L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/22

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L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 80 (p. 910-947).
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XXII.

NÉGOCIATIONS À SAVONE ET TRANSLATION DU PAPE À FONTAINEBLEAU.
DEUXIÈME PARTIE.


I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Correspondance du cardinal Caprara. — IV. Correspondance de Napoléon Ier. — V. Dépêches diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.


I

Peut-être nos lecteurs n’ont-ils pas oublié que, dans la lettre où il parlait avec tant de mépris des ruses italiennes et de sa ferme intention de ne pas se laisser duper par le pape, l’empereur avait mis deux conditions à l’acceptation de la bulle du 18 septembre 1814. « Faites connaître aux évêques députés, avait-il écrit de Gorcum, le 6 octobre, à M. Bigot de Préameneu, que je ne répondrai à aucune lettre, que je ne prendrai aucune décision, aussi longtemps que mes évêques n’auront pas leurs bulles ; » puis, comme s’il avait prévu que cette exigence ne suffirait pas à elle seule pour rebuter Pie VII, il avait ajouté : « Il faut que la députation des évêques vous envoie un procès-verbal constatant qu’ils ont notifié au pape que le décret s’applique à tous les évêques de l’empire, dont les états de Rome font partie. »

L’émoi de M. de Barral et de ses collègues fut considérable quand ils reçurent par l’entremise de M. Bigot l’injonction inattendue de l’empereur. Avant que le pape n’eût libellé son bref, ils avaient discuté entre eux : la convenance qu’il y aurait à produire formellement cette prétention. Seul, l’archevêque nommé de Malines avait été d’avis qu’il fallait insister auprès du saint-père afin qu’il insérât textuellement l’assertion que le décret s’appliquait a à tous les évêchés réunis ou à réunir tant à l’empire qu’au royaume d’Italie[1]. » M. de Barral avait soutenu l’opinion contraire. Il était, il est vrai, tombé d’accord avec son collègue que le décret devait être entendu en ce sens, qu’il englobait réellement toute cette généralité. Sans nul doute, les évêques députés près du pape ne devaient pas le moins du monde le lui dissimuler, si l’occasion se présentait de le dire, a Aussi, continuait l’archevêque de Tours, nous l’avons dit aux cardinaux et à l’archevêque d’Edesse. Ceux-ci, à qui votre excellence avait communiqué les intentions de l’empereur, l’ont dit au pape, et néanmoins il ne paraît pas que cette connaissance qu’on lui a donnée mette obstacle à la confirmation pure et simple. Autre chose est toutefois que le pape s’y attende, ajoutait-il avec grande raison, et autre chose qu’on l’oblige de force à l’insérer dans la confirmation qu’il doit donner… Le pape serait certainement lieu de se récrier qu’on ne voulût recevoir de sa part aucune modification ou réserve, tandis qu’on porterait la rigueur jusqu’à exiger de lui des développemens à un décret qu’on lui demande de confirmer purement et simplement[2]. » La décision à prendre avait été mise aux voix au sein de la députation, et, leurs instructions sous les yeux, les évêques s’étaient à l’unanimité rangés de l’avis de M. de Barral.

L’archevêque de Tours était d’autant plus consterné en apprenant qu’il s’était mépris sur les intentions de Napoléon qu’il venait justement de se laisser aller aux plus flatteuses espérances. Nous voyons par ses lettres confidentielles à M. Bigot de Préameneu qu’il faisait effort en ce moment pour se mettre au mieux dans l’esprit du pape, et qu’il se flattait d’y avoir réussi. Toute son ambition tendait à employer les heureuses ressources de son influence naissante pour amener entre l’empereur et Pie VII un définitif et complet rapprochement[3]. Tremblant de voir renverser du premier coup les séduisans projets qui lui tenaient si fort à cœur, M. de Barral essaya d’abord de représenter combien la démarche en question serait inopportune. Non content d’écrire en son propre et privé nom, il fit signer à ses collègues de la députation, les évêques de Trêves et de Nantes, une lettre collective adressée au ministre des cultes et qui reproduisait toutes ses objections. Ces prélats partageaient, on s’en souvient, avec l’archevêque de Malines l’honneur de posséder la confiance de Napoléon ; mais l’abbé de Pradt, qui mourait d’ennui à Savone, en était déjà parti en toute hâte pour retourner à Paris. Grâce à cette absence, il n’y avait plus un seul des membres de la députation qui ne jugeât aussi impolitique que mal fondée la nouvelle exigence impériale.


« La demande si précise de son excellence, écrivent les trois prélats au ministre des cultes le 16 octobre 1811, suppose que nous aurions été chargés par nos instructions de notifier au pape que ce décret s’applique à tous les évêchés de l’empire, dont les états de Rome font partie. Or nous le prions d’observer que nos instructions ne portent rien de semblable… Nous allons au surplus lui dire nettement quel est le principal motif qui nous a confirmés dans l’idée que nous ne devions pas faire au pape des notifications plus étendues que celles dont il vient d’être parlé. Votre excellence n’aura pas oublié sans doute que, peu de jours avant notre départ de Paris, sa majesté daigna discourir avec nous sur l’extension dont étaient susceptibles les clauses du décret, ainsi que celles des concordats eux-mêmes. Sa majesté nous expliqua avec bonté, mais avec beaucoup de fermeté, que son avis et celui de tout son conseil étaient que les concordats s’appliquaient à toutes les possessions présentes ou futures de la puissance qui transigeait avec le pape. Si quelques rois de France ou d’autres pays avaient passé des concordats conditionnels à raison de leurs conquêtes nouvelles, lui, empereur, ne se croyait pas tenu à suivre cet exemple. Quand le pape aurait purement, simplement et sans réserve approuvé le décret du concile, il saurait bien le faire valoir dans toute son étendue dès que le temps serait venu d’en exécuter telle ou telle partie. Son excellence peut aussi se souvenir qu’un de nous essaya de faire entendre à sa majesté que la nomination des évêques des états romains ne devait pas être assujettie aux mêmes règles que celles des autres, puisque de toute ancienneté les papes y avaient nommé de plein droit, même avant de posséder l’ombre d’une souveraineté ; mais l’empereur ne permit pas de développer cette pensée, et il fallut bien alors se taire… De sorte que ce fut notre respect pour le plan de conduite que nous avions entendu de la bouche de sa majesté qui a dicté nos démarches… Si jusqu’à présent nous n’avons pas cru devoir notifier au pape toute l’extension que le gouvernement donnait au décret du concile, nous avons encore moins songé à la lui dissimuler, et jamais notre caractère, notre honneur, ne nous l’eussent permis, pour peu que sa sainteté nous eût mis sur la voie, ce qu’elle n’a jamais fait, nous regardant en quelque sorte comme parties intéressées dans cette affaire, et les seuls cardinaux comme son conseil. Par ce motif, nous nous informâmes de très bonne heure auprès d’eux si le pape connaissait toute l’étendue que donnait le gouvernement au décret dont nous lui demandions la confirmation. Plusieurs des cardinaux et l’archevêque d’Édesse nous ont répondu maintes et maintes fois d’une manière affirmative, et nous avons à cet égard un témoin irrécusable dans la personne du préfet de Montenotte, à qui les cardinaux dirent dans le temps la même chose qu’à nous. Un seul nous laissa dans le doute sur ce qu’il avait dit personnellement au pape, mais en nous avouant toutefois qu’il croyait le pape bien informé sur le point dont il s’agit par ses collègues… Ce matin, nous avons rappelé aux cardinaux nos conversations à ce sujet. Ils en sont tous tombés d’accord, et nous ont répété que le pape avait connu d’avance et par une note l’étendue du sens que le gouvernement donnait au décret du concile, ce qui montre qu’il ne peut rester à cet égard le moindre doute, et ce fait a maintenant pour votre excellence autant de certitude que pourrait lui en donner le procès-verbal le plus régulier[4]. »


C’était déjà beaucoup pour les évêques députés à Savone de hasarder ainsi quelques timides représentations contre la démarche dont ils étaient chargés. Aucun d’eux ne songea, fût-ce un instant, à se dérober à l’accomplissement d’une commission qu’ils jugeaient aussi fâcheuse en elle-même qu’elle leur était personnellement désagréable. Ils se rendirent donc chez le pape le 17 octobre, et, non sans quelque embarras, lui firent la déclaration prescrite. « Sur quoi, dit M. de Barral, le pape est convenu avec nous qu’il avait connaissance du sens étendu que sa majesté attachait aux articles arrêtés dans la congrégation générale du 5 août ; mais en approuvant ces articles il avait conservé l’espoir que sa majesté consentirait à lui laisser la nomination des évêchés dans les états romains, moyennant certaines clauses ou arrangemens qu’il proposerait. Le pape ne nous a pas dissimulé qu’une renonciation à ces nominations lui coûterait d’autant plus qu’elle semblerait renfermer une renonciation à la souveraineté de Rome, renonciation que sa majesté n’exigeait pas de lui, et qu’il ne croyait, pas pouvoir faire à raison du serment qu’il a prêté[5]. » Au reste, dans cette entrevue, les prélats ne pressèrent point Pie VII pour qu’il leur donnât une réponse immédiate ; ils insistèrent au contraire beaucoup pour qu’il hâtât l’expédition des bulles aux évêques nommés par l’empereur, ce à quoi le saint-père se prêta volontiers.

L’émotion du pape avait été très vive, plus forte qu’il ne l’avait laissé voir aux évêques députés, quand il avait reçu d’eux cette communication inattendue. Il témoigna d’abord une grande répugnance à donner quelque réponse que ce fût dans l’état de séquestration où l’empereur continuait à le maintenir ; il s’en expliqua dans ce sens avec l’évêque de Plaisance, à qui, en sa qualité d’Italien, Pie VII parlait avec un peu plus d’ouverture de cœur qu’à ses collègues de France. « Le pape m’a assuré qu’il ne refusait pas de faire ce qu’on lui demandait ; mais qu’il ne se trouvait pas assez assisté. Quelques théologiens de confiance, quelques cardinaux de plus auprès de lui, lui seraient nécessaires pour calmer sa conscience. Je lui ai donné des raisons, je lui ai même dit des choses très fortes ; mais, d’après ce que je puis juger de cette conversation, la seule crainte de manquer à son devoir le retient. On travaille pour persuader les cardinaux, et chacun emploie tous les moyens[6]. »

Lorsque la nécessité se faisait sentir d’agir fortement sur le saint-père, c’était toujours au préfet de Montenotte qu’il fallait avoir recours. Aussi le voyons-nous entrer immédiatement en scène. « Je m’étais abstenu pendant ces derniers jours de voir le pape, écrit-il le 30 octobre à M. Bigot de Préameneu, afin de réserver quelque effort pour un moment favorable. Les dernières dispositions dont je vous ai rendu compte annonçant plus de liberté d’esprit, je me suis présenté ce matin chez le pape… J’ai trouvé sa sainteté dans la situation d’une personne qui est prête à se rendre de guerre lasse. J’ai profité du moment pour faire valoir avec force la raison de la nécessité, et je l’ai présentée avec les moyens qui pouvaient en faire le mieux ressortir toute l’urgence. Ces motifs n’ont pas laissé que de faire quelque impression. Le pape m’a avoué qu’en parcourant les circonstances les plus critiques que lui offre l’histoire, il n’en a trouvé aucune aussi impérieuse que celles qui pèsent sur lui. J’ai abondé dans son sens, en lui faisant observer que depuis la chute de l’empire romain il n’y avait eu aucune puissance qui pût être comparée à ce colosse, excepté l’empire de Napoléon, et que le parallèle de ces deux puissances devait entraîner une similitude dans le gouvernement de l’église aux deux époques[7]. »

Sans admettre tout à fait la théorie de M. de Chabrol, Pie VII lui répéta ce qu’il avait déjà dit à l’évêque de Plaisance. « Il voyait clairement la situation où il était placé, ainsi que l’église. Il avait totalement renoncé au temporel, et la raison de l’abdication indirecte de la souveraineté temporelle, n’était plus rien pour lui ; il ne lui restait plus que les inquiétudes de sa conscience… Je les ai combattues, poursuit M. de Chabrol, par l’opinion unanime de son conseil, par l’état présent de l’église. Je lui ai exposé que l’opinion générale réclamait tous les sacrifices de sa part, et que tous les chrétiens l’attendaient de lui… Je lui ai dit que sa conscience pouvait être tranquille, que le témoignage universel (vox populi, vox Dei) devait rétablir le calme dans son esprit. Ce témoignage était employé avec autorité pour prouver les vérités les plus essentielles du christianisme et toutes les vérités morales. A coup sûr, je n’étais pas théologien ; mais je pensais que la théologie avait aussi pour première base un raisonnement juste et un sens droit… Ces considérations, qui étaient peut-être plus adaptées aux circonstances que puissantes en elles-mêmes, ont, à ce que je crois, produit quelque effet. Le pape m’a dit qu’il souhaitait en finir, et que tout aurait été terminé plus tôt, si on lui eût donné son conseil. Le changement de souveraineté appartenait à la Providence, et il fallait bien en reconnaître les conséquences ; mais il avait trop peu de conseillers avec lui. Là-dessus il m’a dépeint les personnes, accordant de la capacité politique au cardinal Ruffo, de la pratique au cardinal Roverella, refusant étude et intelligence de la matière aux deux autres, et ne parlant pas de M. de Bayanne, parce qu’il ne trouvait pas d’objections contre lui… Il a ajouté qu’il donnerait une réponse aux évêques, et qu’il espérait qu’elle satisferait sa majesté. Il s’attendait d’ailleurs de sa part à quelque bienveillance. S’il ne s’agissait que de sa personne, volontiers il passerait sa vie dans une cellule, se trouvant trop bien où il était dans la situation présente. Je l’ai prié de considérer que, dans le poste où Dieu l’avait placé, il avait d’autres intérêts à régler que les siens propres. En somme, je l’ai laissé assez bien disposé pour qu’on puisse espérer de lui la détermination de ne pas faire de résistance…[8]. »

