L’Épidémie (Flammarion 1921)

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L’Épidémie
Théâtre I
Flammarion.


L’ÉPIDÉMIE


PIÈCE EN UN ACTE


Représentée à Paris, sur le Théâtre Antoine, le 29 avril 1908.



PERSONNAGES


LE MAIRE MM. Antoine.
LE MEMBRE DE L’OPPOSITION Gémier.
LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ Arquillère.
LE DOCTEUR TRICEPS Pons-Arlès.
LE TRÈS VIEUX CONSEILLER Desfontaines.
PREMIER CONSEILLER Marsay.
DEUXIÈME CONSEILLER Carpentier.
TROISIÈME CONSEILLER Verse.
UN CONSEILLER Dufresne.
L’HUISSIER Séruzier.


De nos jours, dans une ville de province.


L’ÉPIDÉMIE


La salle des délibérations du Conseil municipal, dans une grande ville maritime. Sur les murs, couverts de boiseries sévères, les portraits de tous les Présidents de la République, depuis Adolphe Thiers, jusqu’à Émile Loubet. Tout autour de la vaste pièce, posés sur des gaines de bois noir, des bustes de la République, différents par les attributs et la signification politique. Au milieu, cheminée monumentale, surmontée d’un panneau sur lequel sont peintes les armes de la ville auréolées de drapeaux tricolores. Grandes portes à droite et à gauche. Une longue table, recouverte d’un tapis vert, où chaque place est marquée par un buvard, des encriers, etc., occupe le centre de la pièce.



Scène première

LE MAIRE, LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ, LE MEMBRE DE L’OPPOSITION, LE TRÈS VIEUX CONSEILLER, PREMIER CONSEILLER, DEUXIÈME CONSEILLER, TROISIÈME CONSEILLER, LE SECRÉTAIRE, CONSEILLERS.


Au lever du rideau, le maire cause près de la cheminée avec quelques conseillers. Groupes de conseillers ici et là. Deux sont assis devant la table et écrivent des lettres. Le secrétaire range des paperasses, la plume aux dents.


LE MAIRE

Je crois, messieurs, que nous pouvons ouvrir la séance.

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION, tirant sa montre.

Onze heures moins le quart !… Et je déjeune à onze heures et demie. Et nous étions convoqués pour neuf heures !… C’est dégoûtant.

LE MAIRE

Le lendemain d’un réveillon, il fallait s’attendre à quelques inexactitudes… Ce n’est pas de ma faute…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Nous ne sommes pas au complet.

LE MAIRE

Nous sommes en nombre pour délibérer.

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Eh bien, délibérons…

LE MAIRE

Ah ! Voici le docteur Triceps…



Scène II

les mêmes, LE DOCTEUR TRICEPS
LE DOCTEUR TRICEPS, saluant et distribuant à tous des poignées de mains.

Mille pardons, mon cher maire… Mille pardons, Messieurs… J’ai été retenu par une opération délicate… Depuis ce matin, je suis en train de recueillir la sensibilité de ma cuisinière qui s’était extériorisée dans un moule à gaufres… Comprenez-vous ?…

LE MAIRE

Vraiment ?

LE DOCTEUR TRICEPS

Ma foi, oui… Ça n’était pas une petite affaire.

LE MAIRE

Un moule à gaufres ! Ce que c’est que de nous !… (S’adressant aux conseillers.) Si vous voulez, Messieurs, nous allons ouvrir la séance.

LE DOCTEUR TRICEPS

Je vous en prie… Et encore pardon, n’est-ce pas ?

(Le maire se dirige vers la table. Les conseillers gagnent leurs places, où ils s’installent avec bruit.)

LE MAIRE

Messieurs, la séance est ouverte… (Feuilletant des lettres et des papiers.) J’ai là quelques lettres d’excuses de nos collègues absents… Elles n’ont d’ailleurs aucun intérêt… Dois-je vous en donner connaissance ?…

PREMIER CONSEILLER

Inutile… Inutile.

LE MAIRE, vaguement.

Des rhumes… des bronchites… des lumbagos… des dames qui accouchent… (Avec esprit.) Au moins, on ne pourra pas dire que les conseillers municipaux favorisent la dépopulation française… (Quelques rires… Il passe les lettres au secrétaire.) Elles figureront au procès-verbal.

DEUXIÈME CONSEILLER

C’est bien de l’honneur…

LE MAIRE

Le règlement, Messieurs… (Plus grave.) Je dois une mention particulière à notre honorable collègue, M. Isidore-Théophraste Barbaroux… qui fut arrêté hier soir…

PREMIER CONSEILLER

Encore !… C’est la troisième fois.

LE MAIRE, sans s’interrompre.

… et dont l’absence, aujourd’hui, est, sinon légitime… du moins justifiée par cette formalité judiciaire… Remarquez, Messieurs, que je n’incrimine pas… Je constate…

LE DOCTEUR TRICEPS

Quel est le soi-disant motif de cette arrestation ?

LE MAIRE

Toujours le même… Si mes renseignements sont exacts — et j’ai tout lieu de les croire exacts — ce motif serait purement commercial… Notre honorable collègue aurait été arrêté pour avoir vendu à la troupe de la viande corrompue, ou soi-disant telle… Nous n’avons pas, je pense, à nous prononcer sur cet incident — purement commercial, je le répète… Il faut attendre les décisions de la justice…

LE DOCTEUR TRICEPS

Je demande la parole.

