L’Étoile de Prosper Claes/05

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La Renaissance du livre (p. 52-74).


CHAPITRE V



Comme Théodore venait de fermer et remettait de l’ordre sur les lavabos du salon, Martha s’occupait à couvrir la table dans la petite pièce du premier étage.

C’était une jolie chambre meublée de quelques chaises, d’un buffet bas et d’un piano de forme ancienne dont le panneau de face ajourait des entrelacs sur un fond de soie rose délicieusement fanée.

Un beau portrait de jeune femme, épreuve agrandie d’un cliché photographique, quelques gravures enluminées à l’anglaise, représentant des sites d’outre-Manche, ornaient les murs tendus d’un papier bleu sombre imitant la trame d’une grosse toile. L’unique fenêtre, qui ouvrait sur la rue, était garnie de rideaux d’un riche velours, dont la sourde nuance s’harmonisait à la tapisserie. Sur la cheminée, une petite pendule de marbre noir, flanquée de deux coupes de même matière, se reflétait dans une glace à biseaux encadrée d’une mince baguette de chêne.

Chose curieuse, aucun bibelot banal, nulle corbeille de fleurs faites, cravatées de rubans, ne surchargeaient les meubles à tablette ; trois photographies sous verre et un bouquet de fraîches giroflées étaient les seuls objets posés sur la petite étagère d’encoignure.

Cette sobriété dans l’ameublement, l’absence de tout bariolage, agrandissait la pièce tout en lui donnant un cachet d’élégance qui surprenait d’abord dans ce modeste logis, mais s’expliquait tout de suite à la vue de Martha, si gracieuse, si distinguée de manières et dont le visage avait quelque chose de fier dans sa douceur. C’est elle qui avait présidé à l’arrangement de cette petite salle à manger où se réunissait la famille après le travail du jour.

Cependant, la jeune fille, qui avait fini de dresser la table demeurait appuyée contre le buffet ; elle semblait très lasse ce soir, perdue en de mornes songeries ; une profonde tristesse se lisait dans ses yeux, qui avaient pleuré. Parfois un léger sanglot s’échappait de sa poitrine oppressée. Soudain, et comme attirée par une force invincible, elle s’approcha doucement de l’étagère pour s’absorber dans la contemplation d’un portrait de soldat placé entre ceux de son frère et de sa jeune sœur. Cette figure peu régulière, mais qui la regardait avec tant de bonté à travers l’ahurissement jovial et souriant de la pose, la pénétra tout à coup d’une nouvelle émotion. Elle ne put retenir ses larmes.

— Allons, allons, fille…

C’était son père, qui venait d’entrer sans qu’elle s’en doutât et l’écartait tendrement de la chère image.

Elle sécha ses pleurs :

— Pardonne-moi Pa… C’est vrai, je ne suis pas raisonnable… Assieds-toi, je vais chercher le souper.

Elle sortit vivement tandis que Théodore s’attablait en poussant un profond soupir. « Pauvre enfant, pensait-il, elle aurait pourtant le droit d’être heureuse après tant de courage et de dévouement… »

Il demeurait plongé dans ses réflexions, méditant sur les confidences contenues dans la dernière lettre de James et sur les francs aveux de sa fille… Car il savait depuis la veille les promesses échangées entre Martha et le fils des charbonniers. Certes, il en ressentait une grande satisfaction, non exempte d’une certaine fierté. Victor De Bouck était un garçon distingué qui avait déjà donné des preuves de son talent. Sa réputation grandissante et la situation aisée de ses parents lui assuraient un bel avenir. L’affection qu’il portait à Martha ne démentait pas les qualités de son esprit et la beauté de son caractère : il avait deviné les mérites de la jeune fille et, bravant les préjugés, ne voyait aucune espèce de déchéance à devenir le gendre d’un simple coiffeur. Du reste, la sympathie que Théodore avait toujours ressentie pour son jeune client s’était encore accrue depuis que l’interne avait soigné Clairette. Donc, il ne pouvait désapprouver sa fille de répondre à la tendresse du jeune homme. Mais, comme il tremblait à présent pour la vie du soldat sans parler des craintes que lui inspiraient les parents De Bouck ! Car il ne lui semblait pas possible que la maîtresse charbonnière consentît jamais à l’heureuse conclusion de cette idylle, en admettant que la guerre ne vint pas la dénouer brutalement.

