L’Éternel Mari/7

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Traduction par Nina Halpérine-Kaminsky.
Librairie Plon (p. 99-118).

VII. Le Mari et l’amant s’embrassent


Il avait un impérieux désir de savoir, tout de suite. « Ce matin, j’étais tout ahuri ; il m’a été impossible de me ressaisir, songeait-il, en se rappelant sa première rencontre avec Lisa, mais, à présent, il faut que j’arrive à savoir. » Pour hâter les choses, il fut sur le point de se faire conduire directement chez Trousotsky, mais il se ravisa aussitôt : « Non, il vaut mieux qu’il vienne chez moi ; en attendant, il faut que je m’occupe d’en finir avec mes maudites affaires. »

Il courut à ses affaires avec une hâte fébrile ; mais il sentit lui-même, cette fois, qu’il était trop distrait, et qu’il était hors d’état de s’appliquer. À cinq heures, comme il allait dîner, il lui vint soudainement à l’esprit une idée étrange, qu’il n’avait jamais eue : peut-être ne faisait-il, en effet, que retarder la solution de son affaire, avec sa manie de se mêler de tout, de tout brouiller, de courir les tribunaux, de harceler son avocat qui le fuyait. Cette hypothèse l’amusait. « Dire que si cette idée m’était venue hier, j’en aurais été désolé ! » remarqua-t-il. Et sa gaieté redoubla.

Avec toute cette gaieté, sa distraction et son impatience grandissaient : peu à peu, il devint tout songeur ; et sa pensée inquiète flottait de sujet en sujet, sans aboutir à aucune décision claire sur ce qui lui importait le plus.

« Il me le faut, cet homme, conclut-il ; il faut que je lise jusqu’au fond de lui ; et puis, il faudra en finir. Il n’y a qu’une solution : un duel ! »

Lorsqu’il rentra chez lui à sept heures, il n’y trouva pas Pavel Pavlovitch, et il en fut extrêmement surpris.

Puis il passa de la surprise à la colère, de la colère à la tristesse, et, enfin, de la tristesse à la peur. « Dieu sait comment tout cela finira ! » répétait-il, tantôt marchant à grands pas par la chambre, tantôt allongé sur son divan, toujours l’œil sur sa montre. Enfin, vers neuf heures, Pavel Pavlovitch arriva. « Si cet homme se joue de moi, il n’aura jamais plus beau jeu qu’à présent, tant je me sens peu maître de moi », songeait-il, en prenant son air le plus gai et le plus accueillant.

Il lui demanda vivement, de bonne humeur, pourquoi il avait tant tardé à venir. L’autre sourit d’un œil sournois, s’assit d’un air très dégagé, et jeta nonchalamment sur une chaise le chapeau au crêpe. Veltchaninov remarqua aussitôt ces allures et ouvrit l’œil.

Tranquillement, sans phrases inutiles, sans agitation superflue, il lui rendit compte de sa journée : il lui dit comment s’était passé le voyage, avec quelle bonne grâce Lisa avait été accueillie, le bénéfice qu’en retirerait sa santé ; puis, insensiblement, comme s’il oubliait Lisa, il en vint à ne plus parler que des Pogoreltsev. Il vanta leur bonté, la vieille amitié qui l’unissait à eux, il dit l’homme excellent et distingué qu’était Pogoreltsev, et autres choses semblables. Pavel Pavlovitch écoutait d’un air distrait, et jetait de temps à autre à son interlocuteur un sourire incisif et sarcastique.

— Vous êtes un homme ardent, murmura-t-il enfin, avec un ricanement mauvais.

— Et vous, vous êtes aujourd’hui de bien méchante humeur, fit Veltchaninov, d’un ton fâché.

— Et pourquoi ne serais-je pas méchant comme tout le monde ? s’écria Pavel Pavlovitch, en bondissant hors de son coin.

Il semblait n’avoir attendu qu’une occasion pour éclater.

— Vous êtes parfaitement libre ! dit Veltchaninov en souriant. Je pensais qu’il vous était arrivé quelque chose.

— Oui, il m’est arrivé quelque chose, s’écria l’autre, bruyamment, comme s’il en était fier.

