L’Émeute de Tunis et le réveil de l’Islam

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L’Émeute de Tunis et le réveil de l’Islam
Revue des Deux Mondes6e période, tome 6 (p. 579-598).
L’ÉMEUTE DE TUNIS
ET
LE RÉVEIL DE LISLAM

Un peu partout, sur les murs de nos places et de nos gares, même les plus humbles, on peut voir de superbes affiches en couleurs, qui, de très loin, requièrent impérieusement l’attention. Cela représente une ville de féerie enveloppée dans toutes les flammes et toutes les pourpres du couchant, avec des maisons vermeilles, un minaret octogone coiffe d’un toit pointu, et, au premier plan, des chameaux pleins de dignité, qui défilent d’un pas circonspect de figurans bien stylés ; — ou, rangés sur le quai d’un port, entre deux palmiers, des hommes au teint basané, noblement drapés dans les plis de leurs burnous, ou encore une dame brune, accroupie devant les créneaux d’une terrasse, en veste brochée et culotte de gaze pailletée d’argent, derrière laquelle une petite négresse brandit un parasol ; — et, les uns et les autres contemplent avec l’expression la plus sympathique, ou un air de tendre mélancolie, un beau paquebot blanc et rouge voguant sur les flots paisibles d’une mer toute bleue. Cette ville en or, qui semble faite uniquement pour le plaisir des yeux, c’est Tunis, — et ces aimables et magnifiques personnages qui considèrent leurs hôtes d’Europe avec un si affectueux intérêt, ce sont nos bons et loyaux sujets d’Algérie et de Tunisie.

Évidemment, — du moins j’aime à le croire, — personne ne prend à la lettre cette imagerie tendancieuse, qui a d’ailleurs son analogue dans toute une littérature, et qui, secrètement, doit flatter, au fond de nos âmes occidentales, un vieil instinct romanesque, rebelle à toutes les ironies de la réalité. Mais, l’autre jour, dans cette même Tunis, subitement bouleversée par une émeute sanglante, je ne pouvais m’empêcher d’y songer et de sentir le contraste violemment grotesque de ces images avec la situation, lorsque j’assistais à l’affolement général des touristes, qui, sur la foi des agences et des guides, étaient partis pour l’Orient bénin de la Place-Clichy et qui se trouvaient jetés tout à coup en pleine sauvagerie africaine. Comme disent les enfans, ce n’était plus de jeu. Un des partenaires du divertissement promisse dérobait, avec une mauvaise foi insigne, aux règles convenues. Les agences avaient donc menti, et les romanciers qui exaltent l’hospitalité et l’esprit chevaleresque de l’Islam, cl aussi, chose plus grave, les gros livres officiels qui vantent la sécurité du pays, les dispositions pacifiques des indigènes et les bienfaits de notre protectorat ?


Mais les touristes n’étaient pas seuls à crier leur déconvenue. Le pire, c’est que la stupeur régnait partout, aussi bien chez les citadins et les colons européens que dans les milieux officiels. On eût dit le réveil soudain d’un volcan depuis longtemps endormi. En tout cas, si cette alerte n’a pas les suites fâcheuses qu’on peut redouter, elle aura été aussi chaude qu’inattendue.

La veille, nous nous étions couchés dans tout l’éblouissement du plus merveilleux clair de lune qui ait jamais enchanté ville orientale. Et voilà que, le lendemain, dès l’aube, un brouhaha sinistre emplissait les rues. Les attroupemens se formaient au milieu de la chaussée. Des gens se mettaient à courir tout à coup, au bruit des fusillades lointaines. Les fenêtres s’ouvraient précipitamment, des figures inquiètes se penchaient aux balcons. On se demandait : « Qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ?… »

— C’est la révolution ! me dit, en haussant les épaules, un vieux cocher alsacien, qui fumait placidement sa pipe devant la porte de l’hôtel.

La révolution ! Quel gros mot ! S’agissait-il d’un soulèvement en masse des indigènes ? Pour m’en éclaircir, je m’achemine au plus vite vers la Résidence générale. Mais une brusque panique me barre immédiatement la route. Des coups de revolver éclatent. Une femme de colon français me crie :

— Sauvez-vous ! Vous ne savez pas de quoi les Arabes sont capables !

La foule terrorisée s’enfuyait vers les maisons. Entraîné par la bousculade, je me jette dans le vestibule de l’hôtel, dont les domestiques sont en train de verrouiller la porte. Les voyageurs grimpent quatre à quatre les escaliers des étages, pour se réfugier dans leurs chambres ou sur les terrasses. Il fallait voir les visages décomposés. Le comique de la scène, c’est que les plus ardens à se barricader étaient deux marchands de photographies musulmans qui tremblaient à l’idée que des bandes italiennes pouvaient forcer le local, tandis que nous tremblions d’être assommés par leurs coreligionnaires.

Et puis nous en fûmes quittes pour la peur. Dix minutes après, les groupes de curieux recommençaient à circuler dans la rue, l’hôtel rouvrait ses portes, et des nouvelles lamentables nous arrivaient coup sur coup des quartiers indigènes, où Italiens et Arabes étaient en train de s’égorger. Nous apprîmes l’échauffourée du cimetière de Djellaz, cause occasionnelle de l’émeute, la déroute et l’assassinat des agens de police, la charge des zouaves et finalement le massacre organisé dans les rues populaires de la vieille ville. Impossible de bouger de chez soi. Les principales artères sont barrées par la troupe, et il est recoin mandé aux Européens de ne pas s’aventurer dans Médina et les faubourgs. Nous ne pouvons juger du carnage que par le passage intermittent des civières qui transportent dans les hôpitaux les morts et les blessés.

