L’Émigré/Lettre 047

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIp. 96-108).


LETTRE XLVII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Vous avez cru, mon Émilie, qu’il ne serait plus question de ce portrait qui m’a causé tant d’effroi ; mais il semble que quelque chose de fatal soit attaché à cette peinture, elle m’a fait connaître les sentimens du Marquis, hélas ! ma chère amie, elle vient aussi de lui faire connaître toute ma faiblesse. En vérité, il y a une destinée qui se joue de notre prudence, et nous rend à son gré innocens ou coupables. Que puis je faire de mieux que de faire fermer ma porte au Marquis, lorsque je suis seule au château ? et vous allez voir comment cela m’a réussi. Toute la maison a été dîner hier chez monsieur de Warberg, et comme la société de sa femme m’ennuie, j’ai pris le prétexte de ma santé pour rester chez moi : on sait combien j’ai de plaisir à me trouver seule de temps en temps, ainsi mon projet n’a point surpris. J’ai dîné, un livre sur la table, comme vous savez que je fais quelquefois ; il me tenait lieu de convive, et valait certainement mieux que les trois quarts et demi de ceux avec qui j’ai l’honneur de dîner : ce livre était les œuvres de Racine, que j’ai commencé de relire il y a quelques jours, et que je relis une fois ou deux par an, comme quelques autres bons livres, tels que Télemaque, La Bruyère etc. Après dîner je me suis mise à travailler, et vers les cinq heures j’ai été me promener, avec mon livre et mon chien, après avoir dit que s’il venait quelque visite pour moi, on dit que je n’y étais pas. Me voilà dans le jardin, assise sur un banc qui est auprès d’une petite porte qui donne sur le chemin ; la tragédie de Phedre se trouve dans le volume que j’ai emporté, et je lis Phedre à l’endroit où Hypolite parle de son amour, je me rappelle le vers que le Marquis a mis au bas de mon portrait, et je ne sais quelle idée me prend de revoir le portrait et le vers ; je le tire de ma poche et le place sur une des pages du livre, en continuant à lire assez haut quelques vers, et je répétai plusieurs fois d’un ton plus élevé ces deux vers-ci, qui me frappèrent vivement alors :

« Vous aimez, on ne peut vaincre sa destinée,
« Par un charme fatal vous fûtes entraînée. »

