L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/20

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L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 79 (p. 942-978).
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XX.

LE CONCILE NATIONAL. — TROISIÈME PARTIE.


I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Correspondance du cardinal Caprara. — IV. Correspondance de Napoléon Ier. — V. Dépêches diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.


I

« L’objet unique et exclusif du concile de 1811, dit l’abbé de Pradt, qu’il nous faut souvent citer parce que c’est lui qui a le mieux exposé le point de vue auquel s’était placé l’empereur, était de régulariser l’ordre de l’institution canonique et de pourvoir à ce que désormais elle ne pût être arrêtée par aucune autre cause que les empêchemens qu’opposerait le pape aux impétrans. La question élevée entre le saint-siège et les princes était là tout entière. Le reste ne comprenait que des accessoires… La demande de l’empereur était puisée dans la nature des choses. Elle mettait fin à l’arbitraire, à l’injustice envers les églises et les titulaires. Elle réglait un ordre fixe et raisonnable. Grâce à lui, les querelles entre le sacerdoce et l’empire avaient, après tant de siècles, trouvé un terme. Ce n’était pas seulement pour la France que cela était fait, c’était pour le monde chrétien, qui ne pouvait manquer de s’y conformer ;… ce n’étaient pas seulement ses affaires que faisait Napoléon avec cet accord, c’étaient encore celles des autres souverains, auxquels il épargnait par son exemple les embarras qui les attendent…[1]. » Pourtant, de l’aveu de l’archevêque nommé de Malines, le changement du mode d’institution des évêques n’était point sans difficultés. « Il s’agissait, ajoute-t-il dans un autre passage de son livre, d’un droit positif généralement reconnu dans l’église, à savoir : que l’institution canonique doit être donnée par le pape. Pour apporter des modifications à cet ordre de choses, le concours du saint-père était nécessaire… C’était une chaîne dont il tenait les deux bouts… La commission ecclésiastique l’avait senti ; mais elle avait pensé que dans le cas de nécessité extrême une grande église telle que celle de France se trouvait autorisée par le malheur des circonstances à pourvoir à son propre salut… Les sociétés renferment toutes dans leur sein le principe de conservation qu’elles ont reçu de la même main qui leur donna l’existence. L’église n’est pas à ce point de vue une société d’une condition pire que les autres. Elle ne peut manquer des moyens de conservation qui servent à les préserver toutes. Elle ne saurait consentir à sa perte en restant dans une inaction mortelle… Après avoir employé tous les moyens avoués par la raison pour amener la fin du désordre, il lui reste à remplir un devoir vis-à-vis d’elle-même, celui de songer à sa propre conservation en se renfermant dans l’emploi des moyens légaux, tels que le retour, au moins momentané, aux anciens canons et à la discipline que les droits positifs ont abrogée. Ceux-ci, ne pouvant être observés dans le moment, sont comme s’ils n’existaient pas. On rentre alors dans ces lois de nécessité des temps, comme dit Cyprien, que Dieu permet et que l’homme ne commande pas[2]. »

Nous avons voulu donner in extenso la défense des thèses soutenues dans le concile de 1811 par les évêques qui ont embrassé, à cette époque le parti de l’empereur. Cela nous a paru indispensable. A notre sens, il n’est ni juste ni utile, quand on raconte les scènes d’un drame passablement compliqué, de dissimuler ou d’affaiblir les motifs qu’ont allégués pour expliquer leur conduite les acteurs qui, dans des circonstances délicates et sur des points un peu incertains de leur nature, ont émis des opinions ardemment discutées depuis. Il n’échappera pourtant pas à nos lecteurs que la théorie développée par M. de Pradt, théorie qu’ils verront se produire incessamment dans les délibérations intérieures de la commission du message, reposait sur une hypothèse gratuite. Quoique contraire aux traditions catholiques, elle eût peut-être été justifiable suivant la raison, si le saint-père avait refusé l’institution canonique aux évêques, et s’était servi de ce refus comme d’une arme pour recouvrer la couronne temporelle dont il avait été dépossédé. En réalité, la question ne se posa point ainsi entre Pie VII et Napoléon. Jamais le pape pendant qu’il était prisonnier à Savone, jamais ses plus chauds défenseurs durant la tenue du concile, ne professèrent dogmatiquement la doctrine de la nécessité du pouvoir temporel des papes. Sur ce sujet, par un tacite accord, le silence le plus absolu fut gardé de part et d’autre. Pie VII se bornait à déclarer que, dépourvu de ses conseillers naturels, les membres du sacré-collège, privé de communications avec le clergé de France et de toute espèce de moyens d’information sur l’aptitude des sujets proposés, il ne se sentait pas en état de leur donner avec une suffisante sûreté de conscience l’institution canonique. Au refus ainsi motivé du pape, il n’y avait rien à répondre. C’était une singulière prétention de la part de l’empereur que de vouloir faire surgir pour lui un droit nouveau, et jusqu’alors refusé à tous les souverains catholiques, de cette prétendue nécessité des temps qu’il avait créée de ses propres mains. Il se jouait de l’honnêteté et du bon sens alors que, de la captivité et de l’isolement où il tenait le chef de l’église, il s’efforçait de déduire le privilège inouï de se passer de l’assentiment du saint-siège pour donner régulièrement des évêques aux sièges vacans de son empire. Quant à la prétendue conformité de principes et d’intérêts qui, selon l’abbé de Pradt, aurait lié la cause de Napoléon à celle des autres têtes couronnées, est-il besoin de faire remarquer que ses affirmations à cet égard n’avaient pas le moindre fondement ? Les princes catholiques du continent, ceux du globe entier, les Irlandais, sujets de la monarchique et protestante Angleterre, aussi bien que les citoyens républicains de la Suisse ou des États-Unis qui professaient la foi romaine, détestaient tous également l’oppression sous laquelle gémissait le chef de leur église, et ne se sentaient à aucun degré intéressés dans la déplorable controverse inopinément soulevée à propos de l’institution des évêques. Loin de ressentir sur ce point aucune sympathie pour Napoléon, ils souffraient tous, quoique des raisons diverses ne leur permissent pas d’en rien témoigner, des entraves mises chez eux par les violences impériales au gouvernement des affaires religieuses.

Hâtons-nous toutefois de le dire, la question ne se présentait pas devant les membres du concile national sous la forme nette et positive qu’afin de mieux préciser le débat l’archevêque de Malines s’est plu à lui donner. Si le chef de l’empire songeait en effet à se procurer au moyen d’une combinaison léonine la faculté de garder la haute main, le rôle prépondérant et le dernier mot dans le choix des évêques, il ne marchait vers ce résultat si désiré que par une voie extrêmement détournée. Malgré ce que ses ennemis ont pu avancer, il faut reconnaître que Napoléon était loin alors de vouloir revendiquer directement pour lui-même un droit d’institution canonique semblable à celui qu’exerce par exemple, sans contestation de la part du clergé anglican, le souverain de la Grande-Bretagne. Il savait parfaitement que cette prétention, s’il l’eût mise en avant, aurait aussitôt constitué en France un véritable schisme. De schisme, il n’en voulait point. Si chez lui l’homme était indifférent en matière religieuse, le politique avait la plus grande répugnance à se laisser acculer à une pareille extrémité : tous les dangers en apparaissaient trop bien à son clairvoyant esprit. La menace de se faire protestant, menace à laquelle il recourut si souvent pour intimider tantôt le saint-père et tantôt les membres du clergé français, n’était de sa part qu’une feinte. L’effet, à la vérité, en fut presque toujours immédiat. Les assertions superbes si souvent et si complaisamment développées devant les ecclésiastiques de son entourage n’avaient d’autre but que de leur donner à réfléchir. Lorsqu’il proclamait avec tant de hauteur que, s’il voulait rompre avec le saint-siège, le pays, son clergé en tête, passerait tout entier de son côté, il sentait bien au fond du cœur qu’il n’en serait rien. Il n’ignorait pas qu’il eût risqué de n’avoir même pas avec lui les philosophes de son conseil d’état, dont il se servait comme d’épouvantail pour effrayer les catholiques, mais qui avaient, somme toute, trop peu de foi et trop de bon sens pour se mettre, en l’an de grâce 1811, à la remorque d’un nouvel Henri VIII.

Ajoutons, afin d’être juste, qu’à l’exception de l’abbé de Pradt, qui n’avait rien d’un prêtre en toute sa personne, et sur lequel il aurait peut-être eu tort de trop compter, pas un seul des prélats alors enrôlés avec plus ou moins de zèle ou de prévoyance dans son parti n’eût aveuglément suivi l’empereur le jour où il aurait été question de se séparer du chef de la catholicité. Nombre de fois, avec l’exagération propre à l’esprit de parti, les prélats opposans de 1811 ont durement reproché à leurs adversaires d’avoir penché vers le schisme. Cette accusation n’est pas fondée. Une partialité involontaire à l’égard du pouvoir civil, quel qu’il fût, une confiance irréfléchie dans l’empereur, une appréciation erronée, quoique consciencieuse, des circonstances, trop d’effroi au sujet des périls de l’église, trop de complaisance pour celui dont le sort en dépendait à leurs yeux, tels ont été les torts principaux des membres du concile qui, dans la querelle survenue entre le saint-siège et le gouvernement français, se proposèrent surtout de marcher toujours d’accord avec le fondateur de la dynastie impériale. Qu’à ces sentimens, sincères chez la très grande majorité, il se soit mêlé d’autres considérations moins avouables, il n’est pas interdit de le supposer ; les prêtres n’échappent pas plus que le reste des mortels aux défaillances de l’espèce humaine, et jamais elles ne furent peut-être plus tristement fréquentes qu’à cette époque de notre histoire. Des motifs honteux ne paraissent pas néanmoins avoir influé d’une façon directe sur la conduite des prélats qui servirent alors d’instrumens aux projets du chef de l’empire, et Dieu sait pourtant si les tentations leur furent épargnées ! Engagé à fond dans une lutte où sa puissance et son orgueil étaient également en jeu, Napoléon n’était pas homme à laisser sans stimulant ou sans récompense les secours qu’il attendait d’auxiliaires aussi utiles que l’étaient par exemple MM. de Barral et Duvoisin. Par prudence, si l’on veut, par honneur, nous préférons le croire, ses offres compromettantes ne furent jamais acceptées. Il résulte en particulier de renseignemens que nous croyons puisés à bonne source que l’évêque de Nantes, le conseiller le plus écouté de l’empereur, eut maintes fois à se défendre pendant la tenue du concile contre les propositions de son maître, attentif à faire miroiter tour à tour devant ses yeux le chapeau de cardinal, de grandes situations ecclésiastiques et des places lucratives pour tous les membres de sa famille. Plus jaloux de son influence personnelle sur les membres du clergé que de profits ou d’honneurs, M. Duvoisin demeura inébranlable. Il avait assez de fierté pour attacher moins d’importance aux faveurs de la cour qu’au succès des idées qu’il avait déjà défendues au sein de deux commissions ecclésiastiques, et qu’il espérait faire maintenant triompher dans le concile au moyen d’un plan de conduite dont il était le principal inventeur, et qui ne manquait, à vrai dire, ni de prudence ni d’habileté.

Il eût été impossible, et l’évêque de Nantes le sentait mieux que personne, d’apporter au concile national de 1811 des propositions contraires aux droits avérés du saint-siège. Lui demander de reconnaître au chef de l’empire le droit de nommer directement les évêques, c’eût été provoquer sans profit une explosion de mécontentemens. Averti par M. Duvoisin, l’empereur y avait renoncé. Ses prétentions avaient beaucoup baisser Il se bornait maintenant à vouloir obtenir du concile la déclaration que, si le pape continuait à demeurer inflexibles le concile se reconnaîtrait compétent pour aviser lui-même aux moyens de pourvoir provisoirement à la viduité des diocèses. Napoléon ne faisait pas difficulté d’ajouter qu’avant de mettre les pêres du concile en demeure de passer outre, il ne se refuserait point à envoyer, au nom du concile, une nouvelle députation auprès du pape à Savone. Telle était la voie détournée vers laquelle les prélats partisans de la cour avaient été chargés d’incliner doucement leurs collègues. Ceux-ci y répugnaient beaucoup. « Pourquoi, disaient-ils, débuter par une déclaration de compétence dont la valeur canonique, fort incertaine en elle-même, sera certainement considérée comme nulle par beaucoup d’excellens théologiens, et cela quand l’empereur consent à traiter avec le souverain pontife ? C’est par là évidemment qu’il faut commencer. Qu’on nous permette d’entrer en communication avec le saint-père, de députer près de lui quelques-uns d’entre nous pour lui exposer les besoins de l’église, Si nous ne réussissons point à le fléchir, il sera temps alors, mais seulement alors, de considérer ce que nous aurons à faire. Cette démarche est d’autant plus indiquée, ajoutaient-ils, que nos collègues déjà députés auprès du pape nous assurent qu’il est favorablement disposé. Aujourd’hui que le concile est constitué, qu’il s’apprête à délibérer, quelle difficulté s’oppose à ce que nous adressions nous-mêmes à notre chef spirituel une seconde députation qui aurait plus d’autorité encore que la première ? » La difficulté que les pères du concile ne soupçonnaient pas, dont M. Duvoisin et les évêques envoyés avec lui à Savone n’avaient peut-être pas reçu la confidence, c’est que Pie VII ne voulait plus reconnaître la valeur du papier laissé entre ses mains, c’est qu’il déclarait nuls les engagemens auxquels il avait un instant consenti, c’est enfin qu’il était en proie dans ce moment à cette redoutable maladie qui aurait rendu vaines les tentatives de négociation entamées avec lui. De ce terrible secret provenait l’inextricable embarras de la situation. Après avoir exposé la position respective des deux camps entre lesquels se partageaient les membres du concile, il nous faut pénétrer maintenant dans l’intérieur même de la commission du message.


