L’État juif/Introduction 2

La bibliothèque libre.
Texte établi par Baruch Hagani, Lipschutz (p. 41-68).


INTRODUCTION




Le sens de l’économie politique chez les hommes qui se trouvent plongés dans la vie pratique est souvent étonnamment minime. C’est ainsi seulement que l’on peut expliquer que des Juifs répètent crédulement, eux aussi, le mot des antisémites : à savoir que nous vivrions aux dépens des « peuples-hôtes », et que, si nous n’avions pas autour de nous un « peuple-hôte », nous devrions mourir de faim. C’est là un des points à propos desquels apparaît l’affaiblissement de notre propre conscience, affaiblissement provoqué par des accusations injustes. En vérité, qu’y a-t-il au fond de cette idée du « peuple-hôte » ? En tant qu’elle n’est pas l’expression de la vieille étroitesse d’esprit physiocratique, la croyance que, dans la vie économique, ce sont toujours les mêmes objets qui circulent, repose sur une erreur enfantine. Nous n’avons nullement besoin, comme Rip van Winkle, de nous éveiller d’un sommeil séculaire pour reconnaître que le monde se modifie par l’incessante production de biens nouveaux. En notre temps merveilleux, grâce aux progrès techniques, le plus pauvre d’esprit lui-même voit, à travers ses yeux à demi-éteints, apparaître autour de lui des biens qui n’existaient pas hier. C’est l’esprit d’entreprise qui les a créés.

Le travail sans esprit d’entreprise est le vieux travail stationnaire. Le paysan, qui se trouve encore exactement au point où en étaient ses ascendants il y a mille ans, nous en fournit un exemple typique. Il n’est pas de bien-être qui n’ait été réalisé par des esprits entreprenants. On a presque honte d’écrire de pareilles banalités. Ainsi, même si nous étions exclusivement entreprenants — comme le prétend la plus folle des exagérations — nous n’aurions besoin d’aucun « peuple-hôte ». Nous n’en sommes pas réduits à la constante circulation des mêmes biens, parce que nous produisons nous-mêmes des biens nouveaux. Nous avons des instruments de travail d’une force inouïe, dont l’apparition dans le monde civilisé a constitué une concurrence mortelle pour le travail manuel : ce sont les machines. Pour mettre les machines en mouvement, les ouvriers, il est vrai, sont aussi nécessaires. Mais, pour ces besoins, nous avons assez d’hommes, trop même. Celui-là seul qui ne connaît pas la condition des Juifs dans beaucoup de contrées de l’Europe orientale, osera prétendre qu’ils sont impropres ou réfractaires au travail manuel.

Mais je n’entends pas entreprendre ici la défense des Juifs. Ce serait inutile, car tout ce qui pouvait être dit à ce sujet, sous le rapport de la raison et même du sentiment, l’a déjà été. Cependant, il ne suffit pas de trouver les meilleurs arguments pour l’esprit et le cœur ; il faut tout d’abord que les auditeurs soient à même de comprendre, sinon l’on prêche dans le désert. Les auditeurs sont-ils déjà suffisamment avancés, suffisamment éclairés ? alors tout sermon est superflu. Je crois à l’ascension progressive de l’homme vers une civilisation toujours plus élevée. Seulement, je considère cette ascension comme désespérément lente. S’il nous fallait attendre que le sens moral même de la moyenne des hommes s’épurât jusqu’à la tolérance dont Lessing faisait preuve en écrivant Nathan le Sage, notre vie et celles de nos fils, de nos petits-fils et de nos arrière-petits-fils n’y suffiraient pas. Mais voici que l’esprit du siècle vient à notre secours par une autre voie.