Cependant des détails particulièrement horribles, — et continués plus tard par les journaux, — nous étaient apportés par des passans en fuite. Des femmes italiennes avaient été abattues à coups de hache, dans leurs maisons, — lâchement assassinées par des énergumènes. Deux vieillards qui conduisaient la voiture des petites sœurs des pauvres, — deux Italiens, il est vrai, — ont été assaillis, précipités à bas du siège : l’un est mort, l’autre grièvement blessé. Tout près de chez nous, un grand nègre s’est rué sur une fillette italienne que sa mère ramenait au logis, cl, froidement, de ses deux doigts écartés, il lui a crevé les yeux. Continuellement, on annonçait de nouveaux morts, tant du côté des Italiens que du côté des Arabes.

Ces récits, colportés de bouche en bouche et sans doute grossis, excitaient des fureurs pareilles dans les deux camps, et ne laissaient pas que d’alarmer extrêmement tous les Européens sans distinction. On sortait par groupes compacts, pour mieux se défendre. Presque tous les hommes étaient armés de cannes ou de matraques, — des matraques énormes, grosses comme une tête d’enfant et garnies de clous aigus. Quelques colons, venus de l’intérieur, se promenaient avec un fusil en bandoulière. Les Arabes, méprisans et taciturnes, le visage impénétrable et les yeux baissés, marchaient à pas rapides, sans regarder personne : mais ils semblaient prêts aux pires violences. Les Italiens, assoiffés de vengeance, se montraient plus bruyans et plus agressifs. Ils vociféraient, criaient des menaces, en faisant le moulinet avec leurs matraques. Les adolescens, les enfans eux-mêmes avaient une attitude des plus crânes, parfois très imprudemment provocatrice. Je me rappelle avoir vu, au coin d’une rue déserte, un petit cordonnier sicilien, qui, d’un air de défi, serrait contre sa cuisse un tranchet fraîchement affilé. Chaque fois que des gendarmes ou des agens ramenaient un émeutier ou un assassin, les menottes au poignet, des bandes de jeunes voyous les poursuivaient en poussant des huées et des clameurs de mort. Et il fallait entendre les conversations qui s’échangeaient entre ouvriers italiens. La plupart étaient licenciés, les patrons ayant fermé les chantiers, par crainte d’agressions très probables. L’un d’eux, au milieu de la rue El-Djézira, à deux pas du quartier indigène, déblatérait devant une demi-douzaine de camarades : « Que les Français nous laissent faire, et nous nous chargeons de nettoyer la ville ! A mort les Arabes ! Nous les tuerons tous, jusqu’au dernier, jusqu’aux petits qui sont dans le ventre de leurs mères ! » Ces rodomontades féroces disent assez à quel ton on était monté, et que la contagion de la sauvagerie africaine avait gagné même des Européens habituellement paisibles.

Nous passâmes une journée d’angoisse. La nuit s’annonçait pire, des rumeurs de massacre général se remettant à courir « avec insistance. Un journal publia le texte d’une chanson qu’on apprenait, paraît-il, aux petits enfans, dans les écoles musulmanes, et qui se chantait dans les rues :


Puissent les musulmans, les religieux,
Les croyans de Dieu,
Abdul-Hamid le Sultan
Tuer les Italiens !


Au milieu de ce tumulte et de ce frémissement de révolte, nous n’avions pour nous réconforter que le spectacle de quelques maigres patrouilles, cinq ou six artilleurs ou chasseurs d’Afrique qui, de loin en loin, passaient, d’un air morne, et qui avaient mission de nous défendre contre une population de plus de 100 000 musulmans. Nous étions tous fort mal à l’aise,

Le lendemain s’acheva dans un énervement toujours mêlé de crainte. Les agressions et les assassinats continuaient un peu partout. Les Juifs prenaient d’assaut les trains en partance pour La Goulette. On prétendait que, dans les provinces, au Kef, à Sousse et à Kairouan, des soulèvemens se dessinaient. Des fonctionnaires en vue, qui habitent les quartiers indigènes, n’osaient pas rentrer chez eux, par peur d’un coup de fusil anonyme, au coin d’une ruelle, et l’on dut hospitaliser à la Résidence le consul général d’Italie, particulièrement désigné aux fureurs populaires. Enfin, la Résidence elle-même était gardée par un piquet de tirailleurs : c’était le plus humiliant pour nous.

Bien que le mouvement fût surtout anti-italien, des Français se voyaient fréquemment molestés ou assaillis. Il est vrai qu’après les avoir battus ou blessés, certains agresseurs leur demandaient s’ils étaient Français ou Italiens. On cite même le cas d’un Arabe qui, après avoir attaqué, par méprise, un de nos compatriotes, s’excusa de l’erreur grande et poussa même la platitude jusqu’à lui baiser la main. Toutefois, comme on ne porte pas sa nationalité écrite sur sa figure, pour éviter des désagréables confusions, les Européens se tenaient très cois dans leurs logis.

Trois jours après l’émeute, — et malgré l’arrivée de quelques renforts, — la sécurité paraissait toujours aussi précaire. Je me résolus cependant à partir pour Carthage. J’y trouvai le calme qui convient aux ruines et à la majesté de ce grand paysage historique. Au Musée Lavigerie, le directeur, l’aimable et savant P. Delattre, qui voulut bien m’entretenir, me prodigua les paroles rassurantes. Quelques jeunes Pères Blancs, qui rentraient de Tunis, nous crièrent, en passant sous le préau :

— C’est fini I Tout est tranquille !

Et puis, comme je sortais du couvent, j’aperçus un agent de police et quelques soldats qui venaient se mettre en faction au sommet de la colline de Byrsa. Je demandai ce que signifiait cet appareil belliqueux. Un prêtre, qui me suivait, me dit :

— Il paraît que les Arabes de Sidi-Bou-Saïd vont attaquer Carthage, à quatre heures ! On vient d’avertir, par téléphone, le receveur des postes !