En cela, M. de Chabrol se trompait un peu. Les dispositions du saint-père étaient, il est vrai, on ne peut plus conciliantes ; mais sa conscience était alarmée. M. de Barral se rendait un plus juste compte de la disposition d’esprit de Pie VII et des moyens les plus propres à lever ses scrupules lorsqu’il écrivait, le 31 octobre, à M. Bigot de Préameneu : « Il paraît bien que les dix ou douze évêchés des deux départemens de Rome et du Trasimène sont la seule difficulté qui reste à vaincre. Elle serait probablement vaincue déjà, si l’on eût envoyé à Savone, en même temps que les cardinaux et nous, ainsi que nous l’avons demandé, le père Menocchio, le confesseur du pape, que l’on dit être à Rome, Il ne paraît point que ce soit un homme très lumineux ; mais on assure qu’il est bien puissant. C’est un saint du troisième ou quatrième ciel, et son pouvoir sur l’esprit du pape est au-dessus de toute expression… Je n’ajoute aucune réflexion, sinon qu’avant de faire venir ici le père Menocchio, si on l’y fait venir, il paraît à propos de s’assurer de sa façon de voir les choses d’aujourd’hui, car, n’ayant à ce sujet que des ouï-dire, nous ne pouvons, quoiqu’ils soient favorables et assez uniformes, en répondre en aucune manière. Ce véhicule serait puissant, pourvu qu’il soit véhicule plutôt qu’obstacle[9]. »

Cette idée de faire venir le confesseur du pape à Savone n’agréa point à l’empereur, soit qu’il crût la chose inutile, soit qu’il se défiât un peu de l’avis que pourrait ouvrir ce saint du quatrième ciel. Laissé à lui-même, Pie VII devenait cependant de plus en plus perplexe, et sa santé s’en ressentait. « Je reviens de chez le pape, écrit M. de Chabrol le 5 novembre ; il était plus agité ; il avait peu dormi[10]. » Comme à son ordinaire, le préfet de Montenotte se mit à offrir ses conseils pour tirer Pie VII d’embarras. « En accordant toutes les bulles, il ne faisait rien de nouveau, mais il mettait seulement la dernière main à sa première décision. Là-dessus, le pape s’est répandu en protestations sur le désir ardent qu’il avait d’arriver à la paix de l’église. Il avait écrit nouvellement, m’a-t-il dit, un projet de lettre au cardinal Fesch, pour qu’il intercédât auprès de l’empereur et lui obtînt de nouveaux conseils. Il avait depuis renoncé à ce projet, parce qu’il y trouvait des difficultés. Certainement il ne refusait pas ce qui lui était demandé, il voulait seulement y mettre les formes. Je lui ai représenté que les formes ne s’appliquaient qu’aux circonstances ordinaires, et que tout dépendait de sa décision personnelle. Il n’était après tout question que d’une concession qu’il devait faire, et le privilège d’une dignité éminente comme la sienne était justement de pouvoir suppléer aux formes par sa volonté. La nécessité était ici évidente et lui en faisait une loi ; je le priai de considérer quel scandale donnerait au monde chrétien une restriction mise à un acte authentique contre le sens précis des intentions de la partie contractante. »

Le pape n’était pas aussi frappé que M. de Chabrol de la crainte du scandale que pourrait donner son opposition aux volontés de l’empereur, il redoutait au contraire celui qui résulterait de sa trop facile adhésion. « Il m’a dit que l’on penserait généralement qu’il avait non pas fait, mais acheté la paix. J’ai expliqué que l’opinion, loin de réclamer une résistance, était au contraire entièrement prononcée à cet égard, et qu’elle ne pouvait qu’être surprise de la lenteur de sa détermination… Le pape m’a répété qu’il tenait bien peu à ce qui le regardait personnellement, et que pour le pouvoir temporel il y renonçait entièrement ; mais qu’en regardant derrière lui, il était effrayé de tout ce qu’il avait accordé sans suivre les formes… » Ces timidités de conscience de Pie VII paraissaient aussi singulières qu’irritantes au préfet de Montenotte. Il ne désespérait pas toutefois d’en triompher. « J’espère, disait-il en terminant, que de nouvelles réflexions amèneront le pape plus loin ; mais le temps s’écoule et la patience peut se lasser. Lorsque je le verrai, ce qui aura lieu prochainement, j’insisterai plus fortement que jamais, et je parlerai très ouvertement contre les ménagemens que pourrait avoir le conseil pour son opinion. J’y suis d’autant plus autorisé que M. Bertalozzi m’annonce que je puis rendre des visites plus fréquentes, et qu’elles sont vues avec plaisir. Je pense que l’intention de ce brave homme, qui met de la droiture dans sa conduite, est que le pape voie par ce moyen dans tout son jour le véritable tableau de sa position. C’est ce que ma situation indépendante me met à même de faire plus souvent que tout autre[11]. »

Quels que fussent les efforts tentés par M. de Chabrol avec cette autorité qui résultait, suivant lui, de sa situation indépendante, ses progrès sur l’esprit du saint-père ne furent point considérables. « Le pape répète toujours, soit à nous, soit aux cardinaux, écrit M. de Barral à M. Bigot de Préameneu le 8 novembre 1811, qu’avec ses conseils et sa liberté tout pourrait se faire décemment, mais qu’en faisant plus qu’il n’avait fait jusqu’à présent, il déshonorerait aux yeux de la catholicité son propre caractère. » La négociation ne faisait pas le moindre progrès. Afin de triompher des scrupules du saint-père, les évêques députés, naguère si unanimes pour expliquer longuement au ministre des cultes combien il était à la fois cruel et inopportun de trop presser le pape sur ce chapitre des évêchés romains, se trouvèrent également d’accord pour démontrer pertinemment, par un message officiel aux cardinaux servant de conseillers à Pie VII, que sa sainteté n’avait aucune solide raison de se refuser à la concession demandée. Leur langage fut même dans cette occasion empreint de cette ardeur animée et chaleureuse qui n’accompagne d’ordinaire que les plus profondes convictions. « Est-il besoin de conseils, s’écriaient l’archevêque de Tours et les évêques de Plaisance, de Trêves et de Nantes, est-il besoin de conseils quand la nécessité parle ? Délibère-t-on quand on voit que tout est perdu si l’on n’agit pas sur-le-champ ? Or telle est évidemment la situation où se trouvent l’église de France, le saint-siège, l’église universelle, qu’il faut s’attendre aux plus grands maux, si l’accommodement proposé par l’empereur est différé. Nous ne parlerons pas à sa sainteté des malheurs qui lui seraient personnels. Nous connaissons trop son courage, sa patience, sa résignation héroïque, pour croire qu’elle puisse être frappée d’un pareil motif. Cependant nous la supplions de considérer que le mal du chef est le mal de tout le corps, et que l’église ne peut être bien administrée, si celui qui la gouverne ne jouit pas d’une liberté entière. Si la chaire de saint Pierre n’est plus l’oracle de l’église et la source des grâces spirituelles, si le pontife qui la remplit ne peut faire entendre sa voix aux évêques et aux fidèles, si l’église de Rome et le sacré-collège demeurent encore longtemps dans l’état où ils sont actuellement, on n’entrevoit pas comment il serait possible de donner un successeur à sa sainteté… La nomination de quelques évêchés aux environs de Rome peut-elle être mise en balance avec un aussi grand intérêt et avec tous les maux qui seraient la suite infaillible de la mésintelligence prolongée entre le pape et l’empereur ?… Quelle sera la consternation des fidèles, si leur attente est trompée, et si, en retournant au milieu d’eux, nous sommes réduits à leur apprendre que le pape a rejeté un traité qui seul pouvait mettre un terme aux maux de l’église[12] ! » Cette note fut mise par les cardinaux Sous les yeux du saint-père. Tous les membres du sacré-collège et l’archevêque d’Édesse lui-même auraient bien voulu que Pie VII cédât à la nouvelle exigence de Napoléon. Entre eux, la partie était fortement liée, et c’était sur cet accord, qu’il avait tant contribué à établir, que le préfet de Montenotte avait fondé ses principales espérances ; mais Pie VII rejeta absolument le projet de réponse qu’avaient rédigé pour lui ses soi-disans conseillers. Il leur dicta une autre note conçue dans un sens fort différent. Il n’y était pas d’ailleurs question d’un refus absolu et définitif.


« Dans la situation actuelle, disait le message que les cardinaux reçurent ordre d’adresser aux évêques, par suite de l’état des choses et de la pratique ordinaire du saint-siège, sa sainteté sent le devoir de réclamer l’aide d’un conseil convenable à l’effet de prendre une détermination sur cette question des évêchés de l’état romain et sur tant d’autres affaires qui sont d’une si grande importance. C’est pourquoi sa sainteté, souhaitant la paix de l’église et la réparation de ses maux, désireuse avant tout de tranquilliser sa conscience, vit dans l’espérance fondée que sa majesté voudra bien consentir à ce que toute détermination ultérieure soit différée au temps pu sa sainteté se trouvera en position d’exercer son ministère apostolique, et quand il aura près de lui un nombre convenable de ses conseillers ayant l’expérience et la connaissance des choses sacrées. S’étant entendue avec eux, aidée de leurs lumières et après avoir pris avec grand soin en considération les divers rapports sur ces objets, sa sainteté cherchera avec le secours du Seigneur le moyen de combiner toute chose pour la satisfaction réciproque des deux parties. Elle espère arriver à cette fin, vers laquelle elle soupire, animée d’une ferme confiance que sa majesté voudra favorablement accueillir les représentations que sa sainteté croira nécessaire de lui faire, et que sa majesté ouvrira les voies pour accomplir heureusement les avantages spirituels de l’église[13]. »


A peine les cardinaux avaient-ils remis cette note, dont ils étaient les signataires, mais nullement les inspirateurs, que, remplis d’effroi, ils se hâtèrent de faire savoir à Paris qu’on aurait grand tort de leur en imputer la responsabilité. « Le pape n’a point adopté notre projet, écrivait le cardinal de Bayanne, disant que pour le repos de sa conscience il avait absolument besoin d’un conseil plus nombreux avant que de s’engager… Mes collègues et M. le préfet de Savone, qui est goûté et très estimé du pape, ont fait auprès de lui tout ce qu’ils pouvaient pour le décider à l’extension. Je croirais volontiers qu’un conseil plus ample en viendrait peut-être à bout. J’avais espéré que mon projet serait mieux accueilli, étant donné par M. Bertalozzi, qui le goûtait et qui a du crédit auprès du saint-père, tandis que je n’en ai plus aucun ; mais sa sainteté l’a rejeté…[14]. La vérité est que tous mes collègues, M. Bertaiozzi et moi, avons fait tout ce qui était en nous pour engager dès à présent le pape à l’extension du bref à tous les évêchés. Si nous n’avons pas réussi, il faut s’en prendre à notre peu de crédit et, pour ce qui me concerne, à la nullité du mien depuis que le bref du pape est expédié et que la lettre de sa sainteté à l’empereur est restée sans réponse, car je suis trop sincère pour ne pas vous avouer mes fautes : je m’étais trop presse de croire et de faire croire à sa sainteté qu’elle aurait une réponse obligeante et des marques utiles pour l’église et pour elle-même de la satisfaction de sa majesté impériale[15]. » M. de Chabrol, également affligé de ce qu’il appelait « l’entêtement du pape, » prenait soin de faire remarquer que Pie VII avait commencé par dire un non positif, et que les représentations continuelles qui lui avaient été faites l’avaient insensiblement amené à faire simplement la demande d’un conseil. Le préfet de Montenotte ne désespérait donc pas encore. « J’ai pensé, écrivait-il au ministre des cultes, qu’il était convenable que personne ne connût la note qui a été remise, et qu’on ne s’entretînt en aucune manière des affaires présentes. J’ai pris à cet égard des précautions qui atteindront le but et qui seront dirigées avec toute la prudence dont je suis capable[16]. »