Cependant Martha était rentrée, portant sur un plateau le frugal repas du soir. Elle servit son père qui, malgré son esprit soucieux, se mit à manger d’assez bon appétit. Mais le brave homme s’inquiéta bientôt de l’abstinence de sa fille :

— Voyons, chère, il faut prendre au moins quelque chose… Force-toi un peu sinon tu ne résisteras pas…

Elle le pria de ne pas s’alarmer :

— Je t’assure, Pa, que je n’ai pas faim. Du reste, on m’a forcé de goûter à la quincaillerie…

Et, surmontant sa peine :

— Oh ! tu ne peux te figurer comme il est beau, le petit garçon d’Adelaïde !

Elle s’anima légèrement à l’évocation du nourrisson, dont la belle santé et la gourmandise amenaient presque un sourire sur ses lèvres. Car auprès d’un enfant, s’apaise toujours le plus violent chagrin.

— Et les pauvres vieux ? interrogea le coiffeur d’un air attendri. Est-ce qu’ils commencent à se remettre un peu ?

Elle ne les avait pas vus cet après-midi, mais, selon ce que Bernard lui avait rapporté, les patrons semblaient se résigner et reprendre courage, surtout avec ce nouveau petit Prosper soudainement apparu dans la maison. Par exemple, un surcroît dans leur malheur, c’était la disparition de Tom, le brave chien que leur cher fils avait jadis recueilli presque mourant et qui s’était si fort attaché à son maître…

De fait, l’animal était introuvable depuis tantôt huit jours et, malgré les annonces placardées dans le quartier et promettant une grosse récompense à celui qui le ramènerait à la quincaillerie, personne n’en avait encore donné la moindre nouvelle.

— C’est drôle, dit-elle, un chien si intelligent et qui ne s’est jamais perdu… Même qu’il venait souvent tout seul à Watermael avec une lettre dans son collier pour les Frémineurs et rentrait tout droit à la maison sans jamais hésiter sur son chemin… Pourvu qu’il n’ait pas été tué par un de ces vilains soldats !

— Ce serait bien triste, repartit le coiffeur, car les pauvres Claes devaient tenir à ce bon ami de leur Prosper. C’était une petite consolation pour eux… Pour moi, je ne peux pas croire qu’il s’est laissé prendre. Tom était bien trop malin… S’il est parti, c’est qu’il avait ses raisons pour ça…

Elle s’étonna doucement :

— Qu’est-ce que tu veux dire, Pa ?

Mais Théodore fut dispensé de répondre, car en ce moment un énergique coup de timbre résonna dans l’escalier. Ils tressaillirent tous deux et se regardèrent un instant sans parler avec la même angoisse au fond des yeux. Qui donc venait les voir à cette heure aussi tardive ? Un courrier peut-être, à moins que ce ne fût la police allemande, car ils vivaient depuis quelque temps dans la peur des rancunes que Mosheim nourrissait contre eux et les clients de la maison.

Soudain, le coiffeur courut à la fenêtre qu’il ouvrit avec précaution pour se pencher au dehors. Grâce au réverbère, qui clignotait à l’angle de la rue de la Cigogne, le trottoir était assez vivement éclairé devant la boutique.

— Rassurons-nous, dit-il en refermant la croisée, je crois que c’est une voisine…

Déjà la jeune fille se disposait à descendre pour ouvrir la porte quand son père l’arrêta d’un geste :

— Laisse seulement, dit-il, j’irai moi-même. Enlève vite le couvert et remets tout en ordre pour le cas où il faudrait recevoir la personne…



— Madame De Bouck !

Bouleversé par une telle visite, le coiffeur avait introduit la charbonnière dans le magasin et s’efforçait de l’y retenir afin d’épargner à sa fille un surcroît d’émotion.

Mais la riche négociante ne l’entendait pas ainsi. Elle s’était habillée pour la circonstance et son air solennel indiquait suffisamment qu’elle venait chez le voisin et non pas chez le coiffeur.