Etait-ce donc vrai ? Comme au temps de Salammbô, les Barbares étaient en marche contre Carthage ?… Pourtant, rien de suspect ne se décelait aux alentours ! Pure imagination sans doute, ou simple menace prise au sérieux par des gens épouvantés ! Il n’y avait, au bas de la colline, qu’une noce indigène, qui s’avançait dans un tapage assourdissant de noubas et de tambourins.

Mais, quand nous arrivâmes en gare de La Goulette, une bande d’Arabes cerna le tramway électrique, en brandissant des matraques. Les portières claquaient, les glaces s’abaissaient fébrilement : « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que c’est encore ? »

— C’est la révolution ! me dit le conducteur du train, un Italien, qui était blême de peur.

Au bout de dix minutes de clameurs et d’effroi, le train démarra je ne sais comment, tandis que le conducteur, mal remis de son émotion, nous contait :

— Hier, ils nous ont tiré des coups de fusil. Le wattman a failli être tué ! Tous les voyageurs se couchaient sous les banquettes !…

Là-dessus, nouvel affolement dans le wagon. Chacun cherchait un abri derrière les portes de communication. Certains voulaient descendre, exigeaient qu’on arrêtât le train. Ce fut ainsi jusqu’à Tunis.

Sans doute, nous pouvions lire sur les murs de la ville le texte en trois langues d’un décret promulgué par Son Altesse le Bey, « possesseur du Royaume de Tunis, » lequel prohibait les attroupemens sur la voie publique et le port des armes « apparentes ou secrètes. » Mais, pour assurer l’exécution de ce beau décret, il y avait bien 800 hommes à la disposition de l’auto rite militaire. Le premier jour de l’émeute, on affirme qu’ils n’étaient pas plus de 250. 250 hommes de troupes pour tenir en respect une population de 200 000 âmes ! C’est à faire frémir !… Et, pendant que nous supputions les tristes chances de l’émeute, la Résidence télégraphiait à Paris, réclamait des secours. Après trente-six heures, on attendait encore la réponse du gouvernement français !


Quel avait été, sinon le motif, du moins le point de départ de ce mouvement de rébellion, on le sait suffisamment aujourd’hui, en France, pour que j’y insiste trop longuement. Rappelons en gros que l’immatriculation votée par la municipalité tunisienne d’un cimetière de la ville, — le cimetière de Djellaz, — avait froissé, dans la communauté musulmane, les sentimens religieux de l’élite et surexcité le fanatisme des masses.

La municipalité eut tort. Elle-même le reconnut, puisque au dernier moment elle revient sur son vote. Malheureusement, il était un peu tard. Quoi qu’il en soit, elle avait commis une lourde faute. En matière de tolérance religieuse, nous devons éviter, avec les indigènes, jusqu’à l’ombre du soupçon. Peut-être faudrait-il savoir soi-même ce que c’est que le sentiment religieux pour le respecter chez les autres. Comment veut-on que des politiciens ou des gens d’affaires, à l’esprit simpliste et aux procédés sommaires, puissent jamais comprendre les délicatesses ou les susceptibilités de consciences aussi éloignées que possible de la leur ?

Cependant, au premier abord, la municipalité tunisienne ne paraît pas si coupable. De quoi s’agissait-il, en somme ? D’assurer à la communauté musulmane la propriété légale et dûment enregistrée de son cimetière. Il semble que les dévots auraient dû s’en réjouir. Mais les choses ne sont pas si simples. En réalité, il s’agissait bien plus de délimiter un terrain que d’en reconnaître juridiquement les légitimes possesseurs. Les Arabes n’ont qu’un sentiment confus de la propriété ; ils répugnent à la rigidité inflexible de notre cadastre. En ce qui concerne ce cimetière, fondation pieuse et conséquemment intangible en droit musulman, il est certain que les limites en étaient un peu flottanles et qu’on y enterrait les gens au petit bonheur, partout où il y avait des places libres. Rien de plus choquant qu’un tel désordre pour nos esprits d’Occidentaux. Avant de trop crier contre la municipalité de Tunis, saisissons bien qu’au fond elle s’est comportée à la française ou à l’européenne et qu’en somme elle a prétendu mettre un terme à un abus contraire à tous nos principes de droit. Faute d’être renseignés exactement sur les coutumes et la psychologie des indigènes, nous eussions sans doute procédé comme elle.

Les choses se compliquent encore, quand on essaye de scruter les dessous de l’affaire, quand on en examine les tenans et aboutissans. Délimiter un cimetière musulman et en garantir les titres de propriété n’est point, après tout, un crime si monstrueux. Mais il paraît que, sur le terrain usurpé par les morts arabes et reconquis par le cadastre du Protectorat, il était question de faire passer une route et, sur cette route, un tramway. Vilaine affaire ! Des arrière-pensées de spéculation envenimaient ainsi une simple opération cadastrale. Si l’on songe que le scandale de certaines spoliations retentissantes est encore tout frais dans la mémoire des indigènes, on comprendra ou on excusera leur émotion, à la nouvelle qu’un lieu sacré allait être morcelé et profané par des Chrétiens.

N’appuyons pas trop, néanmoins, sur ces considérations secondaires, quelle qu’en soit l’importance. Il est évident, aujourd’hui, que l’immatriculation du cimetière de Djellaz n’a été, dans la pensée des Musulmans tunisiens, qu’un prétexte pour tomber sur les Italiens, et, d’une façon générale, — après l’occupation du Maroc et de la Tripolitaine, — pour protester contre les empiétemens des nations chrétiennes en terre d’Islam.