Ce siècle nous a en effet apporté une magnifique renaissance par ses acquisitions dans le domaine scientifique. Seul, le genre humain n’a pas encore bénéficié de ce progrès fantastique. Les distances à la surface de la terre sont franchies, et cependant nous sommes tourmentés par les souffrances que cause l’étroitesse…… Rapidement et sans danger, nous parcourons sur des navires gigantesques des mers jadis inconnues ; des chemins de fer sûrs nous conduisent au sommet de montagnes dont nous faisions autrefois, à pied, l’ascension effrayante. Les événements se déroulant dans les pays qui n’étaient point encore découverts à l’époque où l’Europe enfermait les Juifs dans le ghetto, nous sont connus dans l’heure même qui les suit. C’est pour cela que la situation critique des Juifs est un anachronisme, et non parce qu’il y eut déjà, il y a cent ans, une époque de civilisation qui n’a existé en réalité que pour un petit nombre d’élus.

Or, j’estime que la lumière électrique n’a point été inventée pour que quelques snobs illuminent leurs salons, mais bien pour que, à sa clarté, nous résolvions les questions qui préoccupent l’humanité. L’une de ces questions, et non la moins importante, est la question juive. En la résolvant, nous n’agissons pas seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour beaucoup d’autres, également fatigués et chargés.

La question juive existe. C’est un morceau de moyen âge égaré en notre temps, et dont, avec la meilleure volonté du monde, les peuples civilisés ne sauraient se débarrasser. Après tout, ils ont fait preuve de générosité en nous émancipant. La question juive existe partout où les Juifs vivent en nombre tant soit peu considérable. Là où elle n’existait pas, elle est importée par les immigrants juifs. Nous allons naturellement là où l’on ne nous persécute pas, et là encore la persécution est la conséquence de notre apparition. Cela est vrai et demeurera vrai partout, même dans les pays de civilisation avancée — la France en est la preuve — aussi longtemps que la question juive ne sera pas résolue politiquement. Les Juifs pauvres apportent maintenant avec eux l’antisémitisme en Angleterre, après l’avoir apporté en Amérique.

Je crois comprendre l’antisémitisme, qui est un mouvement très complexe. J’envisage ce mouvement en ma qualité de Juif, mais sans haine et sans peur. Je crois reconnaître ce qui, dans l’antisémitisme, est plaisanterie grossière, vulgaire jalousie de métier, préjugé héréditaire, mais aussi ce qui peut être considéré comme un effet de la légitime défense. Je ne considère la question juive ni comme une question sociale, ni comme une question religieuse, quel que soit d’ailleurs l’aspect particulier sous lequel elle se présente, suivant les temps et les lieux. C’est une question nationale, et, pour la résoudre, il nous faut, avant tout, en faire une question politique universelle, qui devra être réglée dans les conseils des peuples civilisés.

Nous sommes un peuple un.

Nous avons partout loyalement essayé d’entrer dans les collectivités nationales qui nous environnent, en ne conservant que la foi de nos pères. On ne l’admet pas. En vain sommes-nous de sincères patriotes, voire même, dans différents endroits, d’exubérants patriotes ; en vain faisons-nous les mêmes sacrifices en argent et en sang que nos concitoyens ; en vain nous efforçons-nous de relever la gloire de nos patries respectives, dans les arts et dans les sciences, et d’augmenter leur richesse par le commerce et les transactions. Dans ces patries où nous habitons déjà depuis des siècles, nous sommes décriés comme étrangers, et, souvent, par ceux dont la race n’était pas encore dans le pays alors que nos pères y souffraient déjà. La majorité peut décider qui est l’étranger dans le pays. C’est là une question de puissance, comme tout d’ailleurs dans les relations des peuples. En disant ceci comme simple particulier sans mandat, je n’abandonne rien de notre bon droit acquis. Dans l’état actuel du monde, et sans doute encore pour longtemps, la force prime le droit. C’est donc en vain que nous sommes partout de braves gens comme l’étaient les Huguenots, que l’on força à émigrer. Ah ! si l’on nous laissait tranquilles ! Mais je crois que l’on ne nous laissera pas tranquilles.

