L’Étoile du sud/V

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Hetzel (p. 42-52).

V


PREMIÈRE EXPLOITATION

Dès le lendemain matin, les deux associés se mirent au travail. Leur claim était situé près de la bordure du Kopje et devait être riche, si la théorie de Cyprien Méré se trouvait fondée. Malheureusement, ce claim avait déjà été vigoureusement exploité et plongeait dans les entrailles de la terre jusqu’à une profondeur de cinquante et quelques mètres.

À certains égards, pourtant, c’était là un avantage, parce que, se trouvant ainsi à un niveau plus bas que les claims voisins, il bénéficiait, selon la loi du pays, de toutes les terres et par conséquent de tous les diamants qui pouvaient y tomber des alentours.

La besogne était très simple. Les deux associés commençaient par détacher au pic et à la pioche, bien régulièrement, une certaine quantité de terre. Cela fait, l’un d’eux remontait au bord de la mine et hissait, le long du câble en fer, les seaux de terre qui lui étaient envoyés d’en bas.

Cette terre était alors transportée en charrette à la case de Thomas Steel. Là, après avoir été écrasée grossièrement avec de grosses bûches, puis débarrassée des cailloux sans valeur, on la faisait passer dans un tamis à mailles de quinze millimètres de côté pour en séparer les pierres plus petites, qu’on examinait attentivement avant de les jeter au rebut. Enfin, la terre était criblée dans un tamis très serré pour en séparer la poussière, et elle était alors dans de bonnes conditions pour être triée.

Lorsqu’elle avait été versée sur une table, devant laquelle les deux mineurs s’étaient assis, ceux-ci, armés d’une sorte de racloir fait d’un morceau de fer-blanc, la passaient en revue avec le plus grand soin, poignées par poignées, et ils la rejetaient sous la table, d’où elle était transportée au dehors et abandonnée, quand l’examen avait pris fin.

Toutes ces opérations avaient pour but de découvrir, s’il s’en trouvait, quelque diamant, parfois à peine aussi gros qu’une demi-lentille. Encore les deux associés s’estimaient-ils fort heureux, lorsque la journée ne s’écoulait pas sans qu’ils en eussent aperçu un seul. Ils apportaient une grande ardeur à cet ouvrage, et triaient très minutieusement la terre du claim ; mais, en somme, pendant les premiers jours, les résultats furent à peu près négatifs.

Cyprien, surtout, semblait avoir peu de chance. S’il se trouvait un petit diamant dans sa terre, c’était presque toujours Thomas Steel qui l’apercevait. Le premier qu’il eut la satisfaction de découvrir, ne pesait pas, y compris sa gangue, un sixième de carat.

Le carat est un poids de quatre grains, soit à peu près la cinquième partie d’un gramme[1]. Un diamant de première eau, c’est-à-dire bien pur, limpide et sans couleur, vaut, une fois taillé, environ deux cent cinquante francs, s’il pèse un carat. Mais, si les diamants plus petits ont une valeur proportionnellement très inférieure, la valeur des plus gros croît très rapidement. On compte, en général, que la valeur marchande d’une pierre de belle eau est égale au carré de son poids, exprimé en carats, multiplié par le prix courant dudit carat. Si l’on suppose, par conséquent, que le prix du carat soit deux cent cinquante francs, une pierre de dix carats, de même qualité, vaudra cent fois plus, c’est-à-dire vingt-cinq mille francs.

Mais les pierres de dix carats, et même d’un carat, sont fort rares. C’est précisément pourquoi elles sont si chères. Et d’autre part, les diamants du Griqualand sont presque tous colorés en jaune, — ce qui diminue considérablement leur valeur en joaillerie.

La trouvaille d’une pierre pesant un sixième de carat, après sept ou huit jours de travail, était donc une bien maigre compensation à toutes les peines et fatigues qu’elle avait coûtées. Mieux aurait valu, à ce taux, labourer la terre, garder des troupeaux ou casser des cailloux sur les chemins. C’est ce que Cyprien se disait intérieurement. Cependant, l’espoir de rencontrer un beau diamant, qui récompenserait d’un seul coup le labeur de plusieurs semaines ou même de plusieurs mois, le soutenait comme il soutient tous les mineurs, même les moins confiants. Quant à Thomas Steel, il travaillait à la façon d’une machine, sans y penser, par suite de la vitesse acquise, — au moins en apparence.