Que le mouvement ait été surtout anti-italien, cela n’est pas douteux. On pourra tout au plus soutenir que ce sont les Italiens qui ont commencé l’attaque. Une enquête aurait révélé, nous apprennent certains journaux, que c’est un Italien qui tira le premier sur les Arabes massés autour du cimetière. Mais d’autres enquêtes ont établi que ces vêpres tunisiennes étaient préméditées, que la rumeur en courait depuis plusieurs jours dans les quartiers populaires et qu’enfin des sommes d’argent considérables avaient été distribuées aux meneurs de l’émeute.

Discuter sur ces points de détail, toujours contestables, serait pur dilettantisme. Le vrai, c’est que cette rébellion couvait depuis longtemps, que les causes eu sont plus ou moins complexes, et que, dans ses manifestations, elle a été, en somme, une explosion de haine contre les étrangers.


Pour s’en convaincre, il suffisait d’ouvrir les yeux et de regarder les figures dans les rues de Tunis.

Chez tous les indigènes, quels qu’ils fussent, l’habituelle expression de mépris et de répulsion pour l’Européen s’était singulièrement accentuée. Les têtes se redressaient. Sur tous les visages, il y avait un frémissement d’orgueil et de joie mal contenue. Dans les couloirs des administrations, les chaouchs eux-mêmes vous répondaient avec arrogance ou vous toisaient avec dédain. Le lendemain de l’émeute, un haut fonctionnaire médisait : « Depuis hier, je ne reconnais plus mes employés ! Leurs regards, comme leurs altitudes, sont changés. On dirait qu’une étincelle électrique les a touchés. Une effervescence plus ou moins déguisée les agite, comme si un mot d’ordre venait de passer dans tous mes bureaux. Je sens, chez tous mes subalternes indigènes, une connivence, un mauvais vouloir général, pour ne pas dire une hostilité déclarée. »

La peur des représailles tempérait heureusement cette hostilité. Les Arabes armés de matraques, qui rasaient les murs de la ville européenne, cachaient souvent, sous une apparente impassibilité, leur terreur d’être arrêtés par la police, ou assassinés par des bandes italiennes. Le double jeu des physionomies, qui exprimaient alternativement la férocité et l’humilité feinte, était un spectacle des plus saisissans. Je me rappelle la singulière mimique d’un portefaix qui était appuyé contre une colonne de réverbère, devant une terrasse décale. De temps en temps, d’un geste négligent, l’homme palpait sous sa veste une arme cachée, revolver ou couteau. Intrigué par ce manège, un consommateur l’appela. Le portefaix s’avança avec un air soumis de bon domestique, comme pour recevoir une commission :

— Qu’est-ce que tu caches là, sous ta veste ?

Immédiatement, l’individu détala, serrant son arme contre sa poitrine et lançant au Roumi un de ces regards de haine qui voudrait hier et qui s’exaspère de son impuissance. En un clin d’œil, l’inimitié irréductible de la race avait fait éclater son masque de fausse indifférence.

Avouons-le franchement : nous avions tous peur les uns des autres, et c’était le côté comique de ce drame. Chaque fois que des Européens croisaient des indigènes sur le trottoir, ceux-ci comme ceux-là s’écartaient prudemment avec la vague appréhension de recevoir un mauvais coup. Les Musulmans avaient beau nous répéter qu’ils n’en voulaient qu’aux Italiens, nous n’en étions pas bien sûrs, surtout quand nous comptions ceux des nôtres qu’ils avaient mis à mal par erreur. Le sentiment très net de notre insécurité rendait tout le monde très circonspect. J’ai habité dix ans l’Afrique du Nord : pour la première fois de ma vie, j’ai éprouvé l’angoisse de m’y sentir en terre ennemie.

Les autorités en avaient tellement conscience qu’elles firent enterrer presque clandestinement les victimes françaises et italiennes, redoutant avec raison de ne pouvoir maîtriser une nouvelle émeute causée par des manifestations européennes. Les vieux colons en suffoquaient de colère et d’humiliation. Sous le coup du premier ressentiment, devant les lombes ouvertes, un orateur prononça des paroles violentes, que personne pourtant ne trouva excessives, parce qu’en ce moment-là elles traduisaient la pensée de tous : « On a rampé, dit-il, autour des murs de la ville : c’est une honte, une ignominie ! Ce qu’il fallait, c’était traverser la ville arabe, baïonnette au canon, et montrer aux indigènes que seuls, ici, les Français ont le droit de commander[1]. » Tous nos compatriotes m’ont répété la même chose à peu près dans les mêmes termes. Ils n’en revenaient pas. Jamais bouleversement pareil ne s’était vu. Chacun se lamentait : « Comment ! Après trente ans de protectorat, après un loyal essai de politique arabophile, voilà où nous en sommes ! C’est à désespérer des Tunisiens ! »

Ils exagéraient peut-être, je voudrais le croire. Mais ce qui me paraît évident, au lendemain d’un long voyage à travers l’Algérie et la Tunisie, c’est qu’un nouvel état d’esprit, encore inconnu il y a dix ans, commence à s’y affirmer, à s’y préciser dans ses tendances. La crise de ces derniers jours n’a fait que le trahir brusquement. Ce ne sont pas seulement les figures des indigènes qui sont changées, mais leurs dispositions à notre égard, et aussi notre situation, comme celle de tous les Européens dans toute l’Afrique du Nord.