II

Les évêques chargés de rédiger la réponse au message de l’empereur avaient été nommés dans la congrégation générale du 25 juin. Ils étaient au nombre de dix, non compris le président du concile. C’étaient les cardinaux Spina et Caselli, les archevêques de Bordeaux et de Tours, les évêques de Nantes, de Comacchio, d’Ivrée, de Tournai, de Trêves et de Gand. Ils avaient été choisis à la pluralité relative des suffrages, et parmi eux six ou sept étaient connus comme des partisans très zélés des droits du saint-siège. Toutes les séances de cette commission se tinrent, jusqu’au 5 juillet, dans les appartemens du somptueux hôtel que le cardinal Fesch occupait dans la rue du Mont-Blanc. M. Duvoisin, éclairé par l’expérience qu’il venait de faire pendant la discussion de l’adresse, comprenait qu’il serait peu prudent d’apporter à la commission ainsi composée un projet préparé d’avance. Son plan de conduite restait toutefois le même. Plus intimement initié qu’aucun de ses collègues aux déterminations si parfaitement arrêtées du maître, il était plus que jamais porté à penser qu’aucun résultat utile ne sortirait des délibérations de la commission, si elle ne les concertait d’abord avec le tout-puissant chef de l’état. Dès l’ouverture de la première séance, il commença donc par dire que, « pour aplanir les difficultés, la commission ferait bien d’en référer à l’empereur, si elle avait des craintes qu’il n’agréât point ce qu’elle aurait décidé[3]. » À ces mots, M. de Broglie l’arrêta court ; il avait pris un peu plus de confiance, et ne comptait pas demeurer passif dans la commission du message comme il l’avait été dans les congrégations générales. « Que sommes-nous donc, monseigneur, et quelle est notre qualité, répliqua le titulaire du siège de Gand, sinon les mandataires du concile ? Le concile nous a délégué la mission de préparer une réponse au message ; il ne nous a pas conféré d’autres pouvoirs, et certes il n’entend pas que notre commission ou quelques-uns de ses membres traitent jamais, sans son autorisation, avec l’empereur. » Cette observation ne fut qu’assez faiblement appuyée. Elle eut toutefois pour effet d’embarrasser tant soit peu l’archevêque de Tours et les évêques de Nantes et de Trêves, qui visaient évidemment à remplir le rôle d’intermédiaires entre le concile et Napoléon. Afin de voir venir leurs adversaires, les membres de la majorité avaient résolu de n’exprimer les premiers aucune opinion sur le fond même des choses, attendant ce qu’auraient à leur dire les confidens avérés de la pensée impériale. Ceux-ci n’étaient pas non plus très pressés d’entrer en matière. On s’observait réciproquement. Alors M. de Broglie se prit à dire « qu’étant l’un des plus jeunes prélats du concile il priait ses aînés, les membres des anciens comités ecclésiastiques, qui avaient étudié depuis longtemps ces questions, de vouloir bien faire part de leurs lumières à leurs collègues. » Cela parut soulager l’évêque de Nantes, qui envoya chercher le rapport adressé naguère à l’empereur, et en donna lecture à la commission. Le rapport était long. Les évêques opposans trouvaient qu’il y avait plus de paroles que de faits, et les faits eux-mêmes ne leur semblaient pas difficiles à réfuter. Quand la lecture en fut terminée, les membres de la majorité firent observer que « ces messieurs de la commission ecclésiastique avaient eu des mois et des mois pour s’instruire, discuter et répondre. Comment exiger qu’ils pussent, eux, répondre en huit jours à des questions de si haute importance ? — Nous perdons notre temps, ajouta l’évêque de Troyes, et jamais nous ne nous entendrons. Chaque jour on nous dit : L’empereur veut ceci, l’empereur veut cela. Comment travailler et se fixer sur des dires aussi variables ? » Les évêques de Tours et de Nantes répondaient : « Évitons d’irriter. Tout est perdu, si l’on n’accorde pas ce que veut l’empereur. C’est un cas de nécessité. » A quoi M. de Broglie et ses amis objectaient : « La question est précisément de savoir s’il y a, oui ou non, nécessité. Il faut poser cette question, la résoudre, et puis s’y tenir. Nous pensons que, messeigneurs de Tours, de Nantes et de Trêves ayant rapporté de leur députation à Savone la nouvelle consolante que le pape n’est pas éloigné d’accorder les bulles, il convient de commencer par envoyer une nouvelle députation au souverain pontife, afin de le prier de vouloir bien confirmer la promesse déjà faite. Point de doute, d’après ces messieurs, que sa sainteté ne la confirme. Alors tout est sauvé. — Mais, reprenaient le cardinal Fesch et les trois évêques envoyés à Savone, l’empereur exige un décret du concile avant de consentir à l’envoi de la députation. — C’est le vrai moyen de tout faire manquer, s’écria l’évêque de Tournai, car c’est exactement comme si nous disions au pape : La bourse ou la vie ; donnez les bulles, ou nous nous passerons de vous. — Sur quoi le cardinal Fesch, prenant à son tour la parole : Il n’est pas d’effort, assurait-il, que nous n’ayons fait, ces messieurs et moi, pour engager sa majesté à consentir à la députation avant que la question ne fût discutée dans la commission et dans le concile ; tous nos efforts ont été complètement infructueux. — Il faut les renouveler, reprenaient les évêques opposans, et ne rien omettre pour parvenir à un résultat si désirable[4]. »

Avec un accord qui n’avait rien de concerté, les membres de la majorité de la commission déclaraient qu’ils étaient persuadés que jamais le concile ne se reconnaîtrait compétent pour changer, quant aux bulles, la discipline ecclésiastique. Ils en donnaient comme preuve ce qui s’était passé au sujet de l’adresse. Voter le décret avant l’envoi de la députation, c’était renverser l’ordre naturel des choses. La discussion menaçait de ne point avancer d’un pas. Prenant enfin courage, l’évêque de Nantes, malgré les protestations réitérées de M. de Broglie, finit par annoncer à ses collègues qu’il était chargé d’adresser à la commission deux questions sur lesquelles l’empereur voulait qu’on délibérât immédiatement ; les réponses seraient remises à Napoléon avant d’avoir été communiquées au concile. Les deux questions étaient les suivantes : « 1° le concordat étant déclaré aboli par l’empereur, le concile se croit-il compétent pour prononcer sur la matière de l’institution canonique sans l’intervention du pape ? 2° l’empereur désire que le concile lui demande le rétablissement du concordat avec condition d’y insérer une clause qui prévienne désormais tout refus arbitraire de la part des papes. Dans ce cas, l’empereur permettra qu’il soit envoyé au pape une députation composée d’un certain nombre d’évêques chargés de lui porter le décret du concile. Si le pape y adhère, tout sera terminé à la satisfaction de l’empereur. S’il s’y refuse, le droit de donner l’institution canonique aux évêques sera provisoirement et jusqu’à décision d’un concile œcuménique dévolu aux métropolitains en vertu du décret du concile. » La lecture de ces deux propositions, qui parurent à la majorité passablement vagues et remplies de contradictions, mit fin à la première séance. On possédait désormais, grâce à l’initiative de M. Duvoisin, une base de discussion, et dès le lendemain le débat fut entamé par l’archevêque de Bordeaux.

M. d’Aviau s’efforça d’abord de prouver par l’histoire de l’église gallicane que plus d’une fois les assemblées du clergé avaient eu à discuter en France des doctrines semblables à celles qui résultaient de la première des propositions de l’empereur. Jamais, assura-t-il, elles ne s’étaient prononcées dans le sens indiqué par l’évêque de Nantes. L’assemblée de 1682 elle-même s’était bornée à demander des bulles au pape, elle ne s’était rien permis au-delà. Ces conclusions de l’archevêque de Bordeaux n’étaient point admises par les trois évêques députés à Savone, qui les contredirent assez vivement. Alors l’évêque de Tournai lut à ses collègues un mémoire longuement motivé. Il appela l’attention des prélats qui ne pensaient pas comme lui sur le doute légitime que produirait dans l’esprit des prêtres et des fidèles toute institution canonique donnée à des évêques qui n’auraient pas été préalablement agréés par le chef de la catholicité. Il appuya beaucoup sur les anxiétés qui tortureraient les consciences, si l’on admettait pour l’épiscopat un mode de recrutement aussi inusité. Ne risquait-on pas de mettre en suspicion la validité même des sacremens conférés par les nouveaux prélats et par les prêtres placés sous leur juridiction épiscopale ? M. d’Aviau examinait ensuite la question en elle-même. Un concile national était radicalement incompétent, suivant lui, pour décréter une forme d’institution canonique si différente de celle qui était consacrée par la discipline générale de l’église. Cette argumentation, parfaitement conforme au sentiment qui animait la majorité de la commission, fit sur elle une impression très vive. M. Duvoisin, qui s’en aperçut, n’essaya pas de la combattre en face ; mais, avec son éloquence habituelle et un art consommé, il insista sur le besoin urgent qu’avaient la France et l’Italie de se recruter d’évêques, sur les inconvéniens qu’il y aurait à laisser tant de diocèses sans direction spirituelle. « C’était, disait-il, un cas d’absolue nécessité. — Cette nécessité, qui l’a créée ? repartit M. de Broglie. N’est-ce pas l’empereur et nullement le pape, puisque le pape a tout récemment promis aux prélats qui lui ont été envoyés à Savone de donner les institutions aux évêques nommés ? Dès lors comment l’auteur de cette prétendue nécessité, qui aurait les moyens de la faire cesser demain, si cela lui convenait, serait-il en droit d’en profiter ? Cela ne se peut. — Le concile ne statuerait pas en vue de plaire à l’empereur, fit observer l’archevêque de Tours, il agirait en vue du bien de l’église. — Ce n’est pas la question, reprenaient les évêques opposans ; elle est tout autre. Il s’agit de savoir si le concile est compétent. Même dans le cas où il se reconnaîtrait compétent, il ne saurait user de son pouvoir, puisque le pape, à ce qu’il paraît, ne refuse pas les bulles. — En effet, la question est devenue beaucoup plus difficile depuis la députation, remarqua naïvement le cardinal Fesch, car on pouvait dire avant votre retour de Savone que le pape refusait les bulles, et maintenant il promet de les donner. Aussi l’empereur vous a-t-il dit ? Messeigneurs, vous avez : bâti là un bel ouvrage ; vous n’avez fait ni mes affaires ni celles de l’église[5]. »

Un peu embarrassé de cette révélation inattendue, l’évêque de Nantes souleva lui-même une partie du voile qui dérobait ? alors aux yeux de tous les scènes qui venaient de se passer à Savone. Il apprit à la commission surprise que, d’après la teneur d’une lettre récemment écrite par le préfet de Montenotte, sa sainteté paraissait maintenant hésiter un peu. Elle aurait même dit à M. de Chabrol : « Heureusement je n’ai rien signé, » et l’empereur avait interprété ces paroles comme un commencement de désaveu. En réponse à cette demi-révélation, les cardinaux Spina et Caselli et les évêques de la majorité de la commission firent observer que les fluctuations, d’ailleurs si naturelles, du souverain pontife ne constituaient en aucune façon un désaveu dont il fût permis de se prévaloir contre lui. D’un ton tranchant qui lui était assez habituel, M. de Barral répéta plusieurs fois : « Avant tout, il faut sauver l’église et lui donner des évêques. — Oui, des évêques catholiques, lui cria-t-on de toutes parts, mais non point des évêques schismatiques ou seulement douteux. — Qu’importe d’où vienne, la nécessité, disait de son côté M. Duvoisin, et qu’il la faille imputer soit au pape, soit à l’empereur ? Elle existe, et c’est notre devoir et notre droit d’y pourvoir. » Là-dessus les évêques de Bordeaux et de Troyes, les cardinaux Spina et Caselli, les titulaires de Gand et d’Ivrée, ne manquèrent point de soutenir que cela importait au contraire beaucoup. Ils insistèrent à l’envi sur cette circonstance que, « puisque le pape consentait en réalité à l’expédition des bulles, la prétendue nécessité invoquée par le souverain ne pouvait être prise comme un point de départ suffisant pour changer la discipline générale de l’église[6]. » L’évêque de Tours s’éleva longuement contre cette fin de non-recevoir.

