L’Énigme de Givreuse/13

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L’Énigme de Givreuse
La Revue de Paris24e année, Tome 1, Jan-Fev 1917 (p. 129-141).


XIII


Pierre souffrait plus que Philippe. Le plus étrange des remords l’accompagnait jusque dans la profondeur du sommeil et souvent, d’un choc brusque, l’éveillait. Alors, dans l’ombre, il subissait un cauchemar inconscient, qui l’emplissait d’horreur et de dégoût. Tandis que Philippe se trempait dans la vie agissante, Pierre se recroquevillait dans le rêve. Il rôdait comme un Hamlet à travers le château immense, il se perdait par les caves sinistres où les prisonniers avaient souffert la faim, la torture et le froid. Les œuvres de madame de Givreuse l’occupaient médiocrement : elle y déployait une activité qui rendait presque inutile l’intervention du jeune homme. Il se réfugiait dans la vieille bibliothèque, où des livres étranges sollicitaient sa curiosité, ou, perdu dans les falaises, il vivait avec les oiseaux sauvages de la mer et avec des bêtes énigmatiques, qui arrivaient du fond de l’étendue comme si elles arrivaient du fond des âges.

Tel un glas, une même pensée sonnait dans sa tête. Il voulait sans cesse rappeler Philippe : quand ils se rencontraient, Philippe s’opposait à ce rappel et montrait que l’épreuve était nécessaire.

Dans ces discussions se révélaient les premières différences nées de la séparation ; il y avait plus de précision chez Philippe, plus de fièvre et de subtilité chez Pierre : ils commençaient à pressentir la dissolution progressive de leur unité.

Valentine n’était pas revenue au château ; elle faisait chaque semaine une longue visite à madame de Givreuse. Pierre se montrait furtivement pendant ces entrevues ; il prononçait de rares paroles ; les jeunes gens osaient à peine se regarder.

Après le départ de Valentine, il tombait dans une désolation noire, sans savoir si c’était du regret ou le sentiment de son impuissance ; il passait des heures à analyser son âme ; plus il l’analysait, plus elle lui semblait indéchiffrable : il se perdait en lui-même comme dans une forêt vierge.

Un jour, il sortit du château et se dirigea vers la lande. Il arriva en vue du sanatorium du docteur Savarre, dont une partie était maintenant consacrée aux blessés…

C’était un de ces jours où l’air est saturé de toute l’aventure de la vie. Un orage sourd, qui ne devait pas éclater rendait l’air délicieux et peu respirable. Les pollens surchargeaient l’atmosphère ; il y avait de courtes palpitations, des commencements de brise qui avortaient comme la foudre avortait dans les nuages.

Pierre s’arrêta près de la haute muraille qui avait caché et abrité tant de misères. Le silence était entrecoupé du frisson de la fougère et de la bruyère qui ressemblait au frisselis de jupes lointaines.

Il vit une forme féminine qui se glissait le long de l’enceinte, avec des mouvements incoordonnés et sauvages : c’était sûrement une folle… Elle aperçut Pierre ; elle s’arrêta, repliée, contractée. Elle avait de longs yeux fauves, effarés, d’une pâleur excessive. Prenant soudain son parti, elle s’élança vers Pierre et le saisit aux épaules :

— Silence ! — chuchota-t-elle… — Pas un cri… Les grenouilles géantes sont arrivées… elles remplissent la mer… elles sont plus terribles que des crocodiles… oh !

Un feu clair parut ruisseler des larges pupilles ; la bouche était entr’ouverte ; c’était la même bouche que Valentine, une bouche écarlate où luisaient de fines coquilles de nacre :

— Est-ce toi ? — fit-elle… — M’aimes-tu encore ? C’est l’heure, chéri… elle sonne là-bas… l’heure noire et rouge… la vague monte… les grenouilles géantes vont remplir les falaises… jusqu’aux étoiles… Écoute… oh ! comme elles grondent… elles ont fait fuir les matelots… tu sais… dans les sables torrides… Prends-moi sur ton cœur… sauve-moi…

Deux gardiens venaient d’apparaître au tournant de la muraille. Ils avançaient, lourds et rapides. La folle poussa un grand cri :

— Les voilà !… vite !… Anda !… elles vont nous dévorer.