D’abord, il y a un fait immédiat qui domine, aujourd’hui, tous les autres : la guerre italo-turque. Nécessairement, elle devait avoir sa répercussion dans nos provinces africaines. Il fallait s’y attendre. Or notre gouvernement n’a rien prévu. Le mois dernier, au début des hostilités, quand je demandais à nos administrateurs algériens s’ils ne constataient point quelque indice de rébellion chez les Arabes, ils me répondaient avec sérénité que tout était tranquille. Les gens d’administration ont un grand défaut, c’est de se préserver soigneusement de tout contact avec ceux qu’ils administrent, cantonnés qu’ils sont dans leurs paperasses. Et puis ils manquent de poésie, je veux dire qu’ils ne dépassent point le fait présent et que les âmes sont, pour eux, un profond mystère. Pourtant, quiconque a un peu vécu avec les Arabes se délie instinctivement de la mobilité de leur caractère et de l’imprévu de ses manifestations. Chez nous autres, gens de vieille civilisation, on peut prédire presque à coup sûr, d’après des prodromes certains, la naissance et la marche d’un mouvement populaire. Avec le Barbare, on ne sait jamais. Il convient donc, avec lui, d’être toujours sur ses gardes.

Dans le cas de la guerre italo-turque, cette vigilance s’imposait particulièrement. Nul Algérien n’ignore que les nouvelles se répandent avec une rapidité déconcertante, même à travers les régions les plus désertes du Sud. Pas n’est besoin de télégraphe ni de téléphone. Et cette parole humaine, qui, de bouche en bouche, franchit si vite des distances énormes, a un effet autrement persuasif et troublant qu’un petit carré de papier placardé dans une salle de dépêches. Chemin faisant, elle traverse les cafés maures, véritables assemblées populaires, toutes frémissantes de passion, malgré leur aspect pacifique, les poses nonchalantes ou assoupies des cliens. Elle y excite des commentaires exaltés.

Qu’on s’imagine l’effet produit, en ces milieux surchauffés, par l’agression soudaine et, — il faut bien le dire, — brutale des Italiens contre Tripoli. La Tunisie et la Tripolitaine sont pays voisins. Les relations sont constantes et très étroites de l’un à l’autre. Il existe fréquemment des liens de parenté entre Tunisiens et Tripolitains. Comment s’étonner, après cela, qu’à Tunis et dans toute la Régence, le récit plus ou moins amplifié ou défiguré des représailles italiennes contre les Arabes de Tripoli ait soulevé de telles fureurs et allumé dans tous les cœurs musulmans le désir fou de la vengeance ?

Il est trop certain, malheureusement, que des atrocités ont été commises au cours de ces représailles. N’en faisons pas un trop grand crime à leurs auteurs : c’est la guerre avec toutes ses horreurs. Il est facile d’épiloguer là-dessus dans la quiétude du cabinet. Dans le feu de l’action, et quand on se sent traqué par un ennemi invisible, aussi féroce que perfide, on est excusable de perdre la tête et de frapper au hasard. Les Arabes, après avoir promis fidélité à l’envahisseur, après les proclamations amicales et si humaines du général Caneva, n’avaient peut-être pas la même excuse.

Quoi qu’il en soit, il était inévitable, en ces conjonctures, que les Musulmans de l’Afrique du Nord fissent cause commune avec leurs coreligionnaires de Tripoli. Encore une fois, on a eu le tort, dans les sphères officielles, de ne pas le prévoir. Cependant des symptômes non équivoques auraient dû frapper les moins sagaces. Jamais nos journaux n’ont été plus lus, ni plus passionnément commentés par les indigènes que depuis le commencement de la guerre italo-turque. Eux si soumis d’ordinaire, ils étaient devenus insolens et provocateurs. A Alger, — chose inouïe, — je vis insulter des touristes qui traversaient la haute ville. Vraiment, il ne fallait pas être bien perspicace pour s’apercevoir que tous ces gens-là ne pensaient qu’à Tripoli. Dès le lendemain de mon arrivée, dans le cimetière d’El-Kettar, qui domine si pittoresquement le vallon de Bab-el-Oued, je fus accosté par un guide, un ancien tirailleur, décore de notre médaille militaire, qui me dit, avec une platitude et une dissimulation inimaginables :

— Ah ! les Arabes ! quels abrutis ! Ils croient que les Turcs vont chasser les Italiens ! Mais c’est les Italiens qui vont chasser les Turcs à coups de pied au… derrière !

Et il riait d’un mauvais rire, en me regardant.

A Tunis, la police savait que des officiers turcs avaient traversé la ville, qu’ils avaient parlé dans les mosquées et exhorté leurs coreligionnaires à la vengeance. Ils étaient très habilement déguisés : ce qui rendait la surveillance difficile. En pleine émeute, je vis entrer, un soir, dans la salle à manger de notre hôtel, un homme au teint bruni, aux traits énergiques et durs, en molletières de feutre et gros veston de velours, que je pris d’abord pour un colon français. Comme je le dévisageais, le patron me toucha l’épaule et me dit :

— Vous voyez ce paysan ?… Eh bien, c’est un général turc ! Je le connais : il arrive de Tripoli !

Après ce qui venait de se passer, inutile d’ajouter que nous le considérâmes sans bienveillance.

Mais le plus inquiétant, c’est que les indigènes étaient parfaitement renseignés sur la faiblesse numérique de nos garnisons tunisiennes. Ils ne se cachaient pas pour le crier bien haut. Le chaouch d’un de nos compatriotes, qui se trouvait alors à la campagne, lui déclara, le jour même de l’émeute, avec une expression de triomphe :

— Il paraît que tous vos soldats sont au Maroc !

Quand on me rapporta ce mot, je me rappelai amèrement les discours que me tenait, en 1906, feu Mustafa Kamel, le chef du parti Jeune-Egyptien, lors de l’affaire d’Akaba :

— Les Anglais ?… ils sont, ici, 3 000 hommes ! Nous n’en ferons qu’une bouchée !