— Du reste, dit-elle d’un ton péremptoire, je désire beaucoup causer avec votre fille. Elle doit être en mesure de me fournir d’utiles renseignements…

Le pauvre homme se sentait fort mal à l’aise, tremblant à l’idée que cette redoutable femme eût appris la secrète inclination de son fils et fût venue tout exprès pour leur en demander compte avec sévérité. Pourtant, l’aspect et la voix de la visiteuse trahissaient, malgré leur sécheresse ordinaire, une sorte d’inquiétude où il n’y avait aucune nuance d’irritation. Théodore se résigna :

— Alors, voulez-vous monter, Madame… Excusez si ce n’est pas en ordre là haut… Nous finissons juste de souper. Permettez, je vous montre le chemin…

La jeune fille avait eu le temps de débarrasser la table et d’emporter le couvert dans l’office.

— Asseyez-vous, Madame De Bouck, dit le coiffeur en introduisant la visiteuse. Martha doit être à la cuisine. Un petit moment, je vais la chercher…

Cependant la charbonnière examinait la chambre et ne revenait pas de son étonnement. Jamais elle ne se fût attendue à trouver tant de simplicité et de goût dans un « intérieur » de boutiquier. En vérité, et pour la première fois peut-être, elle soupçonnait toute la vulgarité de son propre salon encombré de peintures et de bibelots de pacotille, comme une loterie de foire où il n’aurait manqué qu’un tournevire. Elle allait peut-être s’en vexer quand Théodore rentra dans la pièce en précédant sa fille :

— Voici Martha, Madame De Bouck…

Renversée sur sa chaise, la charbonnière braquait déjà son pince-nez avec un air de hautaine condescendance, lorsqu’une sorte de contrainte irrésistible l’obligea à se lever pour répondre à la révérence silencieuse de la jeune fille, tant celle-ci lui imposa subitement par l’ascendant de sa beauté à la fois fière et douce.

— Il y a bien longtemps que je n’ai eu l’avantage de vous voir, Mademoiselle ! Vraiment, je regrette beaucoup de n’avoir pas encore eu l’occasion de vous recevoir moi-même, quand vous venez quêter des provisions pour vos cantines populaires. Je suis toujours si occupée par les affaires… Vous me pardonnez, n’est-ce pas ?

Cette amabilité, à laquelle ils étaient si loin de s’attendre, apaisa brusquement les craintes du père et de la fille. La charbonnière ignorait certainement le secret de l’interne ; dès lors, peu importait le motif de sa visite : il n’avait rien qui pût les alarmer.

— Oh ! madame, repartit Martha infiniment soulagée, ne vous excusez pas, je vous prie… Vous êtes vraiment trop bonne… C’est moi qui serais fâchée si vous vous dérangiez pour une pauvre mendiante. D’ailleurs Mlle Charlotte est toujours si gentille quand elle me reçoit… J’en suis confuse… Pauvre enfant ! Comme je la plains de son malheur… Est-ce qu’elle commence à se faire une raison ?

À cette voix douce et musicale, encore relevée d’une pointe d’accent étranger, la surprise de la charbonnière n’était pas prête à se calmer.

— Il ne serait que temps, fit-elle avec un léger haussement d’épaules. Certes, je comprends que Charlotte ait eu un gros chagrin au début, mais sept mois de larmes et de regrets, je trouve que c’est suffisant…

— Un brave jeune homme, ce petit Spreutels, hasarda Théodore ; je comprends que mademoiselle votre fille se remette difficilement…

— Oui, un brave garçon comme vous dites, convint la charbonnière, et qui aurait rendu ma fille très heureuse, j’en suis sûre… Hélas, Charlotte n’est pas seule à souffrir : la mort de M. Claes place Mlle L’Hœst dans une situation identique. Oui, tout cela est bien dommage. Mais soyons justes : la perte d’un fiancé est une chose moins douloureuse que celle d’un mari… On peut s’en consoler plus aisément…

Ces paroles, si dures, impressionnèrent péniblement Martha dont la pensée se reportait sur l’absent :

— Mais asseyez-vous, Madame, dit-elle en essayant de chasser son attendrissement. Expliquez-nous le but de votre aimable visite… Nous sommes à votre service…