LE MAIRE

D’ailleurs, le crime d’un individu (Rumeurs.) — si crime il y a dans l’espèce — ne saurait engager la collectivité.

QUELQUES VOIX

Très bien !… très bien !

LE DOCTEUR TRICEPS

Sans entrer dans le fond même du débat, laissez-moi vous déclarer ceci… Ma conviction est que ce que l’on poursuit en notre collègue Barbaroux, ce ne sont pas ses viandes corrompues, mais bien ses opinions avancées… Comprenez-vous ? (Approbations et rires.) Mais, certainement.

LE MAIRE

C’est peut-être aller un peu loin, mon cher docteur.

LE DOCTEUR TRICEPS

Nullement… En ma qualité de médecin et de savant, je sais ce que je dis… et vous m’accorderez que ces questions me sont familières… Eh bien !… je dis que tout cela est singulièrement arbitraire et antiscientifique au premier chef… D’abord les viandes pourries…

PREMIER CONSEILLER

En avez-vous mangé ?

LE DOCTEUR TRICEPS

Parfaitement… Et vous voyez que je ne m’en porte pas plus mal… (Se tapant la poitrine.) Le coffre est bon.

UNE VOIX

Bravo !

LE DOCTEUR TRICEPS

Il faudrait pourtant s’entendre une bonne fois… Non seulement je ne crois pas à la nocuité de la pourriture : je lui crois au contraire des propriétés stomachiques de premier ordre… oui… oui… comprenez-vous ? D’ailleurs, pourquoi la pourriture est-elle reconnue louable chez la bécasse et criminelle chez le bœuf ? C’est idiot… Toutes les pourritures doivent être égales devant la loi.

DEUXIÈME CONSEILLER

Évidemment…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Est-ce une allusion ?

PLUSIEURS CONSEILLERS, irrités.

Ah ! Ah ! Assez !

LE DOCTEUR TRICEPS

En présence d’une aussi étrange anomalie, j’ai donc le droit d’affirmer que le procès intenté à notre honorable collègue Barbaroux n’est pas autre chose qu’un procès de tendance… Et je ne parle pas des entraves qu’il apporte à la liberté du commerce… Diable ! Du reste, je reviendrai sur cette question, en temps et lieu, avec tous les développements juridiques, économiques, thérapeutiques et biologiques qu’elle comporte. Mais je demande que cette observation préliminaire soit consignée au procès-verbal.

LE MAIRE, après avoir consulté du regard ses collègues.

Le Conseil n’y voit pas d’inconvénient… eu égard surtout à la personnalité si considérable de notre éminent collègue, le docteur Triceps, dont les moindres opinions sont, pour tout le monde ici, un enseignement et une lumière. (Au secrétaire.) Consignez…

LE DOCTEUR TRICEPS

Je remercie M. le Maire de ses nobles paroles. Elles me vengent de bien des injustices professionnelles… (Les voisins du docteur lui serrent la main. Quelques bravos. Moment d’émotion.) Dois-je ajouter que notre collègue Barbaroux s’est toujours montré un boucher d’une loyauté parfaite envers ses clients civils et, s’il est vrai qu’il a vendu des viandes inférieures et corrompues, ce n’a jamais été qu’à des militaires, dont je m’étonne que les estomacs soient devenus tout d’un coup aussi intolérants, et… à des pauvres, ce qui n’a pas d’importance…

(Assentiment général.)
LE SECRÉTAIRE

Dois-je aussi consigner cette dernière observation ?

LE DOCTEUR TRICEPS

Ma foi !… (Il consulte le maire.) Qu’en pensez-vous ?

LE MAIRE

Hum !…

LE DOCTEUR TRICEPS

Nous verrons cela tout à l’heure. (Au secrétaire.) Je vous donnerai la rédaction du tout, à la fin de la séance.

LE SECRÉTAIRE

Très bien… J’aime mieux ça…

LE MAIRE

L’incident est clos. (Se levant et prenant une attitude oratoire.) Et maintenant, Messieurs, nous allons, si vous le voulez bien, nous occuper de cette grave… de cette importante et urgente question, pour laquelle je vous ai convoqués en séance extraordinaire et secrète.

(Mouvement d’attention parmi les conseillers. Un qui s’était endormi se réveille.)

DEUXIÈME CONSEILLER

De quoi s’agit-il ?

QUELQUES VOIX

Silence ! Silence !

LE MAIRE

Messieurs, j’ai une nouvelle… une nouvelle délicate et… fâcheuse à vous apprendre… (Redoublement d’attention.) Mais rassurez-vous, Messieurs… Quand je dis fâcheuse, c’est pour conformer mon langage…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Votre éloquence…

LE MAIRE, remerciant d’un geste discret.

… pour conformer mon… langage au langage usuel que des sentimentalités trop ombrageuses…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Très bien ! Très bien !

LE MAIRE, poursuivant.

… que de trop systématiques oppositions…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Bravo !…

LE MAIRE

… des rivalités même… et, si j’ose dire, de véritables empiètements de pouvoir… des abus d’autorité, en un mot…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Parlez clairement, on ne vous comprend pas…

LE MAIRE

Veuillez ne pas interrompre… (Il cherche en vain à renouer le fil brisé de son discours.) Messieurs, dans ce que j’ai à vous apprendre, il n’y a rien de grave, rien qui puisse vous effrayer. La nouvelle en soi n’est pas extraordinaire… Ce n’est pas, à proprement parler, une nouvelle… une de ces nouvelles qui… Bref, Messieurs, c’est, si je puis m’exprimer ainsi, un ennui périodique…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Très bien ! Très bien !