J’étais attendrie de la situation d’Hypolite, de celle du Marquis, peut-être ; car je ne cherche à rien dissimuler, et quelques larmes avaient coulé de mes yeux. C’est dans cet instant qu’un petit bruit se fait entendre, et que mon chien aboie ; je lève les yeux, et le Marquis se trouve près de moi : je fais un cri, je me lève et mon livre et le portrait tombent ; le Marquis se précipite pour les ramasser, et voyant ce portrait, il se jette à mes genoux, et levant tour à tour les yeux au ciel et sur moi, tenant ce portrait entre ses mains, me demande bien éloquemment sans prononcer une parole, ce portrait que le destin semble lui restituer. L’émotion que j’éprouvais en lisant la tragédie, l’attitude du Marquis, ma surprise, l’inquiétude me laissent à peine la liberté de parler. Mes yeux se remplissent de larmes, et je ne puis que lui dire de se lever, et tendre la main pour ravoir mon portrait ; il se jette sur ma main, qu’il serre, qu’il baise avec transport, et comme hors de lui-même met dans sa poche le portrait. Je ne vous le pardonnerai jamais, Marquis, lui dis-je, avec une extrême vivacité, et c’est la dernière fois que vous me voyez. Je fais quelques efforts pour le quitter, il s’élance vers moi ; le voilà encore à genoux, et il me rend d’un air soumis ce portrait fatal ; alors je lui fais des remercimens de bien bon cœur de sa complaisance, et il s’efforce de se payer en me baisant mille fois les mains. Devenu un peu plus calme, il me raconte qu’on lui a dit au château que je n’y étais pas, et qu’il n’en a pas douté, qu’en s’en retournant, le timon de sa voiture s’est cassé à vingt pas de la petite porte du jardin, et que son postillon a été au village chercher un maréchal pour mettre un lien de fer au timon brisé. Pendant ce temps, a-t-il dit, je suis descendu pour me promener, et ayant vu sortir un jardinier par la petite porte, je lui ai demandé la permission d’entrer, et de me promener en attendant que ma voiture fût raccommodée ; à peine ai-je en fait cinquante pas que j’ai entendu une voix, que j’ai cru reconnaître, et j’ai écouté attentivement ; c’était la vôtre, et j’ai distinctement entendu que vous déclamiez des vers ; c’est alors que m’étant approché plus près pour voir si vous étiez seule, le bruit que j’ai fait vous a fait tourner les yeux de mon côté. Que dites-vous de tant d’accidens, ma chère Émilie, si naturels, si peu importans en eux-mêmes, et cependant si extraordinaires et si intéressans par leur influence sur moi. La conversation a été fort languissante, et ce n’était pas faute de matière : le Marquis embarrassé, craignait de parler et ne disait rien ; je tâchais, pour éviter de le paraître, de parler de choses indifférentes. Il m’a demandé ce que je lisais, et je lui ai dit que c’était Phedre de Racine : vous voyez, dit-il, dans cette pièce, que l’amour est impossible à vaincre, et le farouche Hypolite a eu beau se défendre il a été obligé de céder ; la raison peut vous réduire au silence ; mais elle ne diminue rien de l’ardeur de la passion qui semble, à force d’être concentrée, prendre encore de nouvelles forces. L’absence, a-t-il dit, n’est pas un moyen d’en triompher, et ceux qu’elle a guéris ont prouvé par là que leur cœur était légèrement affecté. On a dit avec vérité et fort ingénieusement que l’absence était comme le vent qui éteint les petits feux et redouble l’action des feux violens. Il me semble, lui ai-je dit, qu’il faut commencer au moins par croire qu’on a quelque, empire sur ses passions ; c’est un moyen de s’assurer de leur force, et de vaincre celles qui n’ont pas le dernier degré de violence ; mais si dès les premières impressions qu’on éprouve, on est persuadé de l’inutilité de la résistance ; on cédera aux plus légères atteintes. Je crois donc qu’il ne faut jamais désespérer du triomphe de la raison, et que pour le faciliter il est nécessaire d’éviter toutes les occasions qui peuvent leur donner de l’aliment. Je vous avouerai, mon Émilie, qu’en parlant ainsi je ressemblais à un poltron qui prêcherait le courage, ou à ceux qui chantent la nuit, pour faire croire qu’ils n’ont pas peur ; je tâchais par là, et de m’affermir moi-même et d’empêcher, par un ton sérieux et composé, que le Marquis ne se livrât à des effusions de sentimens ; mais tout à coup il s’est écrié avec vivacité : il est bien facile de raisonner ainsi dans le calme de l’indifférence ; je crois avoir autant d’empire sur moi qu’un autre, et pendant six semaines, Madame, je l’ai prouvé ici par mon silence et la plus respectueuse circonspection ; sans le portrait, vous auriez peut-être toujours ignoré l’impression que vous avez faite sur moi, et que rien ne pourra effacer. Je sais que je ne dois prétendre à aucun retour et qu’aucun espoir ne m’est permis, mais est-ce une témérité d’aspirer à la compassion ; je vous ai vue les larmes aux yeux, et vous aviez à la main le portrait qui vous rappelait mes sentimens. Que ne m’est-il permis de croire qu’il entrait un peu de chagrin de mes peines, dans ce qui faisait couler vos larmes ! Dites-moi, Madame, que vous me plaignez, dites-moi que lorsque vous étiez libre, vous n’auriez pas dédaigné l’hommage de mon cœur. Une telle assurance, lui ai-je dit, me paraît devoir ajouter à vos chagrins ; car on est plus malheureux encore en songeant qu’on eût pu être heureux : vous voulez que je vous plaigne, pouvez-vous douter, quelque soit le motif de vos peines, que je ne sois pas fâchée de vous en savoir tourmenté. Eh bien ! dit-il, pourquoi ne pas me rendre ce portrait, et que pouvez-vous me répondre à ce que je vais vous dire ? Le Commandeur exige que je fasse le portrait de sa chère nièce, et il me sera bien facile d’en faire un pour moi en même temps, de mettre au bas tous les vers qu’il me plaira ; quel intérêt avez-vous donc à ne pas me rendre celui qui m’a causé tant d’alarmes ? Vous avez eu des preuves de ma soumission, daignez m’en donner de votre indulgence. Il s’est jeté à mes genoux de nouveau, avec un transport qui m’a touchée, et ses instances, et sur-tout la considération de la facilité qu’il a d’avoir un autre portrait, m’ont déterminée, à lui rendre celui qu’il désirait si vivement, et qui dans le fait lui appartient. Il l’a baisé mille fois avec une inexprimable ardeur, et le serrant dans son porte-feuille : je perdrai la vie avant que de le laisser échapper une seconde fois. Il n’en a pas été plutôt en possession que les transports de sa joie m’ont fait sentir que j’avais fait une faute, et qu’il ne pouvait se trouver si heureux, que parce que cette restitution lui paraissait volontaire. Plus il était heureux, plus je sentais que j’avais eu tort ; mais il n’y avait plus moyen d’y revenir. L’on est venu l’avertir que sa voiture était raccommodée, et craignant le retour de mes parens, je l’ai pressé si vivement de me quitter, qu’il s’y est déterminé sans difficulté, et je crois par la crainte de s’entendre redemander le portrait. Il m’a encore baisé les mains en partant, et a répété d’un son de voix attendrie : présente je vous fuis, absente je vous trouve. Un moment après son départ je me suis rappelée la circonstance des cheveux qui ne m’était pas revenue à l’esprit, et qui m’aurait certainement empêchée de céder à ses plus vives instances ; mais il n’était plus temps. Adieu, Émilie, voilà ma journée ; je m’abandonne à vos réflexions, et à vos conseils.

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