En Tunisie, cette émotion causée par la guerre italo-turque devait avoir un retentissement bien plus profond et bien plus dangereux que dans le reste de l’Afrique du Nord, étant donné le grand nombre d’Italiens qui sont fixés dans la Régence. Pour la plupart Siciliens, ils habitent souvent les mêmes quartiers, quelquefois les mêmes maisons que les indigènes. Dans les provinces, on m’assure que les gourbis chrétiens voisinent avec les gourbis musulmans, que des unions mixtes se nouent entre coloris italiens et fellahs tunisiens. Les uns et les autres sont irascibles, prompts à jouer du couteau. Ils se comprennent, parlent l’arabe, s’injurient en une langue commune. On devine aisément que, dans une telle promiscuité, les commentaires sur les événemens de Tripoli ne pouvaient que dégénérer bientôt en rixes sanglantes. A l’origine des troubles, il y avait des rancunes de palier à assouvir.

Depuis des semaines, l’atmosphère de la rue était d’ailleurs extrêmement orageuse. Devant les vitrines des journaux, qui enfichaient des photographies et des dépêches relatives à la guerre italo-turque, des rassemblemens se formaient du matin au soir. Indigènes et Italiens, les coudes contre les coudes, suivaient d’un œil anxieux, sur la carte de la Tripolitaine, les évolutions des petits drapeaux qui symbolisaient l’avance ou le recul des deux armées en présence. Je laisse à penser dans quels sentimens les uns et les autres assistaient à ce duel muet du drapeau tricolore de Savoie et du drapeau vert du Prophète. L’effervescence devint telle que l’autorité dut interdire ce dangereux affichage. Mesure tardive et bien inefficace ! A un pareil degré d’animosité, il était fatal qu’on en vînt aux mains.


Mais qu’on ne s’illusionne point chez nous sur la signification véritable de ces faits. Derrière les Italiens, c’est nous, avec tous les Européens, qui sommes visés. Là-dessus, il n’y a qu’une voix parmi la population étrangère de Tunis. La haine du Chrétien ou, d’une façon générale, du Roumi se réveille dans les âmes musulmanes, sinon plus intense qu’autrefois, du moins plus précise dans ses griefs, plus habilement conduite et suggestionnée par ceux qui aspirent à diriger les masses islamiques.

Les événemens récens y ont sans doute contribué : envahissement du Maroc par les Français et les Espagnols, agression des Italiens contre Tripoli. Mais les causes de ce nouvel état d’esprit chez les indigènes sont bien plus anciennes que ces événemens, et les conséquences en sont beaucoup plus graves.

Jusqu’en 1880 environ, l’Afrique du Nord n’a été guère pour nous qu’une zone d’occupation militaire, et, pour notre armée, qu’une sorte de champ de manœuvres, où les razzias, les engagemens partiels se succédaient périodiquement, à peu près, comme sous la domination turque. Peu importait en somme, aux Arabes que le beylick fût aux mains des Français ou des Turcs, puisqu’il fallait toujours subir un maître. Ils se tenaient tranquilles, pourvu qu’on leur garantît le libre exercice de leur culte et qu’on ne gênât pas trop leurs habitudes. Les colons d’alors n’étaient pas très nombreux. C’étaient, en général, de pauvres diables, dont les modestes entreprises ne bouleversaient point le pays. Mais, après 1880, surtout après l’introduction de la vigne, notre système de colonisation s’est modifié. La grande exploitation agricole et industrielle a commencé la conquête complète et définitive du sol. Le Roumi n’était plus l’étranger l’hôte de passage, ou le garnisaire errant, mais le véritable maître de la terre, et un maître de plus en plus avide et envahissant. Une ère nouvelle s’ouvrait pour notre colonie et, en même temps, par un contre-coup inévitable, les dispositions des indigènes à notre égard évoluaient dans un sens de plus en plus hostile.

Nous ne voulons pas le remarquer ou, quand nous le remarquons, nous croyons désarmer cette hostilité en accordant à nos sujets africains toutes les concessions et toute la tolérance possibles. Au premier abord, il semble qu’ils n’ont pas à se plaindre de nous. Depuis quelques années, nous leur avons témoigné un intérêt insolite, nous leur avons prodigué les écoles et les mosquées, nous les avons traités comme ne le sont point nos catholiques de France ; nous avons même essayé de relever l’art et les industries indigènes, à peu près abandonnés ou abâtardis depuis des siècles : leurs broderies, leurs tapis, leur architecture, nous avons essayé de faire revivre tout cela. Quand je contemplais, dans les rues d’Alger, ces médersas, ces zaouïas, ces édifices publics nouvellement construits, — tout cet étalage un peu inquiétant de style néo-mauresque, — je me demandais ce qu’auraient pensé les vieux colons, en voyant leur ville se travestir à l’arabe : un revenant de 1830 aurait cru qu’Alger était reconquise par les Turcs.

Le gouvernement de nos colonies africaines vient de traverser une période d’arabophilie incontestable. Ces sentimens amicaux, interprétés par les indigènes comme des signes de faiblesse, ont donné les fruits qu’ils devaient donner : la rébellion et l’émeute.

Nos politiciens et nos littérateurs qui viennent flâner dans les souks ou les cafés maures, écouter les doléances des mécontens entre deux bons dîners, s’étonnent ou s’indignent de cet état de choses. Ils ne veulent pas comprendre l’hostilité foncière et, en quelque sorte, nécessaire, qui divise l’indigène et l’Européen. Leur point de vue est faux, parce qu’il n’est ni national, ni pratique. Si, au lieu d’être le touriste qui passe, ils étaient le colon qui réside, ils jugeraient sans doute autrement.

Il ne faut pas craindre de le répéter, puisqu’en France, on a tant de peine à l’admettre : les Arabes ne peuvent nous avoir et ne nous ont effectivement aucun gré de tout ce que nous faisons pour eux. Du moment que nous sommes les maîtres chez, eux, ils nous considèrent comme des ennemis, — des ennemis qui, tantôt, les écrasent par fanatisme et tantôt les ménagent par faiblesse.