— Et quoi donc ?

Pavel Pavlovitch tarda un peu à répondre :

— Toujours notre ami Stepan Mikhailovitch qui fait des siennes !… Oui, parfaitement, Bagaoutov, le plus galant gentleman de Pétersbourg, le jeune homme du meilleur monde !

— Est-ce qu’il a encore refusé de vous recevoir ?

— Pas du tout : cette fois on m’a reçu, j’ai été admis à le voir, à contempler ses traits… Seulement, ce n’étaient plus que les traits d’un mort.

— Comment ? Quoi ? Bagaoutov est mort ? fit Veltchaninov avec un étonnement profond, bien qu’il n’y eût rien là qui dût l’étonner si fort.

— Parfaitement ! lui-même !… Ah ! le brave, l’unique ami de six années !… C’est hier vers midi qu’il est mort, et je n’en ai rien su !… Qui sait ? peut-être est-il mort à l’instant même où j’allais prendre de ses nouvelles ! On l’enterre demain ; il est déjà enseveli. Il est dans un cercueil de velours pourpre, à galons d’or… Il est mort d’un accès de fièvre chaude… On m’a laissé entrer, j’ai pu revoir ses traits. Je me suis présenté comme son ami véritable, c’est pour cela qu’on m’a laissé entrer… Voyez un peu, je vous prie, ce qu’il a fait de moi, ce cher ami de six années ! C’est peut-être uniquement pour lui que je suis venu à Pétersbourg !

— Mais voyons, vous n’allez pas vous fâcher contre lui, fit Veltchaninov en souriant : vous ne pensez pas qu’il soit mort exprès !

— Comment donc ! mais j’ai beaucoup de compassion pour lui, le très cher ami !… Tenez, voici tout ce qu’il était pour moi.

Et tout à coup, de la façon la plus inattendue, Pavel Pavlovitch porta deux doigts a son front chauve, et, les dressant de chaque côté, il se mit à rire, d’un rire calme, prolongé. Il resta ainsi toute une demi-minute, regardant avec une insolence méchante droit dans les yeux de Veltchaninov. Celui-ci fut stupéfait, comme s’il voyait un spectre ; mais sa stupéfaction ne dura qu’un instant ; un sourire railleur, froidement provocant, se dessina lentement sur ses lèvres.

— Qu’est-ce que tout cela veut dire ? demanda-t-il nonchalamment, en traînant ses mots.

— Cela veut dire… ce que vous savez bien ! répondit Pavel Pavlovitch, en ôtant enfin ses doigts de son front.

Tous deux se turent.

— Vous êtes vraiment un homme de cœur ! reprit Veltchaninov.

— Pourquoi donc ? Parce que je vous ai montré cela ?… Savez-vous ? Alexis Ivanovitch, vous feriez beaucoup mieux de m’offrir quelque chose. Je vous ai donné à boire, à T…, pendant une année entière, sans manquer un jour… Faites donc apporter une bouteille, j’ai le gosier sec.

— Avec plaisir ; vous auriez dû le dire plus tôt… Que prenez-vous ?

— Ne dites pas vous, dites nous : il faut que nous buvions ensemble, n’est-ce pas ?

Et Pavel Pavlovitch le regardait, droit dans les yeux, d’un air de défi, avec une sorte d’inquiétude bizarre.

— Du champagne ?

— Évidemment. Nous n’en sommes pas encore à l’eau-de-vie.

Veltchaninov se leva sans se presser, sonna Mavra, et lui donna l’ordre.

— Nous boirons à notre heureuse et joyeuse réunion, après neuf ans de séparation ! — s’écria Pavel Pavlovitch, avec un éclat de rire absurde et qui avorta. — Maintenant c’est votre tour, c’est vous qui restez mon seul véritable ami ! Fini, Stepan Mikhailovitch Bagaoutov ! C’est comme dit le poète :

C’en est fait du grand Patrocle, Le vil Thersite est encore vivant !

Et, en prononçant le nom de Thersite, il se désignait lui-même du doigt.