Son étreinte devint convulsive ; sa bouche charmante grelottait, un gémissement continu montait de sa gorge et brusquement, elle prit sa course… Alors, voyant que les gardiens allaient la rattraper, Pierre ferma les yeux, saisi d’une tristesse abominable.

Quand il les rouvrit, les gardiens tenaient la fugitive. Elle n’avait pas poussé un cri, elle les suivait, muette et sombre. Mais quand elle repassa près de Pierre, elle cria d’une voix déchirante :

— Pourquoi m’as-tu abandonnée ?

Il s’enfuit dans la lande. Il revoyait sans répit cette face blanche, ces yeux trop clairs, surtout cette bouche si fine et si étincelante… D’indicibles pressentiments le parcouraient comme des courants faradiques… Il allait à grands pas ; le soir était venu quand il se vit dans une ville qui était Avranches. L’église de Saint-Saturnin montait dans la nue. Une cloche finissait de sonner, une grosse étoile tremblotait…

Il entra dans l’église. Des femmes étaient agenouillées et aussi quelques hommes. Il les considéra dans la lueur jaune et débile, il fut bizarrement surpris de ne pas voir Valentine et mademoiselle Faubert… Il espéra pendant quelques minutes qu’elles allaient venir, puis, déçu, il sortit…

Deux femmes passaient dans la pénombre, qu’il reconnut à l’allure. Lui qui avait été surpris de ne pas les trouver dans le temple fut encore plus surpris de les voir là. Le visage de Valentine se tourna vers lui. Elle avait frissonné…

Machinalement, il se mit à marcher auprès de mademoiselle Faubert. Une force l’entraînait, qui arrêtait le jeu de la pensée. Son odorat exacerbé percevait un subtil parfum d’iris et d’ambre. Il ne songeait pas à Philippe ; il semblait que son passé et son avenir lui appartinssent comme aux autres êtres. Il entendait les propos de Madeleine et répondait mécaniquement.

Après peu de temps, ils se trouvèrent devant la vieille maison. La lumière de la lune venait de biais et enveloppait Valentine d’une lueur de féerie. Le visage brillait comme la fleur du nelumbo sur un étang crépusculaire ; la robe tombait en ondes rythmiques et la bouche s’entr’ouvrait, innocente comme une bouche d’enfant.

Alors, l’amour enchaîné se répandit en Pierre comme un printemps. Ce fut une éclosion de tout l’être ; il ne comprenait plus, ou plutôt, il ne percevait plus ses scrupules ; la voix impérieuse des générations dominait la faible voix psychique…


Cette scène eut de profonds échos dans la conscience de Pierre. Elle contribua à accroître sa personnalité. Pour la première fois, il sentit la possibilité d’être jaloux de Philippe. C’était bien incertain encore et intermittent, mais enfin, il y eut des minutes où il songeait à tirer parti de la renonciation de l’autre. Simultanément, son amour pour Valentine subit une métamorphose : il devint plus fébrile et plus soupçonneux.

Jusqu’alors, il avait connu une sécurité assez singulière. Il ne songeait pas à des rivaux « extérieurs ». Le débat se localisait entre lui et Philippe. Peut-être parce qu’il avait ressenti une première apparence de jalousie, il commença de craindre un revirement de Valentine. La séparation, qui naguère était une tristesse sans forme, devint une source de craintes précises et rongeuses. Cela aussi tendit à créer une notion plus aiguë de son nouveau moi…

Dès lors, il attendit avec impatience les visites de la jeune fille ; il assistait plus longuement aux entrevues et il ne parvenait plus à dissimuler son agitation.

Valentine était moins timide. La métamorphose de Pierre rassurait son instinct. Elle trouvait qu’il ressemblait moins à Philippe, et l’espoir de leur découvrir des différences sensibles, rendait du charme à l’existence…


Un jeudi, elle arriva à l’improviste. C’était le jour que Philippe avait choisi pour venir au château. La jeune fille le savait. Attirée par un besoin mal défini de comparer les deux hommes, elle se demandait avec angoisse si la transformation de Pierre n’était pas un mirage créé par son imagination.