— Oui, appuya le coiffeur qui croyait à quelque démarche de dame patronnesse ; ne vous gênez pas. Les affaires ne vont pas trop mal. Je ne demande pas mieux que d’ouvrir ma petite bourse…

— Oh, mais je ne viens pas en solliciteuse ! s’écria vivement la négociante. Dieu merci, les œuvres d’assistance sont trop nombreuses pour que je doive encore m’en mêler ! Rassurez-vous, il ne s’agit pas du tout de cela…

Et, baissant le ton :

— C’est à propos de mon fils que je voudrais vous parler.

À ces mots, le père et la fille échangèrent un regard inquiet :

— Vous avez des nouvelles de M. Victor ? interrogea brusquement Théodore pour dissimuler son malaise. On vous a appris quelque chose ?

— Mais non, répondit tranquillement la charbonnière, nous ne savons rien de nouveau depuis sa lettre d’il y a quinze jours. J’espère que tout va bien et, pour ma part, je ne me tourmente pas outre mesure de cette lenteur des nouvelles. Mais il n’en est pas de même de mon mari, qui manque tout à fait de patience et recommence à nous mettre la mort dans l’âme avec ses absurdes pensées…

Elle avait toujours posé au caractère viril et tenait à sa réputation de femme forte. C’est ainsi qu’elle entendait en ce moment masquer sa propre anxiété en ne parlant que des sombres appréhensions du bon charbonnier :

— J’ai beau le rassurer en lui montrant que Victor est moins exposé quun autre, il ne veut rien admettre. Voyez s’il est peu raisonnable ! Il n’a pas même confiance en vous ! Et savez-vous pourquoi ?

Tremblant, Théodore fit un vague geste de surprise :

— Parce que vous ne lui avez pas fait lire comme d’habitude la lettre de votre fils… « Pour sûr que Théodore veut nous cacher quelque chose », répète-t-il sans cesse. C’est une idée fixe. Alors, afin de le calmer je lui ai dit que je vous prierais moi-même de me montrer la lettre de M. James… Et voilà pourquoi je suis ici. On doit tout se dire, n’est-ce pas Mademoiselle, entre pauvres parents comme nous ?

Cette femme habituée à commander et qui jouissait chez elle d’une autorité despotique, avait quelque chose de presque suppliant dans la voix. Rien qui ne parût plus simple que de satisfaire à sa demande. Et pourtant, le coiffeur et sa fille gardaient le silence dans une attitude pleine d’embarras. Ils ne savaient que répondre.

— Voyons, poursuivit Mme De Bouck avec inquiétude, il n’y a rien dans la lettre de M. James que l’on doive nous cacher, n’est-ce pas ?… Vous l’avez dit du reste à mon mari : elle ne contient pas davantage que celle de Victor. Alors, pourquoi ne pas me la communiquer ? La tranquillité de mon mari dépend de votre obligeance. Il est comme saint Thomas, vous comprenez…

Le coiffeur avait eu le temps de prendre sur lui :

— Mais je vous répète Mme De Bouck, balbutiait-il, je vous répète que… Enfin, James ne parlait que de M. Prosper. N’est-ce pas, fille, que Mme De Bouck peut nous croire… Et d’ailleurs cette lettre, je ne l’ai plus…

— Oui, déclara vivement la jeune fille, mais avec une nervosité trop mal contenue pour qu’elle ne trahît pas un filial mensonge, cette lettre nous l’avons brûlée.

— Vraiment ! s’écria la charbonnière avec une pointe d’impatience à peine dissimulée. J’aurais cru, moi, que l’on gardait ces lettres de soldat comme un trésor…

— Croyez, Madame, reprit Martha avec plus de calme, que ce n’est pas sans un serrement de cœur que nous détruisons ces chers papiers. Mais il le faut. Vous ignorez peut-être que nous sommes spécialement surveillés par un ancien client de mon père.

