui nous animent, et que nous sommes dans la nécessité de vous faire connaître. Les raisons pour lesquelles nous nous sommes refusé à faire la déclaration qu’on nous demande sont trop solides, trop justes et trop puissantes pour qu’il nous soit possible de changer de sentiment. Elles sont fondées, non pas, comme on le suppose, sur des considérations humaines, mais sur les devoirs les plus essentiels que nous imposent et notre qualité de père commun des fidèles et la nature de notre ministère pacifique. Qu’il soit bien vrai, comme vous l’a dit sa majesté, que les Anglais ne croiront jamais que Rome se soit perdue pour eux, et qu’ils ne lui en sauront jamais aucun gré, ce n’est pas ce que nous devons considérer. Nous n’avons consulté que nos devoirs, lesquels nous imposent l’obligation de ne causer aucun dommage à la religion par l’interruption des communications entre le chef et les membres de l’église, partout où il existe des catholiques, et cette interruption, nous la provoquerions nous-même en exerçant des actes hostiles contre une nation quelconque, et en nous associant à une guerre contre elle.

« Si les maux causés à la religion provenaient du fait d’autrui, tels que ceux qui résulteraient des mesures que sa majesté pourrait prendre par suite du refus de notre adhésion à ce qu’on nous demande, nous en gémirions dans l’amertume de notre cœur, et nous adorerions les jugemens de Dieu, qui les permettrait pour ses desseins secrets et providentiels ; mais si, trahissant nous-même notre caractère, la nature de notre ministère, nous venions à nous associer à un état de guerre qui provoquerait des ressentimens, source de maux pour l’église, ces maux seraient notre fait propre, et voilà précisément ce que nous ne pouvons pas faire. Nous ne pouvons, pour éviter un mal dont nous sommes menacé, occasionner par notre faute à l’église les maux dont nous venons de parler ; mais ces maux dont on nous menace ne sont pas des maux nécessaires, ils dépendent entièrement de la volonté de sa majesté, qui est libre de les réaliser ou de les éviter. Sa religion, sa justice, sa magnanimité, le souvenir de tout ce que nous avons fait pour elle, parleront à son cœur, nous voulons l’espérer encore, et ne lui permettront pas, en face des contemporains et devant la postérité, de préférer au nom de protecteur et de bienfaiteur celui de persécuteur de l’église.

« Quoi qu’il puisse arriver, nous remettrons notre cause aux mains de ce Dieu qui est au-dessus de nous, au-dessus de tous les rois les plus grands, les plus puissans, et nous compterons sur son secours divin, qui ne nous faillira pas au temps fixé par sa sagesse. Ce que sa majesté vous a dit, que, quand une fois Rome et la principauté de l’église seront en ses mains, elles n’en sortiront plus, sa majesté peut bien le croire et se le persuader facilement ; mais nous répondrons franchement que, si sa majesté se flatté avec raison d’avoir la force en main, nous savons, nous, qu’au-dessus de tous les monarques règne un vengeur de la justice et de l’innocence, devant lequel doit fléchir toute puissance humaine… Vous nous dites que l’empereur vous a fait remarquer que la chose est devenue publique, et que par conséquent il ne peut pas reculer ; mais nous devons faire considérer à sa majesté qu’elle ne peut rien perdre de sa grandeur et de sa magnanimité quand c’est non pas devant un potentat de la terre, devant un rival de sa puissance qu’il cède et fléchit, mais devant les représentations et les prières d’un prêtre de Jésus-Christ, de son père et de son ami. Si cette réflexion ne suffit pas pour le persuader, nous devons lui dire avec une liberté apostolique que, si sa majesté est engagée d’honneur devant les hommes, nous sommes engagé de conscience devant Dieu, que jamais le chef de l’église ne prendra part à la guerre, que certainement nous ne serons pas le premier à donner à l’église et au monde un exemple qu’aucun de nos prédécesseurs n’a donné durant dix-huit siècles, celui de nous associer à un état de guerre progressif, indéfini, permanent, contre une nation quelconque, que nous ne pouvons accéder au système fédératif de l’empire français, que nos domaines transmis à nous, indépendans de toute fédération, doivent demeurer tels par la nature de notre ministère apostolique, et si l’on attaquait cette indépendance, si l’on exécutait les menaces qu’on nous adresse sans aucun égard pour notre dignité et pour l’amitié qui nous lie à sa majesté, alors nous y verrions le signal d’une persécution ouverte, et nous en appellerions au jugement de Dieu. Notre parti est irrévocable ; rien ne peut le changer, ni les menaces, ni l’exécution de ces menaces…

«… Tels sont nos sentimens que vous pouvez regarder comme notre testament, et nous sommes prêt, s’il le faut, à le signer de notre sang, nous fortifiant, si la persécution se déchaîne, par ces paroles de notre divin maître : « heureux ceux qui souffrent persécution pour la justice. » Faites connaître ces sentimens dans toute leur étendue à sa majesté ; nous vous l’ordonnons expressément. Il est temps désormais de sortir de cet océan de peines et d’angoisses qui nous font chaque jour demander au ciel d’abréger cette fin si triste et si amère de nos jours. Cependant dites bien aussi à l’empereur que nous l’aimons encore, que nous sommes disposé à lui en donner toutes les preuves qui nous sont possibles, et à continuer de nous montrer son meilleur ami ; mais qu’on ne nous demande pas ce que nous ne pouvons pas faire[21]


On ne saurait douter, en lisant cette lettre, qu’adressée nominalement par le saint-père à son représentant à Paris, elle n’ait été en réalité conçue et rédigée pour être mise sous les yeux de l’empereur lui-même ; mais depuis le jour où, par suite d’une feinte susceptibilité, il s’était plaint si amèrement de ce que Pie VII avait abusé de sa confiance en faisant part de sa correspondance aux membres du sacré-collége, Napoléon avait systématiquement cessé d’écrire au pape. Pie VII s’était cru obligé d’observer de son côté la même réserve, et toute communication directe avait été ainsi interrompue entre eux. Caprara avait donc ordre de demander une audience pour donner connaissance de la réponse du pape. Cette audience, il l’attendit en vain ; elle ne lui fut point accordée. Après quelques hésitations, le légat fit remettre à Napoléon par M. de Talleyrand copie de la lettre de Pie VII. Un certain temps se passa encore. Il semblait que l’empereur et son ministre ne voulaient plus entendre parler des affaires de Rome ni de son représentant à Paris. Enfin un jour à Saint-Cloud, saisissant un instant propice, Caprara essaya de s’approcher de l’empereur ; mais Napoléon lui tourna le dos. Peu de jours après, le cardinal hasardait une seconde tentative ; cette fois Napoléon se laissa joindre. Caprara allait parler : « Mon Dieu, cardinal, que vous sentez les clubs de Rome ! » Et cela dit, derechef il lui tourna le dos.

On aurait peine à comprendre cette indifférence soudaine de l’empereur et la mauvaise humeur dont elle était accompagnée, si l’on ne savait à quel point sa pensée était alors distraite de sa querelle avec le pape et tournée vers d’autres sujets. La France était maintenant à la veille d’entrer en guerre avec la Prusse. C’était même, à vrai dire, en prévision de la lutte redoutable qui allait éclater dans le nord de l’Europe que Napoléon avait mis tant d’ardeur à vouloir fortifier sa situation en Italie et la rendre à peu près inexpugnable. Pour se garantir autant que possible des diversions que la Russie et l’Angleterre pouvaient tenter d’opérer sur ses derrières pendant qu’il manœuvrerait au centre de l’Allemagne, il lui fallait être maître du centre ainsi que du nord et du midi de la péninsule italienne. Cette préoccupation toute stratégique avait été la raison profonde de son redoublement de menaces à l’égard du souverain pontife ; car d’animosité contre Pie VII, il n’en avait aucune. Il ne trouvait nul plaisir à le persécuter. En cette occasion comme en tant d’autres, quoique les moyens employés fussent singulièrement déplaisans, presque odieux, il n’entrait pas de noirceur préméditée dans la conduite de l’empereur. Ce n’était point par méchanceté personnelle ou par suite de mesquines considérations qu’il avait recouru à des procédés aussi violens. La politique, une politique d’ambition gigantesque, fougueuse et déréglée, lui imposait des actes dont l’injustice lui paraissait parfaitement légitimée par la seule nécessité. En agissant ainsi, il avait espéré faire céder Pie VII assez à temps pour jouir, à l’ouverture des prochaines hostilités, du bénéfice de son alliance. Les menaces n’ayant pas suffi, l’empereur s’en trouvait un peu mortifié et profondément aigri ; mais il était encore trop maître de lui-même à cette époque de sa carrière et resté trop judicieux pour se mettre sur les bras tant de besognes à la fois, quoiqu’elles fussent, il faut le reconnaître, d’une difficulté d’exécution bien inégale. Tout prêt à conduire en personne une grande expédition contre la Prusse, assistée probablement de la Russie, certainement de l’Angleterre, toutes trois puissances schismatiques ou protestantes, il ne lui convenait pas d’aller risquer une aventure à la fois compromettante et peu glorieuse contre un souverain très faible assurément, mais qu’entouraient les sympathies secrètes de toutes les puissances catholiques. Il valait mieux patienter. Aussi bien cette fois encore le sort du pape et de ses états se déciderait comme l’année précédente dans les plaines de l’Allemagne. Austerlitz lui avait coûté Ancône et Civita-Vecchia. Qui sait ? un peu de bonheur seulement ; après un second Austerlitz peut-être pourrait-on prendre aisément au saint-père tout le reste de sa souveraineté.

Telle était en effet l’étrange condition de Pie VII, que tous les triomphes du grand homme sacré de ses mains, et que, malgré ses injustices, il continuait à préférer à tous les autres souverains de l’Europe, étaient destinés à lui devenir constamment funestes. Chaque victoire éclatante remportée par Napoléon sur ses ennemis du continent se trouvait par la force des choses à l’instant même retournée contre le pieux pontife, toujours réduit à se plaindre de son héros, mais ne pouvant en même temps prendre son parti de ne le point admirer. On se souvient du violent orage tombé à l’improviste sur la tête de Pie VII dans les premiers jours de 1806. À peine Napoléon avait-il réussi à battre et les Russes et les Autrichiens, qu’il avait adressé à Rome cette impérieuse lettre datée de Munich, cause première de la querelle maintenant pendante avec le saint-siège. La ruine de la monarchie prussienne, suivie de la seconde défaite des Russes, ne devait pas être moins fatale au saint-père, et, plus encore que la paix de Presbourg, la paix de Tilsitt allait avoir pour lui un terrible lendemain ; mais, on le sait, la campagne de 1806-1807 fut longue et assez pénible. Après avoir brillamment débuté au mois d’octobre 1806 par l’étourdissant triomphe d’Iéna, elle s’était prolongée sans beaucoup de succès durant les mois de novembre et de décembre dans les plaines embourbées de la Pologne. Après la bataille douteuse d’Eylau, l’empereur avait dû prendre son parti de faire hiverner son armée au milieu même de nos ennemis, plus étonnés qu’abattus par la hardiesse de nos manœuvres et la bravoure de nos soldats. Il s’était même décidé à ne pas retourner dans sa capitale, attendant patiemment à Finkenstein et à Dresde l’occasion de prendre sa revanche contre les Russes et de faire sentir au trop confiant Alexandre la lourdeur du bras qui venait de s’appesantir sur son malheureux allié le roi de Prusse. Est-il besoin de dire que, pendant toute cette période d’activité militaire, Napoléon sembla oublier un peu, au milieu des camps, les affaires de Rome ? Cependant sa pensée n’en fut jamais tout à fait distraite. Ainsi que nous venons de l’expliquer, sa résolution était arrêtée de tout suspendre en Italie pendant qu’il était si fortement occupé en Allemagne, et de ne reprendre sa querelle avec le pape qu’après qu’il aurait terminé celle qu’il s’était faite avec la Prusse et la Russie. Depuis le jour où à Saint-Cloud il avait si brusquement tourné le dos au pauvre Caprara, on eût dit qu’il avait du même coup, avec le même ennui et la même impatience, détourné son esprit des projets naguère formés à l’égard du Vatican. L’empereur, qui avait à un si rare degré le don de concentrer les forces multiples de sa prodigieuse intelligence sur toute affaire où sa passion était engagée, avait aussi l’heureuse faculté de s’en désintéresser pour ainsi dire à volonté quand cela était nécessaire. Rien ne lui coûtait moins que de laisser dormir pour un temps, sauf à les reprendre plus tard avec une nouvelle ardeur, les questions auxquelles il ne pouvait plus mettre utilement la main. Il ne lui déplaisait même pas qu’on le soupçonnât de les avoir entièrement oubliées. On chercherait en vain dans la correspondance si nombreuse et si détaillée que d’Allemagne Napoléon entretenait avec ses ministres à Paris, ses généraux, ses agens de toute sorte, une seule instruction donnée, le moindre mot ayant trait à ses récens démêlés avec le saint-siège. Il semble qu’il n’y ait plus de pape à Rome, de légat à Paris, de ministre de France auprès du saint-siège, de cardinaux ni d’évêques nulle part. On trouve seulement un petit billet laconique, en date du 9 octobre 1806, adressé par l’empereur à M. de Thiard, son ministre en Saxe, pour qu’il ait à dire à Mgr Arezzo, évêque de Séleucie, de se rendre immédiatement à Berlin. Qu’avait à faire l’empereur d’un évêque de Séleucie ? Il y a là tout un petit épisode de la vie de l’empereur assez curieux et assez ignoré pour que nous ne craignions pas d’entrer à ce sujet dans quelques détails.