Elle trouva madame de Givreuse seule. La comtesse revenait de son orphelinat militaire ; assise sur la terrasse, à l’ombre d’un figuier aux grandes feuilles digitales, elle goûtait la paix de la minute. Comme elle avait reçu le don de la quiétude, elle savait oublier pendant le repos les tracas de l’action ; et du passé, retenant les beaux jours, elle rejetait les autres dans les oubliettes de l’inconscient. Ce jour-là, elle était particulièrement contente. Elle ne savait pas pourquoi ; en réalité, elle aimait la double présence de Pierre et de Philippe, comme, au fond, elle aimait presque autant l’un que l’autre.

— Bonjour, petite mésange, — fit-elle… — Nous avons un visiteur.

Elle ne remarqua pas le cillement de Valentine.

— Un visiteur que tu n’as pas rencontré depuis longtemps…

Une femme de chambre, coiffée de l’antique bigouden, où Soldi croyait lire la cosmogonie mystérieuse des hommes qui élevèrent les cromlechs et bâtirent les premières pyramides, vint dresser le couvert pour le thé. Il y avait des muffins. Madame de Givreuse les chérissait.

Pierre et Philippe parurent au détour d’un quinconce de rouvres.

Leur ressemblance parut d’abord aussi désespérante à Valentine. Mais quand ils furent proches, la jeune fille sourit. Le teint de Philippe était plus hâlé que celui de Pierre, quelque chose de plus résolu éclatait dans les méplats de son visage ; les yeux apparaissaient plus clairs et plus hardis. Il y avait de la fièvre dans les prunelles de Pierre, sa bouche était indécise et sensitive ; tout son être évoluait vers le rêve et la vie intérieure…

Tous deux ressemblaient moins que naguère au jeune homme qui était parti à l’appel des armes, en sorte qu’elle ne savait point lequel s’accordait le mieux avec ses souvenirs… Elle ne se demanda pas qui elle allait préférer. Son cœur demeurait plein d’incertitude, mais elle ne doutait pas qu’une préférence fût possible. Et surtout, elle sentait décroître cette frayeur mystique qui l’avait tant fait souffrir.


Peu de temps après, elle les revit de nouveau ensemble, chez Augustin de Rougeterre, et cette fois par hasard. Est-ce parce qu’elle avait beaucoup et passionnément médité dans l’intervalle, elle trouva que la dissemblance s’était encore accentuée. Ils allèrent tous trois au bord d’un petit étang où les saules de Babylone étalaient leurs draperies mélancoliques. Madame de Givreuse et Rougeterre marchaient en avant ; on entendait la voix de cloche du comte qui faisait bondir les grenouilles.

Tous trois aimaient ce coin, où ils avaient jadis passé des minutes délicates :

— Vous souvenez-vous ? — demanda soudain Valentine, et elle observait les jeunes hommes, de l’écureuil qui nous épiait ici… à la fin de l’automne ?

Les trois premiers mots avaient mis Philippe en garde. Sa physionomie ne décela rien, tandis que Pierre répondait :

— Nous ne l’avons plus revu !… Il avait disparu avant la guerre.

Elle eut un petit rire, qui marquait sa joie intérieure ; son regard rencontra celui de Pierre. Elle y lut une ardeur douloureuse et se dit tout bas :

— C’est lui qui souffrirait le plus !…


De ce jour, elle pensa plus souvent à Pierre. Elle exagéra tout ce qui en lui n’était pas pareil en Philippe ; elle recréa une nouvelle image qui se rattachait aux images d’antan. Pourtant, Philippe gardait un pouvoir mystérieux : aux moments où elle croyait en être détachée, il apparaissait comme une évocation et comme un reproche.

Un mois passa, qui refaisait les cœurs et les plantes ; Valentine se retrouva auprès du même étang, avec Pierre et Rougeterre. Un domestique vint apporter une carte de visite ; les jeunes gens se trouvèrent seuls.

Leurs âmes étaient indécises comme leurs paroles, mais Pierre savait qu’il redevenait peu à peu un être normal pour la jeune fille. Elle n’avait plus que cet embarras charmant des êtres timides.