Les délibérations de la commission avaient tourné jusqu’alors dans un même cercle et revêtu la forme d’une conversation animée. M. de Broglie demanda en ce moment la permission de lire un mémoire qu’il avait rapidement écrit sur la matière, et dont le canevas lui avait été fourni par de savans théologiens de son diocèse[7]. Nous n’en reproduirons aucune partie, il n’entre pas dans notre sujet de mettre en saillie les côtés purement dogmatiques de la question. La majorité parut plus que jamais confirmée dans ses résolutions antérieures par la lecture de ce mémoire. La consternation était extrême parmi les prélats du parti de l’empereur. L’un d’eux s*échappa même à dire : « Si le concile ne consent pas au décret avant l’envoi de la députation, l’empereur dira que nous l’avons joué. » Ces paroles laissaient trop clairement voir que les confidens de Napoléon lui avaient promis que le concile se montrerait docile à ses inspirations. Un autre s’écria : « Adieu maintenant l’épiscopat en France, tout est perdu ! » Le cardinal Spina s’efforça de montrer à ses adversaires combien leurs appréhensions étaient exagérées, mais il ne les persuada guère. Il répéta que voter le décret d’avance, c’était condamner le pape. M. Duvoisin se récria, et accumula les argumens pour détruire cette assertion, puis ce prélat et l’archevêque de Tours s’appliquèrent à réfuter quelques citations et quelques faits mis en avant par l’évêque de Gand. L’évêque de Tournai les arrêta en les priant de vouloir bien répondre d’abord à son mémoire. Devant cette sommation positive, la minorité se renferma dans un morne silence. Elle perdait beaucoup de terrain, et l’avantage passait de plus en plus du côté des opposans. Cela fut démontré par l’observation que fit tout à coup l’évêque de Trêves qu’il n’y avait de remède aux maux de l’église que dans l’envoi d’une nouvelle députation au pape. M. Mannay, ancien docteur de la Sorbonne, émigré pendant la révolution en Écosse, nommé en 1802 à l’évêché de Trêves, fort aimé dans son diocèse à cause de sa douceur personnelle et de la prudence de son administration, avait toujours adhéré jusque-là aux thèses soutenues par MM. de Barral et Duvoisin. Sa proposition, déjà maintes fois produite, plut en ce moment, parce qu’elle émanait d’un prélat ami de la cour. Le cardinal Fesch, qui au fond du cœur souhaitait vivement qu’on s’arrêtât à ce parti, y avait déjà presque donné son agrément, lorsque l’évêque de Nantes, dont cela ne faisait pas l’affaire, vint se jeter à la traverse, et posa une nouvelle question ainsi conçue : « dans le cas d’une extrême nécessité, ne pourrait-on point se passer des bulles pontificales ? » En vain on lui répondit que c’étaient là de pures abstractions, parfaitement vagues et illusoires. M. Duvoisin, qui connaissait à fond les intentions du maître, alléguait avec une sorte de morgue hautaine qu’abstractions ou non il fallait bien mettre sa proposition aux voix, car jamais l’empereur ne laisserait partir la députation tant qu’il n’aurait pas obtenu un décret du concile. L’archevêque de Tours, M. de Barral, parla dans le même sens. Le cardinal Fesch, averti par l’insistance de ces deux messieurs qu’il avait fait fausse route, retira l’espèce d’acquiescement qu’il avait donné à la motion de l’archevêque de Trêves. Usant de sa prérogative de président, il déclara que la proposition de l’évêque de Nantes devait être prise en considération. La discussion en fut remise à la séance suivante.

Depuis que siégeait la commission du message, aucune congrégation générale n’avait eu lieu. Le concile était comme suspendu. Le public en était un peu surpris, et les évêques témoignaient quelque mécontentement de perdre ainsi à Paris un temps qu’ils auraient pu employer plus utilement dans leurs diocèses. M. de Broglie et les prélats qui votaient ordinairement avec lui, n’osant adresser à ce sujet des remontrances au cardinal Fesch, maintenant assez mal disposé pour eux, engagèrent l’évêque de Bayeux à s’en expliquer avec lui, et à lui faire sentir combien cette suspension du concile était en elle-même peu convenable. Le cardinal Fesch n’écouta point ses raisons. Avec une franchise qui dévoilait les projets de son neveu, il dit à l’évêque de Bayeux que le concile ne s’occuperait de rien tant qu’il n’aurait pas décidé s’il pouvait établir un nouveau mode d’institution canonique sans le concours du souverain pontife. Chacun comprit que cette déclaration partait de plus haut. Elle ajoutait encore à l’importance de la décision qu’allait, prendre enfin la commission du message.

À l’ouverture de la troisième séance, le cardinal Fesch donna lecture d’une lettre qui lui avait été adressée par le ministre des cultes. M. Bigot, au nom de Napoléon, faisait savoir aux membres de la commission qu’ils eussent à se prononcer immédiatement, par oui ou par non, sur la compétence du concile relativement à l’institution canonique. Le ministre, ajoutait que le jugement que porterait la commission devait être communiqué à l’empereur, et serait immédiatement déféré au concile pour qu’il statuât définitivement[8]. L’ordre était formel et péremptoire. Ce fut l’évêque de Tournai qui le premier prit la parole, non pour aborder le fond du débat, mais pour faire habilement ressortir ce qu’avait d’inusité le rôle accepté par M. Duvoisin et la contrainte singulière que, par voie de délégation, il cherchait à exercer sur ses collègues. Il commença donc par lui demander s’il était bien réellement l’inventeur de la question qu’il voulait à toute force faire discuter par la commission. « Nantes biaisa, raconte M. de Broglie ; mais Tournai lui serra le bouton, et le pria de vouloir bien dire si sa métaphysique était de lui ou de l’empereur. Nantes continuait à se taire. Alors Tournai ajouta : — Mais les deux propositions que vous avez lues à notre réunion précédente sont-elles aussi de l’empereur ? — Nantes en convint pour la première ; quant à la seconde, il balança ; Tournai insistant, il finit par convenir que le souverain n’avait exigé de discussion que sur la première[9]. »

Ces aveux mêlés de contradictions jetèrent une sorte d’ébahissement parmi les collègues de M. Duvoisin, et amenèrent un peu de va-et-vient dans l’ordre de la discussion. Le cardinal Fesch, pris de court, oublia qu’il avait la veille décidé lui-même qu’on délibérerait d’abord sur la question de nécessité primitivement posée par l’évêque de Nantes, et mit aux voix celle de la compétence ou de l’incompétence du concile relativement à l’institution canonique. La majorité fut si énorme qu’il n’y eut même pas besoin de compter les suffrages. « Allons, dit le président, quand le vote fut fini, tout est perdu, et l’empereur dissoudra le concile. » L’archevêque de Tours et l’évêque de Nantes appuyèrent son dire. Ils ne ménagèrent, même pas les sarcasmes à leurs collègues, répétant qu’on s’apercevrait trop tard combien ce rigorisme hors de propos serait funeste à l’église. Pour éviter des discussions intempestives, les prélats opposans ne répondirent point. Quelques paroles échappées au président, et qu’aucun d’eux ne releva, quoiqu’ils en eussent tous fait leur profit, ajoutaient alors à leur confiance. Pendant que l’archevêque de Tours et l’évêque de Nantes se lamentaient sur la tournure qu’avaient prise les débats, le cardinal, au fond bien disposé pour Pie VII s’était laissé aller à dire à ses voisins : « Après tout, si le concile devait durer, on pourrait peut-être risquer la gageure et hasarder la demande de la députation au pape sans décret préalable[10]. » Aux yeux des membres de la majorité, il résultait des quelques mots prononcés par l’oncle de l’empereur que cette dissolution du concile, dont Fesch les menaçait sans cesse, n’était pas si fortement arrêtée dans la pensée de son neveu. Dissoudre brusquement une assemblée de prélats convoqués avec tant de solennité, ne serait-ce point de la part du chef de l’état déclarer à l’univers entier que les évêques de son empire n’avaient point voulu se plier à ses volontés ? Jamais l’empereur ne voudrait se faire un pareil tort à lui-même. A tout prendre, les pères du concile, si on les dispersait violemment, n’en auraient pas moins, autant qu’il dépendait d’eux, « sauvé les droits du pape, empêché le schisme, et s’en retourneraient dans leurs diocèses après avoir bien mérité, par leur fermeté, de la religion et de la patrie. » Ces réflexions, que nous trouvons dans le journal de M. de Broglie, avaient donné courage aux plus timides. Sur la seconde proposition de l’évêque de Nantes, les huit évêques opposans continuèrent donc à se tenir très fermes. « Les ruses de Nantes, poursuit l’évêque de Gand, les brusqueries de Tours et les décisions tranchantes de Fesch ne purent jamais réussir à nous faire quitter notre poste[11]. »

Cependant rien n’avait été épargné pour rompre l’accord entre les membres de la majorité de la commission. À un certain, moment, le cardinal Fesch, reproduisant une idée qu’il avait déjà mise plusieurs fois en avant, s’écria : « Pourquoi ne pas nous en tenir à ce qui a été proposé en 1810 par le comité ecclésiastique ? Aucun de nous, je pense, ne saurait y voir de difficulté. » M. de Broglie répondit que jamais il ne mettrait sa signature au bas d’un rapport qu’il était bien loin d’approuver. Hors le président du concile et les trois évêques qui avaient travaillé à la rédaction de ce document, tous les autres membres de la commission opinèrent dans le même sens, ce qui fit dire à f archevêque de Tours : « Il n’y aura donc que ce pauvre comité ecclésiastique de 1810 qui mourra dans l’impénitence finale ? » Ces paroles faillirent faire perdre un peu de leur sérieux aux membres de la majorité. Pour amuser le tapis et empêcher qu’on n’en vînt trop vite à une décision formelle, l’évêque de Nantes se mit à lire un long fragment de Bossuet, qui, d’après lui, démentait les allégations contenues dans le mémoire lu par M. de Broglie. Celui-ci se défendit de son mieux. Bientôt, tout le monde s’en mêlant, la discussion reprit de plus belle sur les sujets déjà surabondamment traités. Les divagations naissaient les unes des autres. L’évêque de Comacchio entama un long discours sur les droits du souverain pontife. M. Duvoisin, pour affaiblir l’effet que son argumentation produisait visiblement sur ses collègues, dit que jamais des doctrines aussi ultramontaines ne seraient reçues par des évêques gallicans. Les évêques de Troyes et d’Ivrée repartirent qu’il s’agissait non d’une thèse particulière à l’église d’Italie, mais bien d’une opinion commune à la catholicité tout entière. « Si nous ne croyons pas, disaient les opposans, de ce côté des Alpes à l’infaillibilité personnelle du saint-père, encore moins croyons-nous à la nôtre. » On était plus que jamais éloigné de s’entendre. Le cardinal Fesch, qui avait eu le temps de reprendre un peu ses esprits, fit alors observer, ce qui n’était que trop vrai, que la discussion ne marchait pas. Cela tenait, suivant lui, à ce qu’on avait perdu de vue la question d’extrême nécessité, si justement posée la veille par l’évêque de Nantes, et tout aussitôt, ne laissant point à ses contradicteurs le temps de respirer, il les somma de voter sur la question suivante : « peut-on supposer un cas métaphysique in abstracto en vertu duquel un concile national puisse, sans l’intervention du pape, adopter un mode d’institution canonique, sans tenir compte des circonstances actuelles ou autres ? » Chacun de se récrier, hormis l’évêque de Nantes. L’évêque de Tournai soutint que jamais l’église ne s’était prononcée sur des cas abstraits. Comment la commission, comment le concile pourraient-ils se décider ainsi métaphysiquement, sans tenir compte des circonstances présentes ou autres ? L’évêque de Troyes appuya cet avis, disant que ce n’était là que de la battologie et du galimatias[12].