Les deux associés déjeunaient ordinairement ensemble, se contentant de sandwiches et de bière qu’ils achetaient à un buffet en plein vent, mais ils dînaient à une des nombreuses tables d’hôte qui se partageaient la clientèle du camp. Le soir, après s’être séparés pour aller chacun de son côté, Thomas Steel se rendait à quelque salle de billard, pendant que Cyprien entrait pour une heure ou deux à la ferme. Le jeune ingénieur avait fréquemment le déplaisir d’y rencontrer son rival, James Hilton, un grand garçon aux cheveux roux, au teint blanc, la face criblée de ces taches que l’on appelle des éphélides. Que ce rival fît évidemment des progrès rapides dans la faveur de John Watkins, en buvant encore plus de gin et en fumant encore plus de tabac de Hambourg que lui, cela n’était pas douteux.

Alice, il est vrai, ne semblait avoir que le plus parfait dédain pour les élégances villageoises et la conversation peu relevée du jeune Hilton. Mais sa présence n’en était pas moins insupportable à Cyprien. Aussi, parfois, incapable de la souffrir, se sentant inhabile à se maîtriser, il disait bonsoir à la compagnie et s’en allait.

« Le Frenchman n’est pas content ! disait alors John Watkins en clignant de l’œil à son compère. Il paraît que les diamants ne viennent pas tout seuls sous sa pioche ! »

Et James Hilton de rire le plus bêtement du monde.

Le plus souvent, ces soirs-là, Cyprien entrait achever sa veillée chez un vieux brave homme de Boër, établi tout près du camp, qui s’appelait Jacobus Vandergaart.

C’est de son nom que venait celui du Kopje, dont il avait autrefois occupé le sol aux premiers temps de la concession. Même, s’il fallait l’en croire, c’était par un véritable déni de justice qu’il en avait été dépossédé au profit de John Watkins. Complètement ruiné maintenant, il vivait, dans une vieille case de terre, de ce métier de tailleur de diamants qu’il avait jadis exercé à Amsterdam, sa ville natale.

Il arrivait assez souvent, en effet, que les mineurs, curieux de connaître le poids exact que garderaient leurs pierres une fois taillées, les lui apportaient, soit pour les cliver, soit pour les soumettre à des opérations plus délicates. Mais ce travail exige une main sûre et une bonne vue, et le vieux Jacobus Vandergaart, excellent ouvrier en son temps, avait aujourd’hui grand-peine à exécuter les commandes.

Cyprien, qui lui avait donné à monter en bague son premier diamant, s’était bien vite pris d’affection pour lui. Il aimait à venir s’asseoir dans le modeste atelier, pour faire un bout de causette ou tout simplement avec l’intention de lui tenir compagnie, tandis qu’il travaillait à son établi de lapidaire. Jacobus Vandergaart, avec sa barbe blanche, son front chauve, recouvert d’une calotte de velours noir, son long nez armé d’une paire de besicles rondes, avait tout à fait l’air d’un vieil alchimiste du quinzième siècle, au milieu de ses outils bizarres et de ses flacons d’acides.

Dans une sébile, sur un établi placé devant la fenêtre, se trouvaient les diamants bruts qu’on avait confiés à Jacobus Vandergaart, et dont la valeur était parfois considérable. Voulait-il en cliver un dont la cristallisation ne lui paraissait pas parfaite, il commençait par bien constater, à la loupe, la direction des cassures qui divisent tous les cristaux en lames à faces parallèles ; puis, il faisait, avec le tranchant d’un diamant déjà clivé, une incision dans le sens voulu, introduisait une petite lame d’acier dans cette incision, et frappait un coup sec.

Le diamant se trouvait clivé sur une face, et l’opération se répétait alors sur les autres.

Jacobus Vandergaart voulait-il au contraire « tailler » la pierre, ou, pour parler plus nettement, l’user selon une forme déterminée, il commençait par arrêter la figure qu’il voulait lui donner, en dessinant à la craie, sur la gangue, les facettes projetées. Puis, il plaçait successivement chacune de ces faces en contact avec un second diamant, et il les soumettait l’une contre l’autre à une friction prolongée. Les deux pierres s’usaient mutuellement, et la facette se formait peu à peu.

Jacobus Vandergaart arrivait ainsi à donner à la gemme une des formes, maintenant consacrées par l’usage, et qui rentrent toutes dans les trois grandes divisions suivantes : le « brillant double taille, » le « brillant simple taille » et la « rose ».

Le brillant double se compose de soixante-quatre facettes, d’une table et d’une culasse.