Par intervalles, il se tournait vers elle ; jamais elle n’avait été si « nombreuse ». Toute la grâce des créatures se concentrait en elle. Le jeu des ramures et des nuées, l’allure des oiseaux sylvestres, les corolles argentées des sagittaires, les reflets de l’eau, se retrouvaient transposés et plus enivrants…

Elle se pencha pour cueillir une fleur rose qui poussait dans un havre. La terre friable céda ; il eut à peine le temps de la saisir et de l’enlever… Elle avait poussé un petit cri d’effroi ; elle demeura contre la poitrine de Givreuse.

Il ne s’attendait pas à cette sensation violente ; il devint pâle comme s’il allait se pâmer ; son cœur grondait ; et son visage s’ensevelit un moment dans la chevelure odorante.

— Merci ! — fit-elle d’une voix éteinte, en essayant de sourire.

Ce qu’il voyait dans les beaux yeux encore tremblants, le séparait de toutes choses. Il oubliait complètement Philippe.

Il s’en souvint lorsqu’elle fut partie ! Jusqu’à la nuit, il examina sa conscience. Elle était ardente et affligée ; des remords le harcelaient qui ne parvenaient pas à lui faire oublier la joie cruelle de l’étreinte :

« Qu’ai-je fait pourtant ? se dit-il. Mon geste était nécessaire. Suis-je maître de mes sensations ? »

Mais il avait prolongé ces sensations ! Il prit la résolution de parler à Philippe.


Ils s’étaient arrêtés dans ce ravin où coule une maigre rivière, qui se perd dans l’Océan. Des pierres lourdes s’élevaient, un champ d’ajoncs avait brûlé, laissant un vide noir et funèbre.

— Es-tu malheureux ? — demanda soudain Pierre.

— Je ne sais pas. Je vis… Ma vie n’est point laide. Elle m’adapte à la peine des hommes…

Ils foulaient les sauges, les achillées, les ombellifères, les mille pertuis perforés, et de petits batraciens sautelaient par intermittences.

Pierre éprouvait que sa confidence était difficile ; cette difficulté même lui montrait quels changements s’étaient produits : naguère encore, il parlait à Philippe comme il parlait à lui-même.

Il finit par dire :

— Ne désires-tu pas abréger ton épreuve ?

— Non ! non ! – fit vivement l’autre. — Je sais qu’elle est absolument fatale.

— Je suis privilégié.

— Il le faut.

— Mais, — reprit Pierre avec confusion, — si pourtant Valentine me préférait ?

Philippe le regarda fixement, étonné de l’intonation :

— Nous n’avons pas le droit de lutter contre les préférences de Valentine.

— Sans doute. Songe cependant que ce serait la suite de circonstances que nous avons voulues.

— Nous devions les vouloir, puisqu’il nous faut être deux !… Pour Valentine surtout, la séparation s’imposait. Il eût été coupable que nous nous fussions disputé cette généreuse créature… Quoi qu’il arrive, je ne me plaindrai point…

— Si tu es sacrifié ?

— Sacrifié ! Par qui ?… Ce n’est ni toi ni moi qui avons décidé que je partirais… c’est le sort.

— Nous aurions pu renoncer l’un et l’autre.

— Pourquoi ? Ç’aurait été deux déchirements au lieu d’un seul… et peut-être une grande douleur, un amer souvenir pour elle. Si elle te préfère, je m’inclinerai sans révolte.

— Tu souffriras…

— Sans doute. J’ai appris… j’apprends chaque jour cette souffrance-là.

Pierre entendait, sous les paroles, le sourd frémissement d’une âme. Il y avait du stoïcisme dans l’attitude de Philippe. Pierre eut mal du mal de son compagnon et toutefois, il sentait que, maintenant, une vie secrète commençait à les séparer. À deux reprises, il voulut faire sa confidence. Il ne le put. Chaque fois, un instinct équivoque l’arrêtait…

Philippe devinait confusément cette hésitation ; elle l’oppressait mais il était résolu à ne rien faire pour la vaincre…

— Quoi que tu fasses, — dit-il avec une brusque tendresse… — je n’aurai aucun reproche à te faire… Quand j’ai quitté le château, nous étions exactement l’un comme l’autre. C’est la séparation qui a créé une différence … sinon de fond, au moins de surface… Ce que tu feras, je l’aurais fait !