L’archevêque de Bordeaux, les évêques de Gand et d’Ivrée pensaient de même ; mais jamais le cardinal Fesch n’en voulut démordre. Il exigea le vote formel de chacun des membres de la commission. Le cardinal Caselli, interrogé le premier par Fesch, répondit : « Si l’épiscopat était réduit à trois évêques, et qu’il n’y eût pas de pape existant, ces trois évêques pourraient assurément sacrer tous les évêques du monde. Il y a plus : en ce cas, un seul évêque le pourrait. » Fesch l’inscrivit comme ayant prononcé un oui absolu. Le cardinal Spina fit à peu près la même réponse, déclarant que dans le concile il s’opposerait de toutes ses forces à ce qu’on fît d’un cas purement hypothétique une règle de discipline. Il n’en fut pas moins inscrit comme ayant donné un oui absolu. Les autres évêques répondirent par des oui enveloppés de force restrictions. L’archevêque de Bordeaux répondit très positivement non, objectant que c’était là un cas imaginaire, et qu’il était de foi que l’église aurait toujours un chef et des évêques ; l’évêque de Tournai vota de même. M. de Broglie se ralliant à l’avis de son collègue de Bordeaux, l’évêque de Troyes dit au président : « Inscrivez-moi, monseigneur, pour oui ou pour non, comme vous voudrez, car tout cela est indifférent et purement chimérique. » Ce bel ouvrage fini, lisons-nous toujours dans le journal de M. de Broglie, Fesch produisit cette autre question : « si le pape était mort, un concile national pourrait-il statuer sur l’institution canonique ? » Le but de cette seconde proposition était manifeste. Tous les membres de la majorité comprirent parfaitement où leur président voulait les conduire ; ils ne donnèrent pas dans le piège, et huit voix contre trois se prononcèrent pour la négative. Le cardinal Fesch, voyant qu’il ne pouvait par aucune subtilité venir à bout de l’opposition qu’il rencontrait dans le sein de la commission, en convint loyalement, et sans plus de retard proposa d’approuver une déclaration ainsi conçue : « la congrégation particulière nommée par le concile pour répondre au message de sa majesté pense que le concile, avant de prononcer sur les questions qui lui sont proposées, agissant d’après les règles canoniques et suivant ce qui s’est pratiqué de tout temps dans l’église, ne peut se dispenser de solliciter de sa majesté la permission d’envoyer au pape une députation qui lui expose l’état déplorable des églises de l’empire français et du royaume d’Italie, et qui puisse conférer avec lui sur les moyens d’y remédier ; » Le soir même, c’est-à-dire le 5 juillet 1811, le cardinal portait à l’empereur cette déclaration signée de lui et de tous les membres de la commission du message.


III

La réception qui attendait le cardinal Fesch à Saint-Cloud ne fut pas différente de celle que l’empereur avait coutume de faire à son oncle quand il croyait avoir sujet de s’en plaindre. Il commença, nous dît l’abbé Lyon net, par « s’emporter d’une façon indécente contre le concile[13]. — Mon dessein, s’écria-t-il, était de rétablir les évêques dans leurs anciennes prérogatives ; mais, puisqu’ils en agissent ainsi, je saurai bien les mettre à la raison. » Le cardinal essaya de justifier par quelques raisons canoniques la doctrine de la commission du message. « Encore de la théologie, répliqua l’empereur ; où l’avez-vous apprise ? Taisez-vous ; vous êtes un ignorant. En six mois, j’en veux savoir plus que vous. » Le président du concile, qui n’avait pas l’habitude de reculer devant les invectives de son neveu, s’anima, lui aussi, dans la discussion. Il voulut lutter pied à pied, ce qui n’était pas sans générosité de sa part, afin de défendre l’avis de ses collègues, que pourtant il n’avait point partagé ; mais, comme toujours, il ne fit qu’irriter de plus en plus l’empereur. « Je n’aurai pas le dessous, s’écria celui-ci. Qu’on appelle Montalivet ou Merlin… Ah ! la commission vote ainsi ! Eh bien ! je casserai le concile, et tout sera fini. Je ne me soucie nullement de ce que veut ou ne veut pas le concile. N’ai-je pas aussi mon comité, réuni chez le grand-juge ? Il prononcera sur cette question, et je me déclarerai compétent, suivant l’avis des philosophes et des jurisconsultes. Les préfets nommeront les curés, les chapitres et les évêques. Si le métropolitain ne veut pas les instituer, je fermerai les séminaires, et la religion n’aura plus de ministres. Quant aux évêques d’Italie, je confisquerai leurs biens et je les mettrai à la portion congrue comme les évêques de France. » — C’est alors, dit l’abbé Lyonnet, que le cardinal Fesch aurait répondu à l’empereur : — « Si vous voulez faire des martyrs, commencez donc par votre famille. Je suis prêt à donner ma vie pour sceller ma foi. Sachez-le bien, tant que le pape n’aura pas consenti à cette mesure, moi, métropolitain, je n’instituerai jamais aucun de mes suffragans. Je vais même plus loin : si l’un d’eux s’avisait, à mon défaut, de donner l’institution à un évêque de ma province, je l’excommunierais à l’instant[14]. »

Cette scène orageuse entre l’oncle et le neveu n’avait pas duré moins de deux heures ; elle continuait encore lorsque l’évêque de Nantes arriva de son côté à Saint-Cloud. — « Qu’on le fasse entrer, dit l’empereur. Celui-là au moins sait sa théologie, et avec lui on peut s’entendre. » On ignore les paroles qui furent échangées sans témoins entre Napoléon et M. Duvoisin ; mais le résultat de leur conférence apparut bientôt. Le parti auquel l’empereur s’arrêta séance tenante, quoiqu’il ne fût en lui-même qu’une demi-mesure, était le plus sage peut-être qu’il pût prendre. La situation était en effet des plus embarrassantes pour Napoléon par suite du malheureux état de santé où se trouvait le prisonnier de Savone. Les dernières lettres reçues du préfet de Montenotte annonçaient que l’aliénation mentale de Pie VII était passée ; mais à l’agitation des premiers jours avait succédé une sorte de mélancolie tranquille. Le souverain pontife n’avait pas cessé de témoigner la même répugnance à reconnaître les engagemens pris avec les évêques envoyés près de lui, et consignés par ceux-ci dans la note laissée entre ses mains. M. de Chabrol donnait toutefois à entendre que le pape pourrait un jour revenir à dès sentimens plus concilians. Avec un peu de temps, il ne désespérait pas de lui faire de nouveau agréer, sauf de légères modifications, les clauses du traité dont le projet lui avait été soumis par les députés de l’empereur : à cet égard, rien n’était sûr encore ; mais il inclinait vers la confiance. On comprend qu’en présence de tant d’incertitudes il n’eût pas été prudent de la part de l’empereur de produire une pièce que le pape pouvait démentir. Cependant il était cruel de n’en faire aucun usage dans un moment de crise si pressant, quand on avait lieu de supposer, d’après ce que mandait l’habile préfet de Monteriotte, que le traité déjà ébauché serait ratifié prochainement. Napoléon imagina de tout concilier en recourant à un moyen terme. Il prit le parti d’autoriser les évêques députés à Savone à parler avec beaucoup plus de détails aux membres de la commission de ce qui s’était passé pendant leur voyage ! Pour son compte, il agirait comme s’il eût été assuré de cette approbation pontificale que M. de Chabrol lui faisait entrevoir sans oser la lui garantir. Son parti ainsi pris, Napoléon ne faisait plus que rentrer dans ses habitudes en témoignant tout à coup la confiance la plus extrême dans la réussite du plan qu’il venait d’improviser. « Vous n’êtes tous que des nigauds, dit-il, apostrophant derechef le cardinal Fesch. Vous ne connaissez pas votre position. Ce sera donc moi qui vous tirerai d’affaire ; je vais tout arranger. » Puis, appelant M. Aldini, secrétaire d’état du royaume d’Italie, il lui dicta incontinent et presque sans s’arrêter l’écrit qu’on va lire.

« Le rapport de la commission doit être fait sur les bases suivantes : 1° que, l’empereur ayant le droit de nommer aux évêchés vacans, son droit se trouve nul, si l’institution peut être refusée par d’autres raisons que les cas prévus par le concordat de Léon X ; 2° que, sa majesté ayant réitéré plusieurs fois la demande de l’institution canonique, qui a été refusée, elle a pu être autorisée à regarder le concordat comme non existant, et à réunir un concile pour qu’il pourvût à l’institution canonique des évêques ; 3° que, le conseil des évêques réunis à Paris et consultés sur ces matières par sa majesté ayant obtenu d’envoyer au pape une députation de quatre évêques, cette députation a levé toutes les difficultés, que le pape a daigné entrer dans les besoins de l’église, et dans ces circonstances qu’il a formellement promis l’institution pour les évêchés vacans, et approuvé la clause que, si dans l’espace de six mois, lui ou ses successeurs ne donnaient pas l’institution aux évêques, le métropolitain la donnerait ; que, cela étant, le but de l’empereur se trouve rempli, que les évêchés de son empire ne peuvent plus rester vacans ; que l’empereur voulait trois mois, que le pape en demandait six. Cette différence n’étant pas de nature à faire rompre l’arrangement déjà conclu, il restait à proposer au concile le décret ci-joint, lequel, étant adopté, serait présenté par le concile en corps à l’empereur, pour le remercier et le supplier d’approuver le décret suivant et de le faire publier comme loi de l’état.

« Le concile décrète :

« 1° Que les évêchés ne peuvent rester vacans plus d’un an pour tout délai, et que dans cet espace de temps la nomination, l’institution et la consécration doivent avoir lieu ; 2° que l’empereur nommera conformément aux concordats à tous les sièges vacans ; 3° que, six mois après la nomination faite par l’empereur pour tout délai, le pape donnera l’institution canonique ; 4° que, les six mois expirés, le métropolitain se trouve investi par la concession même faite par le pape, et devra procéder à l’institution canonique et à la consécration ; 5° que le présent décret sera soumis à l’approbation de l’empereur pour être publié comme loi de l’état ; 6° que sa majesté sera suppliée par le concile de permettre à une députation d’évêques de se rendre auprès du pape pour le remercier d’avoir par cette concession mis un terme aux maux de, l’église. »


« Emportez cela, dit Napoléon au cardinal Fesch quand il eut fini de dicter, et maintenant tout est aplani. » Le président du concile et l’évêque de Nantes, frappés d’étonnement autant que d’admiration, ne manquèrent pas d’affirmer que l’adoption du décret ne souffrirait point de difficultés auprès de leurs collègues de la commission. Le cardinal, qui tout à l’heure offrait sa vie à Napoléon pour défendre les droits de l’église, avait passé du désespoir à l’enthousiasme ; il appelait maintenant l’écrit dont il était porteur une inspiration du ciel. Ce fut dans ces sentimens qu’il rendit compte à la commission du message, le dimanche suivant 7 juillet, de ce qui s’était passé à Saint-Cloud. Chose singulière, la commission partagea immédiatement la façon de voir de son président. « Je n’en reviens pas encore, nous dit M. de Broglie dans son journal, quand je songe à l’impression produite sur mes collègues par la lecture du projet de décret qu’avait rédigé l’empereur. Ce n’étaient pas ses menaces qui les effrayaient, car peu de temps après ils n’en tinrent nul compte ; mais ils virent par cette idée impériale la chose toute changée et améliorée. On parlait dans le décret de la concession du pape. Elle était la base de tout. C’était par l’initiative du souverain pontife que tout se faisait. La majorité de la commission, jusqu’alors si récalcitrante parce qu’on voulait qu’elle reconnût la compétence du concile sans l’approbation du pape, était complètement rassurée. Quelle différence, disait-on, entre les deux situations, et combien la seconde n’était-elle pas favorable à la religion ! Ces hommes qui huit jours durant avaient été fermes comme des rochers se trouvaient tout à coup amollis. Je me sentais tout entraîné moi-même, continue l’évêque de Gand, et je regardais Bordeaux. Lui seul demeurait silencieux et morne. Ainsi que d’autres, je m’étais opposé à ce que le concile demandât à l’empereur de faire du décret une loi de l’état ;… mais la séduction agissait sur moi presque à mon insu. Je passai dans une pièce voisine, et je suppliai Dieu de m’empêcher de faillir, si ce qu’on proposait était mauvais. Quand je rentrai, le président était en train de prendre les voix. Spina, Caselli, Tournai, Ivrée, Comacchio, Troyes, qui avaient été inébranlables jusque-là, ne furent pas d’avis de rejeter le décret. Bordeaux seul dit que le décret était inconciliable avec les doctrines que la majorité de la commission avait naguère proclamées. Cet avis de Bordeaux m’éclaira, me soutint, et je votai comme lui. Il est inutile d’ajouter que les trois évêques députés à Savone, toujours faciles et coulans, admirent purement et simplement le décret[15]. » Ainsi la commission du message se trouvait avoir pris tout à coup une décision diamétralement opposée à la doctrine qui l’avait emporté l’avant-veille. Elle n’était pas au bout de ses fluctuations.