II

Tandis que le prudent préfet de Montenotte, les cardinaux et les évêques s’employaient de leur mieux à Savone pour éviter que la rupture ne devint imminente et publique entre le pape et l’empereur, Napoléon, satisfait de la tournée qu’il venait de faire dans les provinces du nord de son empire, et de plus en plus confiant dans le succès de son expédition contre la Russie, rentrait dans sa capitale, décidé au contraire à pousser les choses à toute extrémité. Au moment où il méditait d’aller se remettre à la tête de ses armées pour les conduire plus loin qu’il ne les avait encore menées, il ne lui convenait nullement de laisser derrière lui une aussi grosse question. Il lui fallait ou la régler avant son départ, ou l’ajourner pendant son absence. Il sentait parfaitement à travers le silence des uns et la réserve de tous que ses plus dévoués partisans, soit de l’ordre civil, soit de l’ordre religieux, étaient loin d’approuver l’attitude qu’il avait prise depuis plusieurs années à l’égard du chef de la religion catholique. Il ne se souciait pas de laisser à aucun d’eux la conduite de cette affaire. Ni Cambacérès, à qui l’empereur reconnaissait beaucoup de capacité, mais.un peu de faiblesse, ni son oncle le cardinal Fesch, dont il se défiait plus que jamais à cause de ses tendances ultramontaines, n’étaient à son gré capables de se mesurer contre un pareil antagoniste. Lui seul avait la clé du caractère de Pie VII ; lui seul, un jour ou l’autre, un peu plus tôt, un peu plus tard, à la condition d’agir directement et par lui-même (il s’en tenait du moins pour assuré), était en état d’assouplir ou de briser, suivant qu’il le faudrait, l’ombrageuse obstination de ce vieillard. Son parti était donc pris : ou bien le pape céderait immédiatement, et dans ce cas, toutes les difficultés étant aplanies avant le commencement de la campagne, il n’y avait plus d’inquiétude à concevoir sur la façon dont le clergé se comporterait pendant la durée de la guerre, ou bien le pape résisterait, et alors il fallait resserrer plus que jamais sa captivité et lui enlever toute communication avec les fidèles de son église. De moyens termes, il n’en accepterait point. Au fond de son âme, et sans qu’il osât s’en exprimer ouvertement, la pensée de l’empereur allait plus loin encore. Après tout, si Pie VII se montrait en ce moment inflexible, était-il bien sûr que cela fût un mal ? Quand l’empereur de Russie aurait été battu, comme ne pouvaient manquer de l’être tous les ennemis de Napoléon, la question serait reprise ; mais elle ne le serait plus dans les mêmes termes. Le jour où il reviendrait à Paris après avoir pris Saint-Pétersbourg ou Moscou, qui donc l’empêcherait d’élever ses nouvelles exigences au niveau de ses récens succès ? Il ne s’agirait plus alors de donner le choix à Pie VII entre le séjour de Rome ou celui d’Avignon ; le souverain pontife logerait dans sa capitale même, sous sa main et à sa discrétion. C’est ainsi qu’agissait le tsar de Russie avec son clergé orthodoxe, qui, reconnaissant et soumis, prêchait d’exemple à tous les sujets de l’empire la soumission la plus complète aux volontés du maître. Pour lui, quel profit ne saurait-il pas tirer de l’action du saint-père, d’un côté pour imposer partout chez lui l’obéissance comme le plus saint des devoirs, de l’autre pour mettre à la raison les Espagnols révoltés contre son frère Joseph, pour aider son beau-frère Murat à chasser de Sicile les Anglais hérétiques, pour étendre enfin sur les populations catholiques de l’Orient, du globe entier, l’influence prépondérante de la France ! Ces rêves grandioses, que l’abbé de Pradt encouragea sans doute de toutes ses forces, quoiqu’il les ait dénoncés plus tard comme autant de folies, agitaient fiévreusement l’imagination véritablement orientale de Napoléon quand, après avoir accueilli assez froidement le délié prélat qu’il venait d’envoyer à Savone pour traiter avec le pape, il se mit tout à coup à lui proposer, safts awtve transition, d’aller employer ses multiples facultés à révolutionner derrière lui la Pologne[17]. Ce qui, mieux encore que les indiscrétions toujours un peu suspectes de l’archevêque à Malines, révèle les vrais desseins de l’empereur, ce sont ses propres actes, ce sont les dépêches qu’il dicta lui-même à cette époque, et que nous allons faire passer sous les yeux de nos lecteurs.

Napoléon, pendant sa longue absence, n’avait rien tant recommandé à son ministre des cultes que de garder un silence absolu sur les affaires de l’église, de retirer des mains des membres du concile et à plus forte raison de la circulation publique toutes les pièces et les documens quelconques ayant trait aux matières religieuses. Arrivé à Paris le 12 novembre, il fit venir, le 3 décembre 1811, M. Bigot de Préameneu à Saint-Cloud. La veille, c’était de la guerre, maintenant si prochaine, qu’il s’était occupé. Il avait écrit au prince d’Eckmühl pour se plaindre en termes pleins d’amertume des habitans du grand-duché de Varsovie, qui affirmaient ne pas pouvoir nourrir les troupes françaises, et mettaient néanmoins en avant la prétention étrange de redevenir une nation. Il avait eu soin d’assurer lui-même imperturbablement au chef si intelligent du corps d’armée chargé de marcher en tête de l’expédition contre la Russie qu’il n’y avait absolument rien à redouter de l’esprit des populations germaniques, et que « l’Allemand, fût-il même aussi oisif, aussi fainéant, aussi assassin, aussi superstitieux, aussi livré aux moines que le peuple d’Espagne, n’était nullement à redouter. « Il y a plus ; il avait poussé l’illusion jusqu’à prédire à son second dans cette formidable aventure que, « s’il y avait un mouvement en Allemagne, il finirait par être pour nous et contre les petits princes de ce pays[18]. » Aujourd’hui c’était aux évêques députés à Savone qu’il allait s’adresser par l’entremise de son ministre des cultes ; mais, si différens que fussent du maréchal Davoust, par leurs fonctions et par leur caractère, les agens ecclésiastiques pour lesquels étaient dictées à M. Bigot de Préameneu les instructions qu’on va lire, Napoléon leur parlait exactement du même ton et s’adressait à eux dans le même style. C’était en effet le même incroyable orgueil qui troublait l’équilibre de ce prodigieux esprit quand il faisait parvenir aux uns comme aux autres l’expression chagrine et presque irritée de ses volontés impérieuses. Le bon sens, qui avait été l’une de ses plus éminentes facultés, ne gouvernait plus ce grand politique, autrefois si sagace, mais non moins gâté par les faveurs extraordinaires de la fortune que par les complaisances de son servile entourage. On eût dit qu’il était destiné à perdre du même coup, avec l’instinct des choses qui se pouvaient raisonnablement tenter, la mesure de celles qui se pouvaient raisonnablement écrire. Son langage, autrefois si noble, devenu peu à peu de moins en moins modéré, allait dorénavant se mettre de niveau avec ses actes, de plus en plus dépourvus de sagesse.


« Messieurs les députés, disait M. Bigot de Préameneu dans une note qui lui fut tout entière dictée par l’empereur, sa majesté a remis le bref du pape à l’examen d’une commission composée de ses ministres et de ses conseillers d’état, laquelle a recueilli aussi l’opinion des plus célèbres jurisconsultes. Après la plus ample discussion, il a été à l’unanimité décidé que le bref ne peut pas être accepté, 1° parce qu’il est injurieux à l’autorité de l’empereur et aux évêques de l’empire et du royaume d’Italie, et que, n’y eût-il que la seule irrégularité de ne pas reconnaître comme un concile national la réunion des évêques à Paris, ce serait une cause de rejet, les pontifes romains n’ayant jamais entendu contester à chaque souverain le droit de réunir ses églises pour en former un concile national ;… 2° la qualification donnée à l’église de Rome de « maîtresse de toutes les églises… » les expressions de « vraie obéissance » et autres semblables ne pouvaient être tolérées, si elles n’étaient accompagnées d’explications, attendu que, le bref étant publié par autorisation du gouvernement, il serait censé acquiescer à des formules et à des titres dont les papes se sont autrefois servis, et dont ils se serviraient bien plus encore dans leur système de se prétendre évêques universels ; 3° enfin on ne peut admettre toute la partie du bref où, par addition au décret, il est dit, entre autres choses, que l’institution, dans le cas de l’article 4, serait au nom du pape, ce qui supposerait que, le pape refusant ou défendant, l’institution ne pourrait avoir lieu… »


On le voit, loin de rien rabattre des exigences qu’il avait d’abord mises en avant pendant son excursion en Hollande, l’empereur les avait beaucoup étendues. Il ne se contentait plus d’une simple déclaration faite à Pie VII au sujet des évêchés romains, il s’appuyait maintenant sur l’avis qu’il s’était fait donner par une commission nommée et choisie ad hoc pour écarter entièrement tout ce qui lui déplaisait dans le bref et le bref lui-même.


« Une grande majorité voulait qu’on déclarât le bref rejeté et le décret du concile non approuvé, continue toujours M. Bigot ; cette majorité entendait prononcer que, le décret n’ayant point été approuvé, le cas prévu par le premier décret était arrivé, et, attendu l’urgence, convoquer de nouveau le concile national, ou simplement déclarer que les évêques nommés par sa majesté seraient institués par le synode métropolitain, qui serait à cet effet réuni à chaque nomination, et ce, jusqu’à ce qu’un concile général de la chrétienté eût statué sur cet objet. Il ne vous échappera point, messieurs, que ce moyen est infaillible. En effet, lors même que les synodes métropolitains ne se porteraient pas aujourd’hui à donner suite à l’institution, la nécessité en ferait de plus en plus une loi dans un certain laps de temps. Sa majesté ne forcerait personne. Les vicaires nommés par le chapitre administreraient provisoirement, et l’ordre nécessaire à la religion ne cesserait pas d’être maintenu dans les diocèses… Cependant, pour donner une preuve de sa modération ordinaire, sa majesté voulait bien adopter un mezzo termine. Elle a donné l’ordre de faire au bref un projet de modifications telles que, le pape les adoptant et donnant un bref conforme, il pût être accepté purement et simplement… Quant à l’institution des évêques des états romains, c’est une discussion vaine. Le décret est rendu par les églises et pour les églises de l’empire et du royaume d’Italie. Or l’empire et le royaume d’Italie constituent des pays réunis par des sénatus-consultes. Prétendre à des distinctions, c’est prétendre à tout bouleverser. Le pape pourrait ôter à l’empire la Toscane et la Hollande comme les états romains. Toute autre interprétation d’un décret aussi évident serait d’une telle mauvaise foi que ce serait renoncer à tout arrangement.

« Ce serait supposer une grande inconséquence de la part de sa majesté que de croire qu’elle laisse les cardinaux noirs aller auprès du pape. S’il voulait prendre pour conseils les ennemis de l’empereur, ceux-là mêmes qui par leurs perfides insinuations l’ont déjà conduit au point où il se trouve, il n’y aurait rien à espérer. Vous pouvez être certain que l’empereur ne cédera rien sur aucun autre article que celui-là ne soit terminé. Il vous est facile de comprendre que dans ces circonstances il y a impossibilité que l’empereur réponde à la lettre du pape. Discourir avec lui sur des questions de discipline ecclésiastique, ou lui faire des reproches sur les obstacles qu’il met à la conciliation, ce serait au moins inutile. Il attend donc que le décret du concile ait été approuvé purement et simplement pour croire qu’un premier pas ait été fait vers la conciliation[19]. »


Ainsi Napoléon ne voulait plus entendre parler de ce même bref contre lequel ses propres négociateurs n’avaient soulevé que des objections de pure forme, bien vite admises par Pie VII. Quel surprenant coup de théâtre ! Tandis que les cardinaux et les évêques, dans leurs lettres au ministre des cultes, exprimaient modestement l’espoir qu’en récompense de leur zèle couronné de succès l’empereur voudrait bien accorder un peu plus de liberté au saint-père, tandis qu’ils prenaient soin d’expliquer timidement que les angoisses trop évidentes auxquelles depuis quelques jours le souverain pontife semblait en proie provenaient surtout de la douloureuse surprise qu’il éprouvait de ne recevoir ni réponse à ses missives affectueuses, ni promesses rassurantes pour l’église, ce même ministre était chargé de leur faire savoir, dans un langage plein de sévérité et de rudesse, que leur maître n’était point du tout satisfait de leurs services, qu’il n’acceptait aucun de leurs avis, qu’il ne songeait nullement à écrire au saint-père, qu’il ne voulait point de son bref, et qu’il leur fallait, comme si rien ne s’était passé, tenter de nouveaux efforts pour en obtenir un tout différent. Peut-on s’imaginer un désappointement plus cruel ? N’importe ! Malgré le peu d’espoir qu’il leur était permis de conserver encore, les prélats, rompus à la plus parfaite obéissance, reprirent incontinent leur ingrate besogne. Le 13 décembre, ils étaient admis à l’audience pontificale. Tout d’abord ils purent lire sur la physionomie de Pie VII, d’ordinaire si sereine et si aimable, qu’il était à l’avance prévenu du but de leur démarche, et que son âme, toute douce qu’elle fût, en ressentait l’affront. Le pape avait en effet appris par le canal de M. Bertalozzi et du docteur Porta, les confidens ordinaires du préfet de Montenotte, qu’il était arrivé de fâcheuses nouvelles de Paris, et que le moment était venu pour lui de s’armer encore une fois de patience. Ceux qui avaient fait parvenir sous main ces conseils, s’ils s’étaient un instant flattés d’ébranler le souverain pontife, méconnaissaient complètement son caractère. — Pie VII était naturellement confiant, humble de cœur, porté à l’hésitation par les scrupules de sa conscience, irrésolu, si l’on veut, mais nullement faible. Il avait horreur de la mauvaise foi, et l’idée d’être pris pour dupe lui était insupportable. Le jour où il apercevait clairement qu’on se proposait d’abuser de sa candeur, il était capable de se montrer tout à coup inflexible. Ce fut sous ce jour inattendu pour eux qu’il apparut le 13 décembre aux évêques de la députation. « L’audience n’a pas été favorable, écrit M. de Chabrol le 14 décembre. Le pape s’est animé. Il est entré dans quelques-uns de ces mouvemens auxquels il se livrait avant qu’il fût question d’un arrangement. La députation n’a rien épargné pour faire sentir au pontife sa position. Chacun de ses membres a parlé alternativement et fort bien, à ce qu’il paraît ; mais le pape ne s’est pas entièrement apaisé[20]. »

Cette sorte de rébellion étonna tellement le préfet de Montenotte qu’il ne crut pas d’abord qu’elle pût se prolonger longtemps. Il se figura même qu’avec un peu de patience et d’adresse, en employant les moyens détournés d’influence qu’il s’était habilement procurés, il aplanirait assez aisément toutes choses. « En apprenant que le pape n’avait pas parlé avec calme de sa conscience, qu’il n’avait d’ailleurs pris aucun parti irrévocable, et qu’il avait seulement laissé paraître beaucoup d’émotion, je n’ai pas cru qu’il fallait renoncer à toute espérance de succès. L’état des affaires laisse entrevoir une négociation dans laquelle le pape se débattra entre ses inquiétudes habituelles et les idées de convenance et de nécessité qui lui seront suggérées. On peut croire qu’il finira par proposer quelque chose qui se rapprochera de ce qui lui est demandé. Il se range ainsi dans la classe des débiteurs qui s’acquittent lentement[21]. » Le préfet de Montenotte, d’abord trop confiant dans les donneurs de renseignemens qu’il s’était ménagés auprès de la personne du pape, ne devait pas se méprendre longtemps sur les véritables dispositions de son prisonnier. Dès le 15 décembre, il avait vu l’archevêque d’Édesse, et, remis sur la voie de la vérité par ce confident intime du saint-père, il rectifiait ses premiers pronostics.