Les journées d’Iéna et celle d’Auerstadt avaient décidé pour toujours, on le croyait alors, du sort de la monarchie prussienne. Pas un bataillon ne restait sur pied de ces troupes fameuses jadis formées par le grand Frédéric, qui avaient excité depuis soixante ans la terreur de la vieille Europe, dont tous les hommes du métier ne parlaient qu’avec une sorte de superstition, et sur lesquelles s’étaient modelées toutes les armées du continent. L’effet produit tant en France qu’au dehors par la victoire si soudaine, si incontestée, si complète, que les généraux français et leur glorieux chef venaient de remporter sur les descendans des vainqueurs de Prague et de Rosbach, serait aujourd’hui impossible à décrire. A Paris, les militaires de l’ancien régime, qui depuis longtemps déjà suivaient d’un œil étonné les succès continus du nouveau chef de la nation française, n’en pouvaient revenir. Tant que l’empereur n’avait pas battu les Prussiens, il n’avait rien fait. Cette fois une certaine joie patriotique se mêlait à leur surprise, et dans les salons les plus hostiles du faubourg Saint-Germain on les avait entendus se répéter en s’abordant les uns aux autres : « Ah ! monsieur, qu’il est dommage que ce ne soit pas le souverain légitime ! » Cet enivrement qu’il avait communiqué à la France entière, Napoléon, au lendemain d’Iéna, pendant qu’il occupait à Berlin, dans le palais du roi fugitif les appartemens autrefois habités par Frédéric, le partagea lui-même un instant, lorsque pendant quelques jours il crut tenir à sa merci les souverains de la Prusse et de la Russie. La paix allait se traiter prochainement, il en dicterait les conditions en maître. C’était donc le moment de songer de nouveau aux affaires de Rome et de signifier au saint-père à quelle condition il consentirait à le laisser jouir encore en paix des débris de sa puissance temporelle. L’invitation adressée à Mgr Arezzo de se rendre à Berlin n’avait pas d’autre but que de tenter par son intermédiaire un nouvel effort pour triompher de la résistance du saint-père.

Porter avec générosité le poids dangereux des grands succès sera toujours l’un des plus sûrs indices de l’élévation de l’âme ; mais la joie du triomphe, qui d’ordinaire inspire aux nobles natures leurs meilleures résolutions, ne suggérait à Napoléon d’autre désir, que de pousser jusqu’au bout tous ses avantages. Tout le monde sait avec quelle froideur plus qu’inexorable il accueillit à Tilsitt la reine de Prusse, quand elle vint plaider devant lui la cause de son mari vaincu et de son pays démembré. L’inflexibilité du vainqueur d’Iéna, la rudesse de ses réponses, son attitude hautaine envers une princesse jeune belle et si digne de pitié, sont toujours restées gravées comme autant de souvenirs ineffaçables dans la mémoire des Allemands. Ils ne les avaient point oubliés en 1814 et 1815, et mettaient encore au nombre de leurs griefs nationaux la façon ( dont avait été traitée en 1807 la malheureuse reine de Prusse. Un accueil assez semblable attendait Mgr Arezzo à Berlin. Il ne faut pas s’en étonner, car c’est bien la même absence d’une certaine délicatesse morale qui empêche ceux auxquels elle fait défaut de savoir comment se comporter soit avec les prêtres soit avec les femmes. Le pape n’avait point été vaincu à Iéna, Mgr Arezzo n’avait personnellement aucune grâce à demander à l’empereur ; mais l’empereur, anticipant un peu sur l’avenir, se croyait déjà maître à ce moment de tout faire sur le continent, comme il le fut en effet quelques mois plus tard après la victoire de Friedland. C’était cette conviction intime et d’ailleurs parfaitement fondée de sa puissance qui lui dicta le langage tenu à Berlin à Mgr Arezzo. Les conversations familières et textuellement rendues de l’empereur sont assez rares pour que nous croyions devoir reproduire la relation qu’on va lire, et que l’évêque de Séleucie, nonce à Dresde, mit aussitôt par écrit pour la faire parvenir au saint-siège, et dans les papiers duquel elle a été retrouvée plus tard lors de son arrestation au Quirinal.

Lorsque Mgr Arezzo fut introduit auprès de l’empereur le 12 novembre à midi, il le trouva seul dans le cabinet qui avait été, comme nous l’avons déjà dit, celui du grand Frédéric. Napoléon, en uniforme de général de la garde nationale, portait comme unique décoration la plaque de la Légion d’honneur, ce qui faisait, remarque Mgr Arezzo, un bizarre et remarquable contraste avec les grands cordons de toutes les couleurs et les riches uniformes que portaient tant de ministres, de généraux et de personnages de toute sorte qui remplissaient les vastes salles de cet immense palais.


« A peine la porte était-elle fermée : — Eh ! monseigneur Arezzo, de quel pays êtes-vous ? — Ma famille est sicilienne, répondit l’évêque de Séleucie ; mais je suis ne à Naples, et dès l’âge de huit ans j’ai été élevé et j’ai vécu à Rome. — Que faites-vous à Dresde ? — Votre majesté sait que je suis parti de Saint-Pétersbourg après la malheureuse affaire de Vernègues, et comme la cour de Russie, en retirant son ambassadeur de Rome, lui avait ordonné de s’arrêter à Venise, de même sa sainteté a voulu que je demeurasse à Dresde pour être à portée de retourner en Russie sitôt qu’on pourrait reprendre les relations interrompues. Peu de mois après la guerre éclata, et j’ai reçu ordre du saint-père de prolonger encore mon séjour à Dresde, mais de ne tenter aucune démarche pour le rétablissement des relations avec la Russie aussi longtemps que la bonne harmonie entre cette puissance et la France ne serait pas rétablie. Dans ces derniers temps, on avait pu espérer que cette bonne harmonie allait renaître, malheureusement nous avons été trompés dans nos espérances. — Le pape n’a rien à faire avec la Russie. — Votre majesté n’ignore point qu’il y a plus de quatre millions de catholiques en Russie, et c’est pour cela que le pape y entretient un ministre. — N’y a-t-il point d’évêques en Russie ? quel besoin d’y avoir un nonce ? — Des évêques, il y en a partout, il y en a aussi en France ; mais les évêques ont besoin, dans beaucoup de cas, de recourir au chef de l’église universelle. — Bref, il est temps d’en finir. Le pape ne doit pas avoir de ministre à Saint-Pétersbourg. Les grecs ont toujours été les ennemis de Rome, et je ne sais par quel esprit de vertige Rome veut plus de bien à ses ennemis qu’à ses amis. Vous allez quitter Dresde et vous rendre à Rome. Croyez-vous que je ne sache pas que vous êtes mon ennemi ? Croyez-vous que j’ignore ce que vous avez écrit et ce que vous écrivez encore ? J’ai en main vos dépêches ; les chiffres de Rome sont connus. Où les avez-vous mis en quittant Dresde ? Vous les avez peut-être brûlés ? — Votre majesté me pardonnera, je n’ai jamais rien mis dans mes lettres dont j’aie à rougir. Loin d’être l’ennemi de sa majesté, je me suis employé dans une affaire qui tendait certainement à sa satisfaction. Je servirais bien mal mon souverain, si j’avais à l’égard de votre majesté des sentimens différens des siens. — Mais puisque j’ai vos chiffres en main, puisque je les connais, puisque je puis vous montrer vos dépêches ! — Eh bien ! alors je désire que votre majesté ait la bonté de me dire où et quand j’ai osé dire du mal de sa personne, ou avancé quelque chose qui soit de nature à l’offenser. — Quand je dis que vous êtes mon ennemi (et d’abord vous n’êtes pas Sicilien pour rien), je n’entends pas que vous m’ayez dit des injures ; mais vous avez désiré que je fusse réduit à néant, que mes armées fussent battues et que mes ennemis triomphassent. J’entends par là que vous avez maintenu des relations suspectes avec la Russie. Et vous n’êtes pas le seul à me souhaiter du mal. Le nonce à Vienne et tous vos ministres en font autant, et vous y avez peut-être mis moins d’animosité qu’un autre, parce qu’au moins quelquefois vous avez donné de bons conseils. Par exemple, quand l’empereur François a abdiqué la couronne d’Allemagne, et quand s’est formée la confédération du Rhin, vous avez écrit que, les circonstances étant changées, le pape pouvait bien aussi changer de système. N’est-ce pas vrai ? Eh bien ! vous voyez par là que je suis au fait de tout. Quant au nonce de Vienne, il s’est amusé à écrire des chimères. N’a-t-il pas voulu faire croire que je songeais à me faire empereur d’Occident ? Je n’ai jamais eu cette idée. Je ne dis pas que cela ne puisse arriver ; mais alors certainement je n’y pensais pas. Que signifient ses conférences avec le ministre anglais et le ministre russe et ses communications avec le comte de Stadion ?… En somme, tous vos agens et tous vos ministres sont mes ennemis. Et à Rome aussi on ne pense pas mieux qu’ailleurs. Le pape est un saint homme auquel ils font croire tout ce qu’ils veulent. Ils lui représentent mes demandes sous un faux aspect, comme a fait le cardinal Consalvi, et alors le bon pape s’échauffe à dire qu’il se laissera plutôt tuer que de céder. Qui pense à le tuer, bon Dieu ? S’il n’en passe point par où je veux, je lui ôterai certainement le domaine temporel de Rome, mais je le respecterai toujours comme chef de l’église. Il n’y a aucune nécessité à ce que le pape soit souverain de Rome. Les papes les plus saints ne l’étaient pas. Je lui ferai un bon apanage de trois millions pour qu’il puisse convenablement représenter, et je mettrai à Rome un roi ou un sénateur, et je partagerai son état en autant de duchés. En réalité, le fond de la chose est que je veux que le pape accède à la confédération, j’entends qu’il soit l’ami de mes amis et l’ennemi de mes ennemis. Je suis le protecteur de l’église, et il faut que le pape soit avec moi, s’il veut rester souverain, et bien certainement il le restera, s’il agit à ma guise, parce que je n’ai jamais entendu lui ôter la souveraineté de Rome, comme on a voulu le lui persuader, car il convient que le pape ait encore Rome comme il l’a toujours eue. Pour venir au fait, je vous ai mandé afin de vous dire de quitter Dresde dans trois jours et de partir immédiatement pour Rome (vous pouvez y être dans quinze jours), et de signifier péremptoirement au pape qu’il ait à entrer dans la confédération. — Votre majesté me permettra de lui répéter ce qui lui a déjà été dit tant de fois : que le pape, étant le père commun des fidèles, ne peut se séparer des uns pour s’attacher aux autres, et, son ministère étant un ministère de paix, il ne peut faire la guerre à personne, ni se déclarer l’ennemi de qui que ce soit sans manquer à ses devoirs et compromettre son caractère sacré. — Mais je ne prétends pas du tout qu’il fasse la guerre à personne ; je veux qu’il ferme ses ports aux Anglais et qu’il ne les reçoive pas dans ses états, et que, ne pouvant défendre ni ses ports ni ses forteresses, il me les donne à défendre. Soyez assuré qu’à Rome ils ont perdu la tête. Il n’y a plus là-bas les grands hommes de Léon X. Ganganelli ne se serait pas conduit comme cela. Comment peuvent-ils se figurer que je consente à laisser entre mon royaume d’Italie et celui de Naples des ports et des forteresses qui, en temps de guerre, peuvent être occupés par les Anglais, et compromettre la sécurité de mes états et de mes peuples ? Je veux être en sûreté dans ma maison ; l’Italie tout entière m’appartient par droit de conquête. Le pape m’a couronné non pas roi, mais empereur de France, et je succède non pas au droit des rois, mais à ceux de Charlemagne. Si je laisse des souverains en Italie, ce n’est pas pour qu’ils favorisent mes ennemis et me donnent des sujets d’inquiétude. Je veux que vous représentiez tout cela au pape sous son véritable point de vue, et que vous lui fassiez connaître ses véritables intérêts. J’avais les meilleures intentions à l’égard du pape, je les aurais mises à exécution et je le ferais encore ; mais le pape préfère être misérable, il s’entête mal à propos. Si vous avez la bonne fortune de le persuader, vous lui rendrez un grand service. Je vous avertis toutefois que tout doit être fini pour le 1er janvier. Ou bien le pape consentira, alors il ne perdra rien ; ou bien il refusera, et alors je lui ôterai ses états. Les excommunications ne sont plus de mode, et mes soldats ne refuseront pas de marcher là où je les enverrai. Rappelez-vous Charles-Quint, qui tenait le pape prisonnier et faisait réciter des prières pour lui à Madrid. Je ferai même chose, si on me met au pied du mur. Que le pape n’oublie pas que j’ai relevé les autels en France, que j’ai rétabli la religion, que je la protège en Allemagne et que je la protégerai ailleurs encore. La catholicité presque entière est sous mon sceptre. La main de Dieu conduit mes armées, et il semble que cela déplaise au pape, et c’est lui qui veut me contrarier en tout… En Italie, en France, j’ai beaucoup fait pour les évêques, pour les curés. Tout le monde est content, mais Rome veut se fâcher. Ce n’est pas le pape, ce sont quelques cardinaux, Antonelli et cet autre qu’il a conduit avec lui à Paris. — Comment l’appelez-vous ? (Mgr Arezzo nomma à l’empereur plusieurs des cardinaux qui avaient accompagné le pape à Paris, et s’arrêta au cardinal di Pietro.) — Oui, di Pietro ; c’est un théologien entêté, qui n’a aucune vue politique. Le pape se plaint d’être dans la misère et de n’avoir pas de quoi marcher. C’est sa faute. J’ai payé entièrement (au-delà de ce que je devais) les dépenses du premier passage de mes troupes, j’aurais payé les dépenses du second, du troisième et toutes les autres ; mais on a voulu se brouiller : Eh bien ! qu’on se brouille. Je ne paierai plus rien. Que le pape fasse ce que je veux, et il sera payé pour le passé et pour le futur[22]. »


Mgr Arezzo ayant objecté qu’à cause de son âge il ne pouvait voyager si vite, et que les délais accordés étaient bien courts : — Eh bien ! je vous donne jusqu’en février, répliqua l’empereur ; mais que tout soit fini pour février. Mgr Arezzo, qui n’avait point manqué de présence d’esprit pendant ce long entretien, demanda aussi à Napoléon où il faudrait envoyer le négociateur du pape, à Berlin, Varsovie ou à Saint-Pétersbourg ; « l’empereur va si vite ! » Napoléon sourit et répondit : « Non, à Paris. Que le pape délègue pour cette affaire son légat ; c’est un brave homme, ou bien le cardinal Spina ou tout autre. Cela m’est égal. »


II

Toutes choses se passèrent en effet, ou peu s’en fallut, ainsi que Napoléon venait de l’annoncer à Mgr Arezzo. Il s’était seulement trompé en fixant comme dernier délai au 1er février 1807 la date où le négociateur du saint-siège devait être rendu à Paris. La résistance de l’empereur de Russie avait été plus longue et plus difficile à vaincre que Napoléon ne se l’était figuré. Les Polonais, avec lesquels il n’avait pas voulu s’engager positivement pour la reconstruction du royaume de Pologne, parce qu’à l’avance il était déjà résolu à les sacrifier, si cela devenait plus tard utile à sa politique, ne lui avaient pas prêté toute l’assistance sur laquelle il avait compté. Les troupes russes, combattant presque sur leur propre terrain, sous un climat dont elles avaient l’habitude, s’étaient trouvées beaucoup plus solides que dans la campagne précédente. Il avait fallu attendre après Eylau le retour du printemps, qui est tardif en ces contrées, pour reprendre l’offensive. La bataille décisive de Friedland avait été livrée le 14 juin. La moitié de l’année 1807 était donc déjà écoulée lorsqu’après son entrevue avec Alexandre sur le radeau du Niémen, après la signature du traité de Tilsitt, Napoléon, arrivé à l’apogée de sa gloire militaire, entouré à Dresde d’un cortège d’empereurs, de rois et de princes relevant de son empire, devenu en réalité, non plus seulement pour les évêques de France et pour les flatteurs de sa cour, mais pour le continent européen tout entier, un second Charlemagne, put enfin fixer de nouveau sa pensée sur les affaires de Rome.