— Je sais… Un certain Mosheim, se disant Alsacien…

— Prenez garde ! fit le coiffeur qui s’effrayait rien qu’à entendre le nom du voyageur de commerce. C’est un vilain bougre qui ne cherche qu’une occasion de nous dénoncer…

— Je ne comprends pas vos craintes, reprit la charbonnière d’un ton rogue. C’est presque de la naïveté, permettez-moi de vous le dire. Il est si facile de cacher des lettres… Je vous garantis bien que celles de Victor échapperaient chez moi aux plus minutieuses perquisitions…

— Ce n’est pas pareil ! objecta Théodore : Mosheim n’a pas les mêmes raisons de vous en vouloir. Il est furieux contre moi parce que tout le monde se tait quand il vient dans le salon… Alors nous devons nous méfier plus que les autres…

La négociante n’avait plus son air bienveillant. Elle sentait un vif dépit, presque une humiliation de ce que sa politique aimable n’eût pas abouti. Habituée, en femme impérieuse, à ce qu’on lui cédât tout de suite, elle était profondément vexée de l’attitude du coiffeur et de plus en plus convaincue qu’on ne lui disait pas la vérité.

— S’il en est ainsi, dit-elle en se rajustant, je n’ai plus qu’à vous faire mes excuses d’être venue vous déranger aussi tard et à rentrer chez moi…

Mais en ce moment, ses yeux s’arrêtèrent sur le joli portrait de jeune femme qui décorait un panneau de la pièce et dont la ressemblance avec la jeune fille la frappa vivement. Alors, elle eut une idée : cette douce image devait être l’objet d’une dévotion particulière dans le logis.

— Je me retire, dit-elle d’une voix grave, mais auparavant laissez-moi insister une dernière fois… Excusez-moi, mais à votre attitude je vois bien que vous me faites un généreux mensonge…

Et fixant Martha qui détournait les yeux :

— Pourriez-vous me jurer que la lettre de M. James a été détruite et qu’elle ne contenait rien d’inquiétant au sujet de mon fils ? Oui, oseriez-vous le jurer, Mademoiselle, sur la mémoire de votre chère mère ?

À ces mots, la jeune fille, déjà énervée par le chagrin, ne put se contenir :

— Oh ! Madame, s’écria-t-elle, comme vous nous faites mal !

Elle éclata en sanglots tandis que son père l’enfermait dans ses bras.

— Oh ! fille, voyons…

Cependant la visiteuse qui ne s’attendait pas à cette brusque explosion de douleur, avait pâli :

— Oh ! je savais bien que vous me cachiez la vérité…

Il n’y avait plus d’échappatoire possible.

— Eh bien oui, fit le coiffeur d’une voix qu’assourdissait l’émotion, il vaut mieux que… Et puis un jour plus tôt ou un jour plus tard…

— Parlez au nom du ciel !

— Rassurez-vous, Madame De Bouck… Seulement, M. Victor est parti pour tâcher de retrouver son ami Claes, vous comprenez… Et alors… alors il a été blessé…

— Mon Dieu, fit la charbonnière, Victor est blessé ! Et vous avez eu la cruauté de nous… Oh !

Elle était retombée sur la chaise et se passait la main sur le front dans une pose accablée :

— Expliquez-moi… Expliquez-moi !

Cependant Martha s’était redressée :

— Eh bien, dit-elle d’une voix encore mal affermie, dans son avant-dernière lettre, James nous apprenait déjà que M. Victor venait de partir pour retrouver le corps de M. Prosper, entreprise hardie à cause de la boue et des obus que les batteries ennemies continuaient à lancer sur ce marais de la mort… Et c’est pourquoi, Père n’a pas voulu la montrer à M. De Bouck… Or, ce matin, nous avons reçu un nouveau courrier nous annonçant que M. Victor avait été blessé par un éclat de bombe au cours de ses recherches sur le champ de bataille. Il a pu heureusement être relevé tout de suite et transporté à l’ambulance de Furnes. La blessure serait grave, mais James nous assure que son compagnon n’est pas en péril de mort…

— Oui, ajouta Théodore, c’est une blessure un peu au-dessus du côté droit, ici vovez-vous… Ça ne peut pas être très dangereux, d’autant plus que M. Victor est solide… Je suis sûr que James nous enverra bientôt de bonnes nouvelles.

