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L’Émigré/Lettre 151

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P. F. Fauche et compagnie (Tome IVp. 166-168).
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La Comtesse de Longueil
au
Marquis de St. Alban.


Je suis après vous, mon cousin, la personne la plus heureuse et j’adore le Commandeur. Vous êtes effrayé, je le conçois ; les criminels espèrent sur l’échafaud, et la crainte glace les hommes qu’un grand bonheur accable. Vous êtes comme ce tyran qui retrouvant sa bague dans le corps d’un poisson qu’on lui avait servi, tremblait qu’une affreuse catastrophe ne suivît de près ; mais, mon cher cousin, soyez moins ingénieux à vous tourmenter, et songez, comme vous le dites, que rien ne peut faire obstacle à votre bonheur. Quand le calme sera rétabli dans votre esprit, vous vous familiariserez un peu avec la perspective qui vous enchante, et la crainte fera place à l’impatience. Vous m’avez peut-être trouvée un peu pédante jusqu’à ces derniers temps, mais à présent vous me verrez aussi ardente que j’étais circonspecte ; vous me verrez engager la Comtesse à vous prodiguer les témoignages d’une tendresse dont je n’ai jamais douté, et c’est ce qui causait mes alarmes ; je la presserai de convenir qu’elle vous aimait ; car un tel aveu, précédé de sa conduite, fait son éloge, et lui fait autant d’honneur en ce moment, qu’il aurait été contraire, il y a deux mois, à sa gloire ; mais mon cher cousin, croyez que je vous donne par là une bien grande marque d’estime, car je connais les hommes, et la plupart seraient moins empressés, d’après un tel aveu, d’applaudir à des combats victorieux, que disposés à pronostiquer une infaillible défaite. Si les choses n’eussent pas changé, oui, mon cousin, cet aveu si flatteur deviendrait en général, le principe d’une secrète jalousie, prête à s’éveiller à la plus légère apparence. Adieu, mon cousin, il nous est donc permis de goûter le bonheur ; il serait sans nuage, il serait extrême ; mais le malheur de mes compatriotes en corrompt la douceur. Je me reprocherai de m’y livrer comme si tout ce dont je jouirai leur était enlevé. Adieu, nous sommes bien heureux.

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