Le soir, il y avait dîner chez le président du concile. Comme la séance s’était prolongée assez tard, M. de Broglie et l’évêque de Troyes, M. de Boulogne, qui étaient au nombre des convives du cardinal, au lieu de retourner chez eux, restèrent à causer en attendant l’heure du repas dans les salons de l’hôtel du Mont-Blanc. L’évêque de Gand profita de cette occasion fortuite pour reprocher à son collègue de Troyes la faiblesse inattendue qu’il venait de montrer pendant la séance de la commission. M. de Boulogne se défendit d’abord assez timidement. Bientôt les anxiétés les plus cruelles agitèrent son esprit, et, loyal comme il était, dit M. de Broglie, il se mit à les exposer au cardinal Fesch lui-même. Peu à peu la conversation devint générale entre les ecclésiastiques présens. Les opinions qu’il entendit émettre par tant de gens éclairés ajoutèrent à la tristesse qu’éprouvait M. de Boulogne de s’être ainsi laissé surprendre. Arrive sur ces entrefaites l’évêque de Tournai, qui était la droiture même, continue M. de Broglie. À lui aussi, les écailles tombèrent des yeux, et tout de suite il annonça qu’il se rétracterait à la séance du lendemain[16].

Ces confidences qu’échangeaient dans sa propre habitation les membres de l’ancienne majorité de la commission agirent-elles sur la conviction du président du concile et firent-elles naître en lui quelques scrupules ? Nous ne savons. Toujours est-il qu’à l’ouverture de la séance du lendemain le cardinal Fesch, s’adressant à ses collègues avec une loyauté digne de tout éloge, leur dit : « Je sais, messeigneurs, que plusieurs d’entre vous ont témoigné du regret de leur vote d’hier. Comme rien ne doit se faire ici par surprise, je remets la question sur le tapis, et regarde comme non avenu ce qui a été précédemment décidé. » Le cardinal Spina dit alors qu’en effet il avait éprouvé des alarmes au sujet de son opinion de la veille. « Il avait consulté, et il avait appris, ce qu’il ignorait absolument, qu’une loi de l’état était une chose fixe et obligatoire pour tous les sujets de l’empereur, y compris les évêques. Il ne pouvait donc consentir à demander que le décret projeté devînt loi de l’état. Étant archevêque et cardinal, il ne s’exposerait point à ce que le pape lui reprochât un jour de l’avoir lié par un pareil décret. Il rétractait donc son vote. Le cardinal Caselli parla dans le même sens. L’évêque de Tournai déposa sur le bureau sa rétractation formelle. « Veuillez nous en donner lecture, » lui dit le cardinal Fesch. Cette rétractation de M. Hirn produisit un grand effet, car elle était, au dire de M. de Broglie, très fortement motivée. Les évêques de Troyes et d’Ivrée s’exprimèrent à peu près dans les mêmes termes. Avec une impartialité évidente qui étonna un peu tout le monde, le cardinal Fesch se mit à recueillir les suffrages qui réduisaient à néant la décision prise dans la précédente séance, tout en déclarant que pour son compte, il persistait dans son opinion. La patience de l’évêque de Tours ne supporta pas aussi bien cette rude épreuve. « Tout cela n’est qu’absurdité ! s’écria-t-il. — Monseigneur, répliqua M. de Broglie, c’est peut-être là un compliment, mais à coup sûr ce n’est pas un argument. » M. Duvoisin alla jusqu’à dire que le schisme commencerait bientôt, et que ceux-là en seraient cause qui n’avaient pas voulu accepter le décret. « Étranges schismatiques, fit observer M. de Broglie, que ceux qui sont d’avis de suspendre la décision d’un concile particulier pour attendre l’approbation du pape ! » Les têtes étaient de plus en plus, échauffées. « Vous répondrez de tous les maux futurs de l’église, dit l’archevêque de Tours à l’évêque de Gand, et je vous cite au jugement de Dieu. — Je vous y attends vous-même, répondit M. de Broglie[17]. »

Quels motifs avaient, à deux jours seulement d’intervalle, déterminé les pieux évêques à prendre coup sur coup des résolutions si opposées ? La relation manuscrite et anonyme du concile national trouvée dans les papiers de M. de Broglie fournit l’explication de ce changement. Lorsque les évêques opposans avaient vu dans la note dictée à Saint-Cloud par Napoléon l’assurance formelle qu’un arrangement avait été conclu à Savone entre le pape et les évêques envoyés de Paris, et que par cet arrangement le saint-père accordait tout ce que demandait l’empereur, ils avaient à l’instant senti leur conscience singulièrement soulagée. N’avaient-ils pas, comme c’était leur devoir, défendu autant qu’ils avaient pu la prérogative du chef de la catholicité dans cette matière de l’institution canonique ? Si Pie VII avait jugé à propos de transiger, pourquoi se permettraient-ils d’être plus difficiles que lui ? C’était à eux de trouver bon tout ce à quoi il avait consenti. Telle avait été l’impression du premier moment ; mais presque aussitôt la réflexion était venue. Comment était-il possible, si un pareil accord avait réellement eu lieu, qu’on eût tant tardé à le leur notifier officiellement ? Quoi ! ils étaient réunis en concile depuis trois semaines, depuis huit jours on les pressait de résoudre une question à propos de laquelle ils se croyaient incompétens, et l’on n’avait pas jugé à propos de leur annoncer plus tôt que le pape l’avait lui-même tranchée dans le sens désiré par le gouvernement ! Quoi ! il y avait une pièce écrite qui constatait l’accord préalable, et cette pièce, on ne l’avait pas tout d’abord produite, on s’était contenté d’en parler vaguement ! On la citait maintenant, il est vrai, dans le préambule du décret ; mais aucun d’entre eux ne l’avait vue. Des membres de la commission naguère envoyés à Savone, on ne tirait rien que des propos en l’air. Le cardinal Fesch assurait bien avoir reçu et montrait à la dérobée une lettre du saint-père en italien, portant la date du 19 mai 1811. Quelques passages de cette lettre témoignaient des intentions conciliantes du souverain pontife ; tout cela pourtant n’était guère précis. Quelle raison pouvait-on avoir de ne pas donner connaissance à la commission des causes qui avaient obtenu l’agrément de Pie VII ? Là-dessus les imaginations s’étaient donné carrière. il était probable que la note dont on faisait tant de bruit contenait quelque réserve expresse. Peut-être avait-elle été arrachée violemment au prisonnier de Savone, peut-être aussi la désavouait-il présentement. À ces questions qui approchaient si près de la vérité, les évêques du parti de la cour ne pouvaient répondre que d’une façon évasive, car ils ne savaient rien eux-mêmes qu’à demi. Encore moins l’empereur se souciait-il de suppléer à leur silence. A aucun prix, il ne voulait avouer que le malheureux Pie VII était malade à Savone, que, privé du complet usage de ses facultés, il était hors d’état de confirmer les engagemens naguère acceptés. Cette réserve forcée de l’empereur autorisait à bon droit tous les soupçons. Ainsi, par une étrange complication que son esprit, si grand qu’il fût, n’avait pas suffi à prévoir, cet homme si puissant à la fois et si peu scrupuleux se trouvait expier la longue série de ses violences et de ses duplicités.

Quand le moment fut arrivé pour la commission de faire part à l’empereur du changement qui venait de s’opérer dans son sein, l’embarras devint visible parmi tous les membres. « Je suis pour cela plus mal campé qu’un autre, dit assez naïvement le cardinal Fesch, car hier au soir encore j’ai dit à Saint-Cloud que le décret passerait à une grande majorité. » Il proposa donc à l’archevêque de Tours et aux évêques de Trêves et de Nantes de se joindre à lui ; ils déclinèrent tous trois sa proposition. « Eh bien ! repartit le cardinal, j’irai donc tout seul ; mais je ne réponds nullement de ce qui arrivera. Vous pourriez bien, messeigneurs, avoir prononcé la dissolution du concile. » Cette perspective n’effrayait que médiocrement M. de Broglie et ses collègues de l’opposition.

Le lendemain de cette séance, la surprise des membres de la commission fut assez grande quand leur président leur raconta que l’empereur, devenu tout à coup assez calme au sujet de l’affaire qui les avait tant émus, lui avait seulement dit : « Point de circonlocutions, et faites-moi nettement connaître ce qu’a décidé la commission ; » puis il avait écouté Fesch sans humeur. « De sorte, ajouta gaîment le cardinal en se tournant de leur côté, que messeigneurs de Tours, de Trêves et de Nantes doivent se repentir aujourd’hui de ne m’avoir pas accompagné. — Il est vrai, répondit M. de Barral, que nous n’avons pas été très braves. » Cette remarque dérida tous les visages. Ils se rembrunirent un peu quand le cardinal ajouta que, si l’empereur n’avait pas éclaté, il ne s’en était pas montré pour cela plus satisfait d’une décision qui l’offensait gravement. « Eh bien ! avait-il dit, puisqu’il en est ainsi, j’ai ma commission qui s’assemble chez le grand-juge ; j’irai en avant, si je le veux, et dès demain je dissoudrai le concile. » Fesch lui représenta tous les inconvéniens de cette mesure. C’était lui qui avait convoqué le concile, c’était lui qui lui avait soumis la question de l’institution canonique. La commission du message avait donné son avis ; mais le concile pouvait en adopter un autre. L’empereur s’était rendu à ces raisons. Il autoriserait la congrégation générale à se réunir de nouveau ; il voulait seulement que tout fût décidé avant le dimanche suivant, 14 juillet. Le cardinal avait hasardé quelques objections. « Mais encore, reprit l’empereur, qu’est-ce donc qui déplaît le plus aux évêques dans le décret ? » Le cardinal répondit que c’était la demande qu’il fût converti en loi de l’état. « Si cela les gêne, il n’y a qu’à l’ôter ; aussi bien je le ferai quand je le voudrai loi de l’état. » Heureux de cette concession impériale, l’archevêque de Lyon s’ingénia pour faire entendre à son neveu qu’il n’était peut-être pas sans avoir quelque reproche à se faire à propos de la façon dont il avait voulu rédiger lui-même le décret. L’empereur à ces mots témoigna quelque mauvaise humeur, mais sans éclater. « On sait, dit-il, que la commission veut tenir ferme, et, somme toute, elle a raison. »

Après ce récit de la conversation qu’il avait eue avec l’empereur, Fesch rappela qu’il fallait rédiger le rapport au concile. L’évêque de Tournai, M. Hirn, fut d’un accord unanime désigné pour cette tâche ; mais il refusa. L’évêque de Nantes l’accepta d’abord, puis s’en défendit, l’archevêque de Tours pareillement. Alors le président du concile engagea M. Hirn à vouloir bien s’en charger par déférence pour ses amis de la majorité de la commission. On lui adjoignit M. de Boulogne, évêque de Troyes, parce que M. Hirn écrivait péniblement le français. Il avait été convenu de réduire ce rapport autant que possible. La discussion à laquelle la rédaction donna lieu fut elle-même aussi courte qu’insignifiante. C’était un vrai squelette que cette pièce, assure M. de Broglie, et véritablement aussi indigne de la commission qui l’avait préparée que du concile auquel elle allait être présentée.