Quelques incidens avaient cependant surgi depuis la conversation que l’empereur avait eue à Berlin avec Mgr Arezzo, incidens dont il nous faut rendre compte, car ils avaient encore ajouté à l’irritation de Napoléon contre le saint-siège. D’abord la mission de l’évêque de Séleucie auprès du saint-père avait, ainsi qu’il était facile de le prévoir, complètement échoué. Arrivé à Rome vers la fin de décembre 1806, Mgr Arezzo n’avait pas réussi à persuader Pie VII ; on peut même supposer d’après sa lettre à M. de Talleyrand que, tout en rapportant très consciencieusement, comme il l’assure, les paroles prononcées par l’empereur, Mgr Arezzo n’avait fait aucun effort bien sérieux pour détourner le pape de persévérer dans une ligne de conduite qu’en sa qualité de prélat romain il approuvait certainement au fond du cœur. « Sa sainteté a vu avec une peine égale à sa surprise, écrivait Mgr Arezzo au ministre des relations extérieures, que sa majesté ait pu penser qu’en renouvelant les mêmes demandes on pût obtenir une réponse différente. Comme les mêmes raisons subsistent, résultant des devoirs, du caractère et de la nature de son ministère, raisons qui ne peuvent elles-mêmes jamais changer, le saint-père se trouve dans la nécessité de répéter à sa majesté qu’il est dans l’impossibilité d’accéder à son désir[23]. »

Au désagrément de ce nouveau refus succédèrent d’autres difficultés avec la cour de Rome, difficultés d’une nature purement spirituelle, regardant uniquement le royaume d’Italie, mais qui n’en causèrent pas moins le plus vif déplaisir à Napoléon. Plusieurs sièges épiscopaux étaient venus à vaquer dans le duché de Milan et dans les provinces vénitiennes. En vertu de l’article 4 du concordat conclu le 16 septembre 1803 entre le pape et la république italienne, le chef de cette république, qui n’était autre alors que le premier consul, était autorisé à nommer, comme en France, tous les archevêques et évêques, et le saint-père s’était par le même article engagé à donner l’institution canonique aux sujets nommés, si d’ailleurs ils avaient les qualités requises par les canons de l’église romaine. Un décret du 30 mars 1806 ayant réuni au royaume d’Italie les ci-devans états de Venise, que la maison d’Autriche avait perdus par le traité de Presbourg, Napoléon soutenait, non sans apparence de raison, quoique la thèse contraire pût aussi se défendre, que les clauses du concordat conclu pour les provinces italiennes étaient également applicables aux contrées qui leur avaient été récemment annexées. Il avait donc nommé et proposé à l’institution canonique du saint-père un certain nombre d’ecclésiastiques italiens qui devaient remplir les sièges vacans. La présentation avait été faite en bloc le 13 septembre par une lettre du ministre du culte en Italie, M. Rovera, adressée au cardinal secrétaire d’état Casoni[24]. À cette communication de M. Rovera, le cardinal Casoni avait répondu le 11 octobre 1806 par une note très laconique portant simplement « que personne ne désirait plus vivement que sa sainteté de donner de nouveaux pasteurs aux églises qui avaient perdu leurs évêques, mais que l’article du concordat qui concédait la nomination aux évêchés ne pouvait être mis à exécution de la part de sa sainteté aussi longtemps qu’on n’aurait pas fait cesser les violations essentielles contre lesquelles sa sainteté avait tant de fois réclamé auprès de sa majesté l’empereur et roi, soit par écrit, soit en lui adressant de vive voix à Paris des représentations détaillées, par suite desquelles sa majesté avait chargé son éminence le cardinal Fesch d’une négociation qui cependant était restée sans résultat[25]. »

La détermination à laquelle venait de s’arrêter le saint-père était de la plus importante gravité. Il n’échappera à personne que cette ressource extrême du refus de l’institution canonique aux évêques nommés par l’empereur était précisément celle à laquelle Pie VII eut plus tard recours pendant sa réclusion à Savone, décision qui motiva à cette époque la convocation du concile national de 1811 par l’empereur, et jeta au sein de l’église française une si grande perturbation. Strictement parlant, le saint-père était toutefois dans son droit. Le concordat italien était un traité comme un autre, un contrat parfaitement synallagmatique qui liait au même degré les deux parties contractantes. Il était parfaitement licite au pape, tandis que le gouvernement italien refusait obstinément de remplir quelques-unes des conditions principales de ce traité, d’ajourner lui-même l’exécution de celles qui lui incombaient personnellement. Pie VII, comme chef de la religion catholique, aurait certainement encouru une grande responsabilité morale, s’il avait fait dépendre l’octroi des bulles qui lui étaient demandées, c’est-à-dire une mesure purement spirituelle et propre à son caractère spirituel de souverain pontife, du plus ou moins de satisfaction donnée à ses intérêts de prince temporel dans la querelle qui était maintenant engagée avec l’empereur. Pie VII ne commettait point une faute, qui eût été si fâcheuse. C’était contre la violation manifeste de quelques-unes des immunités garanties par le concordat italien à l’église catholique qu’il s’armait, en sa qualité de chef de cette église, des droits à lui reconnus par ce même concordat. Au point de vue de l’équité et de la logique, la conduite de saint-père était donc correcte. Était-elle bien avisée ou simplement prudente ? Cela est plus douteux. En cette occasion comme en tant d’autres, un immense désavantage résultait pour le saint-père de la confusion impossible à démêler des deux pouvoirs confondus entre ses mains. Le prince temporel indignement traité, ouvertement menacé dans son existence de souverain, avait autant à se plaindre de Napoléon que le chef d’église, envers lequel l’empereur se refusait à tenir des engagemens solennels publiquement contractés. A coup sûr, soit comme souverain, soit comme chef de l’église, Pie VII avait qualité pour défendre ses droits méconnus ; mais quand le pontife saisissait ses armes spirituelles pour porter à son adversaire des coups dangereux que celui-ci ne pouvait point ne pas ressentir profondément, comment prouver à Napoléon, et comment établir devant l’opinion publique attentive qu’il ne s’agissait pas, avant tout, de venger le tort causé aux intérêts du prince temporel ? Le pape, en refusant les bulles aux évêques d’Italie nommés par l’empereur, avait cru se donner quelque force. Il n’avait fait au contraire qu’ajouter à sa faiblesse. Il semble qu’en apprenant la décision prise par le saint-père Napoléon en ait tout aussitôt éprouvé une sorte de mauvaise joie, découvrant bien vite avec sa sagacité ordinaire quel parti il en pourrait tirer contre lui. Son premier mouvement fut d’écrire directement au saint-père à Rome pour jeter feu et flamme. « Je vous envoie, écrit-il le 3 avril 1807 au prince Eugène, une lettre pour le saint-père que vous ferez passer à Rome. Après cela, s’il ne revient pas, il n’en faut plus parler. En temps et lieu, je ferai repentir la cour de Rome de sa mauvaise conduite ; mais ce n’est pas le moment. » Puis tout à coup il se ravise. Il garde sa lettre, n’ayant pas encore, paraît-il, suffisamment battu les Russes, et il met un post-scriptum à sa lettre : « Toute réflexion faite, je n’écrirai pas au pape. Je ne veux pas me jeter dans les tracasseries avec ces nigauds. Le plus sûr est de s’en passer[26]. »

Quelques jours plus tard, il revient de nouveau dans sa correspondance avec le prince Eugène sur cette affaire des bulles des évêques d’Italie. Il ne veut point encore écrire à sa sainteté, mais il est bien aise que le prince Eugène lui écrive. « Vous direz qu’il m’a été rendu compte de ce qui s’est passé, et que vous savez que j’ai dit : Le pape ne veut donc plus que j’aie d’évêques en Italie ! A la bonne heure ! Si c’est là servir la religion, comment doivent donc faire ceux qui veulent la détruire ? Vous ajouterez que l’intérêt particulier que vous portez au pape vous fait désirer qu’il ne me donne point ce sujet de mécontentement, que, par l’insinuation secrète de quelques malveillans, on n’oublie aucune occasion de me mécontenter, que j’avais de l’estime pour le pape, que tout cela me change, et que cela est non-seulement maladroit, mais aussi contraire au bien de la religion… Laissez à Ancône le général ***, (un général français dont le pape s’était plaint comme lui ayant manqué d’égards) ; les prêtres ne sont jamais contens de personne[27]. »

Conformément aux ordres expédiés d’Allemagne, le prince Eugène écrivit au saint-père une longue lettre où il eut soin de reproduire textuellement les paroles de Napoléon ; nous avons lieu de supposer que le surplus du contenu de cette dépêche était emprunté à la missive que Napoléon avait d’abord eu l’idée d’adresser à Rome, puis à laquelle il avait ensuite renoncé[28]. Quoi qu’il en soit, la communication du vice-roi d’Italie, empreinte de douceur, de gravité et de mesure, parut faire une certaine impression sur Pie VII, car il y répondit lui-même avec abondance et détails, donnant les raisons très réfléchies du parti auquel il s’était arrêté, expliquant qu’il y avait été contraint bien malgré lui par le mépris qu’on avait fait depuis si longtemps de ses incessantes réclamations, rappelant qu’il avait averti à l’avance l’empereur que sa conscience l’obligerait un jour, si l’on dédaignait toutes ses instances, à recourir à une si pénible extrémité, qui lui avait beaucoup coûté. Il était bien loin d’avoir pour le bien des âmes cette indifférence qu’on lui reprochait d’une façon aussi cruelle qu’imméritée. « D’ailleurs, ajoutait-il, comme s’il sentait lui-même qu’il avait mis un peu de précipitation dans la résolution annoncée au ministre du culte en Italie, si nos devoirs ne nous permettent pas de pourvoir les églises vacantes en exécution de l’article il du concordat, pendant que les autres articles ne sont pas exécutés et sont même violés, ils ne nous empêchent pourtant pas d’assigner à ces églises les mêmes pasteurs que sa majesté a choisis. Nous nous sommes en conséquence déterminé à leur conférer l’institution canonique aussitôt que, par le moyen de la procédure accoutumée, nous nous serons assuré qu’ils sont munis des qualités requises par les règles de l’église[29]. »

Ainsi, grâce à la concession du saint-père, toutes les difficultés relatives à l’institution canonique des évêques italiens étaient, sinon théoriquement résolues, du moins pratiquement arrangées, et Pie VII avait tout lieu de se flatter que cette retraite, doucement ménagée, lui procurerait au moins quelques instans de répit. Il n’en obtint aucun. Ce n’est pas que rien fût survenu soit en France soit en Italie, ce n’est pas que l’empereur eût quelque grief nouveau à faire valoir contre le saint-siège, non ; mais la guerre était finie et glorieusement finie en Allemagne. Il avait battu tous ses ennemis, il n’y avait plus une seule puissance qui lui résistât sur tout le continent ; excepté le roi constitutionnel de la Grande-Bretagne, pas un souverain grand ou petit qui ne fût à ses pieds. Schismatiques, protestans ou catholiques, tous se disputaient à l’envi l’honneur de ses bonnes grâces. Aucun d’eux n’était à craindre, il n’avait plus personne à ménager. Le moment était donc venu, comme il le mandait tout à l’heure au prince Eugène, de faire repentir Rome de sa mauvaise conduite. Des écrivains ecclésiastiques ont raconté que, dans les entrevues intimes qui suivirent la paix de Tilsitt, l’empereur Alexandre aurait dit une fois à Napoléon : « Vous avez des difficultés en France avec le saint-siège à cause des choses de la religion ; chez moi, en Russie, je suis à la fois empereur et pape, c’est bien plus commode ; » ces paroles, ajoutent-ils, auraient vivement frappé l’empereur. L’anecdote est-elle très authentique ? Nous ne savons ; il est certain toutefois qu’à partir de cette époque les idées de Napoléon sur les rapports de l’église et de l’état revêtirent une forme encore plus tranchée et plus impérieuse. Au milieu du petit cercle de personnes admises à l’honneur de son intimité, et comme pour essayer l’effet qu’elles produiraient au dehors, on l’entendit développer pour la première fois à Dresde même les thèses étranges qui se sont depuis étalées avec tant de complaisance dans les pages dictées à M. de Las Cases pendant la captivité de Sainte-Hélène. Elles fermentaient tellement dans la tête de l’empereur qu’il ne put attendre d’être arrivé à Paris pour leur donner cours. Ce fut pendant son séjour à la petite cour du roi de Saxe que firent pour la première fois explosion sur ce sujet les vapeurs de son incommensurable orgueil. La prospérité excessive est d’ordinaire une assez mauvaise conseillère des princes ; plus fatale à Napoléon qu’à personne, elle lui dicta à Dresde une très singulière démarche, et la moins propre, nous le croyons, à lui faire honneur auprès de la postérité. Il avait résolu d’agir plus fortement que jamais sur l’esprit du saint-père, toujours considéré par lui, malgré les épreuves déjà inutilement tentées, comme un faible vieillard capable de se laisser intimider ; mais pour y réussir il fallait qu’il s’y employât directement lui-même. Or il avait maintes fois répété qu’il ne lui écrirait plus. Renouer le premier la correspondance, c’était faire acte de condescendance quand il importait de se montrer plus irrité que jamais. Voici le biais que Napoléon imagina. Il écrivit de Dresde, le 22 juillet, au prince Eugène une lettre de quelques lignes seulement qui en contenait deux autres : 1° une lettre que le prince Eugène devait adresser comme de lui-même, en son propre et privé nom, au saint-père ; 2° une lettre que l’empereur était censé avoir écrite au prince Eugène, et que celui-ci à son tour serait censé avoir, sans ordre et spontanément, communiqué à Pie VII. Dans les mesures les plus violentes de l’empereur, il était toujours entre à toutes les époques de sa vie un certain mélange de ruse. La ruse ici surabondait ; voici d’ailleurs les principaux passages des deux lettres.