LE MAIRE

… une crise annuelle… un retour offensif…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

À la question ! Pas d’allusions politiques ici. Nous ne sommes pas ici pour faire de la politique…

LE MAIRE

Il ne s’agit pas de politique…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ, catégorique.

Il ne s’agit pas de politique…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

De quoi s’agit-il, alors ? Pourquoi toutes ces précautions ?… Pourquoi ce mystère ?

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Je ne sais pas de quoi il s’agit… Mais…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Si vous ne savez pas de quoi il s’agit, taisez-vous.

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Je me tairai si je veux… Vous n’avez pas de leçons à me donner…

LE MAIRE

Messieurs… Messieurs… Je vous en prie

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Nous ne sommes pas dans votre cabaret ici… (Prenant à témoin les portraits des Présidents de la République.) avec tous les souteneurs et toutes les filles de la ville…

LE MAIRE

Messieurs, Messieurs…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Eh bien… venez-y donc, dans mon cabaret… comme vous dites. Osez donc y venir… (Prenant à témoin ses collègues.) Cabaret ?… le meilleur café de la ville… le plus beau café de la ville… un café Louis XVI !… Venez-y…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Oui, j’irai… J’irai pour le faire fermer… (Ils se lèvent, se menacent du poing.) Je ne puis comprendre qu’on tolère des établissements pareils… C’est une honte… une immoralité… un attentat à la pudeur…

(Ils continuent de s’invectiver d’un bout de la table à l’autre.)

LE MAIRE

Messieurs… Messieurs…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Et vous qui vendez des farines avariées… des petits morceaux de terre pour du café… et des feuilles d’épinard sous le nom de thé russe…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Moi… ?

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Oui, vous… Et vos petits beurres qui datent de la Déclaration des Droits de l’Homme…

QUELQUES VOIX

Assez !… Assez !

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Cabaret !… Un établissement de premier ordre, où j’ai installé un cinématographe ?…

LE MAIRE

Messieurs… Messieurs… De grâce !…

QUELQUES VOIX

Assez ! Assez ! À la porte !… (On les apaise à grand’peine.)

LE MAIRE, conciliant et paternel.

Messieurs… Messieurs… Je vous en supplie !… Je fais appel à votre patriotisme… aux sentiments d’union, de concorde… à votre dévouement municipal… (D’une voix forte.) Non, Messieurs, il ne s’agit pas de politique… Il s’agit de la ville, des intérêts de la ville… du salut de la ville… de la ville que vous aimez… que vous représentez… que vous administrez… Messieurs… (Grave et d’une voix sourde.) une épidémie de fièvre typhoïde vient de fondre sur la ville…

(Les conseillers pâlissent, se regardent. Effroi et silence.)

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ, atterré.

Une épidémie sur la ville…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION, affolé.

Sur la ville…

LE MAIRE

Vous voyez bien, Messieurs, qu’il ne s’agit pas de politique…

LES MEMBRES DE L’OPPOSITION ET DE LA MAJORITÉ, ensemble.

Sur la ville… Une épidémie sur la ville !

LE MAIRE

Quand je dis : sur la ville, ce n’est pas tout à fait exact… Dieu merci ! l’épidémie n’est pas sur la ville… elle est…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Au fait… Elle est où ? Elle est sur quoi ?… Est-elle sur la ville ou non ?… Précisez… Pas d’équivoque… Dites la vérité… Nous ne sommes pas des enfants. (Énergique.) Nous sommes des hommes, que diable !… Nous l’avons prouvé dans des circonstances plus graves… Quand la patrie était en danger, nous n’avons pas hésité à entrer dans la garde nationale… Elle est sur quoi, cette épidémie !… sur quoi ?… Allons !… Parlez…

QUELQUES VOIX

Sur quoi ?… Sur quoi ?

LE MAIRE

Vous ne me laissez pas parler… Elle est sur la ville et pourtant, elle n’y est pas absolument… Elle y est, sans y être… (Rumeurs.) Je m’explique…

(Rumeurs.)
LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Mais écoutez donc !

LE MAIRE, d’une voix qui domine le bruit.

L’épidémie est sur l’arsenal et, principalement, sur la caserne de l’artillerie de marine.

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Très bien ! Très bien !

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION, furieux.

Il fallait le dire tout de suite et nous épargner d’inutiles angoisses… Certes, nous ne craignons pas les épidémies… Nous leur avons toujours opposé un viril dédain… toujours nous les avons traitées par le mépris… Mais nous avons de la famille… Nous avons des amis… que diable ! Et l’arsenal n’est pas la ville… la caserne n’est pas la ville… Et puis, il y a tous les ans des épidémies sur la caserne… Nous n’y pouvons rien… Cela ne nous regarde pas.

TOUS

Mais non… Mais non…

LE DOCTEUR TRICEPS

Du calme, messieurs… Ne nous emportons pas… Procédons avec méthode… (Au maire.) Combien de décès ?

LE MAIRE

Hier, douze soldats sont morts… ce matin, seize.

LE DOCTEUR TRICEPS, approuvant.