Pour ce qui est du peuple, il est trop clair qu’il ne peut que nous détester. Nous l’exaspérons, en l’arrachant à sa paresse séculaire, en l’obligeant à travailler pour vivre, du travail pénible et continu de l’ouvrier ou du manœuvre européen ; nous l’affamons, en augmentant le prix des vivres dans des proportions fantastiques à ses yeux. Nous le dérangeons dans son train de vie et ses habitudes, avec nos autos, nos tramways, nos chemins de fer, nos usines. Tous ses instincts répugnent à notre administration et à notre législation. Du dernier de nos gardes champêtres ou de nos gardes forestiers aux représentans de notre haute magistrature, il hait tous nos fonctionnaires. Notre conception rigoureuse de la propriété, les règles fixes de notre cadastre, il les abomine. Enfin notre fiscalité lui apparaît comme un odieux brigandage. En Tunisie, les impôts continuent à être perçus par des agens indigènes. On m’assure que ceux-ci volent effrontément leurs compatriotes. Des agens français seraient forcément plus honnêtes. Mais les Arabes n’en veulent à aucun prix. Ils préfèrent être exploités par des coreligionnaires, parce qu’ils savent que ceux-ci se laissent plus facilement corrompre. L’Arabe n’a pas le sentiment de la justice. La grâce et la faveur sont, pour lui, les grands moyens de gouvernement de l’autorité divine ou humaine.

Quant à la bourgeoisie éclairée et lettrée, elle ne considère au fond, qu’une chose dans notre domination : c’est qu’elle a perdu ses places et ses prébendes, qu’elle ne peut plus vivre dans l’oisiveté de grasses sinécures. Ils en sont tous là. Pressez un peu un Jeune-Turc, un Jeune-Egyptien, un Jeune-Tunisien, lorsqu’il récrimine contre l’occupation européenne, vous constaterez en fin de compte que son plus gros grief contre nous, c’est son exclusion des hauts emplois largement appointés. Il n’oublie qu’un point, c’est que, la plupart du temps, il est encore incapable de les remplir.

Si même nous les écoutions, si nous leur cédions tout ce qu’ils exigent, ils se dispenseraient sûrement de la reconnaissance. Il faut qu’ils soient les maîtres dans la place. Ils veulent tout ou rien. Et s’ils étaient les maîtres, leurs pays seraient à peu près inhabitables pour nous.


Ces rancunes et ces haines trouvent un excitant terrible dans le fanatisme religieux. Pour le Musulman, la religion est tout. De toutes les choses africaines, que nos libres penseurs et nos politiciens radicaux-socialistes ne peuvent pas comprendre, celle-là est peut-être la plus incompréhensible.

Ils sont très mal placés pour apprécier un tel état d’esprit. Ou bien ils s’imaginent qu’avec beaucoup de tolérance, on apaisera les susceptibilités de la foi musulmane ; ou bien ils regardent l’Islam comme une superstition caduque appelée à disparaître ou à évoluer peu à peu au contact des sciences et des philosophies occidentales. Cela, c’est l’opinion dominante dans les milieux arabophiles. On y caresse vaguement l’espoir d’une sorte de modernisme islamique. Mais c’est fermer les yeux à la réalité : l’Islam n’a point bougé depuis son institution. Il ne bougera point. Il est incapable d’évolution. Il n’a même pas la souplesse d’adaptation du catholicisme, qui fait que celui-ci s’accommode à toutes les circonstances et à tous les milieux, qu’il se plie à toutes les nécessités de la pratique. De cette souplesse j’avais, l’autre jour, un exemple entre mille, lorsque, à Saint-Louis de Carthage, je voyais les Pères Blancs du cardinal Lavigerie célébrer les vêpres sous le costume musulman et, à la sortie de la basilique, converser dans leur langue avec les Arabes du voisinage. Sans hésiter, ils ont pris le burnous et la chéchia, l’Evangile n’ayant pas besoin, pour être prêché, d’un uniforme national ou religieux. Au contraire, un imam, — : que dis-je, un simple portefaix, — se ferait plutôt tuer que d’abandonner le turban ou la coiffure coranique.

Le vrai, c’est que nous sommes en présence d’âmes contemporaines des premiers siècles de l’hégire. Un Sidi-Okba, s’il revenait au monde, les trouverait tels qu’il a connu leurs ancêtres. Nous ne pouvons pas plus les pénétrer que nous ne pénétrerions l’âme d’un soldat de Charlemagne ou de Godefroy de Bouillon. Le Chrétien, comme le Juif, est toujours, pour eux, l’être impur, l’ennemi de Dieu, dont on peut tout au plus tolérer la présence, mais qu’on ne doit admettre à aucun prix dans la grande famille musulmane. L’égalité des droits entre tous les hommes est, à leurs yeux, une maxime impie, dépourvue de sens. Pour empêcher l’Infidèle de commander en maître sur une terre d’Islam, tous les procédés sont bons, même les plus sauvages, même ceux dont l’usage est perdu, chez nous, depuis longtemps, et remonte aux pires époques de barbarie : le massacre en pleine paix, considéré comme moyen de gouvernement et de sanctification, les raffinemens de cruauté les plus monstrueux[2], la propagation clandestine des épidémies, l’empoisonnement des sources. Tout récemment, lors des émeutes de Tunis, on a arrêté, aux environs de Béja, des Arabes qui s’apprêtaient à corrompre les puits. En temps ordinaire, une guerre sournoise et sans trêve se poursuit contre tout ce qui touche à nos traditions et à nos croyances. Le fanatisme des masses s’acharne particulièrement contre les ruines romaines ou chrétiennes. C’est un véritable scandale pour quiconque a le respect de notre passé africain. D’un bout à l’autre de l’Algérie, à Cherchell, à Tipasa, à Tébessa, j’ai constaté le même vandalisme systématique. À Tébessa surtout, les ruines antiques sont devenues inabordables, tellement les Arabes y ont accumulé d’immondices. Une bonne moitié des remparts byzantins, la basilique chrétienne tout entière en sont couvertes. Ces vénérables reliques se désagrègent lentement, au milieu d’une pestilence insupportable.