« Très saint-père, j’ai mis la lettre de votre sainteté sous les yeux de mon très-honoré père et souverain, qui m’a répondu de Dresde une longue lettre dont je communiquerai à votre sainteté un extrait… Que votre sainteté me permette de le lui dire, toutes les discussions que soulève la cour de Rome ont pour but de piquer un grand souverain qui, pénétré de sentimens religieux, sent les immenses services qu’il a rendus à la religion, soit en France, soit en Italie, soit en Allemagne, soit en Pologne, soit en Saxe. Il sait que le monde le regarde comme la colonne de la foi chrétienne, et les ennemis de la religion comme un prince qui a rendu à la religion catholique en Europe la suprématie qu’elle avait perdue. La cour de Rome est-elle mue par l’amour de la religion, lorsque, sous de vains prétextes, dans des choses où un peu de modération peut tout arranger, elle prend le ton de la menace et offusque les droits du trône, non moins sacrés que ceux de la tiare ? Si votre sainteté est vraiment mue par le sentiment de ses devoirs et du bien de la religion, qu’elle envoie des pleins pouvoirs au cardinal-légat à Paris, et en huit jours tout cela finira. Si elle ne veut point prendre ce parti, son pontificat aura été plus funeste pour la cour de Rome que celui pendant lequel le nord de l’Allemagne et l’Angleterre se séparaient d’elle. »


Ici l’empereur, après avoir parlé pour son fils, commençait à prendre la parole pour son propre compte :


« Mon fils, j’ai vu dans la lettre de sa sainteté, que certainement elle n’a pas écrite, qu’elle me menace. Croirait-elle donc que les droits du trône soient moins sacrés que ceux de la tiare ? Il y avait des rois avant qu’il y eût des papes. Ils veulent, disent-ils, publier tout le mal que je fais à la religion. Les insensés ! ils ne savent point qu’il n’y a pas un coin du monde en Italie, en Allemagne, en Pologne, où je n’aie fait encore plus de bien à la religion que le pape n’y a fait de mal, non par mauvaise intention, mais par les conseils irascibles de quelques hommes bornés qui l’entourent. Ils veulent me dénoncer à la chrétienté ! cette ridicule pensée ne peut appartenir qu’à une profonde ignorance du siècle où nous sommes. Il y a là une erreur de mille ans de date. Le pape qui se porterait à une telle démarche cesserait d’être pape à mes yeux. Je ne le considérerais que comme l’antéchrist, envoyé pour bouleverser le monde et faire du mal aux hommes, et je remercierais Dieu de son impuissance. Si cela était ainsi, je séparerais mes peuples de toute communication avec Rome, et j’y établirais une police…. « ….. Que veut faire Pie VII en me dénonçant à la chrétienté ? Mettre mes trônes en interdit, m’excommunier ? Pense-t-il que les armes tomberont de la main de mes soldats, et mettre le poignard aux mains de mes peuples pour m’égorger ? Cette infâme doctrine, des papes furibonds l’ont prêchée. Il ne resterait plus au saint-père qu’à me faire couper les cheveux et à m’enfermer dans un monastère ! Me prend-il pour Louis le Débonnaire ?… Le pape actuel est trop puissant ; les prêtres ne sont pas faits pour gouverner. Qu’ils imitent saint Pierre, saint Paul et les saints apôtres, qui valent bien les Jules, les Boniface, les Grégoire, les Léon… C’est le désordre de l’église que veut la cour de Rome, et non le bien de la religion. Elle veut le désordre pour pouvoir s’arroger un pouvoir arbitraire et bouleverser les idées de temporel et de spirituel. Certes, je commence à rougir et à me sentir humilié de toutes les folies que m’a fait endurer la cour de Rome, et peut-être le temps n’est-il pas éloigné, si l’on veut continuer à troubler les affaires de mes états, où je ne reconnaîtrai le pape que comme évêque de Rome, comme égal et au même rang que les évêques de mes états. Je ne craindrai pas de réunir les églises gallicane, italienne, allemande, polonaise dans un concile pour faire mes affaires sans pape, et mettre mes peuples à l’abri des prétentions des prêtres de Rome… En deux mots, c’est pour la dernière fois que j’entre en discussion avec cette prêtraille romaine. On peut la mépriser et la méconnaître et être constamment dans la voie du salut, et dans le fait ce qui peut sauver dans un pays peut sauver dans un autre.

« Je tiens ma couronne de Dieu et de la volonté de mes peuples ; je n’en suis responsable qu’à Dieu et à mes peuples. Je serai toujours Charlemagne pour la cour de Rome et jamais Louis le Débonnaire… Je n’ai jamais demandé autre chose qu’un accommodement. Si Rome n’en veut point, qu’elle ne nomme point d’évêques ; mes peuples vivront sans évêques, mes églises sans direction, jusqu’à ce qu’enfin l’intérêt de la religion, dont mes peuples ont besoin, me fera prendre un parti que commandent leur bien-être et la grandeur de ma couronne ! »


A ce passage finissait la lettre de l’empereur, et le prince Eugène devait reprendre en ces termes :


« Très saint père, cette lettre n’était pas faite pour être mise sous les yeux de votre sainteté. Je la conjure de finir toutes ces discussions, d’éloigner d’elle les conseils perfides d’hommes irascibles qui, s’aveuglant sur les circonstances et sur les vrais intérêts de la religion, ne sont animés que par de petites passions… On veut lutter de puissance, et j’ose dire d’orgueil avec un souverain que nous ne pouvons comparer qu’à Cyrus et à Charlemagne. Est-ce ainsi qu’en agissaient aveu Cyrus le patriarche de Jérusalem, et envers Charlemagne les pontifes qui régnaient de son temps à Rome ?… Il n’est pas juste que les mouches s’attachent au lion et le piquent à petits coups d’aiguillon. Elles percent à peine sa peau ; mais enfin elles l’irritent… Les peuples de Rome sont malheureux ; c’est l’ouvrage des conseillers de votre sainteté. L’église souffre ; c’est la faute du souverain pontife, qui ne veut point nommer d’évêques sous de vains prétextes de prérogative… Au reste, c’est la dernière fois que j’ai l’autorisation d’écrire à votre sainteté. Elle n’entendra plus parler de mon souverain ni de moi. Qu’elle nomme ou non des évêques, elle en est la maîtresse ; si ensuite quelqu’un se permet de prêcher le trouble et l’insurrection, il en sera puni par la justice des lois, dont le pouvoir émane aussi de la Divinité. »

« Vous enverrez cette lettre au pape, disait Napoléon en terminant, et vous me préviendrez quand M. Alquier l’aura remise. Je pars pour Paris ; envoyez-y vos lettres[30]. »


III

Quand l’empereur écrivait et faisait écrire de pareilles choses, évidemment le temps des violences était proche. Il n’est point douteux qu’il ne brûlât d’impatience de s’emparer du restant des états du saint-père. Cela résulte d’un passage d’une autre lettre, écrite à la même date, qui n’était certainement point destinée à être mise sous les yeux de Pie VII. « Je ne sais quel coup de tête vous voulez que fasse le pape. Vous avez dû mettre des troupes du côté de Bologne, et, s’il faisait quelque imprudence, ce serait une belle occasion de lui ôter ses états de Rome[31]. » Pie VII ne méditait aucun coup de tête, et l’embarras était précisément qu’il n’en voulait point faire et qu’il redoublait de douceur. A la lettre injurieuse du prince Eugène qui renfermait la lettre plus injurieuse encore de l’empereur, le saint-père avait répondu avec une fermeté tranquille, pleine de tristesse, mais surtout exempte de colère. « Nous ne devions certainement pas nous attendre à ce qu’un souverain catholique attaquerait en notre personne le chef de la religion par des expressions dont aucun de nos prédécesseurs n’a jamais été exposé à souffrir l’humiliation Dans l’exécution de nos devoirs, nous sommes dirigé par la modération et par la mansuétude et non par le ressentiment et par l’orgueil. Notre dignité, aussi bien que la défense faite à votre altesse impériale de continuer cette correspondance avec nous, nous interdisent de discuter dans cette réponse des propositions qui nous font horreur, mais qui n’ont pas besoin d’être réfutées, puisqu’elles l’ont été tant de fois victorieusement… Votre altesse impériale et l’ambassadeur de France nous proposent une négociation qui doit avoir lieu à Paris, et dont l’objet serait d’arranger tous les différends qui existent entre sa majesté et le saint-siège. Nous nous prêtons volontiers à une chose que nous avons toujours désirée[32]… »

Cependant l’empereur était arrivé à Paris, et peu de jours après il avait fait donner ordre à M. Alquier de presser le saint-père d’envoyer un négociateur à Paris. Le saint-père désigna à cet effet le cardinal Litta. M. Alquier parut d’abord satisfait de ce choix ; mais quelques jours après il déclara au cardinal Casoni que l’empereur n’en voulait pas. En même temps arrivaient de Paris des dépêches du cardinal Caprara. Le cardinal-légat informait sa cour de ce qui s’était passé dans une audience que Napoléon venait de lui accorder. L’empereur s’y était plaint de la façon la plus amère de la conduite du pape et de la résistance qu’il opposait à ses volontés suprêmes. Il voyait bien que le cœur de Pie VII lui était entièrement aliéné. C’étaient les ennemis les plus dangereux de sa sainteté qui en étaient cause. Napoléon avait accompagné toutes ces doléances de menaces, et terminé en disant que, si la négociation n’avait pas l’issue qu’il en attendait, il s’emparerait des provinces de l’Adriatique. Caprara faisait également savoir que l’empereur récusait tous les cardinaux, excepté le cardinal de Bayanne, et qu’il exigeait que la négociation pour le concordat germanique eût lieu à Paris, sous les yeux du chef de la confédération. Enfin le légat envoyait copie d’une note qu’il venait de recevoir de M. de Champagny, successeur de M. de Talleyrand au ministère des relations extérieures.

Le remplacement de M. de Talleyrand devait avoir de fâcheuses conséquences pour la conduite des affaires pendantes avec la cour de Rome. Il avait été amené par une suite de circonstances singulières et qui étaient elles-mêmes un signe des temps. Jamais M. de Talleyrand n’avait paru plus en faveur auprès de l’empereur, jamais il ne lui avait rendu de plus utiles services que pendant la dernière campagne d’Allemagne, et surtout durant les négociations qui en furent la suite. A plus d’une reprise le Moniteur avait informé le public de la satisfaction que l’empereur éprouvait du zèle et des efforts de son ministre des relations extérieures. Personne ne fut donc étonné que M. de Talleyrand aspirât à monter alors au premier rang. Il n’était que simple ministre et devait en cette qualité, suivant la hiérarchie du régime impérial, céder le pas aux grands dignitaires. Cette infériorité lui déplaisait ajuste titre. Or il se trouvait que les fonctions de grand-électeur et celles d’archichancelier d’état n’étaient pas remplies en ce moment. Les titres de cette dignité appartenaient, le premier au frère aîné de Napoléon, devenu roi de Naples, le second au prince Eugène, vice-roi d’Italie. M. de Talleyrand n’eut pas beaucoup de peine à se faire nommer vice-grand-électeur, exerçant en même temps les fonctions d’archichancelier. La conséquence de cette élévation était de lui ôter le portefeuille des affaires étrangères, nécessité qui ne lui paraissait pas très fâcheuse parce qu’elle le débarrassait d’une foule de détails qui commençaient à lui peser. Il se considérait. comme indispensable à l’empereur ; il ne doutait pas que la supériorité de ses talens, soutenue de son titre d’archichancelier, ne lui assurât toujours une influence considérable dans les affaires. Il en était d’autant plus persuadé qu’il croyait avoir puissamment contribué au choix de son successeur, M. de Champagny. M. de Champagny, ministre de l’intérieur, était un homme laborieux, doué de capacités, mais timide, assez faible de caractère, qui ne pouvait trouver sa véritable place qu’au second rang. Ainsi le succès et l’honneur des grandes affaires lui reviendraient toujours, pensait M. de Talleyrand ; mais en cela précisément M. de Talleyrand s’était étrangement trompé. C’était bien cette infériorité relative qui avait déterminé la préférence de l’empereur en faveur de M. de Champagny. Depuis que toutes choses lui avaient si bien réussi, Napoléon en était venu à n’aimer plus employer les hommes trop considérables par leur mérite, gens avec lesquels il faut toujours compter quelque peu. Il était en particulier fatigué d’un ministre sur l’habileté duquel le public était naturellement disposé à reporter le succès de ses négociations. Du jour où le portefeuille des relations extérieures fut remis aux mains de M. de Champagny, l’empereur affecta ostensiblement de ne travailler qu’avec lui ; il n’eut plus avec M. de Talleyrand que les rapports indispensables, et l’ancien ministre fut de toutes les manières averti de n’avoir à intervenir que dans les affaires pour lesquelles il serait spécialement consulté.