Cependant la charbonnière sortait peu à peu de sa prostration :

— Que faire ? dit-elle avec découragement. On ne peut rien. Oh, c’est affreux d’être emprisonné comme nous sommes ! Impossible de partir. Il faut rester ici et attendre… Oh, attendre !…

— Il ne faut pas perdre courage, Madame De Bouck ; d’ailleurs James est auprès de M. Victor et, alors moi je suis tranquille… C’est ce que je répète à Martha depuis ce matin.

Il en avait peut-être trop dit pour que la charbonnière ne commençât à s’étonner de l’intérêt de ses hôtes envers l’interne. L’émotion de la jeune fille, à quoi elle n’avait rien trouvé que de naturel au premier moment, lui paraissait tout à coup trop forte pour être mise sur le compte d’une sensibilité même excessive. Sans doute, la pensée de son frère se mêlait au drame, mais Martha savait que James était indemne et hors de danger pour longtemps. Alors quelle explication à ce visage décomposé par le chagrin, à ces yeux encore noyés de pleurs ?

— Je vous remercie de vos bonnes paroles, et je veux espérer comme vous, dit-elle en se levant d’un effort énergique. Mais vraiment, je suis très surprise : je ne me doutais pas que mon fils avait en vous des… gens si dévoués…

Le mot « amis » lui était venu aux lèvres, mais elle l’avait écarté comme trop flatteur pour eux. Sa fierté reprenait le dessus :

— Ce n’est que juste, repartit le coiffeur repris de gêne. Nous ferions tout pour M. Victor. C’est un si brave cœur !

— Et puis, ajouta la jeune fille, il a si bien soigné notre petite Clairette…

Mais ces explications n’atténuaient pas l’étonnement de la visiteuse :

— N’importe, dit-elle avec un semblant d’ironie, je trouve qu’on a déjà bien assez de ses propres peines sans s’émouvoir encore de celles qui ne nous regardent pas ou du moins qui n’affligent que des étrangers… Vous êtes vraiment trop bons…

Son esprit était soudainement traversé d’un étrange soupçon, car elle venait de se rappeler les fréquentes visites, que son fils avait faites aux « Peupliers » au cours du dernier été. Était-ce uniquement pour aller voir la petite Clairette qu’il partait ainsi tous les dimanches, gai comme un pinson et vêtu avec une recherche de coquetterie dont il n’était pas coutumier ? Et pourquoi donc, au retour de ces courses champêtres ne parlait-il jamais de Martha dont la beauté charmante ne pouvait certes pas laisser un jeune homme si indifférent… Ce silence commençait à fortifier ses soupçons quand, soudain, elle se récria en apercevant sur l’étagère, devant une touffe de giroflées hâtives, la souriante image, de son fils.

— Comment, vous avez son dernier portrait ! Ce n’est pas lui qui vous l’a envoyé, je suppose…

Ils étaient consternés tous deux :

— Pardon, murmura la jeune fille, c’est mon frère qui nous l’a adressé de la part de M. Victor.

Déjà la grande femme s’était élancée vers l’étagère et d’un lorgnon fébrile examinait la photographie au bas de laquelle il y avait cette dédicace : « À ma chère Martha ! »

Elle était stupéfaite :

— Ah ça ! je rêve sans doute… Qu’est-ce que cela veut dire ?

Mais devant ces paroles outrageuses, ce visage dur, plein d’une colère concentrée et méprisante. Martha retrouva subitement sa fierté et tout son courage de fille qui va lutter pour son bonheur.

Son père voulait parler : elle lui adressa un regard qui le suppliait de ne pas intervenir :

— Cela veut dire, Madame, dit-elle d’une voix calme et grave, que nous nous aimons et que nous nous sommes promis de n’être à personne si nous ne pouvons être l’un à l’autre…

— Et vous croyez que je…

— Non Madame, continua la jeune fille, je ne pense pas que vous consentiez jamais à m’accepter comme belle-fille… Croyez du reste que j’ai tout fait d’abord pour persuader à M. Victor que, dans sa position, je n’étais pas la femme qui lui convenait… Je l’ai supplié, lui faisant prévoir votre mécontentement, votre refus… Mais le cher garçon s’est obstiné. Hélas, moi aussi maintenant, je l’aime de tout mon cœur !