« Allons donc, animal ! explique-toi plus vite car je n’aime pas les sous-entendus », pensait Veltchaninov. La colère bouillait en lui, et il avait grand-peine à se contenir.

— Mais voyons, dites-moi, fit-il avec humeur, si vous avez des griefs certains contre Stepan Mikhailovitch (il ne l’appelait plus tout simplement Bagaoutov), vous devriez ressentir une joie très vive de la mort de votre offenseur ; pourquoi donc semblez-vous en être fâché ?

— De la joie ? Quelle joie ! Pourquoi de la joie ?

— Ma foi, j’en juge en me mettant à votre place.

— Ha ! ha ! à ce compte vous vous trompez fort sur mes sentiments. Le sage l’a dit : « Un ennemi mort, c’est bien ; un ennemi vivant, c’est encore mieux… » Ha ! ha !

— Mais enfin vous l’avez vu vivant, chaque jour pendant cinq ans, je pense, et vous avez eu tout le temps de le contempler, fit Veltchaninov, d’une manière méchante et agressive.

— Mais est-ce que je savais, est-ce que je savais, alors ? — s’écria vivement Pavel Pavlovitch, bondissant de nouveau de son coin ; et l’on eût dit qu’il ressentait une joie à voir venir enfin la question qu’il attendait depuis longtemps ; — mais voyons, Alexis Ivanovitch, pour qui donc me prenez-vous ?

Et dans son regard brilla soudain une expression toute nouvelle, tout imprévue, qui transfigura tout d’un coup son visage jusque-là tordu par un ricanement mauvais et repoussant.

— Comment ! vous ne saviez rien ! fit Veltchaninov tout stupéfait.

— Ah ! vraiment, vous vous imaginez que j’avais su ! Ah ces Jupiter ! Pour vous autres, un homme n’est guère plus qu’un chien, et vous croyez tout le monde fait sur le modèle de vos misérables petites natures !… Voilà pour vous ! Attrapez !

Il frappa violemment du poing sur la table, mais tout aussitôt il s’effara lui-même de tant de bruit, il regarda autour de lui, d’un œil craintif.

Veltchaninov avait repris toute son assurance.

— Écoutez, Pavel Pavlovitch, il m’est parfaitement indifférent, convenez-en, que vous ayez su ou non. Si vous ne l’avez pas su, cela vous fait honneur, évidemment, bien que… Au reste je ne comprends même en aucune façon pourquoi vous m’avez pris pour confident.

— Ce n’est pas pour vous… ne vous fâchez pas… ce n’est pas pour vous… bégaya Pavel Pavlovitch, les yeux à terre.

Mavra entra, apportant le champagne.

— Ah, le voici ! — s’écria Pavel Pavlovitch, visiblement enchanté de la diversion. — Des verres, petite mère, des verres ! Parfait !… Bien, c’est tout ce qu’il nous faut. Il est débouché ? Admirable, charmante créature ! Très bien, vous pouvez nous laisser.

Il avait repris courage ; de nouveau il regarda Veltchaninov en face, d’un air audacieux.

— Avouez donc, fît-il en ricanant, que tout cela vous intrigue terriblement, que tout cela est loin de vous être « parfaitement indifférent », comme vous avez bien voulu le dire, et que vous seriez attrapé si je me levais à l’instant même et si je m’en allais, sans rien vous expliquer.

— Vous êtes tout à fait dans l’erreur ; je ne serais pas attrapé le moins du monde.

« Tu mens ! » disait le sourire de Pavel Pavlovitch.

— Eh bien alors, buvons !

Et il remplit les verres.

— Buvons, reprit-il en levant son verre, à la santé posthume de ce pauvre ami, Stepan Mikhailovitch.

— Je ne boirai pas sur un toast pareil, dit Veltchaninov, qui posa son verre.

— Mais pourquoi donc ? C’est un charmant petit toast.

— Voyons, vous étiez ivre en venant ?

— Peuh ! j’avais bu un peu. Pourquoi cela ?

— Oh ! rien de particulier ; seulement j’avais cru voir, la nuit passée, et surtout ce matin, que vous aviez un regret sincère de la mort de Natalia Vassilievna.