A coup sûr, M. de Talleyrand n’avait pas été consulté par M. de Champagny sur la note adressée le 21 août 1807 au cardinal Caprara et que ce dernier venait de transmettre à Rome. Il y régnait une amertume de ton, une crudité d’expressions empruntées aux conversations de l’empereur, mais qui étaient bien éloignées des habitudes épistolaires du prince de Bénévent. « Par une fatalité inexplicable, disait M. de Champagny, ce sont des hommes passionnés et sans connaissances des affaires qui jouissent à Rome d’un grand crédit, qui conseillent et qui dirigent tout. Auprès d’eux, l’ignorance et l’exaltation semblent être des titres de faveur… C’est malgré eux que le bien de la religion s’est fait en Italie. Ils ont laissé perdre la religion en Allemagne, où l’on a mieux aimé la livrer aux protestans que de s’adresser aux évêques. Ils tourmentent par une funeste administration les peuples infortunés des états romains… La fausse politique du saint-siège lui a déjà fait perdre trois provinces. Sa majesté est loin de vouloir lui en enlever encore trois autres ; mais la sûreté de ses états l’exigerait, si le saint-siège persistait dans cet état d’irritation et d’animosité[33]. »

À ce reproche d’irritation et d’animosité, voici quelle réponse faisait le saint-père. Il écrivait directement à l’empereur, qui le faisait injurier par le vice-roi d’Italie et par son ministre, mais qui gardait avec lui depuis deux ans un silence obstiné, la lettre qu’on va lire :


« Quoique votre majesté ait laissé sans réponse quelques-unes de nos lettres, néanmoins nous entreprenons de lui écrire encore une fois. Nous n’avons pu apprendre sans peine par notre cardinal-légat que votre majesté croit que notre cœur lui est aliéné, et que nous nous opposons par la seule envie de la contrarier à ce qu’elle désire de nous. Majesté, Dieu nous est témoin, il sait que nous ne mentons pas. Ce n’est pas l’envie de la contredire, c’est le sentiment de nos devoirs qui nous a forcé de nous refuser à quelques-unes de ses demandes ; rien ne nous serait plus agréable que de seconder ses vœux de tout notre pouvoir… Le bruit s’est répandu que votre majesté pensait venir dans ce pays. Ainsi à la satisfaction que nous éprouvons par l’arrangement tant désiré se joindrait encore celle de revoir votre majesté. Dans ce cas, nous ne céderons à personne l’honneur de recevoir un hôte aussi illustre ; notre droit à cette préférence ne saurait être contesté. Le palais du Vatican, que nous ferons arranger pour le mieux, sera destiné à recevoir sa majesté et sa suite. Toutes les affaires ayant été conciliées à Paris, nous pourrons, à Rome, travailler à faire jouir la religion catholique, dont votre majesté doit être le défenseur, de tous les biens qu’elle lui a promis. Qu’en attendant votre majesté soit persuadée de notre affection constante, en gage de laquelle nous lui donnons avec toute l’effusion de notre cœur la bénédiction apostolique[34]. »


Qui ne croirait en lisant cette lettre du saint-père, toute pleine d’espoir, empreinte de ce l’on d’affectueuse tendresse envers Napoléon, qui était presque celui des jours heureux du concordat et du sacre, que la querelle allait enfin s’apaiser, et que les choses étaient à la veille de s’arranger à la satisfaction des deux parties. Pie VII ne s’était point borné d’ailleurs à manifester les plus conciliantes intentions, il avait joint les actes aux paroles. Napoléon ayant élevé des objections contre le choix du cardinal Litta pour négociateur, le pape y avait renoncé. Napoléon ayant témoigné la volonté de n’accepter que le cardinal de Bayanne, le pape avait désigné le cardinal de Bayanne, sujet français, le seul parmi les membres du sacré-collège qui avait toujours été d’avis de donner complète satisfaction à l’empereur. Certes la prétention était inouïe de la part de Napoléon de vouloir imposer à un souverain étranger la personne à laquelle il devait, à l’exclusion de tout autre, confier le soin de traiter de ses intérêts ; c’était mettre le comble à cette exigence de vouloir que le négociateur romain fût Français, et par conséquent dépendant de lui, comme l’était déjà le légat Caprara en sa qualité d’évêque de Milan. N’importe, le pape avait, somme toute, confiance dans l’honnêteté bien connue du respectable cardinal de Bayanne, fort dévoué à l’empereur, très porté à toute espèce de condescendance envers lui, mais incapable d’enfreindre les instructions qui lui seraient données. Aucune concession à laquelle sa conscience pût consentir ne coûtait maintenant à Pie VII, si elle lui semblait propre à conduire à une heureuse entente. Non-seulement il céda sur le choix du négociateur, mais il se hâta de faire partir le cardinal de Bayanne de Rome avec les pouvoirs les plus étendus.

Comment l’empereur allait-il reconnaître tous les concilians procédés du saint-père ? Si l’on ne savait à quel point son parti était arrêté, et qu’à tout prix il voulait rompre afin de s’emparer des états du saint-siège, la surprise serait vraiment extrême en voyant l’attitude prise en ce moment par le chef du gouvernement français. Évidemment Napoléon avait espéré que le pape refuserait, de négocier par l’intermédiaire du cardinal Caprara. Il avait écrit le 7 septembre au prince Eugène : « Vous savez que je n’ai pas admis le cardinal Litta ; nous verrons le parti que prendront actuellement ces prêtres[35]. » Le pape avait tout simplement pris le parti d’envoyer le cardinal de Bayanne, et d’écrire la lettre parfaitement modérée, amicale et même tendre que nous venons de citer. Par sa douceur naturelle, par sa bonne foi, par une simplicité de cœur que Napoléon n’avait pas fait entrer dans ses calculs, le saint-père se trouvait avoir déjoué sans le savoir tous les plans de son adversaire beaucoup mieux que n’aurait pu faire le plus consommé politique. Que résoudre ? quelle réponse faire à la lettre affectueuse de Pie VII, à cette aimable invitation de venir à Rome et de s’établir au Vatican ? Cela était assez embarrassant ; Napoléon prit le parti de ne pas répondre. Nous nous trompons, il répondit en envoyant ordre au vice-roi de faire prendre possession par le général Lemarrois d’Ancône, du duché d’Urbin, de la province de Macerata, de Fermo, de Spolette. « Mon intention est que toutes, les troupes françaises qui se trouvent dans les états du pape doivent être habillées, nourries et soldées par le pape. Cela ne laissera pas que de faire une assez grande économie[36]. » Il y répondit aussi en écrivant qu’on eût soin à Milan d’empêcher le cardinal de Bayanne « de passer outre. » — « Vous lui demanderez, écrivait-il au prince, Eugène, si dans son âme et conscience de cardinal il croit ses pouvoirs et ses instructions suffisans pour arranger tous les points de discussion qui existent avec la cour de Rome. S’il ne se croit pas > assez autorisé, il doit écrire à Rome qu’il a été retenu à Milan, vu les explications qu’on lui a demandées[37]… »


A la même époque (21 septembre 1807), comme s’il craignait que les mesures que nous venons d’énumérer ne fussent pas encore assez blessantes, l’empereur donna ordre à M. de Champagny de passer au cardinal Caprara une note dont le ton semblait calculé de façon à amener décidément cette rupture qu’il souhaitait avec tant d’impatience.


« Il n’importe pas beaucoup à l’empereur que Rome ait sept ou huit Anglais de moins ; mais ce qui lui importe, c’est que le souverain temporel de Rome marche dans le système de la France, que, placé au milieu du grand empire, environné de ses armées, il ne soit pas étranger à ses intérêts, à sa politique. Rome ne s’est jamais séparée de la politique de l’Europe ; souvent elle y a joué un rôle trop actif, et ses princes ont été plus d’une fois les moteurs des guerres qui ont désolé cette partie du monde. On a blâmé dans les papes cette politique, quand elle a été mauvaise, fondée sur l’injustice ou la mauvaise foi ; mais on n’a jamais prétendu qu’en agissant comme souverains temporels ils violassent, les devoirs imposés au chef de l’église. Mettre en avant un tel argument, c’est s’accuser soi-même d’ignorance ou de mauvaise foi. L’empereur ne demande au pape de se liguer avec lui que contre les infidèles, ce que le saint-siège a toujours regardé comme un devoir, et contre les Anglais, nation hérétique qui traite même chez elle les catholiques en ennemis. L’empereur demande cela au pape, et il peut le demander comme un droit de sa couronne. Souverain de l’empire de Charlemagne et héritier de ses droits, il doit se souvenir que la donation faite par ce prince au saint-siège renfermait la condition tacite de ne point agir contre les intérêts de son empire et de faire cause commune avec lui et avec ses successeurs, car sans doute Charlemagne n’aurait pas voulu donner des armes contre sa propre puissance. La cause que l’on propose au pape d’embrasser est bien la cause de l’empire de Charlemagne ; c’est celle de la France, de l’Allemagne, de l’Italie et celle de tout le continent… L’empereur laissera volontiers Rome sous la puissance du pape, parce que Rome ainsi isolée ne pourra plus nuire aux intérêts de l’empire. Tel est, monsieur le cardinal, l’alternative offerte à sa sainteté. Il ne sera pas tenu un autre langage à son négociateur. De vains partages ne feront jamais sortir de ce cercle : c’est au pape à choisir… Je n’entretiendrai que brièvement votre éminence des affaires ecclésiastiques. Il n’y en a point en France dont le pape ait à se mêler. L’église gallicane a ses privilèges et jouit de la paix la plus profonde. Ses membres bénissent l’empereur, qui honore la religion et protège ses ministres… Les affaires ecclésiastiques d’Italie ont trois objets : les moines d’abord ; l’empereur n’en veut point, il n’y en avait point du temps des apôtres, il n’y en a point en France, l’Italie n’en a pas besoin ; mais dans ce temps de crise il lui faut des soldats pour la défendre contre les infidèles et les hérétiques… Tels sont, monsieur le cardinal, les vœux de l’empereur, fondés sur l’intérêt des peuples et sur l’intérêt de la religion. Si le pape refuse de s’y rendre, si son négociateur n’est pas revêtu des pouvoirs nécessaires pour arriver au but indiqué, l’empereur pour les affaires temporelles en appellera à la suprématie de sa couronne ; il agira comme aurait agi Charlemagne, des droits duquel il est l’héritier, comme a agi Charles-Quint, qui était loin d’avoir les mêmes droits. Pour les affaires ecclésiastiques il en appellera à un concile général de la chrétienté, seul organe de l’église infaillible et arbitre souverain de toutes les contestations religieuses… Encore une fois, je dois le répéter, disait M. de Champagny en terminant sa note, il ne faut pas que le cardinal ait des pouvoirs limités, ou il doit rester à Rome[38]. »


Pour qui sait comprendre, le but de la note que l’empereur avait dictée à M. de Champagny saute de lui-même aux yeux. En présentant sous cette forme impérieuse ses prétentions plutôt grossies qu’atténuées, en exigeant en même temps que le saint-siège donnât des pleins pouvoirs illimités à un négociateur dont les opinions sur les questions en litige étaient connues et qui était sous son entière dépendance, l’empereur ne se proposait qu’une chose : il espérait qu’effrayé d’entamer une négociation sous de tels auspices et dans de telles conditions, le pape préférerait ne pas envoyer le cardinal de Bayanne à Paris, C’était de beaucoup ce qui convenait le mieux aux desseins de l’empereur. Il aurait alors constaté que, le pape ayant refusé d’entendre à aucun arrangement il avait été obligé de se faire justice lui-même en prenant possession de ses états. Pendant quelque temps, les choses parurent en effet tourner ainsi. Ce fut avec une satisfaction assez mal déguisée qu’à Fontainebleau, le dernier jour du mois de septembre, en présence de, beaucoup de personnes de la cour présentes à l’audience qu’il donnait au cardinal Caprara, Napoléon s’écria très haut : « Eh bien ! le pape refuse de donner des pleins pouvoirs pour la négociation ; » puis, après s’être exprimé sur le compte de la cour de Rome dans les termes les plus amers, s’adressant tout à coup à l’assistance étonnée, il continua : « J’avais demandé au pape qu’il accordât des pleins pouvoirs… Il y avait consenti en termes généraux. On insiste, et, qui le croirait ? maintenant il refuse. Cela veut dire que le consentement donné par écrit renfermait quelque subterfuge romain ; cela est évident, puisqu’il refuse les pleins pouvoirs. » L’empereur, sans laisser rien répondre au légat, se tourna alors subitement vers d’autres personnes, et Caprara resta en tête-à-tête avec M. de Champagny ; mais bientôt Napoléon revint de nouveau de son côté. « Eh bien ! que dites-vous ? — Il ne me reste qu’un espoir, quoiqu’un peu trop éloigné, dit doucement le légat, celui que la sagesse de votre majesté saura trouver un moyen de sortir d’embarras dans une chose qui, j’en suis sûr, intéresse son honneur. » L’empereur se promena quelque temps en silence, puis il reprit : « Voyez, dit-il, si Rome se refuse absolument à donner les pleins pouvoirs, je me tairai ; je la laisserai se rendre responsable envers toute la terre des conséquences de ce fait… Si l’on persiste dans ce refus, je ne me mêlerai plus des affaires ecclésiastiques, soit de l’empire français, soit du royaume d’Italie. Quant aux affaires politiques, du moment où je ne vois dans le pape qu’un simple souverain temporel, j’entends qu’il fasse cause commune avec moi contre tous mes ennemis, et qu’il entre dans ma fédération… Autrement les troupes d’Ancône prendront possession des provinces de l’état ecclésiastique que j’ai nommées (Ancône, Urbin, Macerata, Fermo et Spolette). » Cela dit, l’empereur quitta immédiatement la salle[39].

