L’Émigré/Lettre 102

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IIIp. 179-182).
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LETTRE CII.

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La Cesse de Loewenstein
à
Melle Émilie de Wergentheim.


Je cède à votre avis, mon Émilie, et ne parlerai pas à ma mère, comme je l’avais en quelque sorte résolu ; je prendrai un autre parti sur, mais hélas ! bien coûteux à mon cœur, puisqu’il m’éloignera de vous. Monsieur de Loewenstein qui compte dans peu se rendre à une de ses terres en Westphalie, n’ose pas me proposer de faire ce voyage, je suis sûre de lui faire un grand plaisir en l’accompagnant ; eh bien ; ma chère Émilie, je lui proposerai de le suivre ; ce voyage servira à me distraire ; je risque de m’ennuyer, mais je serai calme, tandis que la vue continuelle d’un homme qui souffre pour moi, par moi, me met au supplice. Depuis qu’il m’a fait connaître son amour, les plus innocentes marques d’affection de ma part semblent lui donner de l’espoir ; que veut-il de moi ? que je l’aime, que je lui en donne l’assurance, je l’ai mille fois assuré de ma reconnaissance et de la plus tendre amitié ; mais un sentiment si doux pour les cœurs innocens ne lui suffit pas ; c’est le mot d’amour qu’il faut prononcer… ah ! ma chère Émilie, je crois sentir au trouble que me fait éprouver quelquefois la présence du Marquis que l’amitié, ce sentiment si pur, si doux, n’est peut-être pas aussi suffisant pour mon cœur. Qu’ai-je dit, ma chère Émilie, rassurez-vous cependant, c’est de ma part une crainte bien plus qu’une certitude, mais quelque soit l’état de mon cœur, et soit que ma raison combatte des chimères ou des réalités, il faut fuir sa présence ; je sens que cela est nécessaire à mon repos, au sien. Diriez-vous que telle est ma situation, que le Marquis ne peut se présenter à moi sous un aspect qui me satisfasse ; paraît-il content, je suis effrayée, je repasse avec inquiétude ma conduite de la veille, et de la journée, et je me demande si quelque chose dans mes actions, dans mes discours, dans mes regards lui a donné de l’espoir ; paraît-il triste, rêveur, mon cœur est douloureusement affecté de le voir malheureux par moi ; il me serait si doux de faire son bonheur ; combien, ma chère amie, une telle idée, ne doit-elle pas transporter la femme qui peut en toute assurance suivre les sentimens, écouter la voix de son cœur ; qu’il est flatteur d’avoir un tel empire, et ce qui est encore plus, qu’il est doux de pouvoir l’exercer ! Il faut fuir, ma chère Émilie, voilà, mon refrain ; il faut que je vous quitte pour six semaines, deux mois, mon absence aura apporté quelque changement dans les habitudes du Marquis, et votre amie sera plus calme.

Adieu, mon Émilie, que vous êtes heureuse ! tout est chez vous dans le plus parfait accord, sentimens, devoir, bienfaisance ; et ce qui ferait la honte d’une autre, fait la gloire de mon Émilie.

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