Ah !… Combien de malades ?

LE MAIRE

À l’heure actuelle, on compte cent trente-cinq malades.

LE DOCTEUR TRICEPS, même jeu.

Ah !… (Il prend des notes.) C’est normal.

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Pas d’officiers ?

LE MAIRE

Non… pas d’officiers, heureusement… Le mal s’arrête aux adjudants… Il ne s’attaque qu’aux simples soldats et aux sous-officiers, comme toujours.

LE DOCTEUR TRICEPS

C’est normal.

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Je remercie Monsieur le Maire de ses explications loyales et rassurantes…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Enfin, je ne vois pas du tout — mais pas du tout — pourquoi l’on nous a convoqués… Cette épidémie n’est pas de notre compétence… j’allais dire… de notre juridiction… Elle n’offre aucun caractère municipal…

LE MAIRE

Une administration sage doit être, en même temps, prévoyante… L’épidémie peut s’étendre de l’arsenal à la ville, du militaire au bourgeois…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Allons donc !…

LE DOCTEUR TRICEPS

Nous n’avons pas à prévoir des choses qui ne sont pas encore arrivées… Je connais la marche et, si je puis dire, l’esprit de ces sortes d’épidémies… C’est un esprit hiérarchique… Si, contrairement aux avis de la science, une pareille éventualité se produisait… si des symptômes alarmants et que nous n’avons pas le droit de préjuger, se manifestaient… eh bien, nous aurions toujours le temps de prendre les mesures nécessaires… Dans l’état actuel, nous ne devons pas intervenir… (Très ferme.) À l’autorité maritime d’aviser, si elle le juge utile…

LE MAIRE

Justement, Messieurs… et c’est là où je voulais en venir… (Confidentiel.) Le préfet maritime est fort en colère… Je l’ai vu hier soir… Il m’a dit que cela ne pouvait pas durer… Il prétend que les casernes sont d’immondes foyers d’infection… (Rumeurs…) que l’eau bue par les soldats est plus empoisonnée que le purin des étables… (Rumeurs). Bref, Messieurs, il exige que nous reconstruisions les casernes… (Protestations)… que nous amenions de l’eau de source dans les casernes… (Tolle général.) Il exige encore…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION, levant les bras.

Il exige… Il exige… Mais c’est de l’insolence…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ, même jeu.

De la folie…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION, tapant sur la table.

Du gaspillage…

PREMIER CONSEILLER

Nous n’avons pas d’argent pour de telles fantaisies… La commune est obérée… Il nous faut reconstruire le théâtre.

DEUXIÈME CONSEILLER

Décorer l’hôtel de ville… (Il montre la salle.) Car enfin est-ce un hôtel de ville ?… À quoi ressemblons-nous dans cette baraque ?

PREMIER CONSEILLER

Il est inouï, le préfet… Il est inouï…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Si les soldats n’ont pas d’eau… qu’ils boivent de la bière…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Si les casernes sont malsaines… eh bien, qu’ils campent…

PLUSIEURS VOIX

Mais oui ! C’est cela !…

LE MAIRE

Sans doute… vous avez raison… En principe vous avez raison… Mais vous connaissez le caractère autoritaire, violent, tout d’une pièce, de notre préfet maritime… Il m’a fait entendre qu’il déplacerait les régiments… qu’il les enverrait dans une autre ville… Plus de commerce, Messieurs… plus de musique, le dimanche !… Ce serait une véritable catastrophe pour notre chère population… « Je ne peux pourtant pas laisser crever mes soldats comme des mouches », m’a-t-il dit…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Allons donc ! Il veut nous faire peur… Est-ce qu’on déplace un arsenal français comme un cirque américain ?… Est-ce qu’on transporte un port de guerre comme des chevaux de bois ?…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Et puis, c’est malheureux, soit !… Plaignons-les, je veux bien… mais les soldats sont faits pour mourir…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

C’est leur métier de mourir…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Leur devoir de mourir…

LE TRÈS VIEUX CONSEILLER

Leur honneur de mourir.

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Aujourd’hui qu’il n’y a plus de guerres en France, les épidémies sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d’héroïsme… S’il n’y avait pas d’épidémies, Messieurs, où donc les soldats apprendraient-ils aujourd’hui le mépris de la mort… et le sacrifice de leur personne à la patrie ?…

PLUSIEURS CONSEILLERS

C’est vrai… Bravo !

LE MEMBRE DE l’OPPOSITION, haussant les épaules et continuant.

Où donc cultiveraient-ils cette vertu si française : le courage ?… Ce qu’on nous demande, c’est de consacrer une lâcheté !

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

De déconsidérer l’armée…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

De diminuer l’honneur national… de tuer le patriotisme… Eh bien, non…

(Assentiment général.)
LE DOCTEUR TRICEPS, il se lève… Mouvement d’attention.