Le brillant simple figure uniquement la moitié d’un brillant double.

La rose a le dessous plat et le dessus bombé en dôme à facettes.

Très exceptionnellement, Jacobus Vandergaart avait à tailler une « briolette, » c’est-à-dire un diamant qui, n’ayant ni dessous ni dessus, affecte la forme d’une petite poire. Dans l’Inde, on perce les briolettes d’un trou, vers leur bout effilé, pour y passer un cordon.

Quant aux « pendeloques », que le vieux lapidaire avait plus souvent l’occasion de tailler, ce sont des demi-poires avec table et culasse, chargées de facettes du côté antérieur.

Le diamant une fois taillé, il restait à le polir pour que le travail fût achevé. Cette opération s’effectuait à l’aide d’une meule, sorte de disque d’acier, d’environ vingt-huit centimètres de diamètre, posé à plat sur la table, et qui tournait sur un pivot sous l’action d’une grande roue et d’une manivelle, à raison de deux à trois mille révolutions par minute. Contre ce disque humecté d’huile et saupoudré de poussière de diamant provenant des tailles précédentes, Jacobus Vandergaart pressait, l’une après l’autre, les faces de sa pierre, jusqu’à ce qu’elles eussent acquis un poli parfait. La manivelle était tournée, tantôt par un petit garçon hottentot qu’il engageait à la journée, lorsque c’était nécessaire, tantôt par un ami comme Cyprien, qui ne se refusait point à lui rendre ce service par pure obligeance.

Tout en travaillant, on causait. Souvent même, Jacobus Vandergaart, remontant ses lunettes sur son front, s’arrêtait court pour conter quelque histoire du temps passé. Il savait tout, en effet, sur cette Afrique australe qu’il habitait depuis quarante ans. Et ce qui donnait tant de charme à sa conversation, c’est précisément parce qu’elle reproduisait la tradition du pays, — tradition toute fraîche encore et toute vivante.

Avant tout, le vieux lapidaire ne tarissait pas sur le sujet de ses griefs patriotiques et personnels. Les Anglais étaient, à son sens, les plus abominables spoliateurs que la terre eût jamais portés. Toutefois, il faut lui laisser la responsabilité de ses opinions, quelque peu exagérées, — et les lui pardonner peut-être.

« Rien d’étonnant, répétait-il volontiers, si les États-Unis d’Amérique se sont déclarés indépendants, comme l’Inde et l’Australie ne tarderont pas à le faire ! Quel peuple voudrait tolérer une tyrannie pareille !… Ah ! monsieur Méré, si le monde savait toutes les injustices que ces Anglais, si fiers de leurs guinées et de leur puissance navale, ont semées sur le globe, il ne resterait pas assez d’outrages dans la langue humaine pour les leur jeter à la face ! »

Cyprien, n’approuvant ni ne désapprouvant, écoutait sans rien répondre.

« Voulez-vous que je vous conte ce qu’ils m’ont fait, à moi qui vous parle ? reprenait Jacobus Vandergaart en s’animant. Écoutez-moi, et vous me direz s’il peut y avoir deux opinions là-dessus ! »

Et Cyprien l’ayant assuré que rien ne lui ferait plus de plaisir, le bonhomme continua de la sorte :

« Je suis né à Amsterdam en 1806, pendant un voyage que mes parents y avaient fait. Plus tard, j’y suis revenu pour apprendre mon métier, mais toute mon enfance s’est passée au Cap, où ma famille avait émigré depuis une cinquantaine d’années. Nous étions Hollandais et très fiers de l’être, lorsque la Grande-Bretagne s’empara de la colonie, — à titre provisoire, disait-elle ! Mais, John Bull ne lâche pas ce qu’il a une fois pris, et, en 1815, nous fûmes solennellement déclarés sujets du Royaume-Uni, par l’Europe assemblée en Congrès !

« Je vous demande un peu de quoi l’Europe se mêlait à propos de provinces africaines !

« Sujets anglais, mais nous ne voulions pas l’être, monsieur Méré ! Dès lors, pensant que l’Afrique était assez vaste pour nous donner une patrie qui fût bien à nous, — à nous seuls ! — nous quittâmes la colonie du Cap pour nous enfoncer dans les terres encore sauvages qui bordaient la contrée vers le nord. On nous appelait « Boërs, » c’est-à-dire paysans, ou encore « Voortrekkers, » c’est-à-dire pionniers avancés.