« J’ai trouvé M. Bertalozzi singulièrement affecté. Il m’a laissé entrevoir, mais avec réserve, suivant son usage, qu’il ne voyait pour le moment aucune espérance… J’ai remontée la source, et il en est résulté que le pape a annoncé un refus formel de rien changer à ce qu’il avait fait, et que les termes de ce refus montraient une résolution très forte, au point qu’elle est fondée sur ce que le saint-père appelle « une inspiration dans ses prières. » Après avoir été indécis dans les premiers momens, le voilà retombé dans la détermination qu’il avait d’abord montrée à la députation. On se rappelle l’inflexibilité qu’il fit paraître à Rome dans quelques occasions contre l’avis unanime de son conseil. On retrouve dans la manière dont il s’est exprimé les mêmes erremens, et on conserve d’autant moins d’espérance que toute sa conduite annonce de la méfiance envers ceux qui pourraient l’éclairer[22]. »


Le saint-père était en effet prodigieusement surpris, nous croyons pouvoir dire choqué de la conduite tenue en cette circonstance par les cardinaux qui lui avaient été envoyés de Paris afin de lui servir de conseil. Il s’expliquait, probablement sans l’approuver beaucoup, l’attitude des évêques qui, en qualité de négociateurs accrédités par le chef de l’empire français, tâchaient de faire valoir auprès de lui les thèses tant soit peu contradictoires que celui dont ils tenaient leurs pouvoirs les obligeait à soutenir. Il n’en voulait en aucune façon à M. de Chabrol, qui n’était ni prêtre ni théologien, d’appuyer de ses plus vives instances, par des argumens qui n’étaient rien moins qu’orthodoxes, et parfois même pouvaient paraître un peu rudes à entendre, les exigences de son maître. Ces messieurs lui semblaient dans leur rôle. Des membres du sacré-collège, des princes de l’église romaine, liés par les mêmes sermens que leur chef, qui ? s’étaient offerts pour lui servir de conseil, qui avaient en arrivant à Savone protesté de la droiture de leurs intentions et de l’impartialité de leur jugement, lui paraissaient moins excusables quand il les voyait changer ainsi subitement d’avis au moindre mot d’ordre qui leur survenait de Paris. Il ne leur pardonnait pas de ne vouloir plus, dès que l’empereur leur en avait fait signe de loin, reconnaître la moindre valeur aux concessions si coûteuses pour sa conscience qu’il avait délibérées et consenties de concert avec eux, et pour l’obtention desquelles ils lui avaient offert de si chaleureuses actions de grâces. Comment pouvaient-ils prendre sur eux de lui donner maintenant à entendre que tout cela ne suffisait plus ? De quel front osaient-ils, eux, les défenseurs naturels du saint-siège, lui demander d’aller plus loin encore, et de faire litière de ses privilèges les plus indispensables ? Une semblable palinodie avait mis à découvert aux yeux de Pie VII le rôle, d’ailleurs assez mal déguisé, que ces trop complaisans serviteurs de Napoléon étaient venus jouer à Savone ; son parti était pris de ne plus écouter leurs conseils. M. Bertalozzi, quoique jugé moins sévèrement par le saint-père, avait du même coup perdu, lui aussi, tout son crédit. Pie VII était décidé à n’agir que d’après ses propres lumières. Cet effort lui coûtait d’autant plus que par inclination naturelle il éprouvait le besoin de se sentir soutenu et comme réconforté dans d’aussi cruelles épreuves par quelque appui sympathique et tendre ; mais sa conscience avait parlé. Si dur que fût le combat à livrer, et quoiqu’il fût seul à le soutenir, Dieu aidant, il ne faiblirait pas.


« L’impression qu’ont pu laisser dans l’esprit du pape, écrit M. de Chabrol, les raisonnemens pressans qui lui ont été faits depuis deux jours ne paraît pas avoir été assez forte pour le ramener et vaincre son obstination. Nous avons su par son médecin, que nous avons pressé d’agir de son côté pour achever de l’ébranler, qu’il est singulièrement tourmenté par les propositions qui lui sont faites. Il lui a dit que ce qui lui était demandé l’absorbait tout entier, et que la pensée seule en faisait blanchir ses cheveux… Leurs éminences les cardinaux ne sont pas traitées avec plus de confiance que les jours passés, et le pape a encore répété qu’il n’a pas de théologiens dans son conseil. Le collège (M. de Chabrol entend probablement les cardinaux membres du sacré-collège) cherche toutefois à lui faire sentir la nécessité d’un accord solide avec sa majesté, et suit entièrement le plan proposé par M. de Bayanne ; mais l’attention du saint-père est entièrement portée sur le bref, et ne lui laisse pas la faculté d’y réfléchir et de s’y déterminer. Tel est en ce moment l’état des choses à Savone.., Quant aux habitans de cette ville, ils ne s’occupent en aucune manière de ce qui est relatif au pape[23]. »


Cet état d’indifférence des habitans de Savone, dont il s’arrangeait si bien, n’était pas, à beaucoup près, celui du préfet de Montenotte. Pour son compte, il redoublait d’activité. « On a cherché à réunir tous les efforts, écrivait-il le 3 janvier 1812, pour ébranler et vaincre enfin l’obstination du pape ; mais jusqu’ici rien ne peut faire concevoir des espérances fondées. Les personnes de sa maison ont agi auprès de lui. Il les a d’abord écoutées avec attention ; mais à la fin de la conversation il a dit qu’il ne pouvait consentir à céder la)nomination des évêchés romains, que c’était là une innovation au-dessus de ses forces. Il a cependant ajouté que, si on entrait dans une négociation réglée et si l’on traitait avec d’autres formes, en lui rendant sa liberté, ce serait une chose différente[24]. » Trois jours après qu’il avait adressé cette lettre au ministre des cultes, M. de Chabrol recevait de lui une dépêche qu’il était chargé de remettre aux évêques députés. « Je sais, écrit-il le 6 janvier, que le contenu de cette dépêche les a en quelque sorte consternés, à raison de la difficulté qu’ils prévoient à décider le pape, et de la nécessité pressante de le décider sur-le-champ. Ils sont tous convaincus que le pape prend une fausse route ; aussi se sont-ils aisément décidés à lui parler avec force. Le cardinal Roverella l’a vu hier. M. Bertalozzi s’est chargé de faire valoir toutes les raisons de M. de Bayanne… On a dû dire au pape sans détour qu’il perdait tout, qu’il agissait aveuglément, qu’il n’y avait qu’un moyen pour lui d’en finir avec avantage : c’était de changer de système et de s’accommoder de bonne foi en se jetant dans les bras de l’empereur… La députation a de son côté rédigé une note extraite de la dépêche de votre excellence qui finit en déclarant au pape qu’il est responsable de tout ce qui arrivera plus tard de fâcheux au saint-siège et à l’église…[25]. » Le préfet de Montenotte n’attendait pas sans espoir l’effet qui résulterait de la dernière démarche qu’on allait essayer. « Il n’y a plus d’autres ressources, disait-il dans cette même lettre, que dans une secousse vive et qui soit accompagnée de la crainte et de la perspective d’une rupture immédiate. »

La note que les évêques députés avaient ordre de remettre au saint-père était en effet de nature à causer au malheureux prisonnier cette vive secousse à laquelle M. de Chabrol attachait tant d’importance. Le fond en était aussi cassant que la forme en était injurieuse. Dans cette note, remise par des dignitaires de l’église de France au chef captif de leur foi, ces prélats ne craignaient pas d’affirmer « que l’empereur avait poussé la condescendance jusqu’à sacrifier les règles invoquées par son conseil d’état au désir qu’il avait de rendre à l’église la paix attendue de tous les fidèles et au saint-père les moyens d’exercer son pontificat avec la pompe et la grandeur convenables… Cependant, continuaient-ils, le temps des hésitations, des difficultés minutieuses, des fausses prétentions, devait avoir un terme. Si le pape persévérait dans l’intention de ne pas accepter les propositions que nous avons été chargés de lui faire, à l’instant où son refus nous obligera de prendre congé, nous sommes tenus de lui déclarer que dès ce moment sa majesté regarde le droit qu’il avait obtenu du concordat d’instituer les évêques comme abrogé, et que la religion ne continuera d’être protégée et encouragée dans l’empiré et dans le royaume d’Italie qu’à la condition que les évêques nommés par sa majesté recevront l’institution, soit du synode, soit du métropolitain. Tel est l’ultimatum de l’empereur… Dans les circonstances actuelles, le pape ne peut refuser d’y accéder sans se rendre responsable aux yeux de toute l’église des maux effroyables qui seront infailliblement la suite de son refus[26]. »

Cette démarche comminatoire des évêques n’eut point le don d’ébranler ni d’irriter Pie VII. Depuis qu’il avait pris une résolution, le calme était à peu près rentré dans son esprit, et, comme cela était naturel chez lui, c’était la douceur qui débordait. Il ne se refusa point à recevoir individuellement chacun des évêques, à « discuter bonnement avec eux » (ce sont les expressions de M. de Barral) les motifs de sa décision. « Mon tour est venu le premier, raconte l’archevêque de Tours ; la conférence a duré près d’une heure et a été fort affectueuse, — quoique très serrée de mon côté, ajoute vite l’archevêque, qui a grand’peur évidemment qu’on ne le soupçonne d’avoir faibli, car, le pape me parlant d’un projet qu’il avait d’écrire encore à l’empereur, je l’ai constamment ramené au consentement à donner avant tout à l’universalité de la nomination comme au point fondamental. Plusieurs fois il a paru vivement touché ; mais il doit persévérer dans le refus tant qu’il sera, dit-il, dans son état de réclusion, et sans être entouré d’un conseil plus nombreux. Il croit que son honneur exige qu’un acte aussi important que cette cession n’ait pas l’air de la contrainte. Il proteste sans cesse de son désir de condescendre à la demande et même aux demandes de sa majesté, qu’il n’a aucune intention de tromper, ce que la suite prouvera bien… D’après ce qu’auront produit les conférences de mes collègues avec sa sainteté, nous enverrons ou nous n’enverrons pas une lettre au pape que l’on transcrit en ce moment. C’est la dernière pièce de notre arsenal[27]. »

Tandis que les évêques députés mettaient ainsi en batterie ce qu’ils appelaient « la dernière pièce de leur arsenal, » il n’était pas possible que le préfet de Montenotte consentît à demeurer inactif. Lui aussi, il ambitionnait l’honneur d’enlever de haute lutte la concession que l’empereur désirait si vivement arracher au saint-père, et, comme eux, il avait résolu de ne plus ménager les termes. La députation avait, envoyé la veille au saint-père cette lettre d’adieu dont M. de Barral parlait tout à l’heure. Pie VII ne l’avait pas lue sans émotion, il avait annoncé l’intention de la relire une seconde fois le lendemain matin.


« Je me suis rendu chez lui, écrit M. de Chabrol, désirant en connaître l’effet. J’ai profité de l’occasion et fait comme une dernière tentative pour ébranler le pontife. Je lui ai dit qu’il était seul contre son conseil, les évêques, et l’opinion de tous les fidèles, que je devais lui dire qu’on parlait mal de sa résistance, que les cardinaux disaient hautement que la conscience n’était intéressée en rien dans ce qu’on lui demandait, qu’il pouvait et qu’il devait conséquemment faire ces concessions. Si par hasard le respect les empêchait de le lui dire avec force, comme ils le faisaient à nous tous, il était de mon devoir de l’en avertir. Je lui ai annoncé que son refus éteignait dans une proportion marquée l’intérêt que les siens prenaient à lui, et rendait sa cause odieuse. »


Ces surprenantes paroles adressées au malheureux pontife par le fonctionnaire impérial chargé de maintenir sa rigoureuse captivité ne semblent avoir provoqué chez Pie VII aucun mouvement d’impatience. En tout cas, il s’en montra parfaitement maître.