Je m’associe aux idées si généreusement exprimées par mes honorables collègues… J’irai plus loin… Aujourd’hui la science est aux microbes, à l’eau de source, aux logements salubres… à l’an-ti-sep-tie !… (Avec mépris.)… à l’hygiène !!! (Il hausse les épaules.) C’est là une simple hypothèse, Messieurs… une hypothèse… de littérateur, d’intellectuel, qu’aucune expérience décisive et loyale n’est venue confirmer… Demain, d’autres théories, inverses à celle-là, se succéderont, aussi peu probantes… aussi peu démontrées par les faits… Eh bien, les communes doivent-elles subordonner leur activité progressiste et leurs ressources budgétaires aux fantaisies inconsistantes et ruineuses des savants ?… Doivent-elles se plier aux caprices d’une science qui ne sait ce qu’elle veut et qui se dément, elle-même, tous les huit jours ?… Je ne le pense pas… (Applaudissements.) Et pourtant, moi aussi, je suis un savant…

(Applaudissements.)
DEUXIÈME CONSEILLER

Très bien !… Très bien !… C’est envoyé…

LE DOCTEUR TRICEPS

Nos pères, Messieurs, ignoraient ces choses… Ils ignoraient les bacilles, les bouillons de culture, les sérums, les inoculations, les vaccinations, les microbiographies et les commissions d’hygiène… Ils ne savaient pas ce que c’est que les congrès médicaux, ce que c’est que Monsieur Brouardel… Ils se contentaient des maisons et de l’eau qu’ils avaient… Ils ne prenaient même pas de bains… même pas de bains… comprenez-vous ?… Or, l’histoire ne nous dit pas qu’ils se soient plus mal portés pour cela… Au contraire…

DEUXIÈME CONSEILLER

C’est vrai !… C’est vrai !…

LE DOCTEUR TRICEPS

On nous objecte toujours : « Et l’Angleterre ? »… Messieurs, nous ne sommes pas en Angleterre… L’Angleterre est l’Angleterre… et la France est la France… À chaque peuple son génie… (Enthousiasme général.) Restons Français…

PREMIER CONSEILLER

Vive la France !

LE DOCTEUR TRICEPS

Laissons donc cette épidémie suivre son cours naturel… son évolution nécessaire. Il ne faut jamais violenter la nature… Croyez-moi, elle sait ce qu’elle fait… (Le docteur Triceps se rassied parmi les félicitations de tous.)

LE MAIRE

Permettez-moi d’ajouter une observation qui va, peut-être, éclairer ce débat d’une plus vive lumière… Malgré ses allures cassantes, le préfet maritime n’est pas un mauvais homme, et je crois que l’on peut s’entendre avec lui… J’ai le sentiment qu’il ne se préoccupe pas de l’épidémie, en tant qu’épidémie, du moins… Non… Seulement il redoute l’opinion… il craint la presse… il a peur d’une interpellation à la Chambre… Vous savez avec quelle violence la marine est attaquée en ce moment… Rien qu’à la pensée que M. Lockroy puisse revenir ici, tripatouiller son arsenal, il s’affole… Mettez-vous à sa place.

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Eh bien ?…

LE MAIRE

Eh bien… si j’ai compris le fond de son idée, pourvu que nous votions les dépenses nécessaires aux travaux susmentionnés, le préfet se tiendrait pour satisfait… Ce qu’il demande, c’est une formalité… Sa prétention n’irait pas jusqu’à exiger l’exécution de ce vote… Il veut se mettre en règle, vis-à-vis de l’opinion, de la presse, du Parlement et de Monsieur Lockroy… N’est-ce point, en somme, un désir légitime… une prudence louable ?…

DEUXIÈME CONSEILLER

Et dangereuse… pour nous… Qui nous garantit la pureté de ses intentions ?…

LE MAIRE

Moi ! Moi, dis-je !

DEUXIÈME CONSEILLER

Ce n’est pas assez… Avez-vous un engagement écrit ?…

LE MAIRE

Non…

PREMIER CONSEILLER

Vous a-t-il donné sa parole d’honneur ?

LE MAIRE

Non… Mais j’ai quelque chose de plus… quelque chose de mieux… Le souci de sa tranquillité.

DEUXIÈME CONSEILLER

Il faut se méfier…

LE MAIRE

Et pourquoi ?… Et de quoi ?… Je vous assure que, l’épidémie passée, il ne sera plus question de rien. Et nous recommencerons, l’année prochaine… Nous recommencerons tous les ans.

DEUXIÈME CONSEILLER

Il faut se méfier… Il faut se méfier…

LE MAIRE

Autrement, songez aux luttes quotidiennes, aux hostilités sourdes, terribles, qui vont mettre la zizanie dans la ville, sans compter qu’elles seront préjudiciables à nos intérêts électoraux… Sans compter aussi que toutes les femmes… que toutes nos femmes sont avec les officiers de marine.

(Rumeurs.)
UNE VOIX

Parlez pour la vôtre…

(Un rire.)
LE MAIRE, très digne.

Je méprise ces insinuations vulgaires et injustifiées… Où en étais-je ? Ah oui… Avec les officiers de marine… (Reprenant la discussion). Réfléchissez, Messieurs… Ne vous heurtez pas à des partis pris, respectables sans doute, mais impolitiques… Dans les conditions que j’ai dites, je crois que nous pouvons voter les crédits… que nous pouvons même nous montrer généreux… puisqu’il ne nous en coûtera rien…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Je proteste… Ce serait établir un précédent déplorable…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Toutes les casernes de France sont infectées…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Toutes les eaux imbuvables…

LE TRÈS VIEUX CONSEILLER, d’une voix tremblée.

La fièvre typhoïde est une institution nationale… Ne touchons pas aux vieilles institutions françaises.