Par la pression et la persécution, nous ne saurions être exterminés. Aucun peuple dans l’histoire n’a supporté des combats et des souffrances semblables aux nôtres. La chasse aux Juifs n’a cependant jamais provoqué que la défection des faibles. Les Juifs forts reviennent fièrement à leur race lorsqu’eclatent les persécutions. On a pu le voir clairement à l’époque qui suivit immédiatement l’émancipation. Les Juifs, matériellement et intellectuellement supérieurs, avaient perdu tout à fait le sentiment de leur solidarité de race. Par un bien-être politique de quelque durée, nous nous assimilons partout, ce qui n’est pas, je crois, en notre défaveur. L’homme d’État qui désire pour sa nation la poignée de main de la race juive, devrait par conséquent s’occuper d’assurer notre bien-être politique. Or, cela, un Bismarck même ne pourrait le faire. Il y a en effet tout au fond de l’âme populaire de vieux préjugés contre nous. Pour s’en rendre compte, il suffit de prêter l’oreille à la voix du peuple qui s’exprime avec sincérité et simplicité : les contes et les proverbes sont antisémites. Le peuple est partout un grand enfant, que l’on peut assurément éduquer. Cependant cette éducation exigerait, même dans les conditions les plus favorables, un temps énorme. Or, ainsi que je l’ai déjà dit, nous pouvons arranger les choses d’une autre façon et dans un délai infiniment plus court.

L’assimilation des Juifs — et j’entends par là non seulement certaines marques extérieures relatives à l’habillement, aux habitudes de la vie, aux usages et à la langue, mais encore une identification dans le fond aussi bien que dans la forme — l’assimilation des Juifs, dis-je, ne pourrait s’obtenir que par le mariage mixte. Mais celui-ci devrait être considéré par la majorité comme un besoin, et il ne suffit point de déclarer le mariage mixte comme légalement permis. Les libéraux hongrois, qui viennent de le faire, ont commis une erreur remarquable. Et ce mariage mixte, établi doctrinairement, vient d’être dûment illustré par l’une de ses premières applications : un Juif baptisé a épousé une Juive. Mais la lutte pour la forme actuelle de l’institution du mariage a encore accru de différentes façons les dissidences qui existent en Hongrie entre les Chrétiens et les Juifs, et, par là, a plus nui que servi à la fusion des races. Il n’y a, pour l’homme qui désire vivement assurer la disparition des Juifs par le croisement, qu’un moyen de voir son désir se réaliser. Il faudrait que les Juifs acquissent au préalable une puissance économique assez considérable pour leur permettre de surmonter le vieux préjugé social. L’aristocratie, dans laquelle les mariages mixtes sont relativement les plus fréquents, nous en fournit l’exemple. La vieille noblesse redore son blason avec de l’argent juif, et de cette façon, des familles juives se trouvent absorbées.

Mais sous quelle forme se produirait ce phénomène dans les couches moyennes, où la question juive a son siège principal, parce que les juifs sont eux-mêmes un peuple moyen ? L’acquisition, préalablement nécessaire, de la puissance, équivaudrait à la domination économique des Juifs, que l’on prétend faussement exister déjà à présent. Et si la puissance actuelle des Juifs provoque déjà, de la part des antisémites, les cris de colère et de détresse que l’on sait, quelles explosions ne produirait pas le nouvel accroissement de cette puissance ! Ce premier degré de l’absorption ne saurait être atteint, car ce serait l’asservissement de la majorité par une minorité, méprisée naguère encore, et qui n’est point en possession du pouvoir militaire ou administratif. C’est pourquoi je regarde comme invraisemblable l’absorption des Juifs par la voie de la prospérité. Dans les pays actuellement antisémites, on sera de mon sentiment.