— Je le regrette, Mademoiselle, fit la négociante avec hauteur, mais, moi vivante, un tel mariage ne…

— Vous jugez sans doute qu’il serait une mésalliance… Je ne veux pas même entreprendre de vous détromper. Je sens comme cela serait inutile surtout en ce moment. Mais rassurez-vous, Madame, ni Victor ni moi ne feront rien contre votre volonté…

— C’est fort heureux, ricana la charbonnière, mais encore faut-il que mon fils accepte le parti que nous avons en vue pour lui…

Et comme la jeune fille fixait sur elle son regard d’une expression douloureuse :

— Oui, Mademoiselle, nous avons nos projets un peu différents des vôtres. Aussi, j’attends de votre dignité que vous fassiez connaître à mon fils, et le plus tôt possible, que vous retirez votre parole, que vous ne l’aimez plus.

— Y pensez-vous, Madame ! Mais c’est impossible ! Il faut craindre de le désespérer surtout en ce moment…

— C’est vrai, dit le coiffeur sourdement, il n’aurait qu’à se faire tuer à la première occasion…

La charbonnière ne put retenir un mouvement d’effroi. Oui, ils avaient peut-être raison. Plus elle regardait Martha, si pétrie de distinction et de charme, si droite de sentiment, plus elle comprenait qu’elle dût inspirer à son fils un attachement profond auquel il pouvait être dangereux pour le soldat de s’opposer avec une rigueur immédiate, inexorable. Il fallait attendre, dénouer lentement ces liens ridicules.

— C’est peut-être une grande prétention de votre part, Mademoiselle, de croire que mon fils ne se remettrait pas d’un tel coup… J’ignore le degré de sa tendresse pour vous et les gages que vous lui avez donnés de la vôtre… Mais passons. Je veux être bienveillante. Laissons s’écouler quelque temps. Mais vous me promettez qu’un jour, lorsque les circonstances…

— Oh non, Madame, interrompit la jeune fille, c’est vous qui ferez connaître à M. Victor ce que vous avez résolu. Il décidera. Quant à moi, je n’en aurai jamais la force…

— Soit, j’aviserai moi-même, repartit la négociante avec dépit. Un mot encore : vous m’obligerez infiniment en gardant le plus complet silence sur cette absurde aventure… Il ne faut pas que le quartier…

— Oh ! soyez sans inquiétude. Madame, personne ne connaît notre secret, à part mon père et mon frère qui ne l’ont d’ailleurs appris que depuis peu… Oh, je vous le jure !

La charbonnière n’en doutait pas puisqu’il avait même échappé à sa propre sagacité.

— C’est bon, je vous crois, dit-elle sèchement. De mon côté, je m’engage à ne pas tracasser mon mari de cette sotte histoire. Je ne lui en parlerai même pas…

Et se tournant vers le coiffeur :

— Il n’aura donc jusqu’à nouvel ordre aucune raison de vous quitter, Monsieur, et cela vous mettra plus à l’aise avec un ancien client.

Si peu hardi qu’il fût de nature, Théodore se rebiffa aussitôt contre cette marque d’injurieuse condescendance.

— M. De Bouck est un brave homme et pas fier, dit-il fermement, et je me demande s’il n’est pas convenable de ma part de le mettre tout de suite au courant de ce qui se passe…

— Je vous défends… je vous prie de n’en rien faire, repartit vivement la charbonnière. Le pauvre homme aura déjà assez de chagrin en apprenant que Victor est blessé…

— Soit, Madame, répondit doucement Martha, mon père s’abstiendra, bien que je pense, moi aussi, qu’il vaudrait mieux ne rien cacher à votre mari…

— Non, ne l’importunez pas avec cela. D’ailleurs, j’ai mes raisons…

Elle allait prendre congé et cherchait sans doute une phrase d’insolente politesse qui marquât bien la distance qui la séparait de ses hôtes, quand elle réfléchit qu’ils étaient en mesure, grâce à leurs relations secrètes avec des courriers spéciaux, de lui fournir des nouvelles beaucoup plus abondantes et plus promptes qu’elle n’en eût obtenu par ses propres moyens. Il fallait donc les ménager, ne pas rompre avec eux d’une manière définitive. Aussitôt, changeant d’attitude :