LE DOCTEUR TRICEPS

Non, Messieurs, ne touchons pas à ce qui fait la force de notre belle armée… à ce qui est son honneur : l’intrépidité devant la mort… Ne donnons pas à l’étranger le spectacle douloureux d’une armée française battant en retraite devant quelques problématiques microbes… d’une armée, Messieurs… synonyme d’Austerlitz et de Marengo (Applaudissements.)… non, d’antiseptie et d’hygiène… (Tempête de bravos… S’exaltant.) Allez dire à votre maître…

(Il achève sa phrase dans un geste.)
LE MEMBRE DE L’OPPOSITION, très ému.

Après les admirables paroles que vous venez d’entendre… et l’accueil enthousiaste que vous leur avez fait, je crois qu’il est inutile de mettre aux voix la proposition concernant les crédits.

UNE VOIX

Oui ! oui !

LE MAIRE

Je m’incline, Messieurs…

UNE AUTRE VOIX

Pas de vote…

UNE AUTRE VOIX

Pas de crédits…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Pas d’équivoque… Une situation nette…

LE DOCTEUR TRICEPS

Il y a encore de grands cœurs français !

(Tous les conseillers se lèvent… gesticulant… Tumulte de joie… À ce moment paraît, dans la salle, un huissier… Il est porteur d’un pli cacheté que, très pâle, il remet au maire.)


Scène III

Les Mêmes, L’HUISSIER
LE MAIRE

Qu’est-ce ? (Prenant le pli.) Qu’est-ce que ce pli !

L’HUISSIER

Je ne sais pas.

LE MAIRE

Qui l’a apporté ?

L’HUISSIER

Un homme en deuil…

LE MAIRE

Un homme en deuil ?… Ah !… (Il examine le pli.) Un homme de la ville ?

L’HUISSIER

Je ne sais pas…

LE MAIRE

Vous ne le connaissez point !

L’HUISSIER

Non…

LE MAIRE

Ah !… Et il est reparti sans rien dire ?

L’HUISSIER, avec effort.

Sans rien dire…

LE MAIRE, troublé.

C’est surprenant… Je ne sais pas pourquoi… je pressens un malheur… Messieurs, il y a un malheur dans cette lettre…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Ouvrez-la… ouvrez-la…

LE MAIRE

Je n’ose l’ouvrir… (Les conseillers se sont tus… Ils ont tous leurs regards tendus vers le maire.) Allons ! (Enfin, il ouvre le pli… devient livide, pousse un cri). Ah ! mon Dieu !

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Qu’est-ce qu’il y a ?

LE MAIRE, tremblant.

Ah ! mon Dieu !

(Brouhaha de terreur.)
LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Silence ! Silence ! (Au maire.) Qu’est-ce qu’il y a ?

LE MAIRE

Messieurs !

(Il ne peut continuer.)
LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Êtes-vous malade ?…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Pourquoi êtes-vous si pâle ?

LE MAIRE

Messieurs !

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Pourquoi tremblez-vous ?

LE MAIRE, avec effort.

Messieurs… Une nouvelle incroyable… affreuse… foudroyante !

TOUS

Parlez ! parlez donc !

LE MAIRE

Messieurs ! (Il laisse retomber la lettre sur la table.) Un bourgeois est mort !

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Qu’est-ce que vous dites !

LE MAIRE

Un bourgeois est mort… emporté par l’épidémie !

QUELQUES VOIX, étranglées par la peur.

Ce n’est pas possible ! ce n’est pas possible !

LE DOCTEUR TRICEPS

Ne touchez pas à cette lettre… Brûlez cette lettre… Elle n’est peut-être pas désinfectée… (Il se précipite… s’empare vivement de la lettre et la lance dans la cheminée. Puis, tirant de sa poche un vaporisateur, à grands pas il fait le tour de la pièce.) Désinfectons, Messieurs, désinfectons !

(Et tandis qu’une épouvante plane au-dessus des conseillers, subitement immobiles et convulsés, le maire, d’une voix qui pleure et qui tremble, poursuit dans le silence mortuaire de la salle.)

LE MAIRE

Nous ignorons son nom… qu’importe ? Nous connaissons son âme… Messieurs, c’était un bourgeois vénérable, gras, rose, heureux… Son ventre faisait envie aux pauvres… Chaque jour, à heure fixe, il se promenait, souriant, sur le cours, et sa face réjouie… son triple menton… ses mains potelées étaient pour chacun un vivant enseignement social… Il semblait qu’il ne dût jamais mourir, et pourtant il est mort… Un bourgeois est mort !…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ, comme s’il psalmodiait le miserere.

Un bourgeois est mort !

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION, même jeu.

Un bourgeois est mort !

TOUS, successivement.

Un bourgeois est mort !…

(Silence… Tous les conseillers se regardent effarés.)

LE MAIRE

Il ne m’appartient pas, Messieurs, de juger la vie du bourgeois admirable, fraternel, que nous pleurons tous… D’autres, plus autorisés que moi, lui rendront ce mérité et suprême hommage… Messieurs… si le bourgeois, dont nous déplorons la perte tragique et prématurée, ne se signala jamais à la reconnaissance de ses compatriotes et de la ville que, grâce à votre confiance, j’ai l’honneur d’administrer… par des libéralités matérielles… des actes directs de bienfaisance… ou par l’éclat d’une intelligence supérieure et l’utilité d’une coopération quelconque au développement de notre vie municipale… qu’il me soit permis néanmoins — et je crois être l’interprète des sentiments unanimes de notre chère population — qu’il me soit permis, dis-je, de rendre à la mémoire du bourgeois inconnu… et si cher… la justice qui lui est due…

(Quelques conseillers émus essuient leurs yeux.)
UNE VOIX

Parlez !… Parlez !…

LE MAIRE, avec un effort pour dominer son émotion.