— Ne crois pas que je lui aie parlé d’amour ! — fit Pierre d’une voix plaintive.

— Ne te crois pas contraint de te taire !

Ils se regardèrent ; leur unité reparut, plus forte que toutes les passions et toutes les tendresses…

Mais Pierre ne dit pas ce qu’il avait résolu de dire.


Philippe ressentait une grande lassitude, une courbature morale, et il n’avait d’autre consolation que la petite fille recueillie dans le bois inconnu.

— J’oubliais, — reprit Pierre avec insouciance, — de te montrer ceci… que j’ai reçu ce matin…

Il avait pris un billet dans son portefeuille et le tendait à Philippe.

Philippe lut :


« Cher ami,

» Je vais bientôt partir pour un très long voyage. Peut-être viendrez-vous me dire adieu aux Glaïeuls où je serai pendant quelques jours, pour mes amis.

» Le meilleur souvenir de

» THÉRÈSE DE LISANGES »


Ce billet intéressa Philippe.

— Il est naturellement impossible que j’y aille, — remarqua Pierre.

— Alors j’irai, — dit Philippe.

Pierre le regarda avec ébahissement.

— Sous ton nouveau nom ?

— Sans doute… et de ta part.

— Elle croira que c’est…

— Elle croira ce que je lui dirai. Je pressens que, déjà, elle doit savoir quelque chose… Elle a toujours su se renseigner.

Pierre eut le geste qui exprime l’indifférence.


Philippe se rendit aux Glaïeuls le lendemain. C’était un petit manoir, tout enveloppé de jardins.

Une servante vague, aux yeux dormassants, l’introduisit dans un salon aux boiseries hautes, aux vieux meubles normands, pleins de force. Après un moment, une jeune femme surgit, fascinante et complexe. Sous une fine couche de poudre, on devinait un teint de Catalane ou d’Hispano-Américaine. Le plus beau sang nourrissait des lèvres ardentes, écarlates au centre ; les yeux tendres et pourtant ironiques, avec une pointe d’insolence, noirs comme la houille, avaient des reflets de topaze.

On devinait le charme du corps rien qu’aux flexions qui métamorphosaient continuellement les lignes.

Elle fixa sur Philippe un regard où passa une câlinerie soudaine :

— Pierre…

— Non pas, — dit-il en souriant, et un peu pâle… — je ne suis pas Pierre de Givreuse !

Une stupeur immobilisa le visage de la jeune femme : — On me l’avait dit ! — fit-elle en joignant les mains… — Je ne voulais pas le croire !

Des cendres du passé, cet amour âpre, cet amour de fournaise qui avait incendié pendant une année la vie de Givreuse, jeta une violente étincelle… Mais autre chose montait, qui était nouveau, et qui n’aurait pas été possible dans une vie normale.

Elle le considérait avec une curiosité dévorante :

— Je n’ai rien vu d’aussi fantastique ! — reprit-elle… — Et la voix encore… qui est plus fidèle que le visage… et l’accent… Vous ne vous jouez pas de moi ?

— Je suis Philippe Frémeuse, madame.

— Il faut bien vous croire, — soupira-t-elle, avec un petit rire ambigu. — Mais… ce n’est pas vous que…

Elle hésitait.

— Ce n’est pas moi que vous attendiez, — fit Philippe. — C’est que Pierre ne peut pas venir.

Elle prit un air froid, dur et sec :

— Je ne comprends pas !

Il s’attendait à cela. Encore qu’il y eût longuement réfléchi, il n’avait rien trouvé pour excuser sa visite. Il fut à une distance infranchissable de cette femme qui l’avait appelé et qui ne le connaissait pas. L’inquiétude et l’excitation alternaient dans son être, et l’aventure s’élevait en lui comme un vol d’oiseaux voyageurs.