Dans les autres, où les Juifs se trouvent bien présentement, mes coreligionnaires contesteront vraisemblablement mes assertions de la façon la plus vive. Ils ne me croiront que lorsqu’ils auront été à nouveau l’objet de persécutions. Or, plus l’antisémitisme se fait attendre, plus il éclatera avec véhémence. L’infiltration d’immigrants juifs attirés par la sécurité apparente, d’une part, et le mouvement ascendant des Juifs indigènes de l’autre, agissent alors de concert avec violence et poussent à un écroulement. Rien n’est plus simple que ce raisonnement. Mais l’avoir fait sans autre préoccupation que celle de la vérité, me vaudra probablement l’opposition, voire l’hostilité des Juifs vivant dans une position favorable. S’il ne s’agissait que d’intérêts privés, dont les représentants, soit par étroitesse d’esprit, soit par lâcheté, se sentent menacés, on pourrait passer outre avec un souriant mépris. Mais la cause des pauvres et des opprimés est plus importante. Toutefois, je tiens, dès le début, à ce qu’aucune idée inexacte ne prenne naissance, notamment celle suivant laquelle, si jamais ce projet se réalisait, les Juifs possédants seraient lésés dans leur avoir. C’est pourquoi je veux m’expliquer longuement par rapport au droit des biens. Si, par contre, ce projet ne sort point de la littérature, alors rien n’est changé, et tout reste en l’état.

L’objection consistant à dire qu’en nous appelant un peuple un, je viens en aide aux antisémites, que j’empêche l’assimilation des Juifs là où elle veut s’accomplir, et que je la compromets après coup là où elle s’est accomplie — si tant est qu’en ma qualité d’écrivain isolé, je puisse empêcher ou compromettre quoi que ce soit — serait plus sérieuse. Cette objection se produira notamment en France. Je l’attends aussi d’autres endroits, mais je ne veux répondre d’avance qu’aux Juifs français parce qu’ils sont l’exemple le plus typique que je puisse prendre.

Quelque grand que soit mon respect pour la personnalité, pour la forte individualité de l’homme d’État, de l’inventeur, de l’artiste, du philosophe ou du général, aussi bien que pour la personnalité collective d’un groupe historique d’hommes que nous appelons peuple, quelque grand, dis-je, que soit mon respect pour la personnalité, je ne regrette cependant pas sa disparition. Que celui qui peut, veut et doit disparaître, disparaisse ! Mais la personnalité du peuple Juif ne veut pas, ne peut pas et ne doit pas disparaître. Elle ne le peut pas, parce que des ennemis extérieurs contribuent à la maintenir. Elle ne le veut pas, et cela, elle l’a prouvé durant deux mille ans, au milieu de souffrances sans nom. Elle ne le doit pas, c’est ce que j’essaie de démontrer dans cet écrit, après beaucoup d’autres Juifs qui n’ont point désespéré. Des branches entières du judaïsme peuvent dépérir, se détacher ; l’arbre vit.

Si maintenant les Juifs français, en totalité ou en partie, protestent contre le projet, parce que, soi-disant, ils seraient déjà « assimilés », eh bien ! ma réponse est simple : la chose ne les regarde pas. Ce sont là des Français israélites. C’est parfait ! Tandis que ceci est une affaire intérieure des Juifs. Toutefois, le mouvement politique constituant que je préconise nuirait aussi peu aux Français israélites qu’aux assimilés d’autres pays. Il leur serait au contraire très utile ! Car, pour employer le terme de Darwin, ils ne seraient plus troublés dans leur « fonction chromatique ». Ils pourraient continuer tranquillement leur assimilation, parce que l’antisémitisme actuel serait pour toujours réduit à l’inaction. Et on croirait d’autant mieux qu’ils sont assimilés que le nouvel État juif, avec ses institutions toutes modernes, étant devenu une réalité, ils continueraient néanmoins à rester là où ils habitent présentement.