— Et qui donc vous dit que mon regret est moins sincère à présent ? fit Pavel Pavlovitch en bondissant de nouveau, comme mû par un ressort.

— Ce n’est pas là ce que je veux dire ; mais enfin reconnaissez vous-même que vous avez pu vous tromper sur le compte de Stepan Mikhailovitch, et cela a de l’importance.

Pavel Pavlovitch ricana et cligna de l’œil.

— Ah ! comme vous brûlez de savoir par quel procédé j’ai été instruit en ce qui concerne Stepan Mikhailovitch !

Veltchaninov rougit :

— Je vous répète encore que cela m’est égal.

« Si je le jetais dehors avec sa bouteille ? » songeait-il. Et sa colère montait, et son visage s’empourprait.

— Allons ! tout cela n’a pas d’importance, fit Pavel Pavlovitch, comme s’il voulait lui redonner du courage. Et il se remplit son verre.

— Je vais vous expliquer de suite comment j’ai tout appris, et satisfaire votre ardente curiosité… car vous êtes un homme ardent, Alexis Ivanovitch, un homme terriblement ardent ! Ha ! ha ! Seulement, donnez-moi une cigarette, puisque depuis le mois de mars…

— Voici.

— Eh ! oui, c’est depuis le mois de mars que je me suis gâté, Alexis Ivanovitch, et voici comment tout cela est arrivé. Écoutez. La phtisie, vous le savez bien, cher ami — il devenait de plus en plus familier —, la phtisie est une très curieuse maladie. Le plus souvent le phtisique meurt sans presque s’en douter. Je vous dirai que, cinq heures avant la fin, Natalia Vassilievna projetait encore d’aller voir, quinze jours plus tard, une tante à elle, qui demeurait à quarante verstes de là. D’autre part, vous connaissez certainement l’habitude, ou, pour mieux dire, la manie qu’ont beaucoup de femmes, et peut-être aussi beaucoup d’hommes, la manie de conserver les vieilles correspondances amoureuses… Le plus sûr, n’est-ce pas, c’est de les jeter au feu ? Eh bien, non, le moindre chiffon de papier, il faut qu’elles le serrent précieusement dans des coffrets ou des nécessaires ; même elles classent tout cela, bien numéroté, par années, par catégories, par séries. Je ne sais si elles y trouvent une consolation ; mais il est certain qu’elles doivent y retrouver d’agréables souvenirs… Évidemment, lorsque, cinq heures avant la fin, elle projetait d’aller rendre visite à sa tante, Natalia Vassilievna ne songeait pas le moins du monde qu’elle allait mourir ; elle n’y songeait même pas une heure avant, alors qu’elle demandait encore le docteur Koch. Il arriva ainsi qu’elle mourut, et que le coffret de bois noir incrusté de nacre et d’argent resta là, dans son bureau. Et c’était un charmant coffret, avec une mignonne petite clef, un coffret de famille, qui lui venait de sa grand-mère. Eh bien ! c’est dans ce petit coffret qu’il y avait tout, mais tout, ce qui s’appelle tout : tout sans exception, tout depuis vingt ans, classé par années et par jours. Et comme Stepan Mikhailovitch avait un goût très prononcé pour la littérature, il y avait bien dans la boîte cent lettres de sa composition, de quoi faire une nouvelle très passionnée, pour une revue ; — il est vrai que cela avait duré cinq ans. — Quelques lettres étaient annotées de la main de Natalia Vassilievna… C’est agréable pour un mari, ne trouvez-vous pas ?

Veltchaninov réfléchit un moment, et se rappela que jamais il n’avait écrit à Natalia Vassilievna la moindre lettre ni le moindre billet. De Pétersbourg il avait écrit deux lettres, mais elles étaient adressées aux deux époux, comme il avait été convenu. Il n’avait pas même répondu à la dernière lettre de Natalia Vassilievna, celle qui lui avait donné congé.

Quand il eut fini son récit, Pavel Pavlovitch se tut une minute entière, avec son sourire insolent et interrogatif.

— Pourquoi donc ne répondez-vous pas à ma petite question ? fit-il avec insistance.

— Quelle petite question ?