La congrégation générale du 10 juillet, la dernière qu’ait tenue le concile de 1811, s’ouvrit comme à l’ordinaire par la lecture des procès-verbaux des séances précédentes. À ce sujet s’engagèrent quelques discussions qui ne furent pas sans importance ni sans aigreur, mais dont l’intérêt pâlit devant la grande question du moment. L’heure était assez avancée déjà quand l’évêque de Tournai donna lecture de son rapport. Comme il était écrit sans élégance et sans vigueur, il ne produisit pas grand effet. L’évêque d’Ivrée en donna pour ses compatriotes une traduction italienne. L’attitude des pères du concile pendant cette double lecture trahissait une certaine hésitation. M. de Broglie, dans le journal qu’il a pris soin d’écrire en sortant de chaque séance, semble ressentir assez d’inquiétude sur l’issue probable de la discussion. De concert avec ses collègues opposans, il avait même arrêté un plan de conduite qui témoigne de leur peu de confiance. Ces prélats s’étaient promis, si le vote de la majorité ne répondait pas à leurs vœux, de déposer sur le bureau une protestation en règle. Tout à coup, à leur grande surprise, le cardinal Fesch déclara la séance levée ; la congrégation générale ne se réunirait que le surlendemain 12 juillet. Les membres de l’ancienne majorité de la commission du message se donnèrent alors rendez-vous pour combiner ensemble les moyens de défendre ce qu’ils considéraient comme la cause même de l’église. Le lendemain, vers neuf heures du matin, ils apprirent que le concile était dissous. Le 12, vers trois heures du matin, M. de Broglie, évêque de Gand, M. de Boulogne, évêque de Troyes, et M. Hirn, évêque de Tournai, étaient saisis dans leur lit, et conduite par des agens de police au donjon de Vincennes, et mis au secret le plus rigoureux. Peu s’en fallut que M. d’Ariau, archevêque de Bordeaux, ne partageât leur sort. Il paraît que Napoléon avait également ordonné son arrestation. Le vénérable prélat le savait, et se tenait déjà prêt : comme à son ordinaire, il avait voulu aller dire sa messe à Saint-Sulpice, et tout aussitôt il était rentré chez lui afin que les gendarmes l’y trouvassent, s’ils lui faisaient, disait-il, l’honneur de le venir chercher ; mais ils ne parurent point. Le duc de Rovigo n’avait pas voulu accepter cette mission. « Sire, il ne faut pas toucher à M. d’Avîau, s’était-il écrié ; c’est un saint ; et nous aurions tout le monde contre nous. »

Ces violentes mesures, si soudainement prises par l’empereur, faisaient un étrange contraste avec le calme vrai ou affecté qu’il avait montré quarante-huit heures auparavant au cardinal Fesch. Tandis que les évêques opposans craignaient de ne pas trouver une suffisante assistance auprès de leurs collègues du concile, Napoléon était-il au contraire effrayé des obstacles que lui susciterait leur obstination, ou bien cédait-il, comme il lui est parfois arrivé, à l’envie de se venger à tout prix d’incommodes adversaires ? Nous ne voulons hasarder à ce sujet aucune conjecture. Ce n’est pas la tâche de l’histoire d’expliquer ce qu’il y a de moins explicable au monde, c’est-à-dire les incohérences d’un grand génie dévoyé. Ce qui est certain, c’est que le soir même, à Trianon, où la cour résidait alors, il accueillit très mal le cardinal Fesch quand celui-ci vint hasarder quelques représentations sur le fâcheux effet qu’allait produire la dissolution du concile. Devant l’assistance étonnée, l’empereur accusa publiquement son oncle d’avoir sourdement secondé les plans de l’opposition, et avec un emportement incroyable, sans laisser au président du concile le temps de s’expliquer, il donna cours aux plus amères récriminations. « Je saurai bien, dit-il en terminant, je saurai bien me passer de vos évêques. Diites-leur que je ne veux plus entendre parler d’eux. Ce sont des ignorans, des entêtés, qui ne se comprennent pas eux-mêmes. A part Duvoisin, Barral, Mannay, qui sont pour moi, où sont leurs théologiens ? Oui, moi soldat, enfant des camps et des bivouacs, j’en sais autant qu’eux et plus qu’eux… Et vous, n’ayez-vous pas changé mille fois d’opinion ? Il n’y a pas six mois que vous pensiez comme nous. Avez-vous donc oublié la lettre que vous avez écrite à Savone ? Mais quel fond peut-on jamais faire sur vous[18] ? » Le lendemain, c’était l’archevêque nommé de Malines qui arrivait à son tour à Trianon afin de parler à l’empereur de l’événement qui faisait le sujet de toutes les conversations, quoique, bien entendu, il n’en fût pas dit un mot dans les feuilles publiques. Laissons à M. Pradt le soin de raconter lui-même cette scène, dans laquelle il ne laisse pas de jouer aussi son rôle.

« Je n’avais pas été partisan, dit M. de Pradt, d’une convocation impromptu du concile ; je l’étais encore moins d’une dissolution ex abrupto. Les précipitations et les violences ne m’ont jamais paru fort utiles en affaires, et surtout dans les affaires d’église, les plus difficiles de toutes les affaires. Souvent j’en avais fait des représentations au ministre de la police d’alors, le duc de Rovigo. Il était avec moi à Trianon. Dès que Napoléon nous aperçut, il vint à grands pas. « Ah ! que vous les connaissez bien ! dit-il. Je marchais sur un abîme sans m’en apercevoir. La plus grande faute que j’aie faite, c’est le concordat (je le savais depuis longtemps) ; ils m’ont gâté mes Italiens. Ne pas vouloir des propositions de Bossuet !… » Et mille autres choses saccadées qu’il proférait de moment en moment en se promenant avec activité. Il était placé entre le duc de Rovigo et moi. Nous suivions avec peine ses pas pressés, par l’agitation de son esprit ; enfin, lorsqu’il eut assez répété ses Italiens, son Bossuet, son abîme, son concordat, prenant mes avantages sur lui, je lui dis que c’était lui-même qui était l’auteur de tout cela, et, parcourant la manière dont le clergés avait été dirigé depuis douze ans, je lui demandai s’il avait pu se flatter d’un autre résultat en l’abandonnant à l’exemple de l’opposition journalière de M. le cardinal Fesch, à la débilité séculaire de M. le cardinal de Belloy, au dévergondage du cardinal Maury, en l’aigrissant par sa conduite envers le pape, en le laissant s’effaroucher tout à loisir par le silence qu’il avait, gardé et en le faisant présider par un homme inepte. Je conclus ma mercuriale en prononçant très fermement : On ne recueille jamais que ce que l’on a semé. Il y a des circonstances qui font parler les uns et taire les autres. Napoléon, qui ordinairement parlait le premier et le dernier, pendant ce temps ne disait mot ; la tête baissée, l’air attentif, il recevait la grêle de mes remontrances sans aucun signe d’impatience. Le duc de Rovigo me lançait par-dessus la tête de Napoléon des regards de surprise. Celui-ci rompit son silence en répétant plusieurs fois : « On ne recueille que ce que l’on a semé, le concordat est la plus grande faute de ma vie. » Ceci peut paraître étrange, inventé, surtout à qui n’a pas connu Napoléon ; eh bien ! à la vie et à la mort, en la présence comme en l’absence de Napoléon, je n’en retrancherai pas une syllabe[19]. »


IV

La dissolution du concile ne fît pas d’abord grand effet. Les délibérations avaient été tenues fort secrètes. Pas un journal n’avait eu permission d’en parler. Le monde ecclésiastique avait eu seul connaissance des orageuses discussions qui avaient troublé les dernières séances. Parmi les fonctionnaires les plus considérables de l’état, très peu avaient été mis au courant des obstacles imprévus que les volontés impériales avaient rencontrées au sein de la commission du message. La nouvelle de l’arrestation des trois prélats eut au contraire un retentissement énorme. Bien que les feuilles publiques eussent reçu pour ordre de n’en pas souffler mot, on ne parla guère d’autre chose pendant assez longtemps, non-seulement dans toutes les sacristies, mais aussi dans tous les salons de Paris et de la province. L’indignation, quoique contenue, était générale. Les partisans de l’empereur ne s’en exprimaient pas à voix basse autrement que ses adversaires, encore bien peu nombreux à cette époque. « Que s’est-il proposé, disaient les plus avisés, en assemblant un concile pour emprisonner ensuite ceux qui ne sont pas de son avis ? Interroger les hommes, c’est leur reconnaître le droit de se tromper. Ce. n’est pas tout d’ailleurs de dissoudre le concile, il faudrait pouvoir faire disparaître en même temps les embarras qu’il a produits ; ils sont au contraire redoublés, et c’est en définitive l’opposition qui triomphe[20]. » Le duc de Rovigo, ministre de la police, sentait si bien dans quelle fausse situation s’était placé l’empereur, qu’il ne négligea aucun effort pour dérouter l’opinion. Ses affidés furent chargés de faire partout courir le bruit que l’arrestation des trois prélats ne se rattachait nullement aux affaires du concile. Comme M. Hirn, évêque de Tournai, était peu connu à Paris, les plus zélés défenseurs de l’empire ne manquèrent pas de propager sur le compte de ce prélat les bruits les plus étranges. L’écho s’en retrouve dans les mémoires laissés par le duc de Rovigo, sans qu’il soit possible de s’expliquer comment le ministre de la police a pu jamais ajouter foi à d’aussi bas mensonges[21]. Les évêques de Gand et de Troyes étaient trop répandus dans la société parisienne pour être en butte à de pareilles calomnies ; on voulut donner à entendre qu’ils avaient eu l’imprudence de nouer des intrigues coupables avec le cardinal di Pietro pour établir des vicaires apostoliques dans les évêchés dont les sièges étaient vacans. Est-il besoin de dire que rien n’était plus faux ? L’empereur se gardait bien de recourir personnellement à ces ruses pitoyables. Il y a plus ; s’il ne lui déplaisait pas que son ministre parvînt à donner le change au vulgaire, il aurait été fort contrarié de le voir rassurer trop complètement les collègues de M. Hirn, de M. de Broglie et de M. de Boulogne. C’était surtout afin de les mieux épouvanter qu’il avait envoyé les trois prélats à Vincennes. En cela du moins, il avait parfaitement atteint son but. « Les beaux temps du concile étaient passés, dit la relation trouvée dans les papiers de l’évêque de Gand. Jusqu’à l’arrestation des évêques, les pères du concile s’étaient conduits avec plus de fermeté qu’on n’aurait osé l’espérer ; mais à partir de ce moment nous allons entrer dans une période de honte, d’avilissement et de lâcheté[22]. »

A la nouvelle de l’arrestation de l’évêque de Gand, Mme la marquise de Murat, sa sœur, et la marquise de Lameth, sœur du maréchal de Broglie, s’étaient rendues chez le cardinal Fesch. L’oncle de l’empereur commença par assurer à ces dames qu’il était fort attristé de ce qui venait de se passer ; mais il ne pouvait absolument rien faire pour elles, étant trop mal avec son neveu. — « J’espère cependant, dit Mme de Murat, que vous prendrez fait et cause pour les prisonniers. Leur cause est la vôtre, car vous étiez leur président ; vous leur avez affirmé de la part de l’empereur qu’ils pouvaient dire leur façon de penser en conscience et sans aucune crainte, et vous savez s’ils ont fait autre chose. — Cela est très vrai, répondit le cardinal, et je saisirai la première occasion d’en parler. Mon honneur y est intéressé ; c’est une injure personnelle que l’on m’a faite. Je croirai toujours de mon devoir de défendre toute personne innocente et inculpée à tort : à plus forte raison suis-je porté à le faire pour mes collègues, pour mes amis, pour des prélats qui étaient du même parti que moi ; mais dans ce moment je ne vois plus l’empereur. — L’empereur, repartit Mme de Murat, ne peut pas vous empêcher d’entrer chez lui. N’êtes-vous pas son oncle ? Il ne vous mettra pas à la porte, si vous vous présentez. — Qu’est-ce-à-dire : il ne peut pas ? J’y ai été mis deux fois, l’autre jour, à la porte. » Mme de Lameth dit alors au cardinal qu’on parlait de réunir de nouveau le concile ; ce serait là une occasion toute naturelle d’intercéder en faveur de son neveu. « Qu’ils fassent tout ce qu’ils voudront avec leur concile ! Certes je ne le présiderai point, à moins qu’ils ne m’y conduisent entre quatre fusiliers, car de moi seul je n’irai jamais. » Le cardinal congédia ces dames en leur promettant de s’employer en faveur de l’évêque de Gand aussitôt qu’il en trouverait l’occasion[23].