Les assimilés bénéficieraient encore plus de l’éloignement des Juifs demeurés fidèles à leur race que les citoyens chrétiens. Car ils seraient débarrassés de la concurrence inquiétante, incalculable et inévitable du prolétariat juif poussé de pays en pays par l’oppression politique et la misère économique, de ce prolétariat nomade qui pourrait alors se fixer. Actuellement, beaucoup de citoyens chrétiens — on les appelle antisémites — peuvent protester contre l’immigration de Juifs étrangers : les citoyens israélites, eux, ne le peuvent pas, bien qu’ils soient atteints beaucoup plus durement par cette immigration. Ils ont en effet à supporter la concurrence d’individus qui se trouvent dans des conditions économiques identiques aux leurs, et qui, par-dessus le marché, importent encore l’antisémitisme ou renforcent celui qui existe. C’est là, pour les assimilés, une douleur secrète qui se traduit par des entreprises « bienfaisantes ». Ils créent des associations d’émigration pour les Juifs qui se disposent à retourner dans leur pays. Ce phénomène constitue un contresens qu’on pourrait trouver comique, s’il ne s’agissait d’hommes qui souffrent. Certaines de ces associations de secours n’ont pas été créées pour, mais contre les Juifs persécutés. Il faut surtout que les plus pauvres soient transportés très rapidement et très loin. Et c’est ainsi que, par une observation attentive, on découvre que plus d’un ami des Juifs en apparence n’est en réalité qu’un antisémite d’origine juive, déguisé en bienfaiteur.

Mais les tentatives de colonisation elles-mêmes, faites par des hommes vraiment bien intentionnés, n’ont pas, jusqu’ici, donné les résultats qu’on en attendait, quoiqu’elles aient constitué des expériences intéressantes. Je ne crois pas que, pour tel ou tel, il ne se soit agi que d’un sport, que tel ou tel ait fait émigrer de pauvres Juifs, comme on fait courir des chevaux. La chose est tout de même trop triste et trop sérieuse pour cela. Ces tentatives ont sollicité l’intérêt en tant qu’elles ont représenté en petit les prodromes pratiques de l’idée de l’État juif. Elles ont même été utiles en ce sens que des fautes y ont été commises, qui pourront être évitées lors d’une réalisation en grand. Sans doute, grâce à ces tentatives, des dommages ont aussi été causés ; toutefois, je regarde la propagande de l’antisémitisme dans de nouvelles contrées, conséquence nécessaire d’une telle infiltration artificielle, comme le moindre des desavantages. Ce qui est pire, c’est que les résultats insuffisants ont fait naître chez les Juifs eux-mêmes des doutes au sujet de la capacité du matériel humain juif. Mais ces doutes pourront être dissipés, chez les personnes judicieuses, par ce simple raisonnement : ce qui est impraticable en petit peut parfaitement être réalisable en grand. Dans les mêmes conditions, une petite entreprise peut donner lieu à des pertes et une grande, produire des bénéfices. Un ruisseau n’est même pas navigable avec un canot : la rivière où il se jette porte de grands navires.

Personne n’est assez fort ou assez riche pour déplacer un peuple d’un lieu d’habitation et le transférer dans un autre. Seule une idée peut accomplir cette grande tâche. L’idée de l’État juif a sans doute un pareil pouvoir. Dans la longue nuit de leur histoire, les Juifs n’ont cessé de rêver ce rêve royal : « Dans un an d’ici, à Jérusalem ! » Tel est notre vieux mot. Il s’agit maintenant de montrer que le rêve peut se transformer en une pensée lumineuse.

Pour cela, il faut avant tout faire dans les âmes table rase de maintes idées surannées, dépassées, arriérées, confuses et étroites. Ainsi, des esprits bornés prétendront tout d’abord que la migration, sortant de la civilisation, devra s’en aller dans le désert. Point ! La migration s’effectue en pleine civilisation. On ne descend pas à un degré inférieur, on s’élève au contraire. On n’occupe pas des huttes de terre et de paille, mais de belles maisons modernes que l’on peut habiter sans danger. On ne perd pas son bien acquis, mais on le fait valoir. On n’abandonne son bon droit que contre un droit meilleur. On ne se sépare pas de ses chères habitudes, on les retrouve. On ne quitte pas l’ancienne maison avant que la nouvelle soit achevée. Ceux-là seuls s’en vont qui sont sûrs d’améliorer leur situation. Ce sont d’abord les désespérés, puis les pauvres, puis les aisés, enfin les riches. Les premiers partis deviennent, dans leur nouvel établissement, la couche supérieure, jusqu’à ce que viennent les rejoindre les représentants des classes qui ont émigré après eux. La migration est en même temps un mouvement ascensionnel de classes.