« À peine avions-nous défriché ces territoires neufs, à peine nous y étions-nous créé, à force de travail, une existence indépendante, que le gouvernement britannique les réclama comme siens, — toujours sous ce prétexte que nous étions sujets anglais !

« Alors eut lieu notre grand exode. C’était en 1833. De nouveau, nous émigrâmes en masse. Après avoir chargé sur des wagons, attelés de bœufs, nos meubles, nos outils et nos grains, nous nous enfonçâmes plus avant dans le désert.

« À cette époque, le territoire de Natal était presque entièrement dépeuplé. Un conquérant sanguinaire, nommé Tchaka, véritable Attila nègre de la race des Zoulous, y avait exterminé plus d’un million d’êtres humains, de 1812 à 1828. Son successeur Dingaan y régnait encore par la terreur. Ce fut ce roi sauvage qui nous autorisa à nous établir dans le pays où s’élèvent aujourd’hui les villes de Durban et de Port-Natal.

« Mais, c’était dans l’arrière-pensée de nous attaquer, quand notre état serait prospère, que ce fourbe de Dingaan nous avait donné cette autorisation ! Aussi, chacun s’arma-t-il pour la résistance, et ce n’est que par des efforts inouïs, et, je puis le dire, par des prodiges de valeur, pendant plus de cent combats, dans lesquels nos femmes et nos enfants mêmes luttaient à nos côtés, qu’il nous fut possible de rester en possession de ces terres, arrosées de nos sueurs et de notre sang.

Les deux mineurs passaient cette terre en revue. (Page 42.)

« Or, à peine avions nous définitivement triomphé du despote noir et détruit sa puissance, que le gouverneur du Cap envoya une colonie britannique avec mission d’occuper le territoire de Natal, au nom de Sa Majesté la Reine d’Angleterre !… Vous le voyez, nous étions toujours sujets anglais ! Ceci se passait en 1842.

« D’autres émigrants de nos compatriotes avaient de même conquis le Transvaal et annihilé sur le fleuve Orange le pouvoir du tyran Moselekatze. Eux aussi, ils se virent confisquer, par un simple ordre du jour, la patrie nouvelle qu’ils avaient payée de tant de souffrances !

« Toujours nous allions plus loin… » (Page 49.)

« Je passe sur les détails. Cette lutte dura vingt ans. Toujours nous allions plus loin, et toujours la Grande-Bretagne allongeait sur nous sa main rapace, comme sur autant de serfs qui appartenaient à sa glèbe, même après l’avoir quittée !

« Enfin, après bien des peines et des luttes sanglantes, il nous fut possible de faire reconnaître notre indépendance dans l’État libre d’Orange. Une proclamation royale, signée de la reine Victoria, datée du 8 avril 1854, nous garantissait la libre possession de nos terres et le droit de nous gouverner à notre guise. Nous nous constituâmes définitivement en République, et l’on peut dire que notre État, fondé sur le respect scrupuleux de la loi, sur le libre développement des énergies individuelles et sur l’instruction répandue à flots dans toutes les classes, pourrait encore servir de modèle à bien des nations, qui doivent se croire plus civilisées qu’un petit État de l’Afrique australe !

« Le Griqualand en faisait partie. C’est alors que je m’établis, comme fermier, dans la maison où nous sommes en ce moment, avec ma pauvre femme et mes deux enfants ! C’est alors que je traçais mon kraal ou parc à bestiaux sur l’emplacement même de la mine où vous travaillez ! Dix ans plus tard, John Watkins arriva dans le pays et y bâtit sa première case. On ignorait alors qu’il y eût des diamants sur ces terrains, et, pour mon compte, j’avais eu si peu d’occasions, depuis plus de trente ans, de pratiquer mon ancien métier, que c’est à peine si je me rappelais l’existence de ces pierres précieuses !

« Tout à coup, vers 1867, le bruit se répandit que nos terres étaient diamantifères. Un Boër des bords de l’Hart avait trouvé des diamants jusque dans les déjections de ses autruches, jusque dans les murs d’argile de sa ferme[2].

« Aussitôt le gouvernement anglais, fidèle à son système d’accaparement, au mépris de tous les traités et de tous les droits, déclara que le Griqualand lui appartenait.

« En vain notre République protesta !… En vain, elle offrit de soumettre le différend à l’arbitrage d’un chef d’État européen !… L’Angleterre refusa l’arbitrage et occupa notre territoire.