— Pierre m’a prié de l’excuser… il est… il regrette…

Il bégayait, il pataugeait.. Elle recommençait à sourire, ironique et indéchiffrable. Elle voulait savoir où cette rencontre les mènerait. C’était un mélange inextricable de curiosités, de souvenirs violents, d’impressions naissantes. En somme, ce jeune homme, si semblable à Pierre, la ramenait à un passé auquel elle eût aimé revenir une fois encore, et mêlait à ce passé la possibilité sinon la promesse d’un renouveau…

— C’est bien ! — interrompit-elle. — Si Pierre de Givreuse a des raisons pour ne pas me rendre visite, ces raisons ne m’intéressent point… Et vous, monsieur, quoique votre présence soit bien… insolite, je consens à vous excuser, mais tout ça ne fait pas que je vous connaisse !…

Combien tout serait facile s’il pouvait prendre sa personnalité véritable ! Il se dépitait ; mais en même temps, l’aventure lui semblait ainsi plus exaltante. Elle comportait ce recommencement dont l’absence éteint tous les goûts et toutes les passions. La Thérèse assise dans ce lourd fauteuil gothique, n’était plus la Thérèse dont un jour il s’était séparé parce que la coupe mystérieuse était épuisée :

— Essayons de causer, — persifla-t-elle… — Ça ne va pas être commode. Voyons. Prenons l’écheveau au hasard. Avez-vous combattu ?

— Oui, madame.

— Vous avez été blessé ?

— Oui.

— Et que faites-vous ?

— Je m’emploie dans une fabrique d’aéroplanes… sous le patronage de monsieur de Rougeterre.

— Bon patronage. C’est un homme qu’on peut estimer. Il y a si peu de gens estimables…

Elle eut un moment de lassitude :

— J’en connais tout au plus six ou sept qui existent. Le reste… quelle fumée !

Son geste dédaigna une multitude invisible… Elle eut de nouveau son rire tranchant et ambigu :

— Et vous-même, vous estimez-vous ?

— Je ne sais pas… Je me cherche.

— C’est un commencement… Ceux qui se cherchent, forment presque une élite… Ceux du gros tas ne pensent jamais à se chercher… on dirait qu’ils sentent d’avance que ce serait inutile…

Elle se tut, elle demeura une demi-minute rêveuse ; sa longue manche de velours gris traînait sur le bras dur du fauteuil ; elle avait renversé la tête en arrière, ce qui mettait en valeur un cou ravissant de forme et d’éclat. Son immense chevelure luisait comme les étangs sous les étoiles ; de chaque ondulation émanait cette volupté primitive et très raffinée qui émane des beaux cheveux.

Il l’épiait sournoisement, il s’abandonnait à un trouble dolent et enivré ; tout en lui voulait oublier sa vie amère. Un parfum d’herbes fauchées flottait autour de la femme.

— Nous n’avons rien dit mais nous avons causé ! — soupira-t-elle. — La difficulté est jouée. Je me disais que vous avez dû combattre bravement.

— Est-ce combattre ? On ne sait plus. Tout vient du fond de l’invisible. On est dans une immense chambre de torture… et ce n’est pas de batailler qui est l’héroïsme, c’est de souffrir avec patience.

— Oui, cela doit être ainsi ! — soupira-t-elle. — Nos pauvres soldats de France !

Elle était attendrie ; derrière l’attendrissement, la femme veillait et les vœux de la femme : de tout temps, la guerre leur a donné plus de puissance :

— Vous avez beaucoup souffert ?

— Je compte pour rien quelques semaines de souffrance ! — dit-il avec force. — Et je n’ai pas renoncé à combattre.

— Bravo ! — exclama-t-elle.

Une pause. Il pensa que la visite avait assez duré et se leva. Puis, timide mais affectant une timidité plus grande qu’il ne ressentait :

— Ne me permettrez-vous pas de revenir ? — supplia-t-il.

— Je ne vous l’aurais pas permis tout à l’heure !… Je suis chez moi presque tous les jours… l’après-midi, à quatre heures pendant tout ce mois… Ensuite, hélas ! il faut que je parte pour le Chili où j’ai de bien grosses affaires à arranger… Ma mère était Chilienne.

Elle lui tendit la main. C’était une petite main très vivante, qui se rétracta légèrement dans la main du jeune homme.