Peu de temps après cette scène faite au légat, l’empereur put se flatter pendant quelques jours qu’il en était venu à ses fins et que le signal de la rupture serait en effet donné par le saint-père lui-même. Pie VII avait été saisi d’un véritable accès d’indignation lorsqu’il avait appris qu’en vertu d’un ordre signé de l’empereur le général Lemarrois s’était déclaré gouverneur-général d’Ancône, de Macerata, de Fermo, de Spolette et d’Urbin. Quoi ! on saisissait d’un trait de plume ses plus belles provinces. Non content de l’obliger à traiter sous le coup des plus terribles menaces, on les exécutait quand son négociateur touchait déjà aux portes de Paris. Quoi ! les mesures qui devaient être la punition de son refus de traiter se trouvaient prises à l’avance au moment même où, faisant les plus grands efforts sur lui-même, allant peut-être au-delà de, ce qu’il lui était permis de faire, il en était venu à concéder à peu près tout ce qui lui avait été demandé. Le courroux du saint-père était d’autant plus vif, que la prise de possession d’Ancône par le général Lemarrois avait été accompagnée de circonstances aussi pénibles pour l’honneur du saint-siège que douloureuses pour le cœur de Pie VII. Le cardinal Rivarola, gouverneur de Macerata, un des membres les plus distingués du sacré-collège, ayant protesté contre l’occupation de la ville où il commandait au nom de sa sainteté, avait été arrêté et conduit dans la forteresse de Pesaro. Le sous-gouverneur de Macerata, ayant à son tour protesté contre l’arrestation de son chef, avait également été jeté en prison. À cette nouvelle, le pape n’avait pu se contenir. « Comme une telle conduite excite en nous le plus juste ressentiment et nous fait voir ce que nous devons attendre de l’empereur, nous suspendons ipso facto tous les pouvoirs que nous vous avons donnés, ainsi qu’au cardinal-légat, pour négocier, et nous vous défendons d’en faire le moindre usage, si le traité n’est pas conclu à l’arrivée des présentes ; s’il est conclu, nous le déclarons nul et comme non avenu. Préparez-vous à vous en retourner à Rome. Dieu et le monde nous feront justice contre les procédés de l’empereur, quels qu’ils puissent être[40]. »

Au moment où cette lettre du pape partait de Rome, le cardinal de Bayanne, à qui elle était adressée, était arrivé à Fontainebleau, où résidait alors Napoléon ; mais l’empereur, d’ordinaire si pressé, de terminer les affaires qu’il avait à cœur, n’avait témoigné aucun empressement à le recevoir. Les dépêches que le négociateur du saint-siège faisait parvenir au Vatican laissaient toutes choses dans un assez grand vague. « Il n’avait encore vu que M. de Champagny, écrivait-il à la date du 31 octobre ; mais il avait rapporté de cette première conversation l’impression qu’il serait sous main autorisé à envoyer à Rome une copie du projet de traité avant de le signer, ce qui permettrait au pape de l’examiner. » Cet espoir le soulageait beaucoup ; mais il était par contre obligé d’ajouter qu’il désespérait d’obtenir que les puissances catholiques fussent nommément exceptées dans le traité, comme ne devant jamais être au nombre de celles avec lesquelles sa sainteté pût être en aucun cas contrainte à se mettre en hostilité. « Il pensait qu’on voulait à ce sujet se borner à une déclaration verbale[41]. » Le lendemain, 1er novembre, le cardinal de Bayanne n’avait pas encore été admis à voir l’empereur ; mais il assurait le pape qu’il s’était strictement attaché aux ordres renfermés dans ses instructions, lesquelles excluaient toute espèce d’alliance, et consentaient seulement à la fermeture des ports et à quelques mesures semblables qui ne tendaient point à faire prendre au saint-père une part active à la guerre ni à blesser son indépendance[42].

Tâchons de bien expliquer quelle était au juste la situation faite à Paris au cardinal de Bayanne par les instructions qu’il avait reçues du saint-père avant de quitter Rome. Cette position était extrêmement délicate. Il ne faut pas en effet le dissimuler, le saint-siège avait abandonné quelque chose de la thèse qu’il avait d’abord dogmatiquement soutenue. Une fois de plus, comme cela lui était déjà arrivé à propos des évêques constitutionnels, comme cela devait lui arriver encore pendant le cours de ses démêlés avec le gouvernement français, le souverain pontife avait fini par céder sur une question qu’il avait commencé par représenter comme étant d’une nature essentiellement religieuse, et compromettant au premier chef la conscience sacerdotale du père commun des fidèles. Rien de plus naturel et de plus légitime en soi-même que ces transactions par lesquelles, afin de se mettre d’accord, deux gouvernemens se font mutuellement certains sacrifices auxquels ils s’étaient d’abord péremptoirement refusés. Les discussions diplomatiques ne se terminent guère autrement dans ce bas monde. Si le prestige extérieur du gouvernement qui a fait les premiers pas, ou qui a consenti les plus larges concessions, peut en être légèrement diminué au dehors, il s’en faut de beaucoup toutefois que sa considération en soit foncièrement atteinte ; s’il est le plus faible, s’il n’avait aucun moyen de se défendre, on trouvera au contraire qu’il a sagement et prudemment agi, ce qui dans l’opinion publique n’a jamais fait de tort à quelque gouvernement que ce soit. Il n’en est pas tout à fait ainsi dans les affaires qui regardent la cour de Rome. Du moins il y a lieu de faire une très importante distinction ; quand le pape, le plus petit des souverains, celui de tous les chefs d’état qui a le plus de motifs de se montrer en politique facile et conciliant, est amené par le trop juste sentiment de son impuissance matérielle à se soumettre temporellement aux exigences abusives d’un adversaire mille fois plus fort que lui, qui oserait l’en blâmer ? Non-seulement il est assuré de n’encourir aucun reproche, mais il sera plaint de tout le monde, et les cœurs généreux ressentiront pour lui cette sympathie qui toujours et partout s’attache immanquablement à la cause du plus faible opprimé par le plus fort ; mais si dans la querelle engagée le souverain temporel a fait intempestivement intervenir à sa place le chef spirituel, si le pontife, prenant pour son compte la parole, a hautement et itérativement déclaré que la question pendante est une de ces questions de conscience et de foi où la religion elle-même est directement intéressée, et sur laquelle il ne lui est point permis de transiger, puis s’il arrive que tout à coup il se ravise et découvre à l’improviste des tempéramens qui ne lui étaient pas d’abord apparus, il en résulté un trouble profond qui jette les esprits et les choses dans la plus inextricable confusion.

Dans les premiers jours d’octobre 1807, le pape avait fait une immense concession. Assuré nombre de fois par M. Alquier « qu’il ne fallait pas attacher une importance exagérée aux paroles que l’empereur avait, dans un mouvement d’impatience, adressées au légat, et que dans les instructions officielles qu’il avait reçues de sa cour il n’était nullement question d’obliger sa sainteté à se liguer contre tous les ennemis de l’empereur, mais seulement contre les hérétiques et les Anglais, » Pie VII s’était décidé « à faire un pas de plus et à aller, disait-il, aussi loin que possible. » Il avait donc autorisé le cardinal de Bayanne à se concerter et à stipuler à Paris sur des articles conçus dans le sens qu’avait indiqué M. Alquier. Plus tard, par une dépêche en daté du 14 octobre 1807, le cardinal Casoni avait pris grand soin d’expliquer au cardinal de Bayanne ce que signifiait au juste l’autorisation de se concerter. « Le saint-père m’a ordonné de vous faire savoir (si par hasard je ne m’étais pas bien expliqué dans la lettre du 12) que le mot concerter veut dire que votre éminence doit bien connaître et bien expliquer les termes et l’étendue des obligations dont on doit se charger. Il dépend par conséquent de la dextérité, du zèle et de l’activité de votre éminence et du légat de faire en sorte que les engagemens pris ne soient pas en opposition avec les intentions de sa sainteté. Les dernières demandes de sa majesté impériale se sont bornées, quant aux Anglais, à la fermeture des ports. Le saint-père a tout lieu de croire que son adhésion doit se borner à cette fermeture ; mais s’il fallait quelque chose de plus, il y consentira, pourvu que cela ne l’oblige pas à une guerre actuelle, et que cela ne lèse pas l’indépendance de sa souveraineté pontificale. Il convient donc que votre éminence et le cardinal-légat, auquel cette dépêche est commune soient sur leurs gardes pour concerter l’explication et la valeur de ces paroles, afin de satisfaire sa majesté impériale, comme le saint-père le désire, mais en même temps de ne pas imposer à sa sainteté une obligation opposée à ses devoirs et à son honneur[43]. »

Il n’y avait peut-être rien dans la concession faite par Pie VII qui ne fût raisonnable ; il n’y avait certainement rien qui fût contraire à l’honneur du prince temporel. L’on peut supposer que les hérétiques anglais ne lui en auraient pas beaucoup voulu au fond d’avoir consenti par force à leur fermer ses ports, dont la marine pontificale était à coup sûr hors d’état de garantir la neutralité ; mais au moment où le système du blocus continental était l’arme principale et maintenant unique dont l’empereur pouvait se servir contre eux, nul doute que cette mesure ne fût considérée par le cabinet britannique comme une déclaration de guerre. Il avait effectivement ouvert les hostilités contre toutes les puissances du continent auxquelles l’empereur avait imposé l’obligation d’entrer dans son alliance maritime contre l’oppressive Angleterre. Pie VII ne pouvait donc se dissimuler à lui-même qu’il risquait de voir immédiatement interrompre, par sa tardive, mais complète adhésion au blocus continental, ses relations spirituelles avec quatre millions de catholiques répartis sur la surface des possessions de la Grande-Bretagne. C’était du salut des âmes de ces quatre millions de catholiques qu’il avait été si souvent question dans les dépêches officielles du Vatican et dans les lettres intimes et personnelles que le saint-père avait adressées à Napoléon de sa propre main. Nombre de fois il avait représenté les bons rapports avec l’Angleterre comme nécessaires au salut de cette portion considérable du troupeau catholique, dont il était le pasteur ; il n’avait point cessé de soutenir que ses devoirs de père commun des fidèles ne lui permettraient jamais de les compromettre en rien. Dans cette occasion, si le prince temporel avait eu parfaitement raison de céder quand la résistance devenait trop dangereuse, à coup sûr le souverain pontife s’était mis avec lui-même dans une évidente contradiction, et la position de son négociateur à Paris en était devenue des plus embarrassantes.

Ce n’était point sur Napoléon qu’on pouvait compter pour aider le cardinal de Bayanne ; car, ainsi que nous l’avons raconté, il ne lui convenait pas de s’arranger. Il ne tenait pas à être satisfait ; il voulait tout ou rien. Au fond, il préférait certainement que le pape n’accordât rien ; alors il aurait eu sous la main le prétexte dont il était en quête pour s’emparer de Rome. Les concessions un peu fâcheuses pour son caractère sacerdotal auxquelles le malheureux Pie VII s’était enfin résigné après tant d’anxiétés et de combats intérieurs ; ne devaient point d’ailleurs lui profiter. A peine son négociateur eut-il donné à entendre à M. de Champagny que, moyennant certaines restrictions, le saint-père pourrait peut-être s’engager avec l’empereur contre les infidèles et les hérétiques, que M. de Champagny reprit soudain sa première thèse. L’offre du pape ne suffisait plus. Il fallait un engagement plus général pour le présent et pour l’avenir. Il était nécessaire que Pie VII promît de faire cause commune avec l’empereur contre tous ses ennemis. Pareille proposition n’était pourtant pas de nature à être sérieusement proposée au vicaire de Jésus-Christ. Le cardinal-légat Caprara intervint ; le cardinal Fesch, qui avait tout à fait oublié ses anciens ressentimens, s’employa de son mieux. Bref, M. de Champagny en vint à communiquer le projet suivant :


« Le saint-siège s’oblige à faire cause commune avec sa majesté et à réunir ses forces de terre et de mer à celles de sa majesté dans toutes les guerres qu’elle aura à soutenir contre les infidèles et contre les Anglais.

« Sa majesté s’oblige à défendre les états du saint-siège dans toutes les guerres contre les infidèles et les Anglais, et s’engage à faire respecter par les Barbaresques le pavillon de sa sainteté, et à garantir ses états de leurs incursions trois mois après le rétablissement de la paix maritime.

« Dans toutes les guerres avec l’Angleterre, le saint-siège s’oblige à fermer ses ports aux bâtimens et au commerce de cette puissance, et à ne permettre à aucun Anglais d’entrer et de résider dans ses états, enfin à confier aux troupes de sa majesté la garde des ports d’Ancône, Ostie et Civita-Vecchia.

« Le saint-siège s’oblige à recevoir à Ancône deux mille hommes de troupes françaises, et à se charger de leur entretien.

« Toutes les autres troupes de sa majesté, stationnées dans les états du saint-siège, ou qui devront les traverser, recevront leur entretien de sa majesté.

« Sa sainteté reconnaît leurs majestés le roi de Naples, Joseph-Napoléon, le roi de Hollande, Louis-Napoléon, et le roi de Westphalie, Jérôme-Napoléon ; elle reconnaît son altesse impériale le grand-duc de Berg et leurs altesses impériales et sérénissimes les princes de Lucques et Piombino. Elle reconnaît tous les arrangemens faits par sa majesté en Allemagne et en Italie.