« Du moins pouvait-on espérer encore que les droits privés seraient respectés de nos injustes maîtres ! Pour mon compte, resté veuf et sans enfants, à la suite de la terrible épidémie de 1870, je ne me sentais plus le courage d’aller chercher une nouvelle patrie, de me refaire un nouveau foyer, — le sixième ou le septième de ma longue carrière ! Je restai donc en Griqualand. Presque seul dans le pays, je demeurai étranger à cette fièvre de diamant qui s’emparait de tout le monde, et je continuai à cultiver mon potager, comme si le gisement de Du Toit’s Pan n’avait pas été découvert à une portée de fusil de ma maison !

« Or, quel ne fut pas un jour mon étonnement, lorsque je constatais que le mur de mon kraal, bâti en pierres sèches, selon l’usage, avait été démoli pendant la nuit et reporté à trois cents mètres plus loin au milieu de la plaine. À la place du mien, John Watkins, aidé d’une centaine de Cafres, en avait élevé un autre, qui se reliait au sien et qui enfermait dans son domaine un renflement de terre sablonneuse et rougeâtre, jusqu’à ce moment ma propriété incontestée.

« Je me plaignis à ce spoliateur… Il ne fit qu’en rire ! Je menaçais de plaider… Il m’engagea à le faire !

« Trois jours plus tard, j’avais l’explication de l’énigme. Ce renflement de terre, qui m’appartenait, était une mine de diamants. John Watkins, après en avoir acquis la certitude, s’était empressé d’opérer le déplacement de mon enclos ; puis, il avait couru à Kimberley déclarer officiellement la mine à son propre nom.

« Je plaidais… Puissiez-vous ne jamais savoir, monsieur Méré, ce qu’il en coûte de plaider en pays anglais !… Un à un, je perdis mes bœufs, mes chevaux, mes moutons !… Je vendis jusqu’à mon mobilier, jusqu’à mes hardes pour nourrir ces sangsues humaines qu’on appelle des solicitors, des attorneys, des shérifs, des huissiers !… Bref, après un an de marches et de contremarches, d’attentes, d’espoirs sans cesse déçus, d’anxiété et de révoltes, la question de propriété fut enfin définitivement réglée en appel, sans recours ni cassation possible…

« Je perdais mon procès, et, par surcroît, j’étais ruiné ! Un jugement en bonne forme déclarait mes prétentions mal fondées, me déboutait de ma demande et disait qu’il était impossible au tribunal de reconnaître clairement le droit réciproque des parties, mais qu’il importait pour l’avenir de leur fixer une limite invariable. Aussi, arrêtait-on au vingt-cinquième degré de longitude, à l’est du méridien de Greenwich, la ligne qui allait séparer désormais les deux domaines. Le terrain situé à l’occident de ce méridien devait rester attribué à John Watkins, et le terrain situé à l’orient attribué à Jacobus Vandergaart.

« Ce qui paraît avoir dicté aux juges cette singulière décision, c’est qu’en effet, ce vingt-cinquième degré de longitude passe sur les plans du district, au travers du territoire que mon kraal avait occupé.

« Mais la mine, hélas ! était à l’occident. Elle échut donc naturellement à John Watkins !

« Toutefois, et comme pour marquer d’une tache indélébile l’opinion que le pays a gardée de ce jugement inique, on appelle toujours cette mine le Vandergaart-Kopje !

« Eh bien, monsieur Méré, n’ai-je pas un peu le droit de dire que les Anglais sont des coquins ? » dit le vieux Boër en terminant sa trop véridique histoire.


  1. Exactement 0gr,2052.
  2. Ce Boër s’appelait Jacobs. Un certain Niekirk, négociant hollandais, qui voyageait par là en compagnie d’un chasseur d’autruches nommé O’Reilly, reconnut dans les mains des enfants du Boër, qui s’en amusaient, un diamant qu’il acheta pour quelques sous et qu’il vendit douze mille cinq cents francs à sir Philip Woodehouse, gouverneur du Cap. Cette pierre, immédiatement taillée et expédiée à Paris, figura à l’exposition universelle du Champ de Mars, en 1867. Depuis cette époque, une valeur moyenne de quarante millions en diamants a été annuellement extraite du sol du Griqualand. Une circonstance assez curieuse, c’est que l’existence des gisements diamantifères, en ce pays, avait été connue jadis, puis oubliée. De vieilles cartes du XVe siècle portent en ce point la mention Here Diamonds. « Ici il y a des diamants. »