Mme de Lameth n’était pas mal informée à propos d’une nouvelle réunion probable du concile. Dans le premier mouvement de sa grande irritation, l’empereur avait songé à s’adresser au corps législatif, qui siégeait encore. Il avait consulté à ce sujet le concile de philosophes et d’avocats, comme il les appelait, auquel il avait donné ordre de se réunir chez le grand-juge[24] ; mais ces messieurs ne l’avaient pas beaucoup encouragé dans son projet. Sur ces entrefaites était arrivée de Savone une lettre du préfet de Montenotte en date du 11 juillet. Si elle était parvenue quelques jours plus tôt, cette lettre eût probablement beaucoup changé les choses, et aurait peut-être empêché l’empereur de dissoudre le concile. M. de Chabrol faisait en effet savoir au ministre des cultes « que la santé du saint-père s’était peu à peu rétablie[25]. »

« Il est maintenant, écrivait-il, dans le même état où il était avant l’attaque d’hypocondrie. Son esprit est parfaitement calme, et ses idées se sont rassises. On ne lui a plus remarqué les inquiétudes qu’il témoignait naguère, on l’a même vu faire porter sous ses yeux ses habits pontificaux, comme s’il avait l’idée qu’il en ferait bientôt usage… J’ai vu aujourd’hui même le pape, continuait M. de Chabrol, avec l’intention de connaître si le calme qu’il montre aurait ramené ses idées, j’ai profité, pour amener la conversation, sur le sujet qui m’intéressait, de l’Exposé de la situation de l’empire, et après lui avoir démontré combien cette situation était avantageuse, combien nous étions unis au dedans, tranquilles sur les relations extérieures et forts contre nos ennemis, après lui avoir enfin montré en son plein jour toute la puissance morale de sa majesté sur le peuple, je lui ai dit que l’empereur venait de se prononcer de nouveau d’une manière authentique et formelle sur la résolution de conserver dans toute son intégrité le dépôt de la religion de ses pères, que toute l’Europe était convaincue de cette vérité, qu’ainsi les consciences les plus timorées n’avaient aucune inquiétude, que l’on voyait clairement qu’il ne s’agissait avec lui que du temporel, que la question, désormais éclaircie par les déclarations les plus fortes, était devenue évidente pour tous, et que tous, aussi, je ne pouvais le lui dissimuler, rejetaient sur lui seul le retard apporté à un rapprochement nécessaire et réclamé par toutes les églises avec une instance égale à leur attachement pour la religion ; que par là sa position devenait plus difficile, s’il persistait dans son refus, parce que toute la responsabilité en pèserait sur lui, que le concile marchait d’accord avec l’opinion générale et, avec les désirs de sa majesté, qui se montrait satisfaite (on sait ce qu’il y avait de vrai dans ces dernières assertions du préfet de Montenotte) du zèle et de la conduite de son clergé. Je lui ai demandé quel serait, en bonne conscience, le jugement de l’histoire et de tout homme raisonnable à propos d’une semblable lutte… Telle est la substance de ce que j’ai dit au pape, et voici ce que j’en ai obtenu. Il voudrait un accommodement ; on pourrait combiner la nomination des évêques pour remédier à la viduité des églises. Il y avait toutefois dans les propositions de MM. les évêques qui sont venus conférer avec lui certaines choses qui ne pouvaient se concilier avec sa manière de voir et son repos. Au reste, le concile fera sans doute sa proposition sur cela, il se déterminera, et prendra aussi ses décisions suivant que ses lumières le lui dicteront… J’ai trouvé le pape, dit M. de Chabrol en terminant sa lettre, la tête remplie d’une mauvaise théologie, et d’une histoire partiale entièrement écrite en faveur des papes ; , il paraît se placer maintenant entre le parti, qu’il avait primitivement adopté avec MM. les évêques et celui qu’il a embrassé depuis dans ses momens d’aliénation d’esprit et d’inquiétudes morales. En tout cas, on ne peut se dissimuler que son caractère et ses opinions versatiles ne peuvent lui laisser la faculté de se prononcer dans les circonstances politiques où il se trouve. Il ne comprend pas les temps et les changemens qu’ils entraînent. Il ne répond rien à la raison aussi vraie que sublime développée par sa majesté qui fit préférer aux premiers chefs de l’église le séjour de Rome à celui de la terre sainte. Il ne dit autre chose, sinon que ce fut la volonté de Dieu. Il se montre toujours aussi éloigné du séjour dans la capitale de l’empire, ne désirant que retourner à Rome, ou bien errer de ville en ville comme les apôtres du premier âge. Tout annonce une faiblesse de vues trop au-dessous de sa position[26]… »

Ces renseignemens sur les dispositions de Pie VII, quoiqu’ils ne fussent pas encore tout ce qu’il pouvait souhaiter, ouvraient une nouvelle perspective à l’empereur. Loin de désavouer hautement les concessions faites naguère aux évêques envoyés à Savone, le pape se montrait porté à y revenir moyennant de légères modifications. Sur ces données nouvelles, Napoléon résolut de ne pas lâcher absolument la partie. Quelques-uns des évêques étaient partis aussitôt après l’arrestation de MM. Hirn, de Broglie et de Boulogne ; mais c’étaient les prélats les plus opposés à ses desseins, et l’empereur vit leur absence sans déplaisir. Il donna ordre au ministre des cultes de retenir au contraire tous les autres à Paris. Bientôt M. Bigot, confidentiellement instruit des desseins de son maître, reçut la mission de les faire venir chez lui les uns après les autres ; il devait, dans ces tête-à-tête successifs, user de sa plus persuasive éloquence et de tous les moyens qui dépendraient de lui pour les ramener peu à peu à la cause impériale. S’il réussissait à gagner le plus grand nombre, on réunirait derechef le concile, et les difficultés qui avaient tout arrêté seraient aisément tournées. Ainsi qu’il était naturel, M. Bigot de Préameneu, qui avait assisté aux congrégations générales, commença par s’attaquer aux prélats chez lesquels il avait remarqué le plus de condescendance pour les propositions de l’empereur : c’étaient ceux-là mêmes qui témoignaient en ce moment le plus d’effroi au sujet de l’arrestation de leurs collègues. Son succès auprès d’eux fut assez facile. De proche en proche, presque tous les pères du concile s’étaient laissé persuader au bout de quinze jours. Il est vrai que Napoléon, ses plus habiles conseillers, et à leur tête son redoutable ministre de la police, qui se figurait avoir charge d’âmes dans l’église depuis qu’il avait arrêté trois évêques, s’étaient tous employés de leur mieux pour venir en aide à M. Bigot de Préameneu. Les insinuations, les menaces, les menaces surtout, ne furent point épargnées. Napoléon s’était particulièrement réservé le soin d’intimider les membres du sacré-collège. Il fit en pleine cour aux cardinaux Spina et Caselli des scènes qui les remplirent tous deux d’épouvante. Cependant il lui arriva de ne pas toujours réussir. Peu de temps après la dissolution du concile, rencontrant dans les salons de Saint-Cloud l’évêque de Digne, M. Miollis, frère du gouverneur de Rome, l’empereur voulut à toute force le contraindre à se prononcer incontinent en sa faveur et contre le saint-père. M. Miollis essaya de se tirer d’embarras en répondant avec une simplicité toute chrétienne, bien placée dans sa bouche, car c’était un saint prêtre : « Sire, je suis dans l’habitude de ne prendre aucun parti important sans consulter le Saint-Esprit ; je vous demande donc un peu de temps, » A quatre jours de là, Napoléon l’aborda de nouveau. « Eh bien ! monsieur l’évêque, lui dit-il, que vous a répondu le Saint-Esprit ? — Sire, repartit M. Miollis, il m’a répondu tout le contraire de ce que m’a dit votre majesté[27]. »

Nous savons par le témoignage même de M. Carletti, évêque de Montepulciano, comment M. Bigot de Préameneu s’y prenait de son côté pour arriver aux mêmes fins. Le ministre des cultes, après avoir raisonné de son mieux avec le prélat qu’il tenait dans son cabinet, lui demandait de signer une sorte de formule d’adhésion au décret de l’empereur ; cette formule était toute préparée sur son bureau. Après quelques hésitations, la plupart avaient fini par céder. Les évêques italiens s’étaient peut-être encore moins fait prier que les autres. Il n’en fut pas toutefois ainsi de M. Carletti. Ne voulant pas traiter à fond la question avec le ministre des cultes, il se contenta de lui répondre « qu’il était bien désolé de se voir obligé de refuser quelque chose à son souverain, mais que c’était un point fixé par la discipline générale de l’église. Au pape seul, il appartenait de donner l’institution canonique aux évêques. » M. Carletti ajouta qu’il ne pourrait admettre le décret sans perdre la confiance des fidèles de son diocèse et sans les scandaliser. — « Mais personne ne le saura. — Ma conscience le saura, et cela me suffit. — Vous vous imaginez donc que sa majesté voudra dépendre du pape pour l’institution des évêques ? Cela ne sera jamais. » Cette fois M. Carletti ne répondit que par un signe de tête qui disait assez haut : en ce cas, le schisme est inévitable. Dans une seconde entrevue, le ministre de l’empire insista plus fortement. Il parla des concessions faites par sa sainteté, dont il avait les preuves en main ; cela devait suffire pour passer outre. « Non, répondit le prélat italien, car elles n’ont ni la forme ni l’authenticité requises. — Vous vous trouverez en bien petit nombre, car la majorité a déjà souscrit. — S’il en est ainsi, vous n’avez aucun besoin de ma signature[28]. » M. Bigot n’avait dit que la vérité à l’évêque de Montepulciano. La très grande majorité des évêques était maintenant acquise au récent projet de l’empereur. Chose singulière, c’était son propre oncle qu’il avait eu le plus de peine à persuader. Une conférence préliminaire avait eu lieu le 27 juillet chez le ministre des cultes entre les quatre-vingt-trois prélats qui étaient encore présens à Paris. Jamais le cardinal Fesch n’avait voulu y assister, encore moins la présider[29]. Cette résolution, toutefois ne dura guère. Le 3 août suivant, l’empereur, désormais assuré de l’assentiment des évêques, ayant décidé que le concile reprendrait immédiatement ses séances, le cardinal accepta de les présider, sans qu’il fût besoin pour cela de l’envoyer chercher par quatre fusiliers.

Quand Mmes de Murat et de Lameth apprirent que le concile allait être de nouveau réuni, elles se rendirent chez le cardinal Fesch pour lui parler encore une fois de l’évêque de Gand. — « Que voulez-vous que je fasse ? je ne puis rien, leur dit-il ; je ne suis pas bien avec l’empereur, et je n’ai aucun crédit. Ce matin, j’ai parlé en sa faveur, mais inutilement. L’empereur m’a d’ailleurs paru un peu moins irrité. — Cela paraîtrait indiquer, reprit Mme de Murat, qu’il ne serait pas fâché de voir les évêques du concile réclamer la liberté de leurs collègues. Si son éminence voulait bien en faire la motion, tous les évêques se joindraient certainement à lui, car ils avaient tous été attaqués dans la personne des trois malheureux prisonniers. — Cela est bien vrai, dit le cardinal ; mais je ne puis ouvrir cet avis. De ma part, cela serait considéré comme un acte de révolte. « Il était persuadé d’ailleurs que peu de prélats parleraient en faveur des prisonniers et qu’ils ne seraient pas soutenus par les autres. « Que voulez-vous ? D’un côté on a peur de Vincennes, de l’autre on craint de perdre ses revenus. — Mais, monseigneur, il y a des occasions où il est bien honorable d’être dépouillé de tout ; on a du moins pour soi la paix de sa conscience, qui est d’un plus grand prix. — Vous en parlez comme une vraie sainte. » A quoi Mme de Murat répondit : « N’est-ce donc pas aux évêques à nous donner l’exemple ? » Tel n’était pas apparemment l’avis du cardinal, il se bornerait, quant à présent, à faire tout ce qui dépendrait de lui pour empêcher le schisme. « Nous sommes, ajouta-t-il, dans une position terrible ; sans cela, je n’aurais jamais consenti à aller à l’assemblée de demain, que je ne regarde nullement comme un concile. Il n’y a plus eu de concile depuis le jour où ces messieurs ont été arrêtés. Ce jour-là, la liberté a cessé. Or il ne peut y avoir de concile sans liberté. Le concile n’a véritablement existé que pendant quatre ou cinq séances où l’on a pu donner réellement son opinion[30]. » Le cardinal en terminant engagea ces dames à voir l’évêque de Nantes, qui avait très fortement parlé à l’empereur pour la mise en liberté des prisonniers, et qui pouvait beaucoup plus que lui.