« Plusieurs fois, dit M. de Chabrol, le pape est resté très pensif et. dans l’attitude d’un homme qui voudrait se rendre ; mais enfin son dernier mot a été que sa conscience répugnait trop à ce qu’on exigeait de lui pour qu’il y accédât… Je l’ai quitté en lui disant qu’il ne devait s’en prendre qu’à lui de ce qui arriverait. D’après cette longue conférence, je vois clairement que, s’il y a eu chez le pape de bonnes intentions, elles se trouvent tellement amalgamées avec les indécisions, les scrupules et même les passions, qu’il faut renoncer à les vaincre par des raisonnemens et des insinuations. Je demeure convaincu que le moment du départ de la députation peut seul amener un résultat. Le temps s’userait contre la résolution présente, qui ne peut être détruite que par une secousse[28]. »


Cette secousse morale, dont M. de Chabrol attendait la réussite des projets de l’empereur, ne tarda point à produire sur la santé de Pie VII les effets qu’en raison des événemens antérieurs il était trop facile de prévoir. « Le pape a été fort agité ces jours derniers, reprend le préfet de Montenotte à la date du 19 janvier ; il ne dort pas. Il est tourmenté et se plaint de sa santé. C’est à l’état d’indécision où il se trouve qu’il faut attribuer ce dérangement. Il en revient maintenant à un projet de lettre à l’empereur, dans lequel il promettrait, dit-on, spécialement de reconnaître l’extension du bref à tous les évêchés et de modifier ce même bref ; mais cette promesse ne se réaliserait que lorsqu’il aurait une libre communication avec les fidèles. On ne peut plus faire fond sur aucune résolution au. pape, tant qu’elle n’est pas fixée par une signature… Il tient peut-être même à ces fluctuations par la considération qu’elles lui font gagner du temps, et il trouve ainsi plaisir à s’y livrer. Il serait à désirer qu’on prît des mesures pour profiter du moment où ses dispositions deviendraient favorables. Ce serait le seul moyen de le tirer de cet abîme d’incertitude. Le moment du départ de la députation sera celui qui offrira le plus de moyens de succès[29]. »

Malgré sa perspicacité habituelle, M. de Chabrol se trompait encore. Le pape n’était nullement indécis. Tant qu’il serait captif, il ne donnerait aucune réponse absolue et définitive aux demandes qui lui étaient adressées par l’empereur. Il se bornerait à indiquer quelle pourrait être, le cas échéant, l’étendue de ses concessions. Il irait jusque-là de lui-même, mais oh ne le conduirait pas plus loin. De préoccupations d’amour-propre et de fausse dignité, Pie VII en avait si peu à ce moment solennel qu’il se décida, mettant toute étiquette de côté, à entrer de nouveau en correspondance directe et personnelle avec le souverain qui venait de lui faire déclarer avec tant de dédain qu’il ne répondrait même plus à ses lettres. Peut-être, par cet excès de condescendance aimable et de pieuse humilité, lui serait-il donné de retrouver le chemin du cœur si orgueilleux, mais à ses yeux nullement méchant, du grand homme qu’il avait tant aimé, qu’il aimait encore, et dont il ne pouvait s’imaginer que l’oreille pût rester à tout jamais fermée à ses prières.


« Nous nous sommes déterminé de nous retourner directement vers votre majesté, en lui exposant que nous ne nous sommes nullement refusé à nous prêter à une extension ultérieure du bref du concile, comme votre majesté l’aura reconnu par notre note précédente à laquelle nous nous en référons. Si avant de procéder à cette détermination nous ayons désiré un nombre convenable de conseillers, et témoigné le besoin d’avoir la libre communication avec les fidèles, la cause en est dans notre très vif amour de traiter pour le bien de l’église avec toute la maturité et toute la prudence qui peuvent seules mettre en repos notre conscience et prévenir le scandale qui ne saurait manquer d’en résulter, si nous avions opéré autrement. Nous avons fait les plus sérieuses réflexions, et Dieu sait Combien de méditations et de sollicitude nous coûte cette affairé. Aussi, nous trouvant dans les plus terribles angoisses d’esprit, nous ne pouvons que représenter derechef à votre majesté le besoin que nous avons d’un plus nombreux conseil, et spécialement d’être en libre communication avec les fidèles. Quand nous serons placé dans cette situation, nous assurons votre majesté qu’avec l’aide du ciel nous ferons pour lui complaire tout ce qui pourra se combiner avec les devoirs de notre ministère apostolique… Nous vivons avec la confiance dans le dispensateur suprême des biens de ce monde que nous pourrions alors concilier toutes choses avec une satisfaction réciproque. Ce qui tendra à procurer les avantages spirituels de l’église rendra en même temps le calmé à notre esprit, calme qui nous est d’autant plus nécessaire que notre grand âge nous rappelle chaque jour d’une façon plus frappante le compte rigoureux que nous sommes sur le point de rendre à Dieu de nos effrayans devoirs. Avec toute l’effusion de notre cœur, nous prions le Seigneur de répandre sur votre majesté l’abondance de ses bénédictions[30]… »


Quelle allait être la réponse de Napoléon à cette douce supplique du saint-père ? Il la dicta lui-même à son ministre des cultes. C’étaient des reproches, des récriminations et des menaces que l’empereur renvoyait à Pie VII en retour de ses avances et de ses bénédictions.


« Sa majesté n’a pas jugé convenable de répondre à la lettre du pape, dont je vous envoie copie. Je vous avouerai confidentiellement qu’elle a beaucoup de regret d’avoir dans les temps antérieurs suivi une marche différente, et de s’être laissé induire à une correspondance directe avec le saint-père. En effet, toutes les correspondances que sa majesté est dans le cas d’avoir avec les têtes couronnées ne sont que de courtoisie et d’aménité. Des lettres de discussion, de reproches, ne sont point dignes du haut rang où elle est placée. L’empereur écrira au pape quand il aura des complimens à lui faire ; mais, pour des choses pénibles à entendre, il préfère que ce soit par la voie ministérielle. Il est à regretter que le pape n’ait pas suivi la même méthode, au lieu d’adresser directement à sa majesté une lettre qu’il savait ne pouvoir être aucunement satisfaisante… Le pape demande la communication avec les fidèles ; mais cette communication, comment l’a-t-il perdue ? Il l’a perdue par la violation de tous ses devoirs de paix et de charité. Il a maudit l’empereur et l’autorité civile par une bulle d’excommunication dont l’original a été saisi à Rome. Est-ce pour maudire les souverains que Jésus-Christ s’est mis en croix ? Est-ce là le principe du souverain rédempteur ? Cependant la condescendance de l’empereur a été au point de se borner au dédain d’une excommunication ridicule par son impuissance, quoique criminelle par son intention, il a laissé le pape à Savone maître de communiquer, avec les fidèles. Quel usage a-t-il fait de son ministère ? Il a envoyé des brefs pour soulever les chapitres, brefs aussi remarquables par l’ignorance des canons et des principes que par leur caractère de malveillance… Il sait qu’un millier de prêtres, gens d’ailleurs simples et bons, sont fanatisés par l’idée d’obéissance qu’ils croient lui devoir ; a-t-il fait quelque démarche, a-t-il témoigné quelque intention de cesser de s’opposer à ce qu’ils rendent ce qu’ils doivent à leur souverain ? A-t-il, par amour de la vérité, par amour de la religion, par amour de l’humanité, cherché à les arracher à une position aussi pénible ? Non ! rien n’a été fait ni proposé de sa part qui tendît à ce but. Il n’y a donc aucune garantie qu’il ne continuerait pas de faire de son ministère un aussi mauvais usage. A quoi servirait d’ajouter scandale à scandale, et comment l’empereur serait-il assez peu sensé pour laisser libre la communication avec celui qui persiste ainsi à défendre de rendre à césar ce qui appartient à césar… Le pape a, il est vrai, écrit deux lettres à l’empereur, et l’on peut en induire qu’il a renoncé à une excommunication démentie, quant au fond et à la forme, par l’opinion générale du clergé lui-même ; mais en même temps il récuse tous les évêques de l’empire et du royaume d’Italie : les seuls conseils qu’il veuille sont les cardinaux noirs, qu’il n’aura jamais. Si le pape croit ne pouvoir se décider sans eux, c’est sa faute. S’il perd en conséquence pour jamais le droit d’instituer les évêques, c’est encore sa faute. La religion marchera sans son secours, et l’on s’aperçoit chaque jour davantage que son intervention n’est pas nécessaire, puisqu’au défaut des évêques les vicaires capitulâmes gouvernent les églises. On espère des troubles. On a mal calculé. L’esprit public est désormais trop éclairé. C’est cette coupable espérance, déçue par les hommes, désavouée par la religion et par son divin auteur, dont le pape sera comptable un jour… Sa majesté plaint l’ignorance du pape, et elle a pitié de voir un pontife qui pouvait remplir un aussi grand et un aussi beau rôle devenu la calamité de l’église. Il aurait pu conserver tous les avantages dont la papauté avait la possession ; mais il a préféré rompre par suite de ses préjugés, et malgré ce qui lui était prescrit par la doctrine de l’église. Dans les trois jours après la réception, de la présente lettre, ayez une acceptation pure et simple qui embrasse tous les évêchés, hors celui de Rome, ou, à défaut de cette acceptation, quittez Savone… De la simplicité, de l’abandon, une véritable espérance dans la loyauté de sa majesté, sont les seuls partis qui restent à prendre au pape. Sa majesté connaît toutes ces matières mieux que le saint-père, et trop bien pour qu’elle puisse jamais s’écarter de la route qu’elle s’est tracée… Dans la fausse situation où sa majesté voit le pape, elle préfère autant qu’il n’adopte pas le décret, afin que, s’il refuse, il demeure couvert de la honte de son ignorance. Et s’il ne se croit pas suffisamment autorisé, suffisamment éclairé par le Saint-Esprit et par les cent évêques, pourquoi ne se démet-il pas, en se reconnaissant incapable de distinguer ce qui est du dogme et de l’essence de la religion, de ce qui n’est que temporel et variable ? Cette distinction, qui est si simple qu’elle serait entendue par le premier séminariste, si le pape ne la comprend pas, pourquoi ne descend-il pas de sa propre volonté de la chaire pontificale pour la laisser occuper par un homme plus fort de tête et de principes, qui réparera enfin tous les maux que le pape a faits en Allemagne et dans tous les pays de la chrétienté[31] ? » Quand cette lettre singulière parvint à son adresse, les cardinaux et les évêques, obéissant aux ordres qu’ils avaient précédemment reçus, étaient déjà partis de Savone sans avoir pu obtenir du pape, cette approbation pure et simple sans laquelle il leur était interdit d’y prolonger leur séjour. Ce fut à M. de Chabrol qu’incomba la tâche désagréable d’en donner communication à Pie VII.

« Après avoir pris connaissance de toutes les. pièces que vous m’avez transmises, je me suis rendu ce matin chez le pape, écrit-il le 19 février 1812. J’ai commencé par amener brusquement sa sainteté sur le sujet de manière à fixer toute son attention… J’ai ajouté que, contre mon attente, la Providence lui ouvrait encore une voie inespérée, comme si elle voulait elle-même le ramener, ou du moins le convaincre que, s’il perdait tout, c’était sa faute et sa faute réitérée… Il m’a dit qu’il était prêt à m’entendre. J’ai pris alors la dépêche, et je lui ai demandé s’il voulait que je la lusse en français lentement ou que je la traduisisse en italien. Il a préféré que je la lusse posément en, français, ce que j’ai fait, observant de lire deux fois les passages les plus forts et ceux que je croyais qu’il n’avait pas tout à fait saisis. »


Dans sa dépêche, le préfet de Montenotte relate la suite des impressions diverses éprouvées par le malheureux captif au fur et à mesure que lecture lui est donnée de cette espèce d’acte d’accusation.


« Il s’est récrié, mande M. de Chabrol, sur le mot : « on espère des troubles. » Il a protesté que non. J’ai repris : Vous avez donc oublié que vous n’avez cessé pendant longtemps de me parler de schisme et de dire que vous le voyiez arriver. Au moment où je lui ai parlé de conscience et de celle de cent évêques qui réclamaient une conciliation comme indispensable, il a dit qu’il avait voulu y plier la sienne, mais qu’il n’avait pu la tranquilliser. Je lui ai dit qu’au moins il ne devait pas l’avouer. Quel effet produirait un pareil discours sur la chrétienté, tandis qu’il est par sa place chargé de diriger la conscience de tous les fidèles ? Ne point distinguer dans un cas aussi, simple le bien du mal serait se démettre soi-même… Mais l’article qui l’a ému le plus est celui où il est question de la demande de sa démission. Il l’a écouté avec une émotion profonde. Je l’ai vu abattu et tellement agité que sa main tremblait singulièrement. Il a gardé le silence le plus absolu… L’effet général de la communication que je viens de faire a été de détromper le pape sur un reste d’espoir que je crois qu’il conservait encore en se fondant sur ce que sa lettre n’avait pas encore reçu de réponse, et en comptant sur l’intervention des cardinaux à Paris. Il a été très ému, je ne crois pas qu’il ait été ébranlé[32]… »


Dans la visite qu’il lui rendit encore le lendemain, le préfet de Montenotte trouva Pie VII rentré dans la tranquille possession de lui-même, mais non moins décidé que la veille. « Il m’a répondu que son parti avait déjà été pris, qu’il n’en changerait pas, qu’il avait fait un premier bref, qu’il s’y tenait et n’en ferait pas un second[33]. »

Avec une ardeur de zèle dont il pensait qu’on lui saurait gré à Paris, M. de Chabrol insiste encore.