« Sa sainteté renonce à toutes les prétentions, ainsi qu’à toutes les protestations contraires aux droits de sa majesté le roi de Naples, à sa pleine et entière souveraineté et à la dignité de sa couronne. Cette même renonciation s’étend aux principautés et aux souverainetés de Bénévent et de Ponte-Corvo, érigés en grands fiefs de l’empire.

« Le nombre des cardinaux de l’empire français sera porté au tiers du nombre total des membres du sacré-collège. Seront considérés comme cardinaux français ceux qui sont nés dans les ci-devant états de Piémont, de Parme et de Gênes. Les cardinaux français ne pourront, dans aucun cas, être privés du droit d’assister au consistoire ; il n’y aura entre eux et les cardinaux italiens aucune distinction.

« Le concordat établi pour le royaume d’Italie recevra son exécution dans l’ancien état de Venise et dans tous les états de leurs altesses impériales et sérénissimes les princes de Lucques et Piombino. Aucun des évêques d’Italie ne sera obligé d’aller à Rome pour se faire consacrer.

« Il sera immédiatement négocié et conclu à Paris un concordat entre sa majesté et le saint-siège pour tous les états d’Allemagne compris dans la confédération du Rhin. »


Il semble qu’en présentant ce projet de traité au cardinal de Bayanne, M. de Champagny ait eu la crainte d’y voir souscrire la cour de Rome, car il avait pris la précaution d’ajouter qu’aux conditions indiquées dont l’acceptation devait être immédiatement promise, il se réservait d’en ajouter au besoin de nouvelles. En effet, vingt-quatre heures après, revenant de Fontainebleau, où il avait été prendre les ordres de l’empereur, le ministre des relations extérieures annonçait au cardinal de Bayanne qu’il y aurait une clause à introduire dans le traité relativement aux fortifications d’Ancône et au curage du port, qui devaient être mis à la charge du trésor pontifical. Les articles que le cardinal Fesch avait à grande peine réussi à faire écarter du projet étaient les suivans :


« 1° Le saint-siège s’oblige à ne faire aucune protestation contre les libertés de l’église gallicane, à n’y porter aucun préjudice, et ne faire aucun acte public ni secret qui leur soit contraire ; 2° le saint-siège s’oblige à ne faire ni permettre aucun acte renfermant des clauses positives ou de réserves qui puissent alarmer les consciences et répandre quelques divisions dans les états de sa majesté. »


Ces derniers articles avaient été retirés, mais M. de Champagny ne pouvait pas promettre qu’ils ne fussent reproduits de nouveau, surtout si à Rome on mettait du retard ou de l’hésitation dans l’acceptation des articles précédemment communiqués.

Jamais pareille chose ne s’était vue en diplomatie. Ainsi que le fait observer avec raison le cardinal Pacca dans ses mémoires, « dans toute négociation d’un projet d’accommodement, les articles primitifs sont toujours modifiés par esprit de conciliation. On adoucit ou l’on supprime ce qu’ils ont de trop dur, de trop exigeant, et le rapprochement s’opère peu à peu dans les paroles et dans les faits. Dans le projet de traité soumis au saint-siège, il y avait au contraire progression d’exigences, et aux premières prétentions, déjà intolérables, on en ajoutait d’autres qui étaient pires[44]. » A la réception de ce projet si différent de ce qu’il attendait, le saint-père ne témoigna point d’hésitation. Comment en aurait-il éprouvé aucune ? Non-seulement les articles proposés dépouillaient le saint-père de sa puissance temporelle, et faisaient du pape, suivant l’expression de Pacca, une espèce d’homme-lige, le gouverneur d’une sorte de colonie française relevant de l’empire ; mais la juridiction spirituelle du chef de l’église était singulièrement limitée, son pouvoir de souverain pontife et la mise en pratique de ses devoirs comme arbitre suprême de la doctrine catholique étaient soumis au bon plaisir de la puissance temporelle. Quelle étrange idée de vouloir mettre Pie VII en contradiction avec tous ses prédécesseurs en lui faisant expressément et dogmatiquement approuver les maximes de l’église gallicane ! Quelle conception bizarre de vouloir faire signer à un pape et surtout à Pie VII l’engagement de ne pas troubler les consciences par ses actes et par ses paroles, comme si pareille supposition n’était point par elle-même la plus grossière des injures adressées à un pontife ! Et quelle ignorance des traditions séculaires et des habitudes les plus invétérées de l’église romaine que de prétendre lui donner des lois dans l’exercice des réserves pontificales, et de l’obliger en quelque sorte à soumettre ses rescrits, ses jugemens de doctrine et ses actes-de juridiction à l’approbation du souverain de la France ! Quoique au fond parfaitement décidé, Pie VII voulut réunir par-devant lui les membres du sacré-collège, ainsi qu’il les avait déjà convoqués aux débuts de cette affaire. Cette fois encore il voulut avoir leur avis dans une circonstance solennelle où se trouvaient simultanément engagés les intérêts de la religion catholique et ceux de la souveraineté temporelle des papes. En recevant communication des projets de traité, les cardinaux frémirent d’indignation, écrit le cardinal Pacca, et rejetèrent avec horreur les demandes de l’empereur[45]. Ce fut le 2 décembre que le saint-père, par une lettre tout entière écrite de sa main, fit part de sa résolution au cardinal de Bayanne.


« Monsieur le cardinal, nous avons appris, à notre grand chagrin, par votre lettre du 10 du mois passé, avec laquelle vous nous avez transmis l’ébauche de votre projet de traité, qu’aux demandes contenues dans la note de l’ambassadeur de France on en a ajouté plusieurs autres auxquelles nous ne nous attendions pas, tandis que ce projet n’exprime aucune des deux conditions auxquelles seules, ainsi que notre secrétaire d’état vous l’a mandé, nous avions consenti à la prolongation de vos pouvoirs, qui avaient été annulés par la lettre de notre main du 9. En effet, rien n’a été fait pour la révocation des mesures prises à l’égard de nos quatre provinces, et l’on se refuse à admettre le contenu des dépêches qui vous ont été adressées les 12 et 14 octobre.

« En conséquence, et comme le projet de traité ne se borne pas à exiger la fermeture des ports, mais qu’on persiste dans le dessein de nous faire entrer dans une fédération qui nous obligerait à reconnaître pour nos amis et ennemis ceux de la France, et à nous mettre dans un état de guerre perpétuelle qui répugnerait absolument à notre caractère et à notre ministère de paix, nous nous voyons dans l’impossibilité d’y adhérer.

« Par quelles raisons devrions-nous nous exposer au danger ou plutôt à la certitude de voir défendues en Angleterre les communications spirituelles que nous entretenons maintenant librement avec les catholiques de ce pays, défense qui aurait lieu aussitôt que nous entrerions dans un système permanent d’inimitié contre cette puissance pour une cause qui nous est entièrement étrangère ? Par quelle raison le projet veut-il nous obliger à renoncer sans aucun dédommagement aux droits du saint-siège à l’égard de l’investiture du royaume de Naples, et à la souveraineté sur Bénévent et Ponte-Corvo, pour laquelle le décret même qui nous la ravit nous avait promis une indemnité ? Par quelle raison devons-nous nous engager à porter le nombre des cardinaux français au tiers du nombre total du collège, en renversant ainsi les constitutions fondamentales du saint-siège, et ouvrant la voie à d’autres demandes semblables et proportionnelles de la part d’autres cours catholiques, et aux conséquences qui en résulteraient nécessairement, d’après ce que l’histoire de l’église nous apprend ? Par quelle raison devons-nous nous charger de tant de dépenses, et nommément de celle de 400,000 francs par an pour le curage du port et pour l’augmentation des fortifications d’Ancône, opérations qui, au lieu de nous être utiles, ne pourraient que nous causer un sensible dommage ?… Enfin nous voyons avec infiniment de chagrin que le projet ne fait pas seulement la moindre mention des affaires ecclésiastiques qui sont l’objet de nos réclamations et de votre envoi à Paris ; nous voyons en un mot que nous sommes traité comme ennemi. Voilà le fruit de notre voyage à Paris, de notre patience, de la longanimité qui nous a porté à faire tant de sacrifices, à souffrir tant d’humiliations. Dans cet état de choses, comme les deux conditions que nous avons prescrites dans la dépêche du 11 novembre n’ont pas été adoptées, et qu’au contraire on exige de nous différentes choses, nouvelles et inadmissibles, nous ne pouvons en aucune manière adhérer à un traité qui serait attentatoire à la liberté et à l’indépendance de notre souveraineté.

« Si donc on persiste dans de pareilles prétentions, vous pourrez immédiatement demander votre passeport et partir ; nous avertissons aussi notre cardinal-légat, à qui, nous entendons que cette lettre soit communiquée, de se tenir prêt pour partir au premier ordre qu’il pourra recevoir de nous. La conduite qu’on observera envers nous après la réception de cette réponse de notre part nous fait juger si son rappel est nécessaire. »


A partir du jour où cette réponse du pape fut parvenue à Paris, Napoléon avait pris, lui aussi, sa résolution définitive. Un semblant de négociation continua encore entre M. de Champagny et le cardinal Caprara, ayant surtout pour but de détourner l’attention de la cour de Rome des mesures qui se préparaient contre elle. Tout avait été d’ailleurs combiné à l’avance pour cette hypothèse de la résistance du saint-père. Les forces françaises que l’empereur destinait à l’expédition contre Rome étaient depuis un certain temps groupées à dessein près des limites du domaine de saint Pierre, tant du côté du nord que du midi. Un militaire distingué, le général Miollis, était l’homme que l’empereur avait, par anticipation, décidé de mettre à leur tête comme étant dans sa pensée l’homme le plus capable par ses antécédens, par ses opinions, son énergie et aussi par sa modération et par sa présence d’esprit, de mener à bien une opération si délicate. Pour en régler le détail, l’empereur toutefois ne s’en rapportait, comme à son ordinaire, qu’à lui-même. On va le voir, dans les deux lettres suivantes au prince Eugène et au roi de Naples, arranger tout le plan de cette campagne contre Rome et contre Pie VII avec le même soin que s’il avait été question d’agir contre la place la mieux fortifiée et le prince le plus puissant de la terre.


« Mon fils, immédiatement après la réception de la présente lettre, expédiez l’ordre au général Miollis de diriger sur Pérouse toute son artillerie, sa cavalerie et son infanterie, hormis un bataillon qu’il laissera pour la police de Florence et un pour la police de Livourne. Donnez l’ordre au général Lemarrois de mettre en marche sur Foligno toutes ses troupes, infanterie et artillerie, hormis un bataillon qu’il laissera pour la garde d’Ancône. Je compte que le général Miollis pourra réunir 2,500 hommes et le général Lemarrois autant, ce qui fera 5,000 hommes. Les troupes du général Lemarrois seront sous le commandement d’un général de brigade ; arrivées à Foligno, elles seront sous les ordres du général Miollis. Les marches seront calculées pour que les troupes du général Lemarrois arrivent à Foligno le même jour que les troupes du général Miollis arriveront à Pérouse. Je donne ordre au roi de Naples de réunir à Terracine une colonne de 3,000 hommes. Le général Miollis se rendra à Pérouse, en partira avec la colonne qui y sera réunie, prendra sous son commandement la colonne de Foligno, et continuera sa route sur Rome sous prétexte de traverser cette ville pour se rendre à Naples. Les ordres seront donnés de manière que la colonne de 3,000 hommes de Terracine soit en mesure de se diriger en grande marche, et sans perdre de temps, sur Rome du moment que le général Miollis y sera entré. Le général Miollis à son arrivée prendra possession du château Saint-Ange, rendra au pape tous les honneurs possibles, et déclarera qu’il a mission d’occuper Rome et le château Saint-Ange pour arrêter les brigands du royaume de Naples qui y cherchent refuge. Il fera arrêter le consul et les agens du roi Ferdinand, le consul anglais et les individus anglais qui sont à Rome. Il tiendra ses troupes en bon ordre, restera tranquille, ne se mêlera en rien du gouvernement, et fera seulement fournir à ses troupes les vivres et la solde. Il est bien important que le plus grand secret soit gardé sur cette expédition. Le général Miollis marchera sur Rome comme s’il allait rejoindre l’armée de Naples ; il ne se mettra en marche que lorsque ses troupes seront à Pérouse et que celles du général Lemarrois seront à Foligno, et alors il se dirigera à grandes journées sur Rome. Il enverra des ordres à la colonne de Terracine pour qu’elle parte au moment de son arrivée à Rome. Sa principale mission est de protéger mes malades et de rechercher les brigands ; il recevra du reste des ordres ultérieurs. Il avouera qu’il n’a à se mêler que de la partie militaire. J’exige secret et promptitude dans cette opération.

« Vous ferez connaître au général Miollis qu’il prendra à Rome le titre de commandant en chef des troupes qui sont dans les états de l’église ; il ne prendra d’ordre que de nous. Vous ferez connaître le jour où le général Miollis arrivera à Pérouse et à Rome au roi de Naples, afin, qu’il règle son mouvement en conséquence. Vous aurez soin également de m’instruire du jour où il entrera dans Rome, afin que je puisse lui donner des instructions sur ce qu’il aura à faire…[46]. »


En même temps Napoléon adressait au roi de Naples la lettre qu’on va lire.