— Je ne voudrais pas m’en aller en vous laissant de moi une mauvaise impression, dit-elle avec une émotion affectée. Je comprends combien mes paroles ont dû vous causer de peine, mademoiselle, mais soyez raisonnable et mettez-vous à ma place… L’avenir d’un fils est une si grosse préoccupation pour une mère ! Aussi, ai-je été bouleversée autant qu’irritée, j’en conviens, d’apprendre que Victor s’était engagé sans juger à propos de connaître notre avis… S’il nous avait consultés, tout chagrin nous eût été épargné de part et d’autre ; notre entrevue de ce soir aurait pu être plus cordiale et nos relations futures plus aisées…

À cette phrase ambiguë, ses yeux s’humectèrent.

— Mon Dieu, s’écria-t-elle prise d’un subit ressouvenir, pourvu maintenant que le pauvre enfant en réchappe ! Oui, c’est la question qui prime toutes les autres. Que dois-je faire ? Je n’en sais rien. Pardonnez-moi ma dureté et laissez-moi croire que vous m’informerez des nouvelles que vous recevrez…

— Nous vous le promettons, Madame, répondit Martha simplement. Vous avez été sévère à mon égard, mais je n’oublie pas que vous êtes une mère… Et pour vous rassurer tout de suite, sachez qu’aujourd’hui même un courrier est parti qui rejoindra mon frère, déjà demain soir peut-être. Oh ! nous avons tant de confiance en notre bon James !

Une flamme d’espérance brilla tout à coup dans ses yeux qui lui restituait toute sa beauté. Et la visiteuse, quoiqu’elle fît, ne pouvait s’empêcher de dévisager la jeune fille avec une curiosité presque sympathique, de même qu’elle était de nouveau charmée par l’euphonie de cette voix si douce à l’oreille. L’éducation, les manières de cette enfant la plaçaient bien au-dessus de sa condition. Qui aurait jamais supposé quelle fût la fille d’un simple petit coiffeur ? Elle s’encadrait à merveille dans cette chambre meublée avec tant de sobre élégance ; et d’ailleurs n’eût-elle pas été à sa place et fait figure dans le plus beau salon du monde ?

— Je ne sais comment reconnaître votre bonté, répondit la riche négociante sur un ton de douceur qui la surprenait elle-même. Je vous remercie sincèrement. À votre tour, comptez sur moi : je veux vous aider dans vos bonnes œuvres. Dès demain, je donnerai des instructions à ma fille afin qu’elle double notre contribution hebdomadaire en remplissant votre corbeille…

Elle s’inclina légèrement :

— Je vous souhaite le bonsoir, Mademoiselle…

— Père va vous reconduire, Madame…

Déjà, le coiffeur s’était élancé pour ouvrir la porte de la chambre, heureux que cette visite ne se fût pas terminée en catastrophe.

— Par ici, Madame De Bouck ! Faites attention à la marche…

Tandis qu’ils s’aventuraient dans l’escalier tortueux, Martha demeurait pensive. Certes, elle n’espérait rien ; la riche négociante ne transigerait jamais avec son orgueil et ses préjugés bourgeois. Mais la pauvre enfant éprouvait quand même une sorte d’allègement de ce que la mère de son ami eût été enfin informée de leur secret. D’être connu de cette redoutable femme, il semblait que son amour en devînt plus légitime, comme il deviendrait plus fort d’être contrarié.

Elle s’était remise à ranger les choses, lorsque son regard se posa sur le guéridon où le cher portrait lui souriait de toute sa figure un peu ahurie, timidement joviale et tendre… Et, chose extraordinaire, voilà qu’il se prenait à parler :

— Brave chère petite, disait sa voix lointaine conduite par un fil invisible, attendez-moi avec confiance et ne pleurez plus jamais. Hélas, mon cher ami Claes n’est plus, mais vous me consolerez de ce grand malheur. Car James et moi nous reviendrons un jour, et alors, je vous le jure, vous serez ma femme avec le consentement et l’affection de tous !