« Avez-vous d’ailleurs bien cherché à vous convaincre ? Vous n’avez pas voulu entrer en discussion avec MM. les évêques, qui se sont efforcés de connaître en quoi votre conscience pouvait être blessée, et qui s’en retournent avec la plus vive douleur, obligés de dire à leurs troupeaux que vous les abandonnez sans vouloir ouvrir l’oreille à la voix de leurs pasteurs. Comment cette conduite n’exciterait-elle pas les plaintes de toute la chrétienté ? Il est de mon devoir de vous faire observer que ces plaintes deviendront aussi fortes qu’universelles, et qu’on finira par souhaiter et réclamer que sa sainteté se démette pour le bien de tous. Sans doute, c’est ce que le devoir lui prescrit, quand elle ne peut vaincre des scrupules qui n’intéressent qu’elle. Il m’a répondu aussitôt que, quelque chose que l’on pût faire, il ne se démettrait jamais[34]


Le lendemain, 23 février, M. de Chabrol, toujours infatigable, recourut à un nouveau moyen.


« On a fait parler les gens de la maison, qui, ayant espéré un changement de position, voient avec d’autant plus de regret sa détermination qu’ils savent qu’elle est contraire à l’opinion unanime de ceux qui l’ont approché ; mais leurs efforts ont été vains. Le pape a même refusé de les entendre…. N’ayant plus aucune espérance de l’ébranler dans ses refus, je me suis rendu ce matin chez le pape pour lui faire la notification prescrite. Le pape a d’abord employé tous ses soins à détourner la conversation en me parlant du voyage des cardinaux et de celui de la députation ; mais enfin, l’ayant prié d’une manière positive de vouloir bien m’entendre, je lui ai mis sous les yeux l’état des choses : je lui ai fait savoir de quelle responsabilité il se chargeait en opposant son avis personnel à celui de tout le clergé et de tous ceux qui l’avaient approché. Je lui ai montré les regrets qu’il aurait sur les conséquences qui suivraient son refus, et les reproches qu’il encourrait de la part de ses successeurs ; mais mes efforts n’ont pu l’émouvoir, et il s’est toujours retranché derrière cette idée que Dieu interviendrait dans la décision de ses affaires. Voyant alors que rien ne pouvait le vaincre, je lui ai dit que je remplissais le devoir qui m’était prescrit en lui notifiant que, son bref n’ayant pas été ratifié, l’empereur regardait les concordats comme abrogés, et ne souffrirait plus que le pape intervînt en rien dans l’institution canonique des évêques. Je lui ai répété cette même notification en italien et lui en ai développé toutes les suites. Je l’ai alors quitté en lui annonçant que, si avant le départ du courrier la réflexion faisait naître chez lui quelques résolutions raisonnables, c’était le seul moment qui lui restait pour terminer heureusement ce grand procès. J’ai chargé M. le docteur Porta de lui répéter cette même observation à l’heure de son dîner ; mais je n’espère rien de ce dernier effort, car le pape en me quittant m’a renouvelé l’assurance qu’il était affligé du résultat, mais qu’il ne changerait pas[35]. »


Tout était désormais accompli. Il ne restait plus à M. de Chabrol qu’à rédiger le procès-verbal de la notification qu’il venait de faire au pape. Nous nous trompons. D’autres instructions lui avaient été envoyées en ce qui regardait la personne même du saint-père. Pendant tout le temps que les cardinaux et les évêques de la députation étaient demeurés à Savone, Pie VII avait joui d’une sorte de liberté relative, en ce sens que les communications avec lui étaient devenues journalières et faciles, et qu’on lui avait permis de consulter des livres, de tenir une plume, de prendre et de dicter des notes sur les matières théologiques, qui l’intéressaient si fort. Ces complaisances ne devaient pas être continuées plus longtemps. M. Bigot de Préameneu avait, sur les injonctions de l’empereur, pris ses précautions pour que ce désordre cessât. Il avait, dès le 28 janvier, fait parvenir à M. de Chabrol une lettre qui portait en tête ces mots soulignés : pour lui seul[36]. C’était afin de ne pas laisser ignorer au ministre des cultes qu’il avait pris soin d’exécuter cette partie de ses instructions que, reprenant les termes mêmes de la dépêche ministérielle du 28 janvier 1812, M. de Chabrol terminait la lettre que nous venons de citer par ces paroles significatives : « J’ai l’honneur d’annoncer à votre excellence que, conformément à ses ordres exprès, tout est rentré à Savone dans le même ordre qu’avant l’arrivée de la députation[37]. »


III

Telle avait été l’issue de la négociation entreprise à Savone par l’ordre de Napoléon, grâce à l’entremise d’un certain nombre de princes de l’église romaine et de quelques-uns des plus considérables évêques de France. Elle se terminait, après six mois d’orageux débats, par un redoublement de rigueurs et une plus sévère séquestration du souverain pontife. Afin que nos lecteurs soient en état de former eux-mêmes leur jugement et de mieux discerner de quel côté se produisirent les prétentions excessives et les procédés regrettables, nous avons mis sous leurs yeux les dépêches mêmes des acteurs qui ont pris part à ce drame diplomatique passablement étrange, dont jusqu’à présent aucun historien ecclésiastique ou laïque n’avait fait mention. Notre tâche resterait toutefois incomplète, si nous nous laissions exclusivement absorber par le spectacle de cette sorte de duel inégal, et d’autant plus émouvant, qui va s’animant chaque jour davantage entre le tout-puissant maître de la France et son malheureux prisonnier. Il nous faut maintenant dire un mot des affaires intérieures de l’église, et rendre compte des rapports entretenus par Napoléon avec le clergé de son empire pendant tout le temps qu’avaient duré les tristes et inutiles négociations de Savone.

Comme à notre ordinaire, nous recourrons principalement, pour découvrir la vérité, aux témoignages de Napoléon lui-même ; mais, comme à notre ordinaire aussi, nous irons de préférence la saisir là où elle se trouve en réalité, c’est-à-dire dans sa correspondance avec les agens auxquels il disait sa pensée tout entière. Les rapports officiels des fonctionnaires publics, les pièces d’apparat écrites ou dictées par Napoléon, ne sauraient trouver créance qu’auprès de gens décidés à s’y laisser tromper. Dans la circonstance qui nous occupe, le contraste entre le langage du maître et le fond même des choses est on ne peut plus frappant. S’il est en effet une assertion incessamment répétée à Savone, que nous ayons vue se produire avec une imperturbable solennité non-seulement dans les conversations du préfet de Montenotte avec Pie VII, non-seulement dans la bouche des cardinaux chargés de servir de conseil au saint-père, non-seulement dans les notes passées par les évêques qui avaient mission de traiter avec lui, mais encore dans les dépêches dictées par l’empereur lui-même, c’est l’assurance que le clergé de France avait, dans la querelle pendante, pris parti à l’unanimité et comme un seul homme pour son prince temporel contre le chef de sa foi. Il n’en était rien cependant, et l’empereur le savait bien ; il en était même passablement inquiet. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir ses lettres, non pas, il est vrai, celles qui devaient être envoyées à Savone et commentées par M. de Chabrol, mais celles qu’il adressait à son ministre des cultes et pour lui seul.

Nous avons déjà eu l’occasion de constater que Napoléon, tandis qu’il était encore en Hollande, n’avait rien tant recommandé à son ministre des cultes que de tenir fort secret pour tout le clergé, même pour son oncle le cardinal Fesch, ce bref du 24 septembre, dont les cardinaux et les évêques français, ses propres mandataires, s’étaient montrés si satisfaits à Savone. Il n’avait pas cessé depuis d’imposer à M. Bigot la même réserve. Il lui avait aussi prescrit de ne souffrir à aucun prix, et sous quelque prétexte que ce fût, la présence à Paris d’un seul prélat français ou italien. Il devait les renvoyer tous dans leurs diocèses, même ceux qui n’avaient pas leurs bulles. Le but de cette mesure était évident. Elle provenait de la crainte trop fondée qu’avait l’empereur d’être tacitement blâmé par la majorité des membres de l’épiscopat, par ceux-là mêmes qui lui étaient le plus dévoués, s’ils arrivaient à percer le mystère de ce qui se passait alors à Savone. La vérité est qu’ils ne le soupçonnaient que très vaguement, et c’était beaucoup oser que de les vouloir représenter comme approuvant les prétentions impériales, qu’ils ne connaissaient même pas.

Napoléon, exactement instruit des dispositions des ecclésiastiques de son empire et fort peu porté de sa nature à se payer des vaines illusions qu’il s’efforçait de faire accepter aux autres, n’ignorait pas que, dans la querelle engagée entre son gouvernement et le saint-siège, leurs secrètes sympathies étaient, à bien peu d’exceptions près, du côté de son adversaire. Il agissait en conséquence, et tous ses actes, spontanés ou réfléchis, lui furent à cette époque dictés par ce très juste sentiment de sa véritable situation. Toutefois, si l’appréciation de l’empereur était en elle-même parfaitement fondée, il s’en faut de beaucoup que les mesures auxquelles il eut recours fussent politiques, sensées ou seulement équitables ; nos lecteurs vont en juger. Napoléon n’avait pas oublié la résistance qu’il avait jadis rencontrée de la part de l’ancien directeur des sulpiciens, l’abbé Émery. Plus d’une fois il s’était plu, on s’en souvient, à lui rendre lui-même justice, notamment le jour où il l’avait, au détriment de ses collègues de la commission ecclésiastique, loué si haut en pleine séance du conseil d’état, puis dans sa conversation avec M. Mole, quand il s’était écrié « qu’il mourrait tranquille, s’il pouvait laisser à un tel homme le soin d’élever la jeunesse de son empire. » Le temps de ces sages paroles était maintenant passé, et Napoléon n’écoutait plus désormais que son ressentiment. Des sulpiciens élèves de l’abbé Émery, tous imbus de ses fortes doctrines gallicanes, mais non moins dévoués que lui au saint-père, gouvernaient encore à ce moment la plupart des séminaires, et servaient presque partout d’instructeurs au futur clergé de France. N’était-il pas à craindre que, par la diffusion de leur enseignement, par l’autorité de leur exemple, ils ne réussissent à pervertir les nouvelles recrues du corps ecclésiastique ? Cela ne devait point se souffrir. Le 8 octobre 1811, il avait écrit d’Utrecht a son ministre des cultes : « Je ne veux point de sulpiciens dans le séminaire de Paris, je vous l’ai dit cent fois ; je vous le répète pour la dernière. Prenez des mesures telles que cette congrégation soit dissoute[38]. » M. Bigot de Préameneu avait obéi, non sans quelque répugnance, on le croit, à cette injonction impérieuse ; mais il avait probablement fermé les yeux sur l’existence de quelques sulpiciens qui continuaient à enseigner dans les provinces. Le 22 novembre, il reçut de son maître le billet suivant : « Faites-moi connaître quels sont les séminaires qui sont desservis par les sulpiciens, afin de les éloigner également de ces séminaires[39]. »

Cependant une pensée soudaine avait traversé l’esprit de l’empereur pendant qu’il organisait avec tant de soins minutieux sa prochaine expédition contre le tsar Alexandre, et qu’il supputait un par un le nombre des conscrits qu’il pourrait mettre en ligne et entraîner à sa suite jusqu’au fond des steppes glacées de la Russie. Il en manquait à son compte. C’étaient les jeunes gens qui se destinaient à l’état ecclésiastique. Ne pourrait-on pas faire entre eux quelque distinction, continuer, par exemple, d’exonérer les séminaristes appartenant aux diocèses dont les évêques lui donnaient satisfaction, et englober dans son armée ceux qui avaient le malheur d’appartenir aux diocèses dont les titulaires étaient trop peu. complaisans pour lui, ou trop bien portés pour le saint-père ? Cela augmenterait le cadre de ses régimens, ce qui était loin de lui être indifférent, et puis cela servirait à la fois d’encouragement et de punition à qui de droit. Évidemment la chose était très bonne en soi*, cependant il ne faudrait pas qu’elle fut trop divulguée. Enchanté de son ingénieuse idée, Napoléon écrivit sur-le-champ à M. Bigot la lettre suivante, qui naturellement n’a pas trouvé place dans sa correspondance officielle.