Le lendemain, 5 août, peu de temps avant la séance du concile, Mmes de Murat et de Lameth se rendirent chez M. Duvoisin. Il se montra très étonné, presque contrarié, mais surtout effrayé de ce que le cardinal leur avait dit qu’il avait demandé à l’empereur la liberté des prisonniers. Il n’en était rien ; il ne se serait jamais permis pareille chose. « Il avait seulement donné à entendre à sa majesté que la délivrance de ces messieurs pourrait produire un bon effet sur le concile. L’empereur était d’ailleurs fort irrité contre l’évêque de Gand à cause de cette histoire de la Légion d’honneur. Mme de Murat fit observer que cette affaire datait de bien loin, que l’arrestation avait eu lieu à propos du concile, et qu’il était difficile, pour ne pas dire impossible, de faire croire au public que ces messieurs eussent été enfermés pour un autre sujet, car MM. les évêques de Tournai et de Troyes avaient aussi été arrêtés, quoiqu’ils eussent accepté et qu’ils portassent tous deux la croix d’honneur. » A cela, M. Duvoisin n’essaya même pas de répondre ; Mme de Murat insistait toujours. « Voilà pourtant un moment bien favorable, dit-elle, pour faire une réclamation en faveur des prisonniers ; la démarche de l’épiscopat entier serait d’un grand poids. » Ce n’était pas l’avis de M. Duvoisin. Si quelques voix s’élevaient pour demander leur liberté, il ne les combattrait pas ; il ne pouvait promettre davantage. Si quelqu’un était en mesure de faire une semblable motion, c’était le cardinal. Fesch comme président. « Mais il nous a renvoyées à vous, vous nous renvoyez à lui, que faut-il en conclure ? » M. Duvoisin, de plus en plus embarrassé, objecta qu’il n’avait plus ses entrées à la cour ; l’empereur était d’ailleurs parti pour aller chasser au château de Rambouillet, qui était fort éloigné. Ces dames étaient un peu plus qu’étonnées. « Monseigneur, s’écria l’une d’elles, se rappelant sans doute 89 et les mouvemens généreux de cette glorieuse époque, est-ce vraiment possible ? Quoi ! les évêques réunis n’oseront pas réclamer la liberté des détenus ? Autrefois il n’y aurait pas eu un seul corps de l’état qui n’eût senti en pareille circonstance qu’il y allait de son honneur. — Oui, cela est vrai ; mais ce qui se faisait autrefois ne se fait plus aujourd’hui. » Sur ces paroles, Mmes de Murat et de Lameth se retirèrent, trop convaincues que l’évêque de Gand et ses co-détenus, les évêques de Troyes et de Tournai, ne devaient compter ni sur l’assistance de MM. Fesch et Duvoisin, ni sur le courage de leurs collègues du concile.

Que pouvait attendre l’église elle-même d’une assemblée dont le président et le principal meneur laissaient voir de semblables sentimens ? Il nous tarde à nous-même d’en finir avec la séance du 5 août, qui allait clore si misérablement le concile de 1811. M. l’archevêque de Tours commença par y faire lecture d’un rapport qui donnait pour la première fois connaissance officielle des négociations entamées à Savone et qui mettait enfin sous les yeux des prélats le texte positif de l’écrit laissé entre les mains du saint-père. Ce rapport avait été préalablement soumis à l’empereur, qui en avait retranché ce qui lui avait déplu[31]. Le président ouvrit alors la discussion, d’abord sur deux propositions distinctes dont nous allons parler tout à l’heure, puis sur le projet de décret qu’il avait déjà individuellement offert à la signature des évêques. Le cardinal Maury s’empressa de faire remarquer que, les pièces en question étant déjà connues et approuvées de la majorité, la discussion devenait entièrement inutile. On mit donc aux voix séparément les deux propositions. La première était conçue à peu près dans ces termes : « le concile national est compétent pour statuer sur l’institution des évêques en cas de nécessité. » L’évêque de Chambéry demanda qu’on la rédigeât ainsi : « en cas d’extrême nécessité. » Cet amendement ne fut pas soutenu, et presque tous les évêques se levèrent pour l’adoption. Aussitôt qu’ils se furent rassis, l’archevêque de Bordeaux, se levant à son tour, déclara formellement qu’il n’adhérait en aucune manière à cet article, et qu’il persistait à regarder le concile comme absolument incompétent pour statuer en aucun cas sur l’institution canonique des évêques. Un petit nombre de ses collègues votèrent comme lui. La seconde proposition était la suivante : « si le pape refuse de confirmer le décret que le concile fera sur l’institution des évêques, ce sera là le cas de nécessité. » Cet article d’une si haute importance ne fut même pas mis aux voix ; il fut adopté en silence par une sorte d’adhésion tacite. Ensuite on passa au décret lui-même, qui fut adopté par assis et levé à peu près à la même majorité que la première proposition. Le décret, signé par le président et les secrétaires du concile (on avait au début de la séance installé au bureau de nouveaux secrétaires), se composait des articles suivans : « Art. 1er. Conformément à l’esprit des saints canons, les archevêchés et évêchés ne pourront rester vacans plus d’un an pour tout délai ; dans cet espace de temps, la nomination, l’institution et la consécration devront avoir lieu. — Art. 2. L’empereur sera supplié de continuer à nommer aux sièges vacans conformément aux concordats, et les nommés par l’empereur s’adresseront à notre saint-père le pape pour l’institution canonique. — Art. 3. Dans les six mois qui suivront la notification faite au pape par les voies d’usage de ladite nomination, le pape donnera l’institution canonique conformément aux concordats. — Art. 4. Les six mois expirés sans que le pape ait accordé l’institution, le métropolitain ou, à son défaut, le plus ancien évêque de la province ecclésiastique procédera à l’institution de l’évêque nommé. S’il s’agit d’instituer le métropolitain, le plus ancien évêque de la province conférera l’institution. — Art. 5. Le présent décret sera soumis à l’approbation de notre saint-père le pape, et à cet effet sa majesté sera suppliée de permettre qu’une députation de six évêques se rende auprès de sa sainteté pour la prier de confirmer ce décret, qui seul peut mettre un terme aux maux des églises de France et d’Italie. »


« Après cette honteuse conclusion, dit la relation manuscrite à laquelle nous avons emprunté une partie des détails qu’on vient de lire, l’assemblée se sépara. On remarquera, ajoute notre auteur inconnu, mais qui appartient évidemment au clergé, que jusqu’alors le concile avait fortement tenu à ne voter qu’au scrutin, soit dans les élections, soit dans les questions un peu importantes, et cela pour conserver une apparence de liberté. Dans cette occasion, la plus grave de toutes, on n’osa même pas réclamer cette forme protectrice de la liberté des suffrages[32]. » Les prélats présens à l’assemblée du 5 août étaient au nombre de quatre-vingts environ. On croit savoir que treize d’entre eux se prononcèrent contre le décret proposé. Ce furent, assure-t-on, outre l’archevêque de Bordeaux, qui avait opiné tout haut, les évêques de Jéricho, d’Agen, de Grenoble, de Montpellier, de Mende, de Digne, de Vannes, de Saint-Brieuc, l’abbé Bragousse de Saint-Sauveur, nommé à l’évêché de Poitiers. À ces noms, M. Picot ajoute ceux des évêques d’Angers, de Limoges et de Namur. L’évêque de Soissons, retourné dans son diocèse, arriva trop tard à Paris pour se rendre à l’assemblée. Il vit le ministre des cultes, qui ne manqua pas de l’engager à suivre l’exemple de ses collègues, lui disant avec un air de triomphe qu’il n’y avait eu que treize prélats qui avaient refusé leur signature. « S’il en est ainsi, répliqua M. de Beaulieu, veuillez me compter pour le quatorzième. »

Ainsi finit le concile national de 1811, vérifiant la cynique prophétie du cardinal Maury, prophétie dont il était si content qu’il n’avait pas cessé d’aller la répétant à tout propos depuis la dissolution du concile : « notre vin n’a pas été trouvé bon en cercle, vous verrez qu’il sera meilleur en bouteilles. » Un autre mot moins connu, également sorti d’une bouche ecclésiastique, nous indique ce que la postérité pensera peut-être un jour du parti auquel s’arrêtèrent en cette solennelle circonstance les membres les plus nombreux de l’épiscopat français. Au cardinal Pacca, qui parlait sévèrement devant lui de la conduite de la majorité du concile réuni à Notre-Dame, un évêque de la restauration dont la conduite n’avait pas été des plus fermes pendant l’empire répondit par forme d’excuse : « Que voulez-vous, éminence ? il n’y a pas de bon cheval qui ne bronche. — Peut-être, repartit l’éminence italienne, mais toute une écurie ! »

On ne peut se défendre d’un sentiment de tristesse en songeant à cette dernière séance du concile national. Il avait mieux débuté. A défaut de plus fortes convictions, l’esprit de corps avait suffi aux membres de cette assemblée pour résister tant bien que mal aux fantaisies de Napoléon aussi longtemps qu’il leur avait été permis de délibérer en commun ; ils ne surent plus se défendre contre lui à partir du jour où il entreprit de les intimider et de les séduire isolément. Pour continuer à dérouler la suite de ce drame, il nous faut présentement retourner auprès du malheureux prisonnier de Savone. Les scènes qu’il nous reste à raconter ne seront pas, hélas ! moins fâcheuses ; nous allons voir d’autres pièges, non moins perfidement tendus, envelopper le chef de la catholicité, et celui-ci même y tomber. Le tour de Pie VII était venu après celui des évêques de France. Comme eux, comme tout le monde à cette fatale époque, il était destiné à plier devant l’homme extraordinaire qui, chose déplorable à confesser, n’a guère rencontré qu’après sa chute de contradicteurs. véritablement résolus.


D’HAUSSONVILLE.

  1. L’abbé de Pradt, Histoire des Quatre Concordats, t. II, p. 480.
  2. Ibid., t. II, p. 475-476.
  3. Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  4. Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  5. Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  6. Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  7. Ce mémoire est tout entier dans les pièces justificatives de l’ouvrage du chanoine de Smet (Coup d’œil sur l’histoire ecclésiastique). Il était en partie composé d’après les recherches de M. le docteur van de Velde et de M. Ryckewaert, alors professeur au séminaire de Gand.
  8. Lettre du ministre des cultes au cardinal Fesch, 4 juillet 1811.
  9. Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  10. Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  11. Ibid.
  12. Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  13. Vie du cardinal Fesch, par l’abbé Lyonnet, présentement archevêque d’Albi, t. II, p. 336.
  14. Vie du cardinal Fesch, par l’abbé Lyonnet. — Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  15. Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  16. Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  17. Journal de M. de Broglie, évêque de Gand.
  18. Vie du cardinal Fesch, par l’abbé Lyonnet, présentement archevêque d’Albi, t. II, p. 341.
  19. M. de Pradt, Histoire des Quatre Concordats, t. II, p. 496. — Dans les notes dictées à Sainte-Hélène, l’empereur a pris soin d’affirmer qu’il n’avait pas prononcé ces paroles : « le concordat est la plus grande faute de mon règne. » Nous avons eu plus d’une occasion de constater que Napoléon, par distraction, par oubli ou à dessein, était loin d’avoir dit toute la vérité dans ses mémoires. M. de Pradt, quoique ses assertions soient si positives à ce sujet, n’est pas non plus un témoin irrécusable. Le lecteur prononcera.
  20. M. de Pradt, Histoire des Quatre Concordats, t. II, p. 500.
  21. Des renseignemens que nous avons tâché de nous procurer dans le diocèse de Tournai, il résulte que jamais, de son vivant ni après sa mort, — qui eut lieu en 1819, quoique le duc de Rovigo parle de M. Hirn comme s’il vivait encore en 1828, époque de la publication de ses Mémoires, — on n’a entendu parler des bruits que l’ancien ministre de la police s’efforça d’accréditer au sujet de ce prélat.
  22. Relation manuscrite du concile de 1811, trouvée dans les papiers de M. de Broglie, évêque de Gand.
  23. Conversation que j’ai eue avec le cardinal Fesch peu de jours après l’arrestation de mon frère. (Manuscrit de Mme la marquise de Murat.)
  24. Voyez la note dictée en conseil des ministres, insérée à la date du 4 juillet dans la Correspondance de Napoléon Ier, t. XXII, p. 296.
  25. Lettre de M. le comte de Chabrol, préfet de Montenotte, au ministre des cultes 9 juillet 1811.
  26. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 9 juillet 1811.
  27. M. Miollis, à propos des Misérables de M. Victor Hugo, par M. Ch. de Ribbe. — M. Miollis, évêque de Digne, passe en effet pour avoir fourni les principaux traits de l’évêque mis en scène dans le roman de M. Victor Hugo.
  28. Lettre XIII de M. Carletti, insérée dans le volume XII des Mémoires de l’abbé Baraldi.
  29. Lettres du cardinal Fesch à M. Bigot de Préameneu en date des 26 et 27 juillet 1811.
  30. Conversation que j’ai, eue avec le cardinal Fesch peu de jours après l’arrestation da mon frère. (Manuscrit de Mme la marquise de Murat.)
  31. « Je vous renvoie le rapport de l’archevêque de Tours, où j’ai effacé les choses qui m’ont paru inconvenantes… » — L’empereur à M. Bigot, ministre des cultes, 21 Juillet 1811. (Cette lettre n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.)
  32. Relation manuscrite du concile national trouvée dans les papiers de M. de Broglie, évêque de Gond.