— Relativement aux sentiments agréables qu’éprouve un mari en découvrant la cassette.

— Eh ! que m’importe ! fit d’un air agité Veltchaninov, qui se leva et marcha de long en large par la chambre.

— Je parie que vous vous dites en ce moment : « L’animal, qui de lui-même fait montre de son déshonneur ! » Ha ! ha ! Quel homme dégoûté vous faites !

— Je ne songe à rien de tel. Bien au contraire. Vous êtes extrêmement excité par la mort de l’homme qui vous a offensé, et puis, vous avez bu beaucoup de vin. Je ne vois rien là qui soit extraordinaire ; je comprends parfaitement pourquoi vous teniez à ce que Bagaoutov vécût, et j’apprécie fort bien votre désappointement, mais…

— Et pourquoi donc, à votre avis, tenais-je tant à ce que Bagaoutov vécût ?

— Cela, c’est votre affaire.

— Je parie que vous pensiez à un duel ?

— Le diable vous emporte ! s’écria Veltchaninov, de moins en moins maître de lui, ce que je pensais, c’est qu’un homme comme il faut… dans un cas de ce genre, ne s’abaisse pas aux bavardages saugrenus, aux grimaces stupides, aux gémissements ridicules et aux sous-entendus répugnants qui ne font que dégrader celui qui en use — mais qu’il agit franchement, ouvertement, sans réticences… en homme comme il faut !

— Ha ! ha ! et alors, je ne suis pas, moi, un homme comme il faut ?

— Cela, encore une fois, c’est votre affaire… mais enfin pourquoi diable, après cela, aviez-vous tant besoin que Bagaoutov vécût ?

— Pourquoi ? Mais quand ce ne serait que pour le voir, le cher ami ! Nous aurions fait chercher une bouteille, et nous l’aurions bue ensemble.

— Il aurait refusé de boire avec vous.

— Mais pourquoi donc ? Noblesse oblige1 ! — Vous buvez bien avec moi ; pourquoi aurait-il été plus délicat ?

— Moi ? je n’ai pas bu avec vous.

— Et pourquoi donc, tout à coup, tant d’orgueil ?

Veltchaninov éclata de rire, d’un rire nerveux et agité.

— Oh ! mais décidément, vous êtes véritablement féroce ! Et moi qui croyais que vous étiez tout bonnement un « éternel mari » !

— Comment, un « éternel mari » ? Qu’entendez-vous par là ? fit Pavel Pavlovitch, qui dressa l’oreille.

— Oh rien, un type de mari. C’est trop long à raconter. Et puis voyons, il faut vous en aller ; il est temps ; vous m’ennuyez !

— Et pourquoi « féroce » ? Vous avez dit « féroce ».

— Je vous ai dit, en manière de plaisanterie, que vous êtes véritablement féroce.

— Qu’entendez-vous par là ? Je vous en prie, Alexis Ivanovitch, dites-le-moi, pour l’amour de Dieu ou pour l’amour du Christ !

— Allons, en voilà assez ! s’écria Veltchaninov avec colère : il est temps, allez-vous-en !

— Non, pas encore assez ! fit Pavel Pavlovitch, d’une voix vibrante. Il est possible que je vous ennuie, mais je ne m’en irai pas ainsi, parce qu’avant de m’en aller je veux boire avec vous, trinquer avec vous. Buvons, et puis je m’en irai, mais pas avant !

— Voyons, Pavel Pavlovitch, vous en irez-vous au diable, oui ou non ?

— J’irai au diable, mais quand nous aurons bu ! Vous avez dit que vous ne vouliez pas boire avec moi ; eh bien, moi, je veux que vous buviez avec moi !

Il ne ricanait plus, ne dissimulait plus. Dans tous les traits de son visage, il s’était fait une transformation si complète que Veltchaninov en fut stupéfait.

— Allons donc, Alexis Ivanovitch, buvons ; allons, vous ne me le refuserez pas ! continua Pavel Pavlovitch en lui saisissant fortement la main et en fixant sur lui un regard étrange.

Maintenant, il s’agissait à présent d’autre chose que d’un verre de vin.