« Mon frère, les impertinences de la cour de Rome n’ont pas de bornes ; je suis impatient d’en finir. J’ai renvoyé ses négociateurs. Mon intention est que vous réunissiez à Terracine une colonne de 2,000 hommes de troupes napolitaines d’infanterie et de cavalerie, d’un bataillon français de 8 à 900 hommes, d’un régiment de cavalerie de 400 hommes, de 4 pièces de canon napolitaines et 6 pièces françaises attelées, ce qui fera 3,000 hommes et 10 pièces de canon. Vous ferez tout cela sans bruit. Vous mettrez cette colonne sous les ordres d’un général de brigade, et elle attendra à Terracine les ordres du général Miollis, sous le commandement duquel elle sera. Ce général réunira 3,000 hommes à Perugia, le général Lemarrois autant à Foligno. Avec ces 6,000 hommes, il se mettra en marche sur Rome, comme s’il allait rejoindre l’armée de Naples. Arrivé à Rome, il prendra possession du château Saint-Ange et le titre de commandant en chef des troupes qui sont dans les états du pape, et il enverra des ordres à votre division à Terracine pour qu’elle vienne le joindre en toute hâte à Rome. Vous sentez que cette expédition doit être tenue secrète. Votre colonne de Terracine ne doit se mettre en mouvement que pour arriver au moment de l’entrée du général Miollis à Rome. Peut-être sera-t-il inutile qu’elle entre dans la ville, mais il est nécessaire qu’elle en approche à quatre ou cinq lieues. Je charge le vice-roi de vous faire connaître le jour où le général Miollis arrivera à Rome, afin de ne marcher qu’au dernier moment. Je me réserve de donner des ordres ultérieurs lorsque Miollis sera arrivé à Rome[47]. »


Là ne s’était point bornée l’attention donnée par l’empereur à cette grande affaire de la prise de Rome. Les soins apportés à la direction de cette opération militaire, le secret rigoureux imposé aux agens chargés de la préparer et de la conduire, toutes ces précautions prises pour mieux surprendre le pape dans Rome, n’avaient pas suffi à Napoléon. Il lui fallait aussi songer aux instructions à faire parvenir à M. Alquier. L’empereur y avait également pourvu.


« Le 25 janvier, l’armée française sera à Perugia, écrivait-il à M. de Champagny ; le 3 février, elle sera à Rome. L’estafette partant le 23 arrivera à Rome le 1er février, et portera ainsi vos ordres au sieur Alquier deux jours avant que les troupes arrivent. Vous devez faire connaître au sieur Alquier que le général Miollis, qui commande mes troupes, et qui a l’air de se diriger sur Naples, s’arrêtera à Rome et prendra possession du château Saint-Ange… Lorsque le sieur Alquier saura que les troupes sont à la porte de Rome, il présentera au cardinal-secrétaire d’état une note conçue en ces termes… (Dans la note jointe à la lettre de l’empereur, et que devait présenter M. Alquier, il était dit que l’arrivée du général Miollis avait pour but de protéger les derrières de l’armée de Naples, que chemin faisant il se rendait à Rome pour prêter main-forte aux mesures que l’empereur avait résolu de prendre pour purger cette ville des brigands auxquels elle avait donné asile, et par la même occasion de tous les ennemis de la France…) Le sieur Alquier s’opposera à toute circulation d’imprimés ou actes quelconques contraires à la France que le gouvernement romain voudrait publier ; il en rendra responsables la police et les libraires de Rome… Vous mettrez en chiffres dans votre dépêche au sieur Alquier le paragraphe suivant : l’intention de l’empereur est d’accoutumer par cette note et par ces démarches le peuple de Rome et les troupes françaises à vivre ensemble, afin que, si la cour de Rome continue à se montrer aussi insensée qu’elle l’est, elle ait cessé insensiblement d’exister comme puissance temporelle sans qu’on s’en soit aperçu… Il est convenable du reste, si tout se passe tranquillement ; que le sieur Alquier donne une fête aux officiers français, à laquelle il invitera les principales dames de Rome… Il aura soin que les gazettes parlent sans ostentation de l’entrée des Français et dans le sens de la note. La note aussi peut y être insérée, s’il le juge convenable. Le gouvernement romain peut aussi faire une proclamation au peuple pour lui annoncer que le château Saint-Ange est occupé par des troupes françaises dans le but de protéger les derrières de l’armée de Naples ; mais, il vaudra encore mieux ne rien écrire, si cela est possible. Toutefois, en désirant éviter l’éclat et laisser les choses en statu quo, je suis décidé à en faire beaucoup à la première bulle ou publication que le pape se permettrait, car il y aura immédiatement un décret qui cassera la donation de Charlemagne et réunira les états de l’église au royaume d’Italie, en fournissant la preuve des maux que la souveraineté de Rome a faits à la religion, et faisant sentir le contraste de Jésus-Christ mourant sur une croix avec son successeur qui se fait roi[48]… »


Toutes ces précautions prises, l’imagination de l’empereur n’était pas encore tout à fait tranquille du côté de Rome. L’excellence de ses combinaisons militaires lui inspirait toute confiance. Des hésitations sur son droit, de la compassion pour le saint-père, il n’en éprouvait point ; mais si les scrupules qu’il n’avait point allaient venir soit au général Miollis, soit plus probablement à M. Alquier, qu’adviendrait-il ? Cela le troublait beaucoup. « Quand je vous ai dit, écrit-il au prince Eugène, que le général Miollis devrait s’entendre avec M. Alquier, il faut s’entendre là-dessus ; ce n’est pas sur les mesures militaires. Si Alquier lui disait donc de quitter Rome, il ne doit point le faire. S’il lui disait de ne pas occuper le château Saint-Ange, il ne doit pas l’écouter… Je redoute qu’Alquier ne fasse quelque sottise… » Napoléon appréhendait aussi que des troubles n’éclatassent à Rome et qu’on ne voulût s’y défendre contre l’occupation. Alors il n’était plus question de faire danser les officiers français avec les belles dames de Rome. « A la moindre insurrection qui éclaterait, il faut la réprimer avec de la mitraille, si cela est nécessaire, et faire de sévères exemples[49]. »

Il ne fut besoin de mitrailler personne ; Napoléon avait également eu tort de se méfier de ses agens. Le général Miollis, interrogé par le cardinal Casoni sur la destination des troupes qu’il commandait, avait communiqué au cardinal-secrétaire d’état, suivant l’ordre qu’il en avait reçu, un faux itinéraire de ses troupes, duquel il résultait qu’elles ne devaient pas se rendre à Rome[50]. M. Alquier avait également fait semblant de supposer qu’elles suivraient l’itinéraire accoutumé ; il n’avait fait aux questions qui lui avaient été posées par le saint-père et par le secrétaire d’état que les réponses les plus ambiguës. Cependant, comme il arrive toujours par suite de quelques indiscrétions inévitables ou plutôt par suite de ces bruits vagues qui précèdent d’ordinaire tous les grands événemens, personne ne doutait à Rome de la prochaine entrée des troupes françaises. L’agitation était indicible, qu’allait-il se passer ? Le pape opposerait-il la force à la violence ? Le cardinal Pacca raconte dans ses mémoires qu’un instant Pie VII manifesta l’intention de se retirer au château Saint-Ange. La plupart des cardinaux l’en dissuadèrent. « Ils lui représentèrent respectueusement que les chefs de l’armée française, quelque pures que fussent ses intentions, regarderaient cette démarche comme un acte d’hostilité, et que, profitant du prétexte que le pape s’était lui-même déclaré en état de guerre, ils pouvaient prendre possession de Rome à titre de conquête. Il fallait leur ôter ce prétexte, et pour cela donner l’ordre que les portes de la ville restassent ouvertes comme à l’ordinaire. Il vaudrait mieux que les gardes pontificales restassent immobiles dans leur quartier. Autant il avait été juste, raisonnable et nécessaire que le pape opposât une vigoureuse résistance aux étranges prétentions de l’empereur, autant il était convenable à lui de ne montrer présentement que douceur, résignation et patience, afin de constater avec plus d’évidence en face de l’Europe indignée la honteuse supercherie et le monstrueux abus de la force dont était victime un prince pacifique qui n’avait donné ni motif ni prétexte à une telle iniquité[51]. »

Les choses se passèrent ainsi. Le 2 février 1808, à huit heures du matin, un jour avant la date prévue par l’empereur, les troupes françaises entrèrent dans Rome par la place du Peuple. Elles désarmèrent les soldats pontificaux qui gardaient les portes de la ville, et s’emparèrent du château Saint-Ange. Un corps considérable de cavalerie et d’infanterie enveloppa le palais du Quirinal, où résidait alors le saint-père. Une batterie de dix pièces d’artillerie fut braquée en face des fenêtres de ses appartemens. Que faisait cependant celui contre lequel était dirigé tout ce formidable appareil de guerre ? C’était le jour de la fête de la Purification. Le pape officiait dans la chapelle intérieure du Quirinal, assisté de tous les membres du sacré-collège. La cérémonie se poursuivit avec la plus grande tranquillité, et, quand elle fut terminée, les officiers français, dit le cardinal Pacca, ne furent pas médiocrement étonnés de voir les cardinaux monter tranquillement dans leurs voitures et se retirer sans laisser voir par leur contenance aucune trace d’altération.


D’HAUSSONVILLE,

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1867.
  2. Voyez la Revue du 15 juillet 1867.
  3. Circulaire adressée aux nonces par le cardinal Casoni.
  4. Dépêche de M. Alquier, citée par M. Artaud, Vie de Pie VII, t. II, p. 144.
  5. Correspondance de M. Alquier, citée par M. Artaud, Vie de Pie VII, t. II, p. 158.
  6. Lettre au roi de Naples, 22 juin 1806. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XII, p. 481.
  7. Dépêche du cardinal Caprara, 3 juillet 1806.
  8. Dépêche du cardinal Caprara, 3 juillet 1806.
  9. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 31.
  10. Dépêche du cardinal Caprara, 3 juillet 1806.
  11. Instructions de M. de Talleyrand à M. Alquier, 24 juin 1806. — Note de M. Alquier adressée le 8 juillet 1806 au souverain pontife.
  12. Rapport de Mgr Pietro Vidoni, délégué du pape à Ancone, 29 juin 1806. — Circulaire du général Lemarrois, aide-de-camp de l’empereur, aux fermiers des moutures. — Ordre du même à MM. Ceraldi, Masconi Roberti, 22 juillet 1806.
  13. Ordre du général Duhesme à Mgr Negreta, gouverneur de Civita-Vecchia, 21 juin 1806.
  14. Dépêche de Mgr Negreta, gouverneur-général de Civita-Vecchia, au cardinal Casoni, 8 août 1806.
  15. Lettre du général Duhesme à M. Negreta, 18 août 1806.
  16. Protestation du gouverneur-général de Civita-Vecchia, 23 août 1806.
  17. Notes du cardinal Casoni à M. Alquier, 30 juillet, 1er août, 20 août 1806.
  18. Lettre du cardinal Casoni au cardinal Caprara, 1er août 1806.
  19. Lettre du cardinal Spina au saint-père, juin 1806.
  20. Lettre du cardinal Casoni au cardinal Spina.
  21. Lettre de Pie VII au cardinal Caprara, 31 juillet 1806.
  22. Relazione del mio abbocamento col imperatore Napoleone, 12 novembre 1806 (trouvé dans les papiers du pape au Quirinal).
  23. Lettre de Mgr Arezzo, évêque de Séleucie, à M. de Talleyrand, premiers jours de 1806.
  24. Lettre de M. Rovera, ministre du culte du royaume d’Italie, au cardinal Casoni, Milan, 13 septembre 1806.
  25. Lettre du cardinal Casoni à M. Rovera, Rome, 11 octobre 1806.
  26. Lettre de l’empereur au prince. Eugène, Finkenstein, 3 avril 1807. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XV, p. 17.
  27. Lettre de l’empereur au prince Eugène, 12 avril 1807. — Correspondance de Napoléon, t. XV, p. 63.
  28. Lettre du prince Eugène, vice-roi d’Italie, au pape (citée dans les Mémoires et Correspondance du prince Eugène, publiés par M. Du Casse, t. III, p. 344).
  29. Lettre de Pie VII au vice-roi d’Italie, 5 juillet 1807.
  30. Lettre de l’empereur au prince Eugène. Dresde, 22 juillet 1807. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XV, p. 441.
  31. Lettre de l’empereur au prince Eugène, Saint-Cloud, 4 août 1807. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XV, p. 475.
  32. Lettre de Pie VII adressée au vice-roi d’Italie, 11 août 1807.
  33. Note de M. de Champagny, adressée le 21 août 1807 au cardinal Caprara.
  34. Lettre du pape, adressée le 11 septembre à l’empereur des Français Napoléon Ier.
  35. Lettre de l’empereur au vice-roi d’Italie, 7 septembre 1807. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XVI, p. 16.
  36. Lettre de l’empereur au prince Eugène, 25 septembre 1807. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XVI, p. 48.
  37. Lettre de l’empereur au vice-roi d’Italie, 28 septembre 1807. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XVI, p. 54.
  38. Note de M. de Champagny à M. le cardinal Caprara, Paris, 21 septembre.
  39. Lettre du cardinal Caprara au cardinal Casoni, 1er octobre 1807.
  40. Lettre de Pie VII au cardinal de Bayanne, 9 novembre 1807.
  41. Dépêche du cardinal de Bayanne au cardinal Casoni, 31 octobre 1807.
  42. Dépêches du cardinal de Bayanne. 31 octobre et 1er novembre 1807.
  43. Lettre du cardinal Casoni au cardinal de Bayanne, 14 septembre 1807.
  44. Mémoires du cardinal Pacca, t. Ier, p. 51.
  45. Mémoires du cardinal Pacca, t. 1er, P. 52.
  46. lettre de l’empereur au prince Eugène, 10 janvier 1808. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XVI, p. 235.
  47. Lettre de l’empereur au roi de Naples, 10 janvier 1808. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XVI, p. 236.
  48. Lettre de l’empereur à M. de Champagny, 22 janvier 1808. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XVI, p. 262.
  49. Lettre de Napoléon au prince Eugène, 7 février 1807. — Correspondance de Napoléon Ier, t XVI, p. 312.
  50. Réponse du général Miollis au cardinal Casoni, 1er février 1808.
  51. Mémoires du cardinal Pacca, t. Ier, p. 53.