Évidemment, les Musulmans cultivés réprouvent, devant l’Européen, ces excès du populaire : ils s’entendent si bien à flatter nos manies, surtout lorsqu’ils ont affaire à ce qu’on appelle, là-bas, un « nouveau débarqué ! » Comme les souverains étrangers, qui portent des toasts, dans nos déjeuners officiels, ils s’empressent de nous servir les clichés de notre phraséologie laïque et républicaine. Mais ils se gardent bien de heurter, au moins ouvertement, les sentimens fanatiques de la masse : ils savent trop ce qu’il leur en coûterait et aussi ce qu’ils ont à gagner en les respectant. L’unique moyen d’action qu’ils puissent avoir sur le peuple ignorant et crédule, c’est l’appel au sentiment religieux.

C’est aussi, pour les Musulmans, l’unique moyen d’union. Seule la religion est capable de rassembler en un faisceau compact toutes les forces éparses de l’Islam. On affecte de traiter avec dédain les menées panislamistes des Jeunes-Turcs et des Jeunes-Égyptiens : il n’en est pas moins vrai que, grâce à leurs efforts, il existe aujourd’hui un lien de solidarité internationale, qui ne fera que se resserrer avec le temps, entre les innombrables fidèles du Prophète. Bien plus que nos opérations militaires dans leurs pays, nos projets de colonisation méthodique, d’exploitation industrielle et agricole depuis l’Egypte jusqu’au Maroc, tout ce vaste plan de conquête économique et politique a fini par réveiller en eux l’instinct de conservation, et cet instinct s’affirme sous sa forme la plus puissante et la plus redoutable : l’union des âmes dans la foi.

Désormais, les Musulmans de tous les pays proclament leur volonté bien arrêtée de cesser leurs divisions intestines, pour se retourner tous ensemble contre nous. Cela devient un mot d’ordre d’un bout à l’autre de l’Islam : ils ne veulent plus porter les armes contre les Musulmans leurs frères. Il y a quelques mois, le maire d’Alger, M. Charles de Galland, prit l’initiative de convoquer, en séance extraordinaire, les notables indigènes de la ville, pour les consulter sur une mesure sensationnelle, dont il était question dans les milieux gouvernementaux : l’imposition du service militaire obligatoire à nos sujets musulmans d’Algérie. Presque tous s’y montrèrent énergiquement opposés. Des discours violens furent prononcés. Un des orateurs reprocha à l’administration française de n’avoir pas tenu les promesses faites au début de la conquête et de n’avoir point respecté les croyances religieuses des Algériens : « Les Musulmans, conclut-il, n’ont pas marchandé leurs sacrifices à la France : ils sont prêts à faire encore celui-là, pourvu que les garanties du culte leur soient assurées. » Et comme le maire lui demandait en quoi consistait, pour lui, ces garanties, il répondit ceci : « Les garanties nécessaires se résument en celle de ne pas contraindre les musulmans à combattre leurs coreligionnaires. »

La déclaration est catégorique. Quelles que soient les précautions oratoires dont elle s’enveloppe, telle est bien, au fond, la pensée de la majorité musulmane. Si cette propagande d’union religieuse continue, nous allons voir se dresser contre nous, de l’Inde au Maroc, un bloc formidable de populations islamiques qui ne veulent ni de nos mœurs, ni de nos idées, ni surtout de notre domination. Dans un temps qui n’est peut-être pas très lointain, la Chrétienté opposée à l’Islam redeviendra une réalité. Après s’être battus si longtemps pour de grossiers intérêts matériels, on recommencera peut-être à se battre pour des idées.

Même si l’émeute de Tunis avait été moins sanglante qu’elle ne le fut, elle aurait encore servi à mettre en lumière, comme un symptôme des plus alarmans, ce nouvel état d’esprit, qui tend à se généraliser dans toute l’Afrique du Nord.


En résumé, entre nos sujets musulmans et nous, il n’y a pas d’entente à espérer sur le statu quo, qu’ils subissent la mort dans l’aine. Jamais ils n’entreront dans la cité française. En face d’eux, comme à l’époque romaine, nous ne représentons que l’Empire, la puissance militaire et administrative du vainqueur : c’est un rude échec pour nos rêves d’assimilation, ou même de collaboration fraternelle. Notre rôle est, en grande partie, un rôle de parade, souvent lourd à soutenir, mais qui nous vaut, au demeurant, quelques bénéfices et aussi de faire une certaine figure dans le monde : ce qui n’est pas si méprisable.

Résignons-nous donc à savoir que les Arabes nous regardent comme des ennemis et, puisqu’ils ne croient qu’à la force, donnons-leur l’impression qu’elle est et restera de notre côté. Ajoutons-y, pour l’adoucir, et parce que nous le devons, une vertu qu’ils ne connaissent guère et que nos administrateurs les plus arabophiles ne pratiquent pas toujours eux non plus ; la justice.


Louis BERTRAND.

  1. La Tunisie française du 9 novembre 1911. Discours de Me Cirier.
  2. Comme il est toujours bon d’être édifié sur ces matières, je signale instamment une brochure écrite avec la plus grande impartialité, au lendemain des massacres d’Adana, et qui est un tissu d’horreurs : Arméniens et Jeunes-Turcs, les Massacres de Cilicie, par A. Adossidès, Stock, Paris, 1910.