Je me le figure ainsi… avec quelle émotion !… Courtaud et rondelet, il avait, entre des jambes grêles, un petit ventre, bien tendu sous le gilet… Sur le plastron de la chemise, son menton s’étageait, congrûment, en un triple bourrelet de graisse jaune… et ses yeux, au milieu des paupières boursouflées, jetaient l’éclat triste, livide et respectable de deux petites pièces de dix sous… Il était beau… Nul ne représenta plus exactement l’idéal que l’Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l’être humain, c’est-à-dire quelque chose d’impersonnel, d’improductif et d’inerte… quelque chose de mort qui marche, parle, gesticule, digère, pense et paie, selon des mécanismes soigneusement huilés par les lois… quelque chose, enfin, de fon-da-men-tal… qu’on appelle : un petit rentier.

UN CONSEILLER

Bravo !… C’est vrai !…

LE MAIRE

Oui, Messieurs… Joseph — (Avec une fierté attendrie.) appelons-le Joseph, comme son grand, comme son immortel aïeul — Joseph, donc, en qui je veux considérer plus qu’un homme… un principe social… nous aura donné, toujours, l’exemple, le haut et vivifiant exemple d’une vertu — ah ! bien française, celle-là — d’une vertu précieuse entre toutes, d’une vertu qui fait les hommes forts et les peuples libres… l’Économie !… Joseph aura été, parmi nous, le constant, le vivant symbole de l’épargne… de cette petite épargne que nulle déception n’atteint, que nul malheur ne lasse… et qui, sans cesse trompée, volée, ruinée, ne continue pas moins d’entasser, pour les déprédations futures, au prix des plus inconcevables sacrifices, un argent… dont elle ne jouira jamais et qui jamais n’a servi, ne sert et ne servira qu’à édifier la fortune et assouvir les passions… des autres… Abnégation merveilleuse, Messieurs !… Tire-lire idéale… ô bas de laine !…

TROISIÈME CONSEILLER, pleurant.

Quel malheur !… Quel malheur !… (Sanglots.)

LE MAIRE

Dans une époque troublée, comme la nôtre, ce sera l’honneur de Joseph d’être demeuré fidèle, per fas et nefas, comme dit le poète, à des traditions nationales et gogotiques où notre optimisme se réconforte, si j’ose m’exprimer ainsi ; car, ainsi que l’écrivit un grand philosophe dont je ne sais plus le nom, l’Épargne est la mère de toutes les vertus et la sauvegarde de tous les gouvernements dignes de ce nom… Pleurons-le et admirons-le, Messieurs…

PLUSIEURS CONSEILLERS, ensemble.

Vive Joseph !

LE MAIRE

Admirons-le, car jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir… Même au moment de sa jeunesse… il ne connut pas ce que les plus pauvres des mendiants connaissent parfois… une heure de bon temps ! Il se priva de tout et vécut plus misérable que le vagabond des grandes routes, mais content dans son devoir accompli… Jamais, non plus, il ne voulut accepter un honneur, une responsabilité, dans la crainte d’avoir à payer cela par des obligations… des charges… des affections peut-être… qui l’eussent distrait de son œuvre… Et — ô sublime enseignement ! — plus il épargna, plus il se ruina… et plus il se ruina, plus il épargna encore !…

TROISIÈME CONSEILLER, sanglots.

Quel malheur !… Quel malheur !…

LE MAIRE

Ce fut un héros, Messieurs… Ce fut le héros… Gambetta a dit que les temps héroïques étaient passés… Eh bien, il ne savait pas ce que c’est qu’un petit rentier… Et maintenant, Joseph, adieu !

LE TRÈS VIEUX CONSEILLER

Oui, un héros… un héros modeste, silencieux et solitaire… Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens !… Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l’amour… son esprit des pestilences de l’art !… Il détesta — ou mieux — il ignora les poésies et les littératures… car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier… Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût… en revanche, les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien… Chaque matin, il s’en remettait au Petit Journal du soin de sentir et de penser pour lui…

TROISIÈME CONSEILLER, sanglots.

Quel malheur !… Quel malheur !…

LE TRÈS VIEUX CONSEILLER

En conséquence, Messieurs, j’ai l’honneur de déposer sur le bureau du Conseil les deux propositions suivantes… Primo… Les obsèques de Joseph seront célébrées solennellement et en grande pompe, aux frais de la ville… Secundo… Une statue lui sera élevée sur l’une de nos principales places…

TOUS, sortant peu à peu de leur torpeur.

Oui !… Oui !…

LE TRÈS VIEUX CONSEILLER

Je propose, en outre, que l’on donne à une rue de notre belle cité son nom… quand nous le connaîtrons.

UN CONSEILLER, accablé et comme dans le rêve.

Et qu’importe le nom… pourvu qu’on ait la plaque !…

(Enthousiasme général. On vote par acclamation.)
LE DOCTEUR TRICEPS

Maintenant, Messieurs, il ne faut pas nous laisser abattre par cette mort imprévue et irrégulière… antiscientifique même… comprenez-vous ?… Nous devons lutter !