Et non seulement le départ des Juifs ne produit aucun trouble économique, aucune crise, aucune persécution, mais une période de prospérité commence pour les pays abandonnés par eux. Une migration intérieure des citoyens chrétiens a lieu vers les positions évacuées par les Juifs. L’écoulement est graduel, sans aucune secousse, et déjà son commencement marque la fin de l’antisémitisme. Les Juifs quittent en amis leurs anciens compatriotes chrétiens, et, si d’aucuns reviennent ensuite, on les recevra dans les pays civilisés, et on les traitera avec autant de bienveillance que les ressortissants des autres nations étrangères. Cette migration n’est pas non plus une fuite, tant s’en faut, mais une marche réglée sous le contrôle de l’opinion publique. Non seulement le mouvement doit être dirigé par des moyens complètement légaux, mais il ne peut même être conduit qu’avec le concours amical des gouvernements intéressés, qui en retireront de notables avantages.

En vue de la pureté de l’idée et de la force indispensable à sa réalisation, des garanties sont nécessaires qui ne peuvent être trouvées que dans des personnes « morales » ou « juridiques ». Je tiens à maintenir séparées ces deux dénominations qui, dans le langage des jurisconsultes, sont souvent confondues. Comme personne morale, étant l’objet de droits en dehors de la sphère des liens privés, je mets en avant la Society of Jews. A côté d’elle figure la personne juridique de la Jewish Company, qui est une institution industrielle.

Le particulier qui ferait seulement semblant d’entreprendre une œuvre aussi gigantesque, pourrait paraître un escroc ou un fou. La pureté de la personne morale est garantie par le caractère de ses membres. La force suffisante de la personne juridique est prouvée par son capital.

Par cet avant-propos, je n’ai voulu qu’écarter en toute hâte la première volée d’objections que le seul mot d’ « État Juif » doit provoquer. Dorénavant, nous allons nous expliquer avec plus de calme, combattre d’autres objections et développer plus a fond maints points de vue déjà énoncés, bien que, dans l’intérêt de ce travail, il y ait intérêt à être bref et rapide.

Si, à la place d’une vieille construction, je veux en élever une nouvelle, je dois démolir avant de bâtir. Je suivrai donc cet ordre rationnel. Tout d’abord, dans la partie générale, il y a lieu d’éclaircir les notions, de fixer les conditions politiques et économiques préliminaires et de développer le projet.

Dans la partie spéciale, qui se divise en trois chapitres principaux, sont : la Jewish Company, ses groupes locaux et la Society of Jews. La Société doit, il est vrai, être constituée d’abord, et la Compagnie ensuite. Mais, dans le projet, c’est l’ordre inverse qui prévaut, parce que c’est contre la possibilité d’exécution financière que l’on soulèvera le plus de doutes, lesquels devront être réfutés tout d’abord. Dans la conclusion, il y aura à faire un dernier effort pour combattre les objections qui seront présumées devoir encore se produire. Que mes lecteurs veuillent bien me suivre patiemment jusqu’à la fin. Chez plus d’un d’entre eux, les objections naîtront dans un ordre différent de celui que je suis pour les réfuter. Mais que celui dont les doutes sont rationnellement dissipés n’hésite pas à se déclarer partisan de la cause.

Toutefois, en m’adressant à la raison, je ne puis ignorer que la raison seule ne suffit pas. Les vieux prisonniers ne quittent pas volontiers la prison. Nous verrons si la jeunesse dont nous avons besoin nous est déjà née, la jeunesse qui entraîne les vieux, les emporte dans ses bras vigoureux et transforme en enthousiasme les motifs puisés dans la raison.