« J’ai vu dans votre dernier travail des demandes pour exempter du service militaire deux cent trente-neuf étudians qui se destinent à l’état ecclésiastique et pour la nomination de cent quarante-huit bourses dans les séminaires. J’ai rayé parmi ces demandes toutes celles qui étaient relatives aux évêchés de Saint-Brieuc, de Bordeaux, Gand, Tournai, Troyes et des Alpes-Maritimes (le diocèse de M. Miollis, frère du général), parce que je ne suis pas satisfait des principes que manifestent les évêques de ces diocèses. Mon intention est que vous ne me proposiez pour ces diocèses aucune exemption de service pour les conscrits, aucune nomination à des bourses, à des cures, à des canonicats. Vous me ferez un rapport sur les diocèses qu’il conviendrait de frapper de cette interdiction. Cette manière d’opérer doit être tenue très secrète. Quand les évêques insisteront sur les nominations, vous leur ferez connaître que j’ai refusé mon approbation. Désormais vous serez responsable, si vous me présentez soit une bourse à donner, soit un conscrit à exempter dans un séminaire où les principes de l’église gallicane ne soient pas soigneusement enseignés. Prenez des mesures pour en être bien informé, et commencez par vous assurer de ce qui se passe auprès de vous dans le diocèse de Paris[40]… »


Il semble que, si une institution devait trouver grâce devant la mauvaise humeur de l’empereur, c’était celle des humbles sœurs de la charité qui soignaient dans les hôpitaux ses soldats blessés ou malades. Il ne lui fut point toutefois donné d’échapper à son terrible courroux. Déjà, au mois de novembre 1809, l’empereur avait défendu à l’abbé Hanon, vicaire-général de la communauté des lazaristes et directeur des sœurs de charité, d’exercer les fonctions de ses deux charges, parce qu’il n’avait pas voulu mettre Mme Laetitia, mère de l’empereur, à la tête du conseil de l’ordre, et qu’il avait osé nommer pour supérieure-générale de ces saintes filles une dame qui avait été dénoncée au gouvernement impérial comme ne professant pas de très bonnes opinions. L’abbé Hanon avait en outre eu le tort de continuer à se mêler, malgré cette défense, de la direction de cet ordre de bienfaisance. Là-dessus, il avait été nuitamment enlevé de son domicile, mis d’abord en surveillance à Saint-Pol, puis enfermé dans la prison d’état de Fenestrelle, d’où il fut plus tard transportée Bourges, quand les armées étrangères s’approchèrent des frontières de la France. En dépit de cet effrayant exemple, les sœurs de la charité n’avaient point voulu pour la plupart reconnaître la nouvelle supérieure-générale désignée par l’empereur, se fondant sur les cahiers laissés par leur fondateur saint Vincent de Paul, et d’où il résultait, à ce qu’il paraît, que leur ordre devait plutôt se dissoudre que d’accepter une supérieure nommée par le pouvoir civil. Napoléon était entré à ce sujet dans la plus épouvantable colère[41]. « Il est temps, écrit-il le 3 mars 1812 à son ministre des cultes, il est temps de finir ce scandale des sœurs de la charité en révolte contre leurs supérieurs. Mon intention est de supprimer les maisons qui, vingt-quatre heures après l’avertissement que vous leur donnerez, ne seraient pas rentrées dans la subordination. Vous remplacerez les maisons supprimées non par des sœurs du même ordre, mais par celles d’un autre ordre de charité. Les sœurs de la charité de Paris y perdront de leur influence, et ce sera un bien[42]… » La lettre qu’on vient de lire était datée du jour même où Napoléon, après avoir écrit au prince Kourakine pour se plaindre du colonel Czernitchef, aide-de-camp de l’empereur Alexandre, qui avait corrompu l’un des employés des bureaux de la guerre afin de se procurer les plans de la prochaine campagne de Russie, venait d’envoyer au major-général, le prince de Neufchâtel et de Wagram, les numéros d’ordre des huit corps d’armée qui allaient bientôt s’ébranler pour marcher sous ses ordres vers les bords du Niémen. On ne saurait en vérité s’étonner beaucoup si, absorbé par les innombrables préparatifs de sa gigantesque expédition, l’empereur a pendant longtemps donné beaucoup moins de son attention aux affaires de l’église qu’à celles de la guerre. Qui donc pourrait trouver étrange de rencontrer à cette époque dans sa correspondance beaucoup plus de lettres adressées au maréchal Berthier, au duc de Feltre, à M. de Cessac, ses lieutenans militaires, qu’au comte Bigot de Préameneu, son ministre des cultes ? Un rapprochement bizarre nous a frappé toutefois en parcourant cette curieuse et instructive correspondance de Napoléon Ier, qui a servi d’appui principal, nous devrions presque dire de base unique à notre travail. Depuis que la guerre qui doit mettre un terme fatal à sa puissance est définitivement arrêtée dans son esprit, deux fois seulement, et à quelques mois d’intervalle, le potentat qui s’intitulait alors le protecteur de l’église consent à se distraire de ses occupations favorites pour s’occuper des choses de la religion. Nous venons de citer le texte même de la première de ces lettres. Elle avait pour but de frapper au plus humble degré de l’échelle ces admirables servantes de Dieu, des malades et des pauvres qui jouissent partout en France, même auprès des personnes qui ne partagent pas leur croyance, d’un renom si populaire. La seconde visait plus haut, aussi haut qu’il était possible d’atteindre, et frappait directement la personne même du souverain pontife. C’est de Dresde qu’elle fut écrite.

A Dresde, Napoléon, entouré de tous les petits princes de l’Allemagne, salué au passage par son beau-père l’empereur d’Autriche, plus que jamais enivré par le prodigieux éclat de sa toute-puissance, laissa un instant tomber sa pensée sur le détenu de Savone. Qu’allait-il faire pendant sa longue absence de cet embarrassant prisonnier ? Fallait-il le laisser végéter dans une petite ville du littoral de la Méditerranée ? fallait-il le faire venir à Paris ? Il s’arrêta à ce dernier parti ; mais, avant de nous efforcer de pénétrer les motifs de sa détermination, commençons par donner la lettre que le prince Borghèse, gouverneur-général des départemens au-delà des Alpes, reçut alors de son impérial beau-frère.

« Je suis à Dresde depuis deux jours avec l’impératrice, avec l’empereur et l’impératrice d’Autriche. Je compte y rester encore quelques jours. Toute mon armée est sur la Vistule. Les hostilités ne sont pas encore commencées. Venant d’apprendre que les vaisseaux anglais sont devant Savone, je pense qu’il est nécessaire de mettre le pape en sûreté. En conséquence, vous chargerez le préfet et le commandant de la gendarmerie de faire partir le pape avec ses gens, dans deux, bonnes voitures. Le pape aura son médecin dans sa voiture. Les précautions seront prises pour qu’il traverse Turin de nuit, qu’il ne s’arrête, qu’au Mont-Cenis, qu’il traverse Chambéry et Lyon de nuit, et qu’il soit ainsi conduit à Fontainebleau, où les ordres sont donnés pour le recevoir. Je m’en rapporte à votre prudence et à celle du commandant de la gendarmerie. Ayez soin que la voiture du pape soit bonne, et que toutes les précautions convenables soient prises. Il ne faut pas que le pape voyage en habits pontificaux, mais seulement en habits ecclésiastiques, et de manière que. nulle part, excepté au Mont-Cenis, il ne puisse être reconnu. A moins d’événemens, cette mesure n’est pas tellement urgente que vous né puissiez envoyer chercher le préfet de Montenotte pour concerter d’avance avec lui ce départ. Vous transmettrez la lettre ci-jointe au duc de Lodi. Je lui écris qu’il vous envoie à Turin l’archevêque d’Édesse. Lorsque cet évêque sera arrivé à Turin, vous lui ferez connaître de ma part que vous avez une mission à lui confier, et, aussitôt que vous aurez appris que le pape sera à une poste au-delà de Turin, vous l’enverrez le rejoindre. Il se placera dans la voiture du pape et l’accompagnera pendant le reste de la route. Vous ferez connaître, à ce prélat que la situation des affaires en Europe et la présence des Anglais devant Savone rendaient le séjour du pape dangereux dans cette ville, qu’il faut qu’il soit placé dans le centre de l’empire, qu’il sera reçu à Fontainebleau par les évêques de la députation, qu’il y occupera le logement qu’il y a déjà habité, qu’il y verra les cardinaux qui sont en France, etc. Vous correspondrez pour l’exécution de ces mesures avec le ministre de la police. Je désire que le plus grand secret soit gardé[43]. »


L’empereur confiait-il en cette occasion au prince Borghèse ses véritables projets, et la crainte sérieuse d’une descente des Anglais à Savone était-elle bien le motif déterminant de la translation du pape à Fontainebleau ? Nous ne le croyons pas. C’est en vain qu’à Londres nous avons cherché au foreign office et dans les archives de l’amirauté la moindre trace du projet que Napoléon prête à plusieurs reprises au gouvernement anglais d’avoir songé à s’emparer de fie "VII pour le transporter soit en Sicile, soit en Espagne. Si les Anglais avaient alors formé un pareil dessein, il est difficile d’imaginer qu’il n’en soit resté vestige ni dans les instructions fort détaillées que les lords de l’amirauté faisaient tenir aux chefs des escadres anglaises dans la Méditerranée, ni dans les rapports non moins étendus qu’ils recevaient à cette époque des commandans des navires qui croisaient continuellement le long de nos côtes. Nos scrupuleuses investigations dans les papiers généreusement mis à notre disposition nous font même douter qu’aucun bâtiment de la marine britannique se soit, à l’époque indiquée par la lettre de l’empereur, montré en vue de Savone[44]. Deux années plus tôt, il est vrai, au mois de mai 1810, quelques personnes de la domesticité du saint-père avaient cherché à lier communication avec lord Amherst, en Sicile. Des matelots génois déguisés avaient porté de leur part et en grand mystère à M. Gravina et au père Gil, ministre d’Espagne à la cour de Palerme, des lettres écrites à l’encre sympathique. Ces lettres faisaient savoir que, si des bâtimens anglais voulaient essayer d’enlever le pape de sa prison, la réussite de cette entreprise ne serait peut-être pas difficile, parce que la surveillance n’était pas très sévère[45]. Dans le courant de juin de cette même année, deux vaisseaux anglais et espagnols partirent de Sicile, cinglant vers Savone. Ils avaient trouvé les abords de cette ville surveillés par des bâtimens de la marine française. Les ecclésiastiques placés à bord des deux vaisseaux, aussi bien que les marins anglais et espagnols, avaient été d’avis qu’en de pareilles circonstances il serait souverainement imprudent de tenter l’entreprise indiquée par leurs instructions, et que cela ne servirait qu’à donner l’éveil et à compromettre inutilement le saint-père. Lord Amherst terminait la dépêche par laquelle il apprenait à son gouvernement cet échec en disant que le secret avait probablement été mal gardé, et qu’à coup sûr les autorités françaises prendraient désormais leurs précautions pour empêcher une surprise[46].

L’empereur avait-il eu connaissance et gardait-il encore le souvenir en 1812 de cette tentative faite en 1810 ? Voulait-il mettre Pie VII à l’abri d’un coup de main en le transférant à Paris ? Cela est possible. Cependant nous inclinons à croire que la crainte de se voir enlever son prisonnier par les croiseurs anglais ne fut point la cause principale de sa résolution. Ce n’était point la prévision des accidens ni la terreur des revers qui hantaient alors la puissante imagination de Napoléon. Au sein des fêtes pompeuses de Dresde, tandis qu’à la veille d’une entrée en campagne il sentait, pour ainsi dire, frémir et palpiter sous sa forte main les huit corps d’armée qu’il s’apprêtait à lancer tous à la fois contre un dernier ennemi, comment aurait-il rêvé autre chose que les joies de sa prochaine victoire et les satisfactions encore plus grandes qui suivraient son triomphant retour en France ? Au jour où il arriverait dans sa capitale, le front ceint d’une nouvelle auréole de gloire, il voulait être assuré d’y rencontrer tout d’abord l’obstiné pontife qui n’avait pas encore fléchi devant lui. Le saint-père serait bien obligé cette fois de reconnaître la suprématie du conquérant invincible qui aurait mis le continent tout entier sous sa loi. Telle était, à notre avis, sans qu’il osât en parler aux autres ni peut-être se l’avouer à lui-même, la véritable raison des ordres envoyés par l’empereur, quelques jours avant le passage du Niémen, pour que le saint-père fût en grande hâte et surtout en grand secret transporté de la petite ville de Savone dans le château impérial de Fontainebleau. Quoi qu’il en soit d’ailleurs de la valeur de nos suppositions sur les motifs de cet ordre singulier, la façon dont on l’exécuta fut encore mille fois plus étrange.