TOUS

Oui ! Oui !

LE DOCTEUR TRICEPS

Sursum corda !

TOUS

Oui ! Oui !

LE DOCTEUR TRICEPS

Aux circonstances douloureuses, opposons les résolutions viriles…

TOUS

Oui ! Oui !

LE DOCTEUR TRICEPS

Aux périls qui nous menacent… l’énergie qui en triomphe…

TOUS

Oui ! Oui !

LE DOCTEUR TRICEPS

Êtes-vous prêts à tous les sacrifices ?

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

À tous…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

À tous…

TOUS

Oui ! Oui ! À tous…

LE DOCTEUR TRICEPS

Il nous faut de l’argent…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Nous en trouverons.

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Nous en inventerons… nous en forgerons…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Les emprunts !

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Les octrois !

LE DOCTEUR TRICEPS

Les expropriations !

TOUS

Oui ! Oui ! Oui !… C’est cela…

LE DOCTEUR TRICEPS

Il faudra démolir les vieux quartiers de la ville, ces foyers d’infection…

PREMIER CONSEILLER

Nous les démolirons…

LE DOCTEUR TRICEPS

Et les reconstruire…

PREMIER CONSEILLER

Nous les reconstruirons…

TOUS

Oui ! Oui ! Oui !

LE DOCTEUR TRICEPS

Percer de vastes boulevards.

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Planter des jardins publics.

TOUS

Oui !… Oui !

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Des avenues…

TOUS

Oui ! Oui ! des avenues !… des avenues !…

LE DOCTEUR TRICEPS

Aérer les cours… immuniser les égouts…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Multiplier les squares…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Introduire des essences fébrifuges…

LE DOCTEUR TRICEPS

Désagglomérer les collèges, les couvents… les maisons de prostitution… les casernes…

TOUS

C’est cela !… C’est cela !…

LE DOCTEUR TRICEPS

Il faudra faire jaillir de partout des sources d’eau pure… des sources larges et profondes comme la mer.

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Elle jailliront…

LE DOCTEUR TRICEPS

Si elles ne jaillissent pas… nous irons les capter au cœur vierge des montagnes.

TOUS

Oui !… Oui !…

LE DOCTEUR TRICEPS

De la Suisse…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Des Carpathes !…

LE DOCTEUR TRICEPS

Du Caucase…

TOUS

Oui !… Oui !…

LE DOCTEUR TRICEPS

Il faudra des étuves puissantes… des appareils stérilisateurs toujours en marche…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Des filtres monumentaux.

LE DOCTEUR TRICEPS

Des entrepôts d’acide phénique… des laboratoires de chimie an-ti-sep-tique…

TOUS

Oui !… Oui !…

LE DOCTEUR TRICEPS

Nous établirons des conseils d’hygiène — d’hy-giè-ne — en permanence.

TOUS

Bravo !…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Des commissions de salubrité… des syndicats de prophylaxie…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Des congrès médicaux.

LE DOCTEUR TRICEPS

Des instituts Pastoriens…

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Des lazarets autour de la ville…

TOUS

C’est cela !… Oui !… Oui !…

LE DOCTEUR TRICEPS

Votons… Guerre aux microbes !… Guerre à la mort !… Vive la science !…

TROISIÈME CONSEILLER

Vengeons Joseph !…

LE DOCTEUR TRICEPS

Votons !… Votons !…

LE MAIRE

Oui, Messieurs, nous allons voter… Nous allons voter des choses inouïes… des mesures exceptionnelles… révolutionnaires même… des sommes formidables… Mais auparavant je propose au Conseil de flétrir par un ordre du jour Isidore-Théophraste Barbaroux dont les agissements criminels et les viandes contaminées ont peut-être aidé au développement de cette épidémie… à la virulence de cette contagion.

LE DOCTEUR TRICEPS

Barbaroux est un misérable… un empoisonneur… un assassin…

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Un socialiste… un Japonais…

TOUS

À bas Barbaroux !… Mort à Barbaroux !

LE MAIRE

Et maintenant, votons, mes amis…

LE DOCTEUR TRICEPS

Je demande dix millions.

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION, haussant les épaules.

Que voulez-vous faire avec dix millions ?… Non, vingt millions !

LE MEMBRE DE LA MAJORITÉ

Cinquante millions !

LE MEMBRE DE L’OPPOSITION

Eh bien, soixante-quinze millions !

LE DOCTEUR TRICEPS

Non… Cent millions !…

(Hourrah formidable.)
LE MAIRE

Arrêtons-nous à ce chiffre de cent millions… Et si ces cent millions ne suffisent pas… nous en voterons d’autres…

TOUS

Oui ! Oui ! Cent millions…

LE TRÈS VIEUX CONSEILLER

Mais où trouverons-nous tous ces millions ?

LE MAIRE, avec mépris.

Nous les trouverons, Monsieur, dans notre patriotisme.

TOUS

Bravo !… Bravo !…

LE MAIRE

Dans notre héroïsme…

LE DOCTEUR TRICEPS

Dans notre volonté… dans notre foi…

TOUS

Oui !… Oui !…

LE MAIRE

Au scrutin, mes amis… Au scrutin !

TOUS

Au scrutin !…

(Ils se précipitent autour de la table, avec des gestes violents, des physionomies exaltées.)


RIDEAU.