— Enfin, si vous le voulez, murmura l’autre ; mais, vous voyez, il n’y a plus que le fond…

— Il en reste juste deux verres et le fond n’est pas trouble ; allons, buvons et trinquons ! Ayez la bonté de prendre votre verre.

Ils trinquèrent et burent.

— Eh bien, à présent… puisqu’il en est ainsi… Ah !…

Pavel Pavlovitch prit son front dans sa main et resta ainsi quelques instants. Veltchaninov attendait ; il croyait que, cette fois, l’autre allait tout dire, jusqu’au dernier mot. Mais Pavel Pavlovitch ne dit rien. Il regardait Veltchaninov paisiblement, la bouche tordue dans un sourire grimaçant et sarcastique.

— Enfin, que voulez-vous de moi, ivrogne ? Vous vous moquez de moi ! s’écria Veltchaninov d’une voix furieuse, en frappant du pied.

— Ne criez pas, ne criez pas, pourquoi crier ? dit l’autre, très vite, en le calmant du geste. Je ne me moque pas !… Ah ! Savez-vous ce que vous êtes, ce qu’à présent vous êtes pour moi ?

Et d’un mouvement rapide il lui prit la main et la baisa. Veltchaninov n’eut pas le temps de la retirer.

— Voilà ce que vous êtes pour moi, à présent. Et maintenant je m’en vais à tous les diables !

— Attendez, restez ! s’écria Veltchaninov, j’oubliais de vous dire…

Pavel Pavlovitch était déjà près de la porte ; il revint.

— Voyez-vous, dit Veltchaninov, d’une voix presque basse, très vite, en rougissant et en détournant les yeux, — il est convenable que vous alliez demain, sans faute, chez les Pogoreltsev, pour faire leur connaissance et les remercier… mais sans faute !…

— Certainement, sans faute ! C’est trop naturel, répondit Pavel Pavlovitch avec un empressement inaccoutumé, en faisant signe de la main qu’il était superflu d’insister.

— D’autant plus que Lisa est très désireuse de vous voir. Je lui ai promis…

— Lisa ? répéta Pavel Pavlovitch, Lisa ? Savez-vous ce qu’elle a été pour moi, Lisa, ce qu’elle a été et ce qu’elle est ? (Et il criait, comme transporté.) Mais tout cela… tout cela, c’est pour plus tard… Pour le moment, ce n’est pas assez que vous ayez bu avec moi, Alexis Ivanovitch, me faut absolument une autre satisfaction…

Il posa son chapeau sur une chaise, et de nouveau, comme tout à l’heure, un peu haletant, il regarda Veltchaninov bien en face.

— Embrassez-moi, Alexis Ivanovitch, dit-il brusquement.

— Vous êtes ivre ! cria l’autre qui recula.

— Ivre ! mon Dieu oui, mais ce n’est pas la question : embrassez-moi, Alexis Ivanovitch… Ah ! il faut que vous m’embrassiez ! je vous ai bien baisé la main, moi, à l’instant !

Veltchaninov resta un moment silencieux, comme s’il eût reçu un coup de trique sur la tête. Puis, d’un geste brusque, il se pencha vers Pavel Pavlovitch, qui était là, tout contre lui, et l’embrassa sur les lèvres, qui sentaient horriblement le vin. Tout cela fut si rapide, si étrange, qu’il ne sut jamais si vraiment il l’avait embrassé.

— Ah ! maintenant… maintenant !… —s’écria Pavel Pavlovitch dans un transport d’ivrogne, les yeux brillants ; — ah ! voyez-vous, c’est que je me disais : « Comment ! alors lui aussi ? Mais alors, si c’est vrai, à qui donc croire ? »

Et il fondit en larmes.

— Alors, vous comprenez quel ami vous êtes à présent pour moi !…

Et il prit son chapeau, et s’enfuit. Veltchaninov resta quelques instants debout, cloué sur place, comme après la première visite de Pavel Pavlovitch.

« Bah ! c’est un ivrogne et un grotesque ! pas autre chose, bien certainement ! » appuya-t-il énergiquement, quand il se fut déshabillé, et qu’il se mit au lit.