Depuis que les cardinaux avaient quitté Savone, Pie VII était demeuré fort calme d’esprit, prenant en patience la complète solitude à laquelle il était de longue date habitué par ses anciennes mœurs de couvent[47]. Rien ne lui avait fait prévoir, non plus d’ailleurs qu’au préfet de Montenotte, la détermination prise par l’empereur. Une lettre de M. Bigot, en date du 27 mai 1812, qui donnait pour motif à la précipitation du départ a le projet connu des Anglais de faire une descente du côté de Savone, » était arrivée à la préfecture dans l’après-midi du 9 juin. Peu de temps après, vers les cinq heures de l’après-midi, M. de Chabrol et le commandant de gendarmerie Lagorse se présentèrent ensemble au palais du saint-père. Pie VII faisait sa sieste. On le réveilla aussitôt pour lui annoncer qu’il lui fallait, dans peu d’heures, partir pour la France. Le pape résigné ne souleva aucune objection. Les deux messagers de l’empereur lui firent alors observer qu’il y aurait quelque inconvénient à ce qu’il voyageât avec ses habits pontificaux, et qu’il était bon qu’il les quittât. « Mais, dit le pape, les traits de mon visage sont familiers à tout le monde, et de toute façon je serai reconnu. »

Malgré cette juste remarque, le commandant Lagorse exigea que le saint-père quittât ses mules blanches pour qu’on pût en ôter la croix brodée qui les décore et qu’on barbouillât le tout avec de l’encre, ce que Pie VII prit en grande patience, remettant aussitôt après cette opération sa chaussure encore humide[48]. On coupa en même temps avec des ciseaux le cordon qui soutenait la croix d’or que les papes portent toujours suspendue sur la poitrine ; on le coiffa ensuite du chapeau d’un simple prêtre, lui permettant d’ailleurs de se couvrir d’une espèce de surtout de couleur grise qui lui appartenait. Ce fut dans cet accoutrement qu’un peu avant minuit, accompagné du préfet et du commandant de gendarmerie, Pie VII dut traverser à pied et en grand mystère les rues de la ville pour monter, hors de Savone, dans une voiture où le docteur Porta fut admis à prendre place à ses côtés. Ordre avait été donné à toute la domesticité papale de ne pas souffler mot du départ de leur maître. Ils reçurent même pour instructions de ne pas sortir du palais et de continuer leur service comme à l’ordinaire. Pendant sept jours consécutifs, ils continuèrent d’apporter avec apparat le dîner du pape dans son appartement vide et d’allumer les bougies de l’autel auquel il était censé dire sa messe. Pour plus de sûreté, M. de Chabrol prit la peine d’aller plusieurs fois en grand uniforme au palais épiscopal, comme s’il rendait visite au pape. Les habitans de Savone ne soupçonnèrent point, un départ qui leur avait été si habilement dissimulé[49]. Pendant quelques jours, tout alla pour le mieux, si ce n’est qu’à la poste de Suse la maîtresse de l’auberge, ayant reconnu le saint-père et voyant qu’on l’emmenait du côté du Mont-Cenis, courut par des sentiers détournés pour avertir les moines de l’hospice. Avant que l’humble cortège pontifical ne fût arrivé au sommet de la montagne, un grand trouble vint toutefois contrecarrer les mesures si bien prises par le commandant Lagorse. En peu d’heures, le saint-père, qui souffrait d’une incommodité de vieillard à laquelle un voyage si rapide et si fatigant ne pouvait qu’être funeste, était tout à coup tombé fort dangereusement malade. Les douleurs dont Pie VII se plaignait étaient atroces, et mettaient évidemment sa vie en péril. Lorsque la voiture du pape s’arrêta vers deux ou trois heures du matin, le vendredi 12 juin, à la porte du triste couvent qu’entourent des neiges éternelles, ce fut avec effroi que les religieux en virent descendre à grand’ peine le vicaire du Christ à moitié agonisant, et si faible qu’ils le purent croire un instant destiné à venir terminer dans ces lieux désolés sa longue et pénible carrière[50].

Le commandant Lagorse était au comble de l’anxiété. Que résoudre ? Il écrivit à Turin. Ordre en revint de continuer la route. Cela était de toute impossibilité, si l’on ne voulait risquer de voir le saint-père périr sur les chemins. M. Lagorse prit un autre parti. Il envoya une estafette chercher à Lans-le-Bourg un chirurgien, auquel ordre était donné d’arriver en toute hâte et d’apporter avec lui tous les instrumens nécessaires. Peu d’heures après, le chirurgien Claraz, dont nous avons la relation manuscrite sous les yeux, était effectivement rendu à l’hospice, et voici la conversation qui s’établit entre lui et le commandant Lagorse : « Avez-vous apporté vos sondes et toutes les choses nécessaires ? — Oui. — Eh bien ! asseyez-vous. Vous allez voir un malade qu’il vous faut à tout prix soulager de ses souffrances. Je ne vous dis pas qui il est. Sans doute vous le connaîtrez ; mais, si vous venez à le publier, il y va de votre liberté, et peut-être de votre vie. Allez[51]… » Ce n’était point là une préface heureusement trouvée pour une si délicate opération chirurgicale. Par bonheur le docteur Claraz était un homme prudent. Il employa des remèdes moins dangereux. Quarante-huit heures après, Pie VII était non pas guéri, ni même tout à fait soulagé, mais rendu à la vie. « Peut-il partir ? demanda M. Lagorse au chirurgien de Lans-le-Bourg. — A toute force, oui, si l’on prend des précautions, si on lui arrange un lit dans la voiture, s’il a un chirurgien près de lui avec ses instrumens, et prêt à le soulager en cas de besoin. — C’est bien, je vous emmène, et nous partirons tout à l’heure. » Ainsi fut fait. Un lit organisé tant bien que mal dans la voiture reçut le saint-père, M. Claraz monta près de lui, et le cortège pontifical reprit sa route à toute bride. Depuis le Mont-Cenis jusqu’à Fontainebleau, il ne s’arrêta dans aucun lieu tant soit peu habité. Quelquefois le commandant Lagorse, qui se préoccupait avec une égale sollicitude de mener aussi vite que possible son prisonnier à destination, de ne pas laisser soupçonner qui il était, enfin de ménager sa vie, permettait qu’on séjournât dans quelques relais de poste isolés. La voiture cadenassée du saint-père était alors abritée pour quelques heures sous une remise dont le prudent commandant emportait sur lui les clés. Ce fut ainsi qu’au milieu d’intolérables souffrances, mais sans laisser jamais échapper un mot de plainte, Pie VII, après avoir traversé de nuit Chambéry et Lyon, suivant les ordres de l’empereur, arrivait accablé de fatigue à Fontainebleau le 19 juin, aux environs de midi. Chose singulière ! le concierge du château n’était point prévenu, et témoigna quelque hésitation avant d’ouvrir les grilles de la cour d’honneur au saint-père, dont les appartemens, par une raison ou par une autre, n’étaient point encore préparés[52].

Telles sont, racontées par des témoins oculaires dont les révélations sont pour la première fois livrées au public, les circonstances de ce voyage du pape, dont l’arrivée à Fontainebleau surprit si fort tous les contemporains. Les serviteurs les plus dévoués de l’empire n’avaient rien su à l’avance. Seuls le ministre des cultes et celui de la police avaient été mis dans le secret. Nous nous rappelons avoir entendu raconter à M. Pasquier qu’étant allé un matin chez son supérieur hiérarchique, le duc de Rovigo, il le trouva en proie à une agitation si visible qu’il ne put s’empêcher de lui demander quelle en était la cause. « Ah ! le pape, qui à l’heure qu’il est se meurt peut-être dans l’hospice du Mont-Cenis ! — Quoi ! le pape ? reprit le préfet de police ; mais comment se trouve-t-il là ? » Alors M. de Rovigo raconta ce qui était arrivé, et comment il avait reçu un courrier expédié par le commandant Lagorse. « Et dire, s’écria le duc de Rovigo dans sa colère, que c’est le prince Borghèse, un prince romain, qui ne consent pas à accorder au pape un jour de repos ! Il sera cause de sa mort sur cette montagne, et l’on m’en accusera, et l’on dira que c’est moi qui l’ai tué ! Quel effet dans l’Europe entière ! L’empereur ne me le pardonnera jamais ! »

L’empereur aurait eu tort, si un si fatal accident était survenu, de ne point pardonner soit à son beau-frère, soit à son ministre de la police. C’est uniquement sur lui que serait retombée avec justice cette terrible responsabilité. C’est lui qui, se souvenant des ovations que Pie VII avait jadis recueillies à Grenoble, à Avignon, à Nice et par toute la France lors de sa translation à Savone, avait dicté ces mesures de précipitation et de rigueur dont ses timides agens, effarouchés à la seule idée de son mécontentement, n’avaient pas osé prendre sur eux de s’affranchir. Il nous reste maintenait à raconter comment ce vieillard innocent, qu’il avait espéré aborder bientôt avec tous les avantages d’un vainqueur et l’éclat d’une gloire plus resplendissante que jamais, il ne lui fut au contraire donné que de l’entrevoir un seul instant, entre deux défaites, et pour lui imposer un fantôme de concordat presque aussitôt démenti que signé par le malheureux pontife auquel il avait été violemment arraché.


D’HAUSSONVILLE.

  1. Lettre de M. de Barral, archevêque de Tours, au ministre des cultes, 10 septembre 1811.
  2. Ibid.
  3. Lettres et notes confidentielles adressées à M. Bigot de Préameneu, ministre des cultes, par l’archevêque de Tours, 28 septembre 1811.
  4. Lettre au ministre des cultes, M. Bigot de Préameneu, signée par l’archevêque de Tours, l’évêque de Trêves et l’évêque de Nantes, 16 octobre 1811.
  5. L’archevêque de Tours au ministre des cultes, 18 octobre 1811.
  6. Lettre de l’évêque de Plaisance au ministre des cultes, 26 octobre 1811.
  7. Lettre de M. de Chabrol à M. Bigot de Preameneu, ministre des cultes, 30 octobre 1811.
  8. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 30 octobre 1811.
  9. Lettre de M. de Barral, archevêque de Tours, à M. le ministre des cultes, 31 octobre 1811.
  10. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 5 novembre 1811.
  11. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 5 novembre 1811.
  12. Note adressée à MM. les cardinaux pour être mise sous les yeux de sa sainteté, 16 novembre 1811. — Cette note est signée par l’archevêque de Tours, l’évêque de Plaisance, l’évêque de Trêves et l’évêque de Nantes.
  13. Note des cardinaux en réponse a celle remise par les évêques députés, 17 novembre 1811.
  14. Lettre du cardinal de Bayanne au ministre des cultes, 19 novembre 1811.
  15. Ibid., 23 novembre 1811.
  16. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 19 novembre 1811.
  17. Relation de mon ambassade dans le grand-duché de Varsovie, par l’abbé de Pradt.
  18. L’empereur au prince d’Eckmühl, 2 décembre 1811. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIII, p. 41.
  19. Note pour les évêques députés à Savone, dictée par l’empereur au ministre des cultes, 3 décembre 1811. — Cette note n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  20. M. le comte de Chabrol à M. Bigot de Préameneu, ministre des cultes, 14 décembre 1811.
  21. Ibid.
  22. Lettre de M. le comte de Chabrol à M. Bigot de Préameneu, ministre des cultes, 15 décembre 1811.
  23. Lettre de M. de Chabrol à M. Bigot de Préameneu, 27 décembre 1811.
  24. Ibid., 3 janvier 1812.
  25. Lettre de M. de Chabrol à M. Bigot de Préameneu, 6 janvier 1812.
  26. Note remise à sa sainteté, le 7 janvier 1812, par les évêques députés à Savone.
  27. Lettre de l’archevêque de Tours au ministre des cultes, 13 janvier 1812.
  28. Lettre de M. Chabrol au ministre des cultes, 16 janvier 1812.
  29. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 19 janvier 1812.
  30. Lettre autographe de sa sainteté Pie VII à l’empereur Napoléon Ier, 24 janvier 1812.
  31. Lettre à MM. les députés, dictée par sa majesté l’empereur à M. Bigot de Préameneu, ministre des cultes, 9 février 1812. Cette lettre ne se trouve pas dans la correspondance de Napoléon Ier.
  32. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 19 février 1812.
  33. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 21 février 1812.
  34. Ibid.
  35. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 23 février 1812.
  36. Le ministre des cultes au préfet de Montenotte, pour lui seul, 28 janvier 1812.
  37. M. de Chabrol au ministre des cultes, 23 février 1812.
  38. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu. Utrecht, 8 octobre 1811. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXII, p. 503.
  39. Ibid., Saint-CIoud, 22 novembre 1811, t. XXIII, p. 29.
  40. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, 22 octobre 1811. — Cette lettre n’est pas insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.
  41. La France pontificale, par M. Fisquet. — Diocèse de Paris, t. II, p. 785 et 786. — M. Jauffret, t. II, p. 313. — Saint Vincent de Paul, par l’abbé Maynard, t. IV, p. 295. — Oeuvres complètes du cardinal Pacca, t. II, p. 220.
  42. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, Paris, 3 mars 1812.
  43. Lettre de l’empereur au prince Borghèse, gouverneur-général des départemens au-delà, des Alpes, Dresde, 21 mars 1812. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXIII, p. 417.
  44. Non-seulement l’amirauté anglaise a bien voulu nous permettre de feuilleter les instructions les plus secrètes et les plus confidentielles envoyées aux marins anglais dans la Méditerranée, mais les héritiers de M. Croker, qui a longtemps occupé avec distinction le poste de secrétaire du conseil de l’amirauté, ont bien voulu se livrer de leur côté à une semblable investigation parmi les documens qui sont leur propriété personnelle. Leurs recherches n’ont pas plus que les nôtres confirmé l’assertion de l’empereur Napoléon.
  45. Lord Amherst au marquis de Wellesley, 3 mai 1810. — Papiers du foreign office.
  46. Ibid., 5 juillet 1810. — Papiers du foreign office.
  47. « Le pape affecte en tout une tranquillité parfaite, et ne paraît pas peiné d’une solitude à laquelle il s’est habitué, à ce qu’on assure, de très bonne heure. Il aimait beaucoup à vivre isolé dans le couvent où il a passé sa jeunesse. Cette inclination pour une retraite absolue avait été remarquée par ses collègues, qui n’avaient formé aucune liaison avec lui, et c’est à cette habitude de l’isolement que l’on doit attribuer le peu de sensibilité qu’il fait paraître dans les occasions qui devraient le plus l’émouvoir. » — M. de Chabrol au comte Bigot de Préameneu, 11 février 1812.
  48. Rilazione della traslazione di Pio VII nel castello di Fontainebleau. — Manuscrit du Brilish Museum, n) 8,390.
  49. Ibid.
  50. Manuscrit du British Museum, n° 8,390.
  51. Lettre du docteur Claraz, manuscrit du British Museum, n° 8,389,
  52. Lettre du docteur Claraz, manuscrit du